Placée au milieu des peuples de l’ancien monde classique,
la race des Sémites est restée
pourtant en dehors de lui. Elle a l’Orient pour centre, tandis qu’il a le
sien dans Mais ce qui fait le plus défaut aux Phéniciens, le trait commun
par où tous les peuples de souche araméenne se distinguent fortement de la
famille indo-européenne, c’est l’absence du génie politique qui fonde les
sociétés et les fait se gouverner elles-mêmes au sein d’une liberté féconde.
Au temps des prospérités les plus éclatantes de Sidon et de Tyr,
la terre phénicienne joue le rôle de la pomme de discorde parmi les
puissances, établies sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Un jour elle est
la sujette des Assyriens ; le lendemain elle obéit à l’Égypte. Avec moitié
moins de ressources, des cités grecques auraient constitué solidement leur
indépendance ! Mais les hommes d’État de Sidon étaient gens
avisés : ils calculaient tout ce qu’il leur en eût coûté si les routes
des caravanes en Orient, si les ports égyptiens s’étaient fermés devant eux :
mieux valait cent fois un lourd tribut ; mieux valait payer à juste échéance
les lourds impôts exigés par Ninive ou Memphis ; où aller avec leurs flottes
livrer des combats sur toutes les mers pour le compte des rois leurs
suzerains. De même que, chez eux, les Phéniciens acceptaient le joug d’un
maître, de même au dehors ils ne se laissaient guère entraîner à échanger les
paisibles pratiques du commerce contre les hasards d’une politique
ambitieuse. Leurs colonies sont des comptoirs : apporter des
marchandises aux indigènes, exporter leurs produits ; voilà leur grande
affaire ! Ils n’ont souci, d’ailleurs, d’occuper de vastes territoires
dans les pays lointains, et de s’y consacrer aux longs et difficiles labeurs
de la véritable colonisation. Avec leurs rivaux mêmes, la guerre leur
répugne ; c’est presque sans résistance, qu’ils se laissent expulser de
l’Égypte, de Parmi les établissements phéniciens, les plus rapidement
et les plus constamment prospères furent ceux, sans contredit, que les
Tyriens et les Sidoniens avaient fondés le long des côtes de l’Espagne
méridionale et de l’Afrique septentrionale. Là, ni le bras du
Grand-Roi ; ni la dangereuse concurrence des marines grecques ne
venaient les atteindre : les indigènes qu’ils y rencontrèrent étaient
pour eux, à peu près, ce qu’étaient pour les Européens, les Indiens de
l’Amérique. Ils fondèrent de nombreuses et florissantes villes plans ces
parages : mais entre toutes brillait la ville
neuve ou Carthage (Karthada
ou Καρχηδών,
et Carthago, pour l’appeler comme les
Occidentaux). Plus récemment bâtie que les autres cités phéniciennes de la
contrée, elle avait été d’abord, à ce qu’il semble, dans la dépendance d’Utique,
sa voisine et la plus ancienne des colonies libyques ; puis, grâce à une
situation merveilleuse et à l’activité intelligente de ses habitants, elle
avait devancé promptement tous les comptoirs de la côte, et l’emportait même
sur la mère Patrie. Non loin de l’embouchure actuellement déplacée du Bagradas
( Les preuves abondent qu’à Carthage comme ailleurs, les
Phéniciens n’avaient point démenti les habitudes passives de leur politique.
