L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis l’expulsion des rois jusqu’à la réunion des états italiques

Chapitre IX — L’art et la science.

 

 

Dans l’antiquité les progrès de l’art et de la poésie romaine sont étroitement liés aux fêtes populaires. Les grands jeux ou jeux romains que nous avons vus sous les rois former, à l’imitation des Grecs, la solennité principale de la fête extraordinaire d’actions de grâces, s’accroissent encore durant la période actuelle, et par le nombre et par la durée des réjouissances. Ils devaient jadis commencer et finir le même jour ; mais, après l’heureuse issue des trois grandes réformes de 245, 260 et 387 [509, 494 et 367 av. J.-C.], ils sont allongés chaque fois d’un jour, en sorte qu’à la fin de l’époque où nous sommes, ils durent quatre jours pleins[1]. Une autre modification plus importante est celle ci : confiée désormais à la surveillance et aux soins des édiles curules (387 [-367]), qui viennent d’être expressément institués, la fête des grands jeux perd son caractère de solennité extraordinaire, elle n’est plus célébrée pour l’accomplissement d’un vœu émané du général d’armée ; et elle prend sa place dans le calendrier parmi les anniversaires réguliers. Mais, comme par le passé, elle se termine officiellement par le spectacle principal de la course des chars, laquelle n’a lieu qu’une seule fois. Pour les autres jours, le gouvernement laisse au peuple le soin de ses amusements, bien qu’il ne manque ni de musiciens, ni de danseurs, ni de sauteurs de corde, escamoteurs ou bouffons gratuits ou à louer.

En 390 [364 av. J.-C.], une autre innovation est introduite, qui concorde avec l’arrangement nouveau de la périodicité fixe et de l’allongement de la fête. Durant ses trois premiers jours, un échafaud en planches est dressé dans l’arène aux frais de l’État, et des représentations scéniques y attirent la foule. Comme d’ailleurs il ne faut pas être entraîné au delà d’une juste limite, il est ouvert, une fois pour toutes, un crédit de 200.000 as (311.300 thalers, ou 53.625 fr.) sur le trésor pour parfaire les frais : ce crédit n’a pas été dépassé jusqu’au temps des guerres puniques. Le surplus des dépenses est mis à la charge des édiles, chargés de l’emploi de la somme. Tout porte à croire qu’ils n’ont eu que bien rarement encore à contribuer de leurs propres deniers. Le théâtre ainsi inauguré, revêt aussitôt la forme grecque : son nom seul l’atteste assez (scœna, σxηνή). Ces tréteaux étaient plus spécialement affectés aux joueurs d’instruments et aux bouffons de toutes espèces, aux flûtistes surtout, dont les plus renommés et les meilleurs venaient de l’Étrurie. A dater de ce jour, Rome a sa scène publique, désormais ouverte aux ouvres de ses poètes. Car les poètes sont déjà nombreux dans le Latium. Les acteurs et chanteurs ambulants (grassatores[2], spatiatores) allaient de ville en ville, et de maison sen maisons, colportant leurs chansons (saturœ) accompagnées de danses mimiques au son de la flûte. Le mètre n’était autre que le mètre saturnien, seul alors connu. Nulle action précise dans ces petits poèmes ; nul dialogue obligé : on s’en peut faire une idée par les ballate et les tarantelle, tantôt improvisées, tantôt débitées sur la même note, qui de nos jours encore arrêtent les passants devant la porte des osterie romaines. Les tréteaux de la fête reçurent aussi ces baladins ; et de là, je le répète, sortit le théâtre. Ses débuts ne sont pas seulement modestes, comme partout ; ils sont aussi tout d’abord l’objet d’une rigoureuse censure. Voyez les XII Tables ; elles s’attaquent à ces chansons mauvaises ou frivoles ; elles infligent des peines sévères à quiconque débite des chants magiques ou même satiriques contre un citoyen, ou va les réciter devant sa porte ; elles interdisent aussi les pleureuses dans les funérailles[3]. Mais si les restrictions légales demeurèrent sans effet, l’art encore enfant reçut une blessure bien plus profonde sous le coup de la proscription morale, décrétée contre tous ces métiers frivoles et mercenaires par l’austérité inintelligente et dure des vieux Romains. La profession de poète était jadis inconnue : c’est Caton qui parle : Ils méritèrent le nom de fainéants ceux qui les premiers s’y adonnèrent, ou allèrent chanter dans les banquets ! Danseurs, musiciens, chanteurs ambulants et à gages se virent donc atteints d’une double tâche, et à raison de la nature de leurs exercices et aussi parce que l’opinion publique tint en plus grand mépris, chaque jour, tous ceux qui gagnaient leur vie en faisant payer leurs services. Jadis on était plus indulgent ; on pardonnait à l’ardeur joyeuse de ces jeunes gens qui se mêlaient aux mascarades à caractère usitées dans le pays latin ; mais, monter sur le théâtre public pour de l’argent et sans masque, devint chose vile : chanteur et poète, danseur de corde et arlequin, tous furent mis impitoyablement sur la même ligne. Les censeurs les déclarèrent indignes de servir dans la milice civique, et de voter dans l’assemblée du peuple. La direction des représentations scéniques fut placée, chose remarquable, sous la surveillance spéciale de la police urbaine ; et de plus, quiconque exerçait la profession d’artiste dramatique se vit à la merci d’un arbitraire sans recours de la part du magistrat. A la fin de la représentation, celui-ci jugeait les acteurs : le vin coulait à flots pour les habiles, et le bâton jouait sur les épaules de ceux déclarés mauvais. Enfin tous les officiers publics de la cité, quels qu’ils fussent, avaient sur eux, en tout lieu et à toute heure, le droit de châtiment corporel et d’arrestation. Quoi d’étonnant dès lors, si la danse, la musique et la poésie, celles du moins qui se produisent sur la scène, étaient tombées dans les mains des plus vils parmi le peuple, et surtout dans les mains des étrangers. La poésie n’a encore qu’un rôle infime : les étrangers n’ont pas intérêt à s’y adonner. On peut sans difficulté reconnaître que, dès ces temps, la musique sacrée et profane à Rome est devenue essentiellement étrusque, et que l’ancienne flûte latine, si estimée jadis, a cédé le pas à d’autres instruments venus du dehors. — De littérature poétique, il n’est évidemment pas question. Les jeux des masques, les récits scéniques ne se font pas sur un texte rédigé à l’avance ; l’acteur les improvise selon les besoins du moment. — Quelques œuvres écrites ont-elles alors vu le jour ? Les temps postérieurs n’ont rien cité qu’une sorte de catéchisme des œuvres et des jours, qu’une sorte de programme de travaux donné par un paysan à son fils[4] et que les poésies pythagoriciennes d’Appius Claudius, dont nous avons parlé, et qu’il faut certainement considérer comme la première imitation latine de la poésie de la Grèce. On peut aussi noter une ou deux inscriptions en vers saturniens, qui seraient de la même époque.