Jusque dans les temps de leur plus haute fortune, les Carthaginois payèrent à
une peuplade de Berbères indigènes, les Maxitains ou Maziques,
la rente du terrain sur lequel était bâtie leur ville. Séparés qu’ils étaient
du Grand-Roi par la mer et les déserts, n’ayant rien à craindre des
monarchies de l’Orient, ils reconnurent cependant leur suzeraineté nominale,
et leur payèrent tribut dans l’occasion, pour assurer la facilité de leurs relations
commerciales avec Tyr, avec les régions du soleil levant. Mais en dépit de
tant de docilité et de souplesse, un jour vint où la force des choses leur
imposa une politique plus virile. Ce flot des émigrations helléniques allait
se déversant dans l’ouest. Chassés déjà de Le contrecoup des évènements extérieurs amena également
Carthage à modifier sa situation en Afrique. Elle n’y possédait le sol qu’à
titre de location ou de précaire : elle s’y fit
conquérante et propriétaire. Vers l’an 300 de Rome [454 av. J.-C.], ses marchands
s’affranchirent de la rente foncière qu’ils avaient jusque-là payée aux
tribus indigènes, et le champ de la grande agriculture s’ouvrit aussitôt devant
eux. De tout temps, les Phénicien savaient volontiers attaché leurs capitaux
à la terre, et cultivé leurs vastes exploitations, non par eux-mêmes, mais
par des esclaves ou des travailleurs à gages ; et, près de Tyr, les
Juifs en grand nombre se plaçaient au service des marchands de la cité. A
leur tour, les Carthaginois purent enfin soumettre le sol fertile de Tous les Phéniciens établis en Afrique, les Liby-Phénitiens,
comme on les appelle, se reconnurent ensuite ses vassaux. Les uns, sortis
jadis de Carthage même, avaient fondé une multitude de colonies sur toute la
côte du nord et sur une partie de la côte du nord-ouest de l’Afrique ;
colonies souvent importantes, puisque nous savons que trois mille colons
furent, en une seule fois, envoyés sur les côtes de l’Atlantique. Les autres,
venus de la mère patrie asiatique, avaient occupé les côtes de la province
actuelle de Constantine et du beylick de Tunis. Parmi leurs
villes on comptait Hippone (Hippo regius,
plus tard ; aujourd’hui Bone), Hadrumète (Sousa), la petite Leptis (Lepta, au sud de Sousa), la seconde ville
des Phénico-Africains, Thapsus (Demsas,
même situation), la grande Leptis (Lébédah,
non loin de Tripoli). Toutes ces cités s’étaient-elles volontairement.
Soumises, pour trouver dans Carthage une défense contre les incursions des Cyrénéens
et des Numides ? Avaient-elles été réduites par la forcé, au
contraire ? On l’ignore. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles figuraient
comme sujettes dans tous les actes officiels ; c’est qu’elles avaient dû
abattre leurs murailles et envoyer leurs contingents à l’armée
carthaginoise ; non qu’elles fussent astreintes à une conscription
régulière et à l’impôt foncier : elles avaient simplement à fournir un
chiffre déterminé en hommes et en argent. Leptis la petite, par
exemple, donnait chaque année l’énorme sommé de 365 talents (625.000 thalers [ou 2.343.750 fr.]).
Il y avait d’ailleurs entre elles et Carthage la communauté du droit civil et
des mariages[3].
Seule Utique n’avait pas été enveloppée dans l’assujettissement général ;
seule elle avait gardé ses murailles et son indépendance, non point tant par
l’effet de sa force réelle que d’un sentiment de piété de la part de Carthage
envers son ancienne protectrice. Tout autres que les Grecs, si renommés pour
leur indifférence oublieuse, les Phéniciens respectaient au plus haut point
de pareils souvenirs. Dans les relations avec l’étranger on voit toujours Carthage et Utique stipuler ou s’engager
ensemble, ce qui n’empêchait pas naturellement Ainsi, l’obscur comptoir de Tyr s’était fait peu à peu la
capitale d’un vaste empire nord-africain ; ses possessions allaient, à
l’ouest, du désert de Impossible de déterminer l’époque à laquelle leur ville
est décidément devenue la capitale de Chose remarquable, en même temps que grandissait Carthage, la décadence était venue pour les grandes villes phéniciennes de la mère patrie ; Sidon, et Tyr surtout, ne connaissaient plus de jours prospères. Assaillies par les dissensions intérieures et par les calamités venues du dehors, elles tombaient au Ier siècle de Rome sous les coups de Salmanassar ; de Nabuccodrossor (Nabuchodonosor) au IIe, et du Macédonien Alexandre, au Ve siècle. Alors les nobles familles, les antiques maisons commerciales de Tyr, en grand nombre émigrées, allaient demander là paix et la sécurité à la ville sœur qui florissait en Afrique, et lui apportaient le surcroît de leur intelligence, de leurs richesses et de leurs traditions. Quand les Phéniciens entrent, en contact avec Rome, Carthage est devenue la grande cité du monde chanaanite, de même que Rome est la première entre les cités du monde latin. Mais l’empire continental de Carthage en Afrique ne constitue que la moitié de sa puissance : dans le même temps, elle a aussi fondé un empire maritime non moins grandiose. En Espagne, où Gadès (Cadix), la vieille factorerie tyrienne, est aujourd’hui l’établissement principal, à l’est et à l’ouest s’étend une longue chaîne de comptoirs : à l’intérieur, Carthage a pris possession des mines d’argent : elle détient en un mot l’Andalousie et la province actuelle de Grenade, ou tout au moins leurs côtes. Enlever l’intérieur du pays aux nations guerrières indigènes, c’est ce qu’elle n’essaye pas de faire ; il lui suffit d’avoir la main sur les trésors que recèle le flanc des montagnes et d’avoir des stations maritimes pour le commerce, la pêche du poisson et des coquillages : là seulement elle prend la peine d’entrer en lutte avec les peuplades environnantes. Toutes ces possessions, on le suppose, étaient tyriennes bien plutôt que, carthaginoises, et Gadès ne comptait probablement pas parmi les villes tributaires ; mais comme tous les autres établissements phéniciens de l’Occident, les stations espagnoles ont été successivement englobées dans l’hégémonie de la ville africaine. J’en vois la preuve dans les secours envoyés d’Afrique aux Gaditans contre les indigènes, et dans les colonies que Carthage fonde au delà de Gadès, plus à l’ouest encore. Ebusus [Iviça] et les Baléares, au contraire, ont été de très bonne heure occupées, soit pour la pêche, soit comme avant-postes contre les Massaliotes, avec qui, dans ces régions, ont lieu les combats les plus acharnés. Vers le IIe siècle de Rome, nous trouvons les Carthaginois pareillement établis en
Sardaigne : ils en exploitent les ressources comme ils font des
richesses de En Sicile, où le détroit de Messine et la plus grande
moitié orientale de l’île avaient fini par rester dans la main des Grecs, les
Phéniciens, avec l’assistance de Carthage, possèdent, sans compter toutes les
petites îles voisines, les Ægades[5], Mélite, Gaulos
et Cossyra [Malte, Gozzo, Pantellaria] : parmi
celles-ci la colonie maltaise était surtout florissante. Ils occupaient aussi
toute la côte de l’ouest et du nord-ouest dans la grande terre, par Motyé
et par Lilybée [Marsala] ; plus tard, ils entretenaient de
faciles communications avec l’Afrique, par Panornte [Palerme]
et Solϕs, avec Aristote, qui mourut cinquante ans environ avant le
commencement de la seconde guerre punique, nous dépeint la constitution de
Carthage comme ayant passé de l’état monarchique à l’aristocratie, ou mieux à
la démocratie tempérée d’oligarchie ; il lui donne à la fois ces deux
noms[6]. Le gouvernement
avait appartenu d’abord au Conseil des Anciens, ou Sénat,
composé, comme Au-dessus de Le peuple, à Carthage, s’il n’était pas réduit, comme à
Sparte, à assister passivement aux actes publics du gouvernement, n’a pas
joui pour cela d’une beaucoup plus grande influence. Dans les élections aux
siéges de Rassemblons tous ces traits divers. La constitution carthaginoise met le gouvernement dans la main des riches, ainsi qu’il arrive dans toute cité sans classe moyenne, et composée d’une plèbe urbaine, pauvre et vivant au jour le jour, et d’une classe de gros trafiquants, de riches planteurs et de hauts fonctionnaires. Carthage a pour habitude, quand les notables sont tombés et appauvris, de leur rendre la richesse aux dépens de ses sujets : elle les envoie dans les villes de son empire à titre d’officiers d’impôt et de corvée, signe infaillible de corruption dans toute oligarchie. Aristote, il est vrai, voit là la cause de la solidité éprouvée des institutions carthaginoises. Je conviens que jusqu’à son temps, Carthage n’avait passé par aucune révolution qui méritât ce nom. La foule était sans chefs. L’oligarchie savante des riches avait toujours des avantages matériels à offrir à quiconque se montrait intelligent, ambitieux et besogneux ; et quant à la plèbe, on lui fermait la bouche avec les miettes de pain jetées en récompense d’un vote électoral, ou tombées de la table des grands. Que sous un tel régime il y eût prise pour une opposition démocratique, on le conçoit facilement ; mais à l’heure où commencèrent les guerres avec Rome, cette opposition était encore sans force. Plus tard, après les désastres de l’armée, son influence politique grandit bien plus vite qu’à Rome, où s’agite un parti pareil. Alors, les assemblées populaires veulent dire le dernier mot dans les grandes questions, et dépouillent l’oligarchie de son omnipotence. A la fin des guerres d’Hannibal, et sur la motion même du grand capitaine, on décidera que nul membre du conseil des Cent ne pourra siéger plus de deux ans. La démocratie coule désormais à pleins bords : elle seule alors eût sauvé Carthage, si Carthage avait pu être sauvée. L’opposition, d’ailleurs, avait pour mobile, il le faut bien reconnaître, un patriotisme puissant, en même temps que l’ardeur des réformes ; mais les appuis solides lui manquaient : tout était gâté et pourri sous elle. Le peuple, au dire des Grecs instruits, qui le comparent à celui d’Alexandrie, se montra au plus haut point indiscipliné, incapable de mériter et conquérir la puissance ; et l’on avait à se demander, en vérité, à quoi les révolutions pouvaient être bonnes, faites seulement par de jeunes fous et les mauvais sujets de la rue. En matière de finances, Carthage a droit à la première
place entre tous les États de l’antiquité. Le plus grand historien des Grecs
déclare qu’au temps des guerres du Péloponnèse, la ville phénicienne
l’emportait par sa richesse sur toutes les cités de l’Hellade ; il
compare ses revenus à ceux du Grand-Roi ; et Polybe aussi l’appelle : la plus opulente cité de l’univers.