Les commencements de l’art historique, comme ceux du théâtre, appartiennent à la période actuelle. Les événements contemporains notables, et l’arrangement sur des bases tout de convention de la légende anté-historique de Rome, font la matière de ces premiers travaux. Les magistrats, faits contemporains prennent place dans les listes des magistratures. La plus ancienne de toutes, celle que les antiquaires romains ont eue sous les yeux, et qui nous est parvenue par leur intermédiaire, provenait, là ce qu’il parait, des archives du temple de Jupiter Capitolin. Elle contient les noms consulaires annuels, à dater de Marcus Horutius, qui consacra ce temple le 13 septembre de l’année de sa charge ; elle mentionne le vœu fait à l’occasion d’une épidémie sous les consuls Publius Servilius et Lucius Æbutius (l’an 291 [463 av. J.-C.] de la ville, suivant la computation usitée désormais), et aux termes duquel un clou devra être fiché tous les cent ans dans la muraille du sanctuaire.  Plus tard, c’est aux hommes instruits dans la science des mesures et des écritures, c’est aux pontifes, que fut donnée la mission de tenir à jour les listes des magistrats ; et, par suite, d’inscrire les années, comme ils inscrivaient déjà les mois. Leurs livres prennent alors le nom de fastes ; qui sert aussi plus spécialement à désigner les jours judiciaires (dies fasti). L’institution des annales officielles a dû suivre de près l’expulsion, de la royauté, car il fallut bien alors, pour constater la série chronologique des actes publics, constater officiellement aussi là succession des magistrats annuels. Mais les plus anciennes et les premières de ces listes, si elles ont en effet existé, ont vraisemblablement péri dans l’incendie des Gaulois, de 364 [-390]. La liste du collège des pontifes s’est complétée, sans doute, en s’aidant des annales capitolines, et en remontant aussi loin qu’elles-mêmes. Nous possédons une liste de consuls, complétée après coup, pour les détails accessoires, et notamment pour les faits généalogiques, à l’aide des généalogies privées de la noblesse, et s’appuyant d’ailleurs, pour tout ce qui est essentiel, sur des documents contemporains et dignes de foi ; mais elle n’indique qu’imparfaitement et par à peu près les années selon le calendrier, parce que les chefs de la cité n’entraient en charge ni au nouvel an, ni à un jour fixé une fois pour toutes ; parce que les prises de possession avaient lieu tantôt à une époque, tantôt à une autre ; et que souvent, enfin, les interrègnes entre deux consulats se plaçaient tout à fait en dehors de l’échéance annale des charges. Lors donc qu’on voulut faire le compte, des années du calendrier, en prenant les listes officielles pour base, il fallut préciser d’abord la date exacte de l’entrée en fonctions et de la sortie pour chaque magistrature, les interrègnes y compris ; ce qui fut fait de très bonne heure. Du reste, on fit concorder la série des magistrats annuels avec la série par années du calendrier : on donna à chacune de ces années son couple de magistrats, et quand il se présenta des lacunes, on les combla au moyen d’années supplémentaires ; celles-ci, dans les Tables varoniennes plus récentes, portent les chiffres suivants : 370 à 383, 421, 430, 445, 453. A partir de l’an 291 [-463] de la ville, la liste romaine, dans son ensemble, sinon dans les détails, concorde avec le calendrier : elle est donc, au point de vue chronologique, un document, aussi sûr que le calendrier lui-même, avec toutes ses graves défectuosités, a permis de le dresser. Pour les quarante magistratures annuelles qui précèdent l’an 291, bien que tout contrôle nous manque, les indications semblent également exactes[5]. Mais en remontant plus haut que l’an 255 [-509], la chronologie est perdue. — Il n’y a point eu chez les Romains d’ère de computation adoptée par l’usage commun. Pourtant, en matière de choses sacrées, on calcule à dater de la consécration du temple de Jupiter Capitolin, qui sert aussi de point de départ aux listes des magistratures.

Il était naturel de mentionner, à côté des noms des magistrats, les événements les plus importants survenus durant leur charge. De telles mentions furent faites et servirent, plus tard, à écrire la chronique romaine, de même qu’au moyen âge les Tables paschales avec leurs courtes notices, ont fourni de précieux éléments à l’histoire. Ces mentions remontaient jusqu’à la plus ancienne série des Tables annuelles ; et l’on y a retrouvé, par exemple, l’indication du partage en vingt et une tribus, en l’an 259 [495 av. J.-C.], et celle de l’enlèvement du vieux figuier du Forum, en 260 [-494]. Un peu plus tard, la chronique est régulièrement et officiellement écrite ; et le livre annal (liber annalis) des pontifes relate désormais tous les noms des magistrats et tous les faits notables. Avant l’éclipse de soleil du 1er juin 351 [-403], qui, peut-être, n’est autre que celle du 20 juin 354 [-400], on n’en trouve aucune autre indiquée comme ayant été vue à Rome. Ce n’est guère non plus qu’au commencement du Ve siècle de la ville, que les chiffres du cens peuvent être tenus pour vrais. C’est aussi à partir de la seconde moitié du Ve siècle que sont inscrits dans la chronique toutes les expiations publiques, tous les signes merveilleux pour lesquels il est fait des sacrifices propitiatoires. Enfin, dans la première moitié de ce siècle encore, suivant toute apparence, le livre des annales a été organisé d’une façon régulière ; en même temps, cela va de soi, les anciennes listes ont été révisées suivant les calculs indiqués par nous tout à l’heure, en se conformant à l’ordre des années, et en y ajoutant, au cas de, besoin, un certain nombre d’années complémentaires. Mais le grand pontife a beau inscrire exactement les courses de guerre et les colonisations, les pestes et les temps de cherté, les éclipses et autres prodiges, les décès des prêtres et des hommes considérables, les nouvelles lois, les résultats du cens ; il a beau placer son livre dans sa demeure officielle, pour y perpétuer les souvenirs du passé, et les tenir à la disposition des citoyens, ce n’est point là encore l’histoire ; tant s’en faut. A la fin de notre période, les énonciations des annales, en ce qui touche les faits contemporains, étaient très insuffisantes, et laissaient le plus ample champ à l’arbitraire des annalistes futurs. On en trouve la preuve frappante quand on compare la mention qui y est faite de la campagne de 456 [298 av. J.-C.] avec le texte de l’inscription tumulaire du consul L. Scipion Barbatus. Impossible, pour les historiens postérieurs, de tirer des notes frustes du livre officiel un récit clair, lisible et suivi ; impossible pour nous, quand bien même nous le posséderions encore dans sa forme primitive[6], d’y puiser les matériaux d’un travail régulier et complet sur les événements de cette époque. Au reste, ce n’était point à Rome seulement que se tenait le livre annal. Chaque ville latine, comme elle a ses pontifes, a aussi son registré officiel : on le sait par quelques débris venus jusqu’à nous de ceux d’Ardée, d’Amérie, d’Interamne sur le Nar (auj. Terni[7]). Leur perte est chose regrettable : elles eussent fourni vraisemblablement, recueillies et comparées ensemble, un trésor de faits pareils à ces chroniques conventuelles où la critique moderne va chercher avec succès le tableau historique du moyen âge. Malheureusement, on a mieux aimé à Rome compléter les lacunes de l’histoire en donnant droit d’asile aux brillants mensonges des Grecs, ou à ceux imaginés à l’instar de la Grèce.

En dehors de ces maigres documents, rédigés d’une main peu sûre quoique officielle, on ne rencontre, durant la période actuelle, aucun travail réel d’histoire directe, enregistrant et les dates précises et les faits. De chroniques privées, nulle trace ; seulement, dans quelques maisons considérables, l’usage s’était établi de dresser des tables de famille, dont l’importance était grande au point de vue du droit : l’arbre généalogique y était peint sur les murs du vestibule. Assurément on y faisait mention des charges remplies ; et les listes, ainsi dressées, constituaient un sérieux point d’appui pour les traditions de famille ; un peu plus tard, il y fût joint des indications biographiques. Quant aux oraisons commémoratives [laudes], toujours prononcées aux funérailles des nobles morts, le plus souvent par un de ses proches, elles ne renfermaient pas seulement l’énumération de ses vertus et de ses dignités ; elles rappelaient aussi les exploits et les vertus des ancêtres ; et elles se transmirent de bonne heure de familles en familles par la tradition des souvenirs. Source précieuse de renseignements qui autrement, se seraient perdus, elles ont souvent aussi prêté matière aux falsifications et aux interversions de faits les plus audacieuses.