L’agriculture était florissante et industrieuse : les généraux, les hommes
d’État aimaient, comme à Rome, à y consacrer leurs exemples et leurs
enseignements, témoin le traité spécial écrit par Magon, et que plus tard les
Romains et les Grecs considéreront comme le code de l’Agronomie
rationnelle ; qui sera traduit eu grec, que le Sénat romain donnera
l’ordre de mettre également en latin, et qu’il propagera officiellement parmi
les possesseurs fonciers de l’Italie[8]. Ce qui
caractérise l’agriculture phénicienne, c’est son étroite alliance avec la loi
du capital. Le laboureur de Carthage tient à maxime, de ne pas disperser ses
ressources en argent sur un terrain plus grand qu’elles ne le
comportent ; il pratique avant tout la culture intensive. Les
régions libyques produisent en troupeaux innombrables les chevaux, les bêtes
à cornes, les brebis, les chèvres, richesse de leurs peuplades nomades, et
dont Carthage sait aussi tirer bon parti. Comme ils en remontrent aux Romains
en fait d’utilisation savante du sol, les Carthaginois leur enseignent encore
l’exploitation des nations sujettes : ils font rentrer dans leur ville la
rente foncière de la meilleure partie de l’Europe
et des riches terres, de l’Afrique du nord, comblées alors des dons de la
nature ; de Comparons maintenant les deux puissances rivales. Les Romains et les Carthaginois constituaient deux peuples agriculteurs et marchands, avant tout : chez, l’un et l’autre, la situation faite aux arts et à la science, situation toute subordonnée et pratique, était au fond semblable : seulement, Carthage avait sur Rome une notable avance. Mais chez la première, l’argent l’emportait sur le sol : à Rome, au contraire, le sol l’emportait encore sur l’argent ; et tandis qu’en Afrique les grands propriétaires et possesseurs d’esclaves accaparaient l’agriculture, à Rome, à cette époque, la plupart des citoyens mettaient la main à la charrue. Ici, le peuple possédait d’ordinaire : à Carthage, il était exclu de la propriété ; il appartenait à l’or des riches, ou au premier cri de réforme des démagogues. L’opulence et le luxe, apanage des grandes places de commerce, régnaient déjà dans la ville phénicienne : chez les Romains, extérieurement du moins, les mœurs et la police maintenaient assez fortement l’austérité critique et les habitudes frugales. Quand les envoyés de Carthage revinrent pour la première fois d’Italie, ils racontèrent à leurs collègues que, dans les relations intimes et réciproques entre sénateurs romains, la simplicité dépassait toute imagination ; qu’il n’y avait pour tout le sénat qu’un seul service de table en argent ; qu’on le portait dans chaque maison où étaient invités les convives et les hôtes ! J’insiste sut ce trait plaisant : il est le signe de l’état économique des deux cités. Les deux constitutions appartenaient au régime aristocratique. Le sénat romain, les juges de Carthage exerçaient le pouvoir, les uns et les autres, dans des conditions politiques absolument pareilles. Les deux gouvernements obéissent à la même pensées à Rome et à Carthage : témoin, chez celle-ci, la dépendance où sont maintenus les divers fonctionnaires ; la défense faite aux citoyens d’apprendre le grec sans autorisation, et l’injonction de ne communiquer avec les Grecs que par l’intermédiaire du truchement officiel. Mais à Carthage, la tutelle de l’État se souille par des rigueurs cruelles, par les excès d’un arbitraire poussé jusqu’à l’enfantillage : à côté, les peines de simple police et la note de censure, à Rome, semblent douces et intelligentes à la fois. Le sénat romain, accessible à quiconque brillait par ses talents, était la représentation vivante du peuple ; il avait confiance dans le peuple, et n’avait rien à redouter des hauts magistrats. À Carthage, le sénat avait sa raison d’être dans le contrôle jaloux de l’administration par un pouvoir en réalité maître du gouvernement suprême ; il ne représentait que quelques familles plus considérables : en haut, en bas, partout, la méfiance était sa loi ; ne sachant jamais ni si le peuple irait où il le voulait conduire ; ni si les magistrats n’aspiraient point à quelque dangereuse usurpation. Aussi, voyez la marche ferme et réglée de la politique romaine ! L’insuccès ne la fait point reculer ; les faveurs de la fortune n’endorment pas sa vigilance et ne l’arrêtent jamais à moitié route. Nous verrons les Carthaginois, au contraire, éviter le combat au moment même où un dernier effort pourrait tout sauver peut-être ; ils se dégoûtent des desseins les plus vastes, les plus nationaux : ils oublient l’édifice à demi bâti et qui s’écroule ; puis, tout à coup, au bout de quelques années, ils reviennent, mais trop tard, à la charge. Par suite, à Rome, tout magistrat habile marche en plein accord avec le gouvernement ; tandis qu’à Carthage, presque toujours il est en guerre ouverte avec les sénateurs : pour leur résister, il viole la constitution et l’ait cause commune avec les partis révolutionnaires. Carthage et Rome avaient toutes deux à administrer des
peuples de la même nationalité que là leur propre, et de nombreux peuples
étrangers. Mais la seconde avait successivement admis à la cité toutes les
tribus romaines les unes après les autres, et quant aux villes latines, elle
leur en avait également ouvert l’accès légal. La première, au contraire, se
ferme et s’isole, elle ne laisse même pas l’espoir aux provinces sous sa
dépendance d’arriver jamais à l’égalité civile. Les alliés de Rome avaient
part aux profits de sa victoire, aux domaines conquis notamment. Enfin, dans
les autres pays soumis, la république voulait donner des satisfactions
matérielles aux notables et aux riches, visant ainsi à se créer un parti
dévoué. Carthage, non contente de garder pour elle seule tout le butin de la
guerre, enlève jusqu’à la liberté du commerce aux villes les plus
favorablement traitées. Jamais Rome n’a totalement ravi leurs droits
d’autonomie intérieure aux cités qu’elle frappait des plus rigoureuses
mesures ; jamais elle ne leur à imposé une taxe régulière. Carthage, elle,
envoyait partout ses intendants ; surchargeait jusqu’aux anciennes cités
phéniciennes d’impôts périodiques et excessifs, et courbait sous une sorte de
servitude politique les nationalités tombées en son pouvoir. Aussi, dans tout
l’empire carthaginois-africain, à l’exception d’Utique, peut-être, on n’eût
pas pu rencontrer une seule localité pour qui la ruine de la métropole ne fût
un bienfait matériel ou politique. Dans l’empire romain-italique, ou n’en eût
pas trouvé une qui n’eût plus perdu que gagné, au contraire, à la chute d’un
régime toujours soucieux des intérêts matériels de tous, et qui se gardait
d’irriter les opposants par des mesures extrêmes, ou de les pousser au
combat. Les hommes d’État de Carthage croyaient tenir leurs sujets phéniciens
par la crainte d’une révolte des Libyens indigènes ; ils croyaient tenir
les grands possesseurs fonciers par le lien du signe représentatif
monétaire. Dans leur erreur grossière, ils appliquaient le calcul du
commerçant à des matières où il n’a rien à voir ; et l’expérience des
faits a démontré, qu’en dépit du relâchement apparent de son lien fédéral, Sous le rapport des ressources financières, Carthage était, sans nul doute, bien au-dessus de Rome. Mais celle-ci rachetait son désavantage, à raison de ce que les sources de la richesse africaine, tributs, douanes et autres, pouvaient tout à coup tarir au moment du plus pressant besoin, et bien plus tôt qu’à Rome : la guerre coûtait aussi démesurément plus cher aux Carthaginois. Le système des guerres différait, essentiellement chez les deux peuples, quoique sous plus d’un rapport il y eût équilibre des forces. Quand Carthage fut prise, elle comptait encore 700.000 têtes, femmes et enfants compris[11] : on ne peut dès lors lui assigner une population moindre que celle-là à la fin du Ve siècle [vers 255 av. J.