En même temps que l’histoire commence à être écrite à Rome, commence aussi pour les temps anté-historiques le travail des arrangements et des récits mensongers. Leur source est la même que partout ailleurs. Certains noms, certains faits, les rois Numa Pompilius, Ancus Marcius, Tullus Hostilius, la délaité des Romains par le roi Tarquin, puis l’expulsion des rois Tarquins par le peuple, s’étaient vraisemblablement perpétués dans la bouche de tous, en conservant, dans l’ensemble, le cachet de la vérité. Les traditions des races nobles, la chronique Fabienne, par exemple, avaient empêché d’autres faits de tomber dans l’oubli. Ailleurs, les institutions primitives, celles juridiques notamment, avaient revêtu les formes du symbole ou de l’histoire : témoin, la consécration de Rome, rattachée à la légende du meurtre de Remus ; la suppression de la vendetta du sang après le meurtre de Tatius ; les nécessités de la défense de la ville et les ordonnances relatives au pont de bois, concordant avec l’aventure d’Horatius Coclès[8] ; l’origine de l’appel au peuple, et l’exercice du droit de grâce racontés dans le beau récit des Horaces et des Curiaces ; témoin encore, l’affranchissement, et la collation du droit civique aux affranchis, dans l’affaire de la conjuration des Tarquins révélée par l’esclave Vindex ! Il en faut dire autant de la légende de la fondation de Rome, à l’aide de laquelle Rome se rattache au Latium, et à l’ancienne métropole latine d’Albe. D’autres faits encore : les surnoms, par exemple, portés par les grands citoyens ; devinrent l’objet de commentaires historiques. C’est ainsi que Publius Valerius, le serviteur du peuple (poplicola), donna matière à une multitude d’anecdotes. Le figuier sacré du Forum, d’autres lieux et d’autres particularités de la ville eurent, à leur tour, leurs chroniques pieuses nées en foule sur ce même sol où, mille ans plus tard, germeront les légendes des Merveilles de la ville (Mirabilia urbis[9]). En même temps on s’efforce de relier entre eux tous les contes, toutes les traditions ; de dresser la liste complète des sept rois, d’arrêter les dates de leurs règnes ; et, calculant par générations communes, de leur assigner une durée totale de 240 ans[10]. On commence même à inscrire ces calculs dans les relations officielles. Bientôt les traits principaux du récit, sa chronologie toute vicieuse se fixent, se précisent d’une manière immuable ; et cela, même avant l’ère littéraire des Romains. Quand, en 358 [396 av. J.-C.], la louve d’airain, allaitant les deux jumeaux Romulus et Remus, est fondue et érigée près du figuier sacré ; déjà les Romains, vainqueurs des Latins et des Samnites, professent, sur les origines de leur ville, des croyances populaires identiques à celles que Tite Live adoptera plus tard. Dès 465 [-289], le Sicilien Callias, fait mention des Aborigènes : imagination naïve et premier essai de la critique historique chez les races latines. Les chroniques veulent raconter toujours les temps antérieurs à l’histoire, et, si, elles ne remontent pas jusqu’à la création du ciel et de la terre, du moins elles s’efforcent d’aller jusqu’à celle des sociétés. Il est un fait certain, c’est que les tables des pontifes portaient inscrite l’année de la fondation de Rome. Et tout nous porte à croire que, quand, vers la première moitié du Ve siècle [vers 300 av. J.-C.], le collège des pontifes, ne se contentant plus des simples listes des magistrats, voulut écrire un véritable et plus utile annuaire, il plaça tout d’abord en tête l’histoire, inconnue jusque-là, des rois de Rome, et celle de leur chute. Puis, comme il reportait la fondation de la République au 13 septembre 245 [-509], jour de la consécration du temple de Jupiter Capitolin, il fit ainsi concorder (mais ce n’était là qu’une vaine apparence), et la chronologie des annales, et les faits sans date antérieurs à l’histoire. L’Hellénisme n’a pas été non plus sans faire sentir aussi son influence dans ces rédactions primitives. Les rêveries relatives aux Aborigènes et à la population qui leur a succédé ; les récits de la vie pastorale avant la culture vies terres ; Romulus métamorphosé en un dieu Quirinus, ont un aspect fortement grec. Numa, cette pieuse et nationale figure, la sage nymphe Egérie, subissent de nombreuses retouches ; leur légende s’altère par le mélange de traditions pythagoriciennes étrangères, et n’appartiennent déjà plus à la pure primitive époque romaine. De même que les récits des temps préhistoriques de Rome, les généalogies des grandes familles sont remaniées et complétées : il se fait, à leur occasion, tout un travail héraldique qui, bon gré, mal gré, rattache ces familles à d’illustres aïeux : ainsi les Æmiliens, les Calpurniens, les Pinariens et les Pomponiens descendront des quatre fils de Numa, Mamercus, Calpus, Pinus et Pompo : ailleurs les Æmiliens veulent avoir pour ancêtres Mamercus, fils de Pythagore, surnommé Αίμύλος, le persuasif. En dépit de ces réminiscences grecque, que l’on retrouve partout, il faut dire pourtant que l’histoire de la ville et des gentes, à cette époque, conserve son caractère propre et relativement national : elle est vraiment liée à Rome, et elle tend bien moins à jeter un pont entre Rome et la Grèce, qu’entre Rome et le Latium.