-C.], alors qu’elle pouvait à elle seule mettre 110.000 hoplites en campagne. Au commencement du même siècle, Rome, placée dans des conditions semblables, avait levé une armée de citoyens aussi nombreuse ; et plus tard, après les agrandissements de territoire qui signalèrent cette époque, elle aurait pu en lever une du double plus forte. Mais la supériorité de ses ressources militaires ne se doit pas seulement mesurer au nombre des citoyens proprement dits, ayant l’aptitude aux armes. Quelque soin que l’on prit à Carthage d’appeler aussi les citoyens au service, on n’y pouvait ni donner la force physique de l’homme des champs au simple artisan et à l’ouvrier de fabrique, ni, surtout, vaincre l’insurmontable répugnance du Phénicien pour le métier de la guerre. Au Ve siècle, on voit encore combattre, dans les expéditions de Sicile, une troupe sacrée de 2.500 Carthaginois : au VIe, à l’exception des officiers, on n’en rencontre plus un seul dans les armées appartenant à Carthage, et notamment dans les corps espagnols. Le paysan romain n’est pas seulement immatriculé dans les milices.; il est aussi dans le rang sur le champ de bataille. Les mêmes résultats se constatent au regard des nationalités alliées de l’une et de l’autre République : les Latins font le même service que les soldats citoyens de Rome : mais les Libyphéniciens sont aussi peu propres que les Carthaginois eux mêmes aux choses de la guerre, et ils l’aiment encore moins ; si bien qu’ils s’arrangent pour ne pas se rendre aux armées, et que les villes rachètent, à prix d’argent, sans doute, l’exemption des contingents qu’elles doivent. Dans la première armée hispano-carthaginoise dont fasse mention l’histoire, sur les 15.000 hommes environ qui la composent, on compte à peine un escadron de 250 cavaliers venus d’Afrique, Libyphéniciens pour la plupart. Le noyau des troupes carthaginoises se recrutait de Libyens. Ceux-ci, instruits par d’habiles officiers, pouvaient, à la vérité, fournir une bonne infanterie : leur cavalerie légère était incomparable, à certains égards. Ajoutez-y les levées faites chez les peuplades libyennes ou espagnoles plus ou moins soumises, et surtout les fameux frondeurs des Baléares, tenant le milieu entre un contingent confédéré et un contingent. mercenaire. Enfin, dans les cas d’urgence, Carthage embauchait la soldatesque à louer dans les pays étrangers. Une telle armée pouvait être réunie vite et sans peine, à quelque nombre qu’il plût de la porter. Sous le rapport du personnel en officiers, de l’habitude des armes et du courage, elle pouvait aussi être amenée à se mesurer avec les légions romaines ; mais, pour faire des soldats de ces masses confuses, il fallait du temps ; alors que, souvent, l’heure et le danger pressaient. Les milices romaines, au contraire, étaient à tout instant prêtes à se mettre en marche ; et ce qu’il faut surtout noter, pendant que les troupes carthaginoises n’avaient pour lien que l’honneur militaire et la cupidité, les soldats romains se sentaient unis et associés par tous les liens et les intérêts d’une patrie commune. Aux yeux de leur officier, les soldats carthaginois valaient ce que valent, aujourd’hui, les munitions de guerre et les boulets de canon. Étaient-ils Libyens, celui-ci n’en faisait pas plus de cas. Aussi, quelles abominations les généraux de Carthage ne se permettaient-ils pas envers eux? Témoin la trahison d’Himilcon envers son corps d’armée libyen, en 358 [396 av. J.-C.], trahison suivie d’une révolte terrible, et qui mérita aux Carthaginois l’injure proverbiale et funeste de la foi punique[12]. Tout le mal que peut causer dans l’État une armée se recrutant parmi les fellahs et les mercenaires, Carthage, l’a éprouvé par l’effet de son système ; et souvent ses bandes de soudards lui ont été plus dangereuses que l’ennemi. Les vices de son état militaire sautaient aux yeux ;
et les chefs du gouvernement tentèrent tous les moyens pour y porter remède.
Les caisses du trésor tenues pleines,
les arsenaux regorgeant d’armes, permettaient l’équipement immédiat des
soldats gagés. On veillait à l’entretien des engins et des machines, cette
artillerie des anciens. Les Carthaginois les construisaient encore mieux que
les Siciliens eux-mêmes ; ils avaient des éléphants toujours prêts,
depuis que ces animaux avaient pris la place des chars de combat : dans
les casemates de la ville, on voyait des écuries pour 300 bêtes de
bataille : mais, comme Carthage, n’osa jamais fortifier les villes
soumises, celles-ci, comme le plat pays, appartenaient sans coup férir à
toute armée qui débarquait en Afrique. Il n’en était point ainsi en Italie,
où la plupart des villes conquises avaient gardé leurs murailles, et où les
Romains, jetant sur toute la péninsule le vaste réseau de leurs forteresses,
y avaient implanté leur indestructible domination. A Carthage, en revanche,
on voyait accumulées toutes les défenses que l’art et l’argent avaient pu
réunir. Plusieurs fois la ville ne dut son salut qu’à la force de ses
murailles ; tandis que Rome, défendue principalement par sa situation
politique et son système militaire, n’a jamais subi de siége en règle. — Le
véritable boulevard de Carthage fut sa marine ; aussi, lui
prodigua-t-elle tous ses soins. Là les navires étaient mieux construits,
mieux commandés qu’en Grèce : là furent lancées pour la première fois des
galères ayant plus de trois ponts à rameurs. Les navires carthaginois comptant
cinq ponts à l’ordinaire, se montraient plus fins coureurs que les vaisseaux
des Grecs : les rameurs, tous esclaves d’État, ne sortaient pas des bagnes et
étaient admirablement exercés : les capitaines étaient instruits et
pleins d’audace. Ici, la supériorité marquée appartenait à Carthage ; et
les Romains, avec leurs quelques navires provenant des Grecs alliés, ou des
arsenaux de Pour nous résumer et conclure, après ce long parallèle de Rome et de Carthage, nous souscrivons au jugement porté par un Grec contemporain, à la fois clairvoyant et impartial. Au début de leurs guerres, les forces se balançaient entre les deux grandes républiques. Ajoutons, et rappelons surtout que si Carthage n’avait, rien omis de ce que peuvent procurer l’intelligence et la richesse, en fait de moyens d’attaque et de défense, elle était restée impuissante à remplir l’énorme lacune d’une armée nationale, et à élever sur un pied solide l’édifice d’une Symmachie vraiment phénicienne. Rome ne pouvait être attaquée qu’en Italie : Carthage ne pouvait aussi l’être qu’en Afrique. Le fait est incontestable. Pour celle-ci, de plus, il était de même certain qu’elle ne saurait pas toujours éviter une telle attaque: La navigation était encore clans l’enfance une flotte ne constituait pas chez les peuples une sorte de richesse héréditaire ; et il s’en pouvait construire en tout lieu où se trouvaient’ à la fois les bois, le fer et l’eau. Quelque puissante que fût une cité, elle n’avait pas les moyens, on le comprend, d’empêcher le débarquement, même d’un ennemi plus faible; et l’Afrique en a fait maintes fois l’expérience. Agathocle ayant montré la route, on vit bientôt un général romain suivre ses traces. Un jour, la guerre commença en Italie, apportée par une armée d’invasion ; un autre jour, tirant vers sa fin, elle fut reportée en Libye, et se transforma aussitôt en un long siège. A dater de ce moment, à moins de hasards heureux, Carthage était condamnée à tomber, en dépit des plus héroïques, des plus opiniâtres efforts. |
[1] Livre des Juges, XV, 7. (Lemaistre de Sacy). Populum habitantem in ea, absque ullo timore, juxta consuetudinem Sidonioruin, securum et quietum… et magnarum opum.
[2] V. l’Atlas antiquus de Spruner, carte XIII (3° éd.), et le plan de Carthage qui y est joint.