Rattacher l’Italie à la Grèce, tel est, au contraire, le but de tous les récits, de toutes les fictions helléniques. Chez les Grecs, la légende suit pas à pas et partout les connaissances géographiques, à mesure qu’elles s’étendent ; et les romans sans nombre de leurs navigateurs errants transforment en une sorte de drame les descriptions de la terre qu’ils nous ont laissées. Mais, en même temps, leur légende est rarement naïve et originale. Dans le premier, livre d’histoire où se trouve mentionné le nom de la Rome ancienne (l’histoire sicilienne d’Antiochus de Syracuse, s’arrêtant en 330 [424 av. J.-C.]), on lit qu’un homme appelé Sicelus est allé de Rome en Italie, c’est-à-dire dans la péninsule du Bruttium. Ce récit met simplement en œuvre l’affinité de race des Romains, des Sicules et des Bruttiens, ou Brettiens : la main des artistes grecs n’en a point encore travesti la couleur ; mais c’est là aussi une rare exception. Les Grecs éprouvent avant tout le besoin de représenter le monde barbare comme issu d’eux, ou conquis par eux ; et, dès les temps reculés, ils prétendent enlacer les terres de l’Ouest dans le réseau de leurs fables. — En ce qui touche l’Italie, le mythe d’Hercule, et celui des Argonautes n’ont qu’une minime importance ; toutefois, Hécatée (mort après 257 [-497]) connaît déjà les colonnes d’Hercule : de la mer Noire, il conduit le navire Argo dans l’océan Atlantique ; et de là dans le Nil, d’où il le fait rentrer dans la Méditerranée. Les voyages des héros, au retour de la guerre de Troie, sont, d’un tout autre intérêt. Quand se lève l’aurore des connaissances géographiques relatives à l’Italie, on voit Diomède errant dans l’Adriatique, et Ulysse égaré dans les mers Tyrrhéniennes. Ces dernières régions, du moins, répondent assez bien aux indications de la légende homérique. Jusque dans le siècle d’Alexandre, elles passent, chez les Grecs, pour le théâtre des hauts faits du héros de l’Odyssée ; Éphore, qui finit d’écrire en 414 [-340], et le prétendu Scylax (vers 418 [-336]), suivent à peu de chose près la même tradition. Des voyages des Troyens fugitifs, les anciens poèmes ne disent rien. Homère même fait régner Énée dans la Troade sur les Troyens qui ont survécu à la chute d’Ilion. C’est Stèsichore, ce grand remanieur des mythes, qui le premier (121-202 [-633/-552]) dans un récit de la destruction d’Ilion a conduit Énée dans l’Ouest : enrichissant ainsi la mythologie de sa patrie et celle de son  pays d’adoption, la Sicile et l’Italie méridionale, il y mit de nouveau, en face les uns des autres, les héros troyens et les chefs hellènes. Le premier, il esquissa ces fables poétiques adoptées aussitôt, et achevées par les poètes ses successeurs : déjà il montre Énée sortant des ruines fumantes de Troie avec sa femme et son enfant, et portant son vieux père sur les épaules : il identifie même, chose remarquable, les Romains avec les Autochtones siciliens et italiotes. Misène, par exemple, le clairon de la flotte, est l’éponyme d’un promontoire célèbre[11]. Le vieux mythologue entrevoyait vaguement certaines affinités entre les Barbares italiotes et les Grecs : il s’était imaginé que sur la terre italienne, les premiers se rattachaient par de poétiques liens aux Achéens et aux Troyens d’Homère. En effet, la nouvelle fable troyenne se mêle de plus en plus avec l’ancienne Odyssée, à mesure qu’elle se répand dans la péninsule. Selon Hellanicus (qui écrivait vers 350 [404 av. J.-C.]), Ulysse et Énée seraient venus en Italie par la Thrace et le pays des Molosses (Épire) ; mais une fois débarquées, les femmes troyennes auraient brûlé les vaisseaux ; puis Énée aurait fondé Rome, en lui donnant le nom de l’une d’elles. Aristote (370-432 [-384/-322]), lui aussi, raconte, mais avec moins d’absurdes détails, qu’une flotte achéenne, jetée à la côte latine, aurait été incendiée par les esclaves troyennes ; et que les Latins descendraient précisément, et des Hellènes ainsi contraints à demeurer sur le sol italien, et de ces femmes venues d’Ilion. La légende se compliqua en outre d’éléments indigènes, dont la connaissance avait été portée, jusqu’en Sicile vers la fin de ces siècles, à l’aide des relations actives existant entre cette île et la péninsule ; et dans la version de la fondation de Rome, adoptée par le Sicilien Callias (vers 465 [289 av. J.-C.]), on trouve mêlés et confondus les mythes d’Ulysse, d’Énée et de Romulus[12]. Mais le véritable auteur de la légende définitive et populaire de l’émigration des Troyens, est Timée de Tauromenium [Taormine], en Sicile, dont le livre s’arrête en 492. Le premier, il conduit Énée à Lavinium, que celui-ci fonde d’abord, et où il assoit ses pénates troyens ; plus tard, il lui fait aussi bâtir Rome. Timée semblé avoir enfin opéré le mariage de la légende d’Énée et de celle de l’Élise ou Didon tyrienne : à l’entendre, c’est Didon qui aurait fondé Carthage ; et la même année aurait vu naître les deux villes plus tard rivales. Toutes ces nouveautés trouvèrent créance, soit à raison même du lieu et du temps où écrivait Timée, alors que se préparaient les orages des guerres entre Rome et Carthage, soit aussi parce que les mœurs et les usages du Latium avaient fourni un texte aux nombreux récits colportés en Sicile : ce qu’il y a de sûr, c’est que la fable de l’Énéide n’a pas été inventée dans le Latium, et qu’elle n’a pu y venir que comme tant d’autres chimériques romans colportés par la vieille faiseuse de contes[13]. Timée avait sans doute ouï parler du temple des Dieux domestiques érigé à Lavinium ; mais pour aller y retrouver les Pénates apportés de Troie par les Ennéades, il lui a fallu, certes, puiser dans sa propre fantaisie. J’en dirai autant du fameux et habile parallèle entre le cheval romain des sacrifices[14] d’octobre et le cheval, instrument funeste de la ruine de Troie ! J’en dirai, autant de cet inventaire exact et précis des sanctuaires de Lavinium, où se voyaient, suivant le véridique auteur, des bâtons de héraut en fer et en airain, et jusqu’à un vase d’argile, fabriqués à Troie ! Par malheur, nul n’avait vu ces dieux pénates dans les siècles qui suivirent : mais qu’importe ! Timée est bien l’un de ces historiens qui ne sont jamais plus sûrs de leur fait que quand ils parlent de l’inconnu. Polybe avait raison en conseillant de ne pas le croire, surtout quand il se vantait, comme au cas actuel, de s’appuyer, exclusivement sur les sources. Ce rhéteur de Sicile n’osa-t-il pas aussi placer en Italie le tombeau de Thucydide ? Et la plus grande gloire d’Alexandre, à ses yeux, ne consista-t-elle pas à avoir dompté l’Asie en moins de temps qu’il n’en fallut à Isocrate pour composer et limer son Panégyrique ? Timée fût réellement l’homme prédestiné à remuer et pétrir toutes ces poésies naïves des anciens siècles : le jeu du hasard a fait une étrange et illustre destinée à son œuvre indigeste.

Les fables helléniques, relatives à l’Italie, sont donc venues de Sicile. Ont-elles déjà trouvé faveur dans la Péninsule, à l’heure où nous sommes ? Nous n’oserions l’affirmer. On peut admettre que déjà la légende a préparé les fils divers à l’aide desquels, plus tard, on rattachera au cycle Ulysséen la fondation de Tusculum, de Prœneste, d’Antium, d’Ardée et de Cortone ; et qu’à Rome aussi, du moins dans les derniers temps, le peuple commençait à croire à son origine Troyenne. Les premiers contacts diplomatiques entre Rome et les terres de l’Est consistent dans l’intervention du Sénat en faveur des parents de race de la Troade (en 472 [282 av. J.-C.]). Quoi qu’il en soit, la fable d’Énée est toute neuve en Italie : on le voit bien en comparant sa géographie, si pauvre encore, avec celle non moins pauvre de l’Odyssée : elle n’a reçu sa rédaction dernière et sa complète concordance avec la légende romaine ancienne, que dans les temps de beaucoup postérieurs.

Pendant que chez les Grecs, l’Histoire ou la légende que l’on appelait de ce nom, reconstruisait à sa manière les origines de l’Italie, elle laissait absolument de côté le récit des faits contemporains. Un tel oubli porte avec soi la condamnation dans l’art historique de ces temps. A la même époque, et au cours de leur décadence, les écrivains helléniques nous ont infligé les plus sensibles pertes. C’est à peine si Théopompe de Chios (il s’arrête en 418 [-336]) mentionne en passant la prise de Rome par les Gaulois. Aristote, Clitarque, Théophraste, Héraclide du Pont, mort vers 450 [-304], disent deux mots à peine de certains faits intéressant les Romains. Vient enfin Hiéronyme de Cardie, l’historiographe de Pyrrhus. Il écrit aussi la chronique de ses guerres italiennes ; et par lui, pour la première fois, l’art grec ouvre enfin la série de ses monuments relatifs à l’histoire romaine proprement dite.

La jurisprudence a été fondée sur une base impérissable par la codification du Droit civil, en 303 et 304 [-451 et -450]. Le:code en question est bien connu sous le nom de lois des XII Tables. Il est en même temps la plus ancienne œuvre écrite en latin qui puisse s’appeler un livre. Dans le fond, les lois Royales elles-mêmes, comme on les appelait, ne sont pas d’une date beaucoup plus récente. Elles ne consistaient guère, d’ailleurs, qu’en une série de prescriptions le plus souvent relatives aux rites, fondées sur la coutume, et vraisemblablement portées à la connaissance de tous, sous forme de soi-disant ordonnances des rois, par le collège des Pontifes ; lesquels, s’ils n’avaient pas le pouvoir de légiférer, avaient du moins celui de déclarer les lois. Je suppose que, dès les premiers temps de notre période, les sénatus-consultes les plus importants, sinon les plébiscites, ont été régulièrement conservés par l’écriture : nous savons que, dans les premières luttes civiles entre les classes, on s’en disputait aussi la garde.

En même temps qu’augmentait le nombre des textes, la science du droit voyait aussi ses fondements se poser et s’affermir. Les magistrats, nouveaux chaque année, les juges jurés, pris dans le sein du peuple, avaient besoin de l’avis d’hommes spéciaux (auctores), sachant la procédure et les précédents, et pouvant, à défaut de précédents fournir les motifs solides de la décision juridique. Les Pontifes, consultés sans cesse pour l’indication des jours fastes ou judiciaires, pour les actes du droit sacré, pour toutes les difficultés relatives au culte des Dieux, se mirent à donner aussi des consultations sur les points de droit. Ce fut donc au milieu d’eux que se forma la tradition, longtemps prédominante dans la loi privée des Romains, d’un système des formules pour toutes les actions à porter régulièrement en justice. Vers 450 [304 av. J.-C.], Appius Claudius, ou son greffier Gnœus Flavius, publia, avec le Calendrier des jours fastes, le plus ancien recueil des Actions. Mais ce premier essai, d’un art qui n’avait pas encore conscience de lui-même, demeura longtemps isolé et incomplet. Déjà, d’ailleurs, les connaissances et la profession du légiste étaient une puissante recommandation auprès du peuple ; elles ouvraient la voie vers les hautes dignités. Que si, pourtant, l’on raconte que le premier Pontife plébéien, Publius Sempronius Sophus (consul en 450) et que le premier Grand Pontife, également plébéien, Tiberius Coruncanius (consul en 474 [-280]), durent leurs succès surtout à leur science juridique, c’est là plutôt une conjecture émise par les écrivains des temps postérieurs, qu’un exemple formellement attesté par la tradition.

La genèse des langues latines et italiotes se place, on le sait, avant la période actuelle. Quand s’ouvre celle-ci, le latin est déjà constitué, dans ses éléments essentiels. On s’en convainc facilement en lisant les fragments qui nous restent des XII Tables ; fragments dont l’idiome nous est arrivé, sans doute, modernisé par la tradition orale ; mais où l’on trouve cependant un certain nombre de mots archaïques et de rudes liaisons ; où l’on remarque, par exemple, l’abandon du sujet indéfini. D’ailleurs, nulle difficulté d’interprétation, comme il s’en rencontre dans le chant des Arvales. La langue ressemble bien plus à celle de Caton qu’à celle des anciennes litanies. Si, au commencement du VIIe siècle, les Romains avaient peine à comprendre les écrits du Ve, cela provenait, sans doute, de ce que la critique philologique n’existait pas encore, non plus que l’étude des anciens monuments. Par contre, au moment où commence la rédaction et l’interprétation des lois écrites, la langue des affaires se fixe et se développe : elle a ses formules et ses inflexions déterminées ; elle énumère sans fin les détails de sa casuistique ; et ses périodes à perte d’haleine, ne le cédant en rien à la phraséologie des Anglais modernes en ce genre, se recommande aux initiés par la subtilité précise de ses définitions ; tandis que, pour le commun public, selon la nature ou l’humeur de chacun, elle est un objet de respect, d’impatience ou de colère.

Enfin, nous assistons aussi au début de la philologie rationnelle, appliquée aux idiomes indigènes. D’abord, comme nous l’avons vu plus haut (Livre 1), les dialectes latins et sabelliques menaçaient de tomber dans la barbarie : élision des désinences, assourdissement des voyelles et des consonnes délicates, il se fait là un travail pareil à celui dont les idiomes romans ont subi les effets, au Ve et au VIe siècle de l’ère moderne. Mais bientôt une réaction s’opère : chez les Osques, les lettres d et r ; chez les Latins, le g et le k, un instant confondus, se séparent de nouveau, et reprennent leurs signes distincts. L’o et l’u, qui n’ont point eu jadis leurs caractères séparés dans l’osque, et qui, bien distincts d’abord dans le latin, avaient aussi paru devoir se confondre, reprennent tous deux leur type propre. L’i osque se dédouble en deux signes et deux sons ; enfin l’écriture se conforme à la prononciation, autant du moins qu’il est possible ; par exemple, chez les romains l’s fait constamment place à l’r. Certains indices chronologiques reportent ces remaniements au Ve siècle. Ainsi, vers l’an 300 [454 av. J.-C.], on ne trouve pas encore le g latin ; vers 500 [-254], on le rencontre. Le premier consul de la Gens Papiria qui écrive son nom Papirius et non Papisius, a été consul en 418 [-336] ; et l’on attribue généralement l’emploi de l’r au lieu de l’s à Appius Claudius, censeur en 442 [-312]. Nul doute que ces perfectionnements de la langue parlée ne soient concomitants avec les influences croissantes de la civilisation grecque. Ne voit-on pas en effet celle-ci pénétrer partout à la fois dans les mœurs et dans les usages des italiques ? Et de même que les monnaies de Capoue et de Nola sont infiniment plus belles que les as d’Ardée et de Rome ; de même aussi l’écriture et la langue, se régularisent et se complètent plus vite dans les régions campaniennes que dans le Latium. Aussi, en dépit des efforts faits par les Romains, leur langue et leur écriture sont encore assez mal fixées. On le voit par les inscriptions qui nous sont restées du Ve siècle : les m, les d, les s finales, et les n, dans le corps des mots, y sont placés ou retirés de la façon la plus arbitraire : les voyelles o et u, e et i tantôt se confondent et tantôt se distinguent[15]. Enfin, très vraisemblablement, les Sabelliens avaient fait plus de progrès sous ce rapport, tandis que les Ombriens n’étaient encore que légèrement entamés par les influences régénératrices de la Grèce.

La jurisprudence et la grammaire commençant à fleurir ; l’instruction élémentaire, qui remontait déjà à l’époque précédente, dut en recevoir une certaine impulsion. Le livre d’Homère, le plus ancien des livres grecs, le Code des XII Tables, le plus ancien écrit romain, ont été, chacun dans leur patrie respective, la base de l’enseignement. Les enfants de Rome eurent à apprendre par cœur, c’était là leur principale étude, le manuel de droit civil et politique condensé dans les XII Tables. Outre les maîtres de lettres latines (litteratores), il y avait aussi à Rome, depuis que la langue grecque était devenue l’indispensable auxiliaire du commerçant, de l’homme d’État, des professeurs de langue grecque (grammatici[16]), tantôt esclaves ou intendants du chef de maison, tantôt instituteurs privés, qui enseignaient la lecture et l’écriture grecques, soit chez eux, soit au domicile de l’élève. Le bâton avait son rôle dans l’éducation, comme à l’armée, comme dans la police, nous n’avons pas besoin de le dire[17]. L’éducation n’avait d’ailleurs, pas encore franchi les degrés élémentaires ; et nulle distinction sociale ne séparait le Romain instruit du Romain resté ignorant.