[3] Cette classe importante de sujets est nettement caractérisée dans un acte public carthaginois (cité par Polybe, VII 9), où on les voit mis en regard des gens d’Utique, d’une part, et des sujets libyens de l’autre : les sujets carthaginois usant des mêmes lois que Carthage. Ailleurs il est parlé d’eux sous le nom de villes fédérées (Diodore, XX, 10), ou de villes tributaires (liv. 34, 62. — Justin, 22, 7, 3 [urbes vectigales, urbes tributariœ]. Diodore (XX, 55) mentionne aussi leur droit de connubium avec Carthage ; quant au commercium, il résulte de la communauté des lois, à laquelle fait allusion Polybe. Maintenant, il est certain que les anciennes colonies phéniciennes étaient rangées parmi les libyphéniciennes. Tite-Live (25, 40 [Libyphœnicum generis Hipponiates]) parle d’Hippone comme d’une ville libyphénicienne ; d’un autre côté, le même nom appartient aussi aux établissements fondés par Carthage. Ainsi, on lit dans le Périple d’Hannon que les Carthaginois décidèrent qu’Hannon ferait voile au delà des colonnes d’Hercule, et irait fonder des villes libyphéniciennes. Au fond, les Libyphéniciens, au regard des Carthaginois, ne forment pas une nation séparée : leur nom ne constitue qu’une distinction politique. Grammaticalement, nous l’admettons aussi, le mot libyphénicien veut dire Phéniciens et Libyens mêlés. (Liv., 21, 22 [mixium Punicum Afris genus] commentaire vrai du texte de Polybe.) De fait, lors de la fondation des colonies plus exposées, il était adjoint souvent des Libyens aux Phéniciens (Diodore, XIII, 79. — Cicéron, pro scauro, 42). L’analogie du nom et des droits réciproques entre les Latino-Romains et les Libyphéniciens Carthaginois est frappante.
[4] L’alphabet libyque ou numide, celui usité chez les Berbères, aujourd’hui comme au temps jadis, pour l’écriture de la langue non sémitique, est l’un des innombrables dérivés du type araméen primitif. Dans quelques-uns de ses détails, il semble même s’en rapprocher plus encore que celui des Phéniciens. Qu’on n’aille cependant pas croire que les Libyens auraient reçu l’écriture d’importateurs plus anciens que les Phéniciens eux-mêmes ; il en est de même ici qu’en Italie, où certaines formes évidemment plus vieilles n’empochent pourtant pas que l’alphabet local ne se rattache aux types grecs. Tout ce qu’on en peut induire, c’est que l’alphabet libyque appartient à l’écriture phénicienne d’une époque remontant au delà de celle où furent tracés les monuments phéniciens qui nous sont parvenus.
[5] Levanzo, Favignana, Maritima, à la
pointe ouest de
[6] V. Politique, liv. II, chap. VIII.
[7] Aristote, Polit., II, VI, § 21, et VIII, § 2.
[8] Columelle appelle Magon le rusticationis parens. De re rust., I, 12, 4. — Pline, Hist. nat., XVIII, 5, 7 — Cicéron, de Orat., I, 58.
[9] M. Ed. Charton en a donné une traduction, avec de bonnes remarques critiques et géographiques, au tome I de ses Voyageurs anciens et modernes.
[10] Il n’est pas jusqu’à l’intendant d’un domaine rural qui, quoique esclave, ne doive savoir lire ut n’ait repu une certaine éducation. Tel est le précepte de Magon l’agronome. (Varr., De re rust., I, 17). — Au prologue du Carthaginois (Pœnulus) de Plaute, l’auteur dit ce qui suit de son héros :
Et is omnes linguas scit : sed dissimulat sciens
Se scire : Pœnus plane est. Quid verbis opu’st.
Il sait toutes les langues : mais il dissimule sa science,
en vrai Carthaginois qu’il est : c’est tout dire !
[11] On a élevé des doutes sur l’exactitude de ce chiffre ; et prenant pour base de calcul la superficie de Carthage, on a évalué sa population possible à un maximum de 250.000 têtes. Mais ces calculs sont tout hypothétiques, surtout quand il s’agit d’une ville où les maisons avaient six étages de hauteur. D’ailleurs nous donnons là le total de la population citoyenne, et non celle de la ville seulement, comme le faisaient les rôles du cens romain ; et nous y comprenons tous les Carthaginois, soit qu’ils résidassent en ville, soit qu’ils vécussent dans la banlieue, dans les provinces sujettes, ou même à l’étranger. Les absents étaient extrêmement nombreux. Nous savons expressément que le cens des Gaditans était de même bien supérieur au nombre effectif des citoyens de Gadès résidant à Gadès.
[12] Ne pouvant plus tenir devant Syracuse; qu’il avait vainement assiégée, Himilcon acheta de Denys l’ancien, moyennant 300 talents, la faculté de se retirer avec ses Carthaginois seulement ; laissant à la merci des Syracusains le reste de son armée qui dut se rendre sans conditions. — Diodore, XIV, 64.