Les Romains n’ont jamais marqué dans les sciences exactes et dans les arts mécaniques : en ce qui touche notre époque, la preuve en ressort d’un fait unique qui s’y rapporte sûrement ; je veux parler de la rectification du calendrier essayée par les Décemvirs. Abandonnant celui jusqu’alors en usage, et calculé sur l’antique période triétérique, que l’on sait si imparfaite ; ils cherchèrent à le remplacer par la période attique de huit ans (ỏxταετηρíς), qui garde le mois lunaire de vingt-neuf jours et demi ; donne à l’année solaire trois cent soixante-cinq jours et demi, au lieu de trois cent soixante-huit jours trois quarts ; et qui assignant immuablement à l’année commune une durée de trois cent soixante-quatre jours, au lieu de leur ajouter, ainsi qu’on l’avait fait jusqu’alors, cinquante-neuf jours tous les quatre ans, en ajoute tous les huit ans quatre-vingt-dix. Partant de ces bases, les réformateurs actuels, tout en conservant les autres dispositions en vigueur dans les années intercalaires du cycle quadriennal, projetèrent d’abord de raccourcir de sept jours, non pas les mois intercalaires eux-mêmes, mais bien les deux mois de février ; et de leur assigner non plus vingt-neuf et vingt-huit jours, mais vingt-deux et vingt-et-un jours seulement. Puis, ignorants qu’ils étaient des sciences mathématiques, inspirés d’ailleurs par des scrupules pieux, et ayant égard plus que de raison à la fête du Dieu Terme, qui précisément tombe dans ces mêmes jours de février, ils embrouillèrent tout en essayant de tout réformer, et donnèrent aux deux mois en question vingt-quatre et vingt-trois jours, portant ainsi l’année solaire romaine à trois cent soixante-six jours et un quart. De là dans le calendrier nouveau un désordre considérable auquel il fallut promptement porter remède. Les mois devenant par trop inégaux, il  n’était plus possible de compter par mois du calendrier, ou par périodes déca-mensuelles. Quand donc il fut besoin de préciser les dates, on calcula par périodes de dix mois de l’année solaire de trois cent soixante-cinq jours, ou par les dix mois, comme on les appelait, de trois cent quatre jours. En outre, les paysans italiens pratiquèrent spécialement, et cela, de bonne heure, le calendrier rural d’Eudoxus, basé sur l’année solaire égyptienne de trois cent soixante-cinq jours et un quart (Eudoxus florissait en 386 [368 av J.-C.])[18].

Dans les arts du dessin et de la construction, arts étroitement liés aux sciences mécaniques, les oeuvres des Italiques donnent une meilleure idée de leur savoir-faire. Non que leurs travaux se recommandent par une originalité vraie, loin de là, ils portent tous l’empreinte de cet esprit d’imitation, qui caractérise les créations plastiques de l’Italie. Mais si, à ce point de vue, l’intérêt artistique leur fit défaut, une haute valeur historique demeura du moins attachée à tous ces remarquables témoins de relations internationales appartenant à une époque oubliée et jadis actives, et à tous ces curieux produits de l’industrie des divers peules italiques, pour qui, à l’exception de Rome victorieuse, l’histoire avait déjà irrémissiblement pris fin. Rien de nouveau à dire sur ce sujet mais ce que nous avons dit et démontré ailleurs (Livre I) se confirme ici d’une façon plus complète et plus saisissante. La Grèce circonvient de tous côtés, et presse à la fois les Étrusques et les Italiotes ; là, les arts qu’elle vivifie sont plus riches et plus luxueux, ici, ses succès sont plus grands encore, en ce qu’ils revêtent un caractère plus intelligent et plus sérieux.

Dans toutes les contrées de la Péninsule, l’architecture, à ses débuts même, suit les leçons de la Grèce, on ne saurait trop le répéter. Fortifications des villes, aqueducs, tombeaux fermés de forme pyramidale, temples toscans, toutes les constructions ressemblent en somme aux édifices analogues de la Hellade. Nul débris n’est resté de l’architecture étrusque de ces temps, et l’on ne rencontre en Toscane ni la trace d’un principe nouveau reçu du dehors, ni un monument de conception originale. En vain citerait-on les caveaux fastueux, la tombe de Porsena à Chuisi, par exemple, décrite par Varron, plus tard. Elle ne fait rien que rappeler les magnificences singulières et stériles des Pyramides de l’Égypte. — Dans le Latium, il en est de même. Durant un siècle et demi à dater de la République, l’art latin se traîne dans l’ancienne ornière ; et même, il semble qu’il ait perdu plutôt que gagné. Le seul édifice important qu’on puisse nommer, est le temple de Cérès, bâti près du grand cirque, en 261 [493 av. J.-C.]. Il passera, sous les Empereurs, pour un modèle du style toscan. Toutefois, vers les derniers temps de la période actuelle, un nouvel esprit se fait jour dans l’art italique, dans l’art romain surtout. L’ère grandiose du plein-cintre commence. Non que nous nous croyions fondés à le dire, lui et la voûte, d’invention purement italienne. S’il est bien certain qu’aux premiers temps de leur architecture, les Grecs ne les ont ni connus ni employés ; si le toit de leur temple était de construction plate, ou à deux pans inclinés, tout porte à croire cependant qu’ils les ont découverts plus tard dans les applications de la mécanique rationnelle ; et leur tradition expresse en attribue l’honneur au physicien Démocrite (294-387 [460-367 av. J.-C.]). Mais cette concession faite, et l’antériorité des Grecs admise, il faut aussi reconnaître avec tout le monde et probablement avec la raison, que les voûtes de la cloca maxima de Rome, que la voûte substituée un jour à la couverture pyramidale de la citerne capitoline sont assurément les plus anciens spécimens existants du système du plein-cintre. Il faut aussi croire que leur construction ne remonte point aux Rois, et qu’elle appartient à l’ère républicaine (Livre I). Au temps des Rois, en effet, il n’y a eu en Italie que des toitures plates ou à vive arête. Que l’on attribue à qui l’on voudra, du reste, l’invention du plein-cintre ; en architecture plus qu’ailleurs, l’application en grand du principe théorique est chose aussi méritoire au moins que sa découverte elle-même or, cet honneur revient sans conteste à l’art romain. Avec le Ve siècle commencent à sortir de terre ces portes, ces ponts, ces aqueducs, bâtis dans le système auquel le nom romain demeurera indissolublement attaché. Bientôt s’élèvent aussi, enfants du plein-cintre, le temple en rotonde, et la coupole, ces formes que les Grecs n’ont jamais pratiquées ; que les Romains ont au contraire adoptées, et qui convenaient si bien à plusieurs de leurs cultes exclusivement nationaux, celui de Vesta, par exemple[19]. On peut faire la même observation en ce qui touche maint autre fait d’une importance moindre, bien que considérable encore. Que l’on conteste aux Romains, dans toutes ces circonstances, et le savoir artistique, et l’originalité, d’accord ; mais les larges et solides pavés de leurs voies, leurs indestructibles chaussées, leurs tuiles larges, dures et sonores, l’éternel ciment de leur maçonnerie expriment au vrai l’inébranlable solidité et l’activité énergique du peuple de Rome.

Comme l’architecture, et mieux qu’elle encore, s’il est possible, les arts du dessin et de la statuaire, pour n’avoir pas été dans la réalité fécondés et fertilisés par la Grèce, avaient du moins reçu les premières semences de la main des Hellènes. Nous avons vu déjà (Livre I) que frères puînés de l’architecture, ils avaient pourtant fait quelques progrès en Étrurie, dès les temps des rois romains ; mais leur développement principal, et en Étrurie, et dans le Latium, appartient à la présente période : ce qui le prouve, c’est que dans les provinces conquises au VIe siècle sur les Étrusques par les Gaulois et par les Samnites, on ne rencontre, pour ainsi dire, aucun vestige de l’art toscan. La plastique étrusque s’adonna tout d’abord et principalement au travail des terres cuites, de l’airain et de l’or : les riches couches argileuses, et les gisements de cuivre de l’Étrurie, comme aussi son commerce, offraient toutes facilités sous ce rapport. Les terres cuites se fabriquaient en quantités énormes, à en juger par les innombrables antéfixes et figurines, qu’on a retrouvées dans les ruines, et dont les Étrusques chargeaient les murs, les pignons et les toits de leurs temples. Ils en exportaient aussi beaucoup dans le Latium. L’art des bronzes ne reste pas en arrière. Les fondeurs osaient couler des statues même colossales, hautes de cinquante pieds, par exemple à Volsinies, le Delphes de l’Étrurie, on ne comptait, dit-on, pas moins de deux mille statues de bronze (vers 489 [265 av. J.-C.]). Mais la statuaire de pierre ne commença ses essais que plus tard : c’est ce qui arrive partout. Ici, d’ailleurs, outre les raisons ordinaires, on peut alléguer, encore l’absence de matériaux convenables ; car alors, on n’avait pas découvert les carrières de marbre de Luna (Carrare). — Pour quiconque est descendu dans les splendides caveaux funéraires de l’Étrurie méridionale, il semblera facilement admissible que les coupes d’or tyrrhéniennes aient été tenues en estime jusque dans l’Attique. L’art du lapidaire, quoique moins ancien, a aussi fleuri en Étrurie. Imitateurs serviles des Grecs, leurs égaux d’ailleurs par l’habileté de main, les dessinateurs et les peintres toscans ont fait des prodiges dans la ciselure linéaire sur métal, et dans la peinture murale monochrome.

Que si nous leur comparons les Italiques proprement dits, ils nous semblent d’abord bien pauvres en face de cette richesse artistique de l’Étrurie. Mais d’un examen plus attentif il ressort promptement que les peuples sabelliques et latins étaient, infiniment mieux doués que leurs voisins du nord. Commençons par le dire, dans les régions sabelliques pures, dans la Sabine, les Abruzzes, le Samnium, nous ne trouvons pas d’œuvres d’art, pour ainsi dire : les monnaies même manquent. Il en fut autrement chez les tribus qui touchaient aux rivages des mers Tyrrhénienne et Ionienne. Là, l’art grec ne s’est pas seulement propagé, comme en Étrurie, par ses côtés matériels, il s’y est acclimaté, plus ou moins complètement. A Vélitres [Velletri], où, malgré l’introduction d’une colonie romaine, et l’admission des habitants au droit passif de cité, la langue et les mœurs étaient volsques, et ont longtemps persisté, on a trouvé des terres cuites d’un faire original et plein de vie. Dans l’Italie inférieure, la Lucanie n’a été qu’a peine effleurée par les Grecs ; mais dans la Campanie et le Bruttium, où les Sabelliens et les Hellènes mêlèrent leurs langues et leurs nationalités, ils ont aussi parcouru ensemble tous les chemins de l’art. Les monnaies campaniennes et bruttiennes, sous ce rapport, se placent absolument sur la même ligne que les médailles grecques contemporaines ; et, s’il n’y avait la différence des inscriptions, il serait difficile de les distinguer les unes des autres.

En ce qui touche les Latins, il n’est pas moins sûr, quoiqu’on sache moins généralement le fait, que si les Étrusques les devançaient beaucoup par la richesse et la profusion de leurs objets d’art, ils ne l’emportaient sur eux ni par le sentiment, ni par l’habileté de main. La taille des pierres précieuses, savamment pratiquée dans la luxueuse Étrurie, était, il est vrai, inconnue à Rome ; et les ouvriers latins n’exportaient pas comme leurs voisins des pièces d’orfèvrerie et des terres cuites. Les temples latins n’étaient pas non plus surchargés de reliefs de bronze ou d’argile ; les tombeaux du Latium n’étaient pas remplis d’ornements d’or ; enfin, l’on n’y voyait pas les murailles resplendir de peintures variées. Il n’importe : dans l’ensemble, l’avantage ne demeure pas aux Étrusques. La figure du Janus, aux yeux dès Latins véritable image de la divinité, peut-être, n’est rien moins qu’une invention maladroite : l’art étrusque n’a pas produit d’œuvre aussi originale. Le temple ancien de Cérès témoignait des travaux d’artistes grecs de renom, venus à Rome ; le sculpteur Damophile qui, avec Gorgasus, l’orna de terres cuites peintes, est le même sans doute que Démophile d’Himère, qui fut le maître de Zeuxis (vers 300 [454 av. J.-C.]). Rien de plus instructif et de plus intéressant que les divers monuments d’art qui, parvenus jusqu’à nous, ou mentionnés, dans les sources, nous permettent encore aujourd’hui de comparer et d’asseoir notre jugement. Des monuments de pierre du Latium, il ne reste guère qu’un sarcophage de style dorique, appartenant à la fin de la période présente, et connu sous le nom de sarcophage du consul romain Lucius Scipion ; la simplicité noble de ses lignes ferait honte à toutes les oeuvres étrusques du même genre. Dans les tombeaux toscans on a rencontré bon nombre de beaux bronzes d’un style archaïque sévère, des casques, des lampes et autres objets analogues ; mais nul d’entre eux ne saurait être comparé à la louve de bronze, faite du produit des amendes criminelles, et placée (l’an 458 [296 av. J- C.]) près du figuier ruminal, sur le Forum[20] ; ce morceau d’art fait encore le plus bel ornement du Capitole moderne ! Les fondeurs latins ne reculaient pas plus que leurs voisins devant de grandes dépenses c’est ainsi que Spurius Carvilius (consul en 461 [-293]), avec les armures prises sur les Samnites, fit couler pour le Capitole une statue colossale de Jupiter, aux pieds de laquelle se voyait debout la statue du vainqueur, celle ci fondue avec les rognures tombées sous le burin du ciseleur. On apercevait le colosse depuis le mont Albain. Parmi les monnaies coulées en bronze, les plus belles appartiennent certainement au Latium méridional ; les monnaies romaines et ombriennes sont médiocres ; celles étrusques sont presque sans effigie, et souvent même tout à fait barbares. Les peintures murales que Gaius Fabius fit faire dans le Temple du Salut, consacré au Capitole, en l’an 452 [-302], enlevaient encore, et pour le dessin et pour la couleur, tous les éloges des artistes grecs si habiles du siècle d’Auguste ; enfin, les critiques enthousiastes de l’ère impériale admirent sans réserve et prisent comme des chefs-d’œuvre les fresques de Cœré, et surtout les fresques romaines, celles de Lanuvium ou celles d’Ardée. Le dessin au trait sur métal servait en Étrurie à l’ornement des miroirs à main ; dans le Latium il était davantage employé pour les cistes ou cassettes de toilette. Il est toujours assez rare chez les Latins, sauf à Préneste, où on le voit en faveur. Les miroirs toscans, comme les cassettes prénestines, offrent aussi de précieux spécimens : toutefois, ici encore la palme appartient aux travaux de ce dernier genre, à la ciste sortie, sans doute dans ces temps, de l’atelier d’un maître prénestin. L’antiquité tout entière ne nous a pas légué d’œuvres graphiques d’un caractère plus parfait et plus beau, d’un art plus pur et plus sérieux à la fois que ceux qui donnent tant de prix à la ciste ficoronienne[21].

Le caractère général des œuvres d’art étrusques consiste dans le luxe barbare, excessif, de la matière et du style, joint à la pénurie absolue de sentiment. Là où le maître grec se contente d’une rapide esquisse, son disciple toscan appesantit une attention studieuse, pénible et qui sent l’écolier : à la place de la matière légère, et des proportions modestes adoptées par les Grecs, l’Étrusque affecté là grandeur démesurée : il lui faut pour son travail, un objet précieux ou un sujet simplement bizarre. Il ne sait pas imiter sans exagérer : chez lui la sévérité devient dureté, l’agrément mollesse ; la terreur devient horrible ; la volupté se change en luxure ; et l’on y constate cette décadence croissante à mesure que va s’affaiblissant l’impression première venue des Hellènes, et que l’art toscan se voit réduit à ses propres forces. Ce qui nous frappé encore, c’est la persistance des formes et du style traditionnel. Faut-il expliquer ce phénomène par ce fait qu’au commencement, les relations amicales s’étant établies entre les Étrusques et les Grecs, ceux-ci auraient d’abord répandu chez les premiers les semences de l’art ; puisque, plus tard, les hostilités ayant succédé à la paix, l’Étrurie aurait fermé ses portes à ses maîtres, avant d’avoir pu franchir sous leur conduite les étapes progressives de son éducation artistique ? N’y a-t-il pas plutôt lieu de croire que la nation étrusque s’est arrêtée dans la voie qui s’ouvrait, par l’effet même de son immobilité intellectuelle ? Toujours est-il que l’art chez elle est resté ce qu’il était au jour où le secret lui en avait été transmis. On vit alors, chose bizarre, cet enfant mal venu de la civilisation grecque, passer aux yeux de tous pour l’initiateur et le père de celle-ci. Dès que les Toscans ne se sont plus contentés de conserver immuable le style de l’art rudimentaire importé dans leur pays, ils n’ont plus été que de pauvres ouvriers dans les branches nouvelles, la statuaire en pierre, ou la fonte des monnaies de bronze, par exemple : nouvelle preuve de la stérilité rapide de leur génie ! Le même enseignement ressort des peintures, des vases, extraits en quantités innombrables des caveaux funéraires des âges plus récents. Si l’industrie des poteries avait été contemporaine de la ciselure au trait sur les métaux, ou de la fabrication des terres cuites coloriées, ils eussent aussi appris à les produire en grand, et à les faire relativement belles ; mais quand celles-ci devinrent un luxe à la mode, les Étrusques laissés à eux-mêmes manquèrent tous leurs essais d’imitation. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner les quelques vases que nous possédions, portant des inscriptions dans leur langue. Aussi bientôt, au lieu de les fabriquer chez eux, ils allèrent les acheter au dehors.

Pour être tout à fait dans le vrai, nous devons néanmoins distinguer entre l’Etrurie du nord et celle du sud. Les différences y sont en effet remarquables dans les choses de l’art. C’est dans le sud, et notamment dans les régions de Cœré, Tarquinies et Vulci, que l’on retrouve ces pompeuses décorations des temples, ces peintures murales, ces joyaux d’or, et ces poteries coloriées. Dans le nord, plus rien, ou presque rien. On ne connaît pas un seul caveau décoré de peintures au-delà de Chuisi. Les villes étrusques du sud, Véies, Cœré, Tarquinies passaient, selon la tradition romaine, pour les berceaux et les capitales de l’art toscan ; tout au nord au contraire, Volaterra, la cité ayant le plus vaste territoire, demeure aussi la plus étrangère à l’art. Dans la Sud-Étrurie, a pénétré une demi culture hellénique : ailleurs la barbarie antique persiste. La raison de cette remarquable divergence tient en partie à une nationalité plus mêlée déjà et altérée par les contacts étrangers, dans le sud (Livre I). Elle peut aussi s’expliquer par la puissance essentiellement variable, selon les temps et les lieux, des influences helléniques. A Cœré, par exemple, les Grecs imprimaient un mouvement décisif à l’art ; ailleurs, il s’en fallait qu’il en fût ainsi. Dans tous les cas, et qu’on les expliqué comme on le voudra, ces curieuses différences ne sauraient être contestées. Mais l’Étrurie du sud fut promptement conquise et faite romaine, et l’art étrusque y fut frappé à mort par la conquête ; quant au nord, abandonné à lui-même, il ne pouvait rien produire dans les arts ; ses monnaies de bronze sont là, qui l’attesteraient au besoin.

Tournons encore nos regards vers le Latium : là non plus, ne se montre pas un monde artistique nouveau. Il faudra des siècles de progrès pour tirer du principe du plein-cintre une architecture ignorée des Grecs, et pour mettre la statuaire et la peinture en harmonie avec les créations architecturales.  Donc l’art latin n’est point original, il est médiocre souvent ; mais sentir vivement les beautés de l’art étranger, les choisir avec tact et savoir se les approprier, c’est déjà faire oeuvre méritoire. Une fois sortis de la barbarie, les Latins n’y retomberont pas aisément ; et leurs bons ouvrages iront décidément de pair avec ceux des Grecs. Dans les premiers temps, ils s’asservissent, je le reconnais, aux modèles que leur transmettent leurs aînés et voisins, les étrusques (Livre I). Varron a pu affirmer avec raison, que, jusqu’à la venue des artistes grecs chargés de la décoration du sanctuaire de Cérès, les temples romains n’avaient jamais reçu d’autres statues que les statues d’argile toscanes. Mais, en somme, l’art grec seul a exercé une influence immédiate et décisive sur les artistes latins ; les oeuvres même que nous venons de citer, les monnaies latines et romaines le démontrent. Pendant que la gravure au trait, chez les Étrusques, se restreint à l’ornementation des miroirs, dans le Latium, on n’en use que pour celle des cassettes à toilette[22]. Les arts importés dans les deux pays suivent aussitôt des voies tout autres. En même temps, Rome n’est point encore la ville privilégiée des arts : les as et les deniers romains sont de beaucoup surpassés, et pour la finesse et pour l’élégance, du travail, par les monnaies latines de bronze et d’argent. De même les oeuvres les plus considérables de la peinture appartiennent à Préneste, à Lanuvium, à Ardée. Nous avons dépeint ailleurs le génie réaliste et particulièrement sobre de la Cité républicaine : ces résultats sont donc naturels. Le Latium suivait difficilement la capitale dans l’austérité de sa voie ; mais, au cours du Ve siècle, et surtout pendant la seconde moitié, l’art romain prend enfin son essor. Alors on se met à construire les arcs et les chaussées : alors est fondue la louve du Capitole ; alors on voit un homme, appartenant à l’une des plus nobles et plus anciennes familles, prendre lui-même le pinceau, et se faire le décorateur d’un temple nouvellement bâti. La postérité l’a honoré du nom de Pictor[23]. Et tout cela n’est point le fait du hasard. Les grands siècles embrassent l’homme tout entier : quelque raideur que montrent les mœurs à Rome, quelque sévère qu’y soit la police, le noble élan qui pousse le citoyen romain à la conquête de l’Italie, ou, pour mieux dire, qui conduit à la conquête du monde l’Italie pour la première fois réunie, cet élan assure aux Latins et aux Romains la supériorité de l’art. En Étrurie la décadence artistique va du même pas que la décadence politique et morale du peuple. La nationalité puissante des Latins leur a soumis toutes les nationalités plus faibles : elle a laissé de même sur l’airain et le marbre son indestructible empreinte.

 

 

 



[1] Les détails qu’on lit sur les fêtes latines, dans Denys d’Halicarnasse (6, 95. Cf. Niebuhr, 2, 40), et surtout dans Plutarque (ce dernier, il est vrai, se fondant sur un autre passage du même Denys, Camill., 42), doivent vraisemblablement plutôt s’appliquer aux jeux romains. Entre autres motifs de décider, je renvoie à Tite-Live (6, 42), qui en fait pleine foi. (Cf. Ritschl, parerg. 1, p. 313). Denys, persistant, comme il lui arrive souvent, dans une de ces erreurs dont il est coutumier, a interprété tout de travers la dénomination de Ludi Maximi. Une autre tradition, d’ailleurs, rattache l’origine de la grande fête, non pas, suivant l’opinion commune, à la défaite des Latins commandés par le premier Tarquin, mais à leur défaite sur les bords du lac Régille (Cicéron, de Div., 1 26, 53. Dionys., 7, 71). Les indications, fort importantes d’ailleurs, relatées par ce même auteur à l’endroit que nous venons de citer, ne peuvent, en réalité, s’appliquer qu’aux grandes fêtes annuelles et non à une fête votive accidentelle. Ce qui le prouve, c’est qu’il y est question de son retour périodique et d’un chiffre de frais correspondant exactement avec celui qu’on trouve énoncé dans le pseudo-Asconius (n. 142, édit. d’Orelli).

[2] Poeticœ artis honos non erat… si qui in e are studebat,… grassotor vocabatur. — Cat. dans A. Goll. Noct. attic. 11, 2 7.

[3] Qui malum carmen incantassetmalum venenum (VIIIe Tables). — Mulieres genas ne radunto. Neve lessum funeris ergo habento (Xe Table).

[4] Il en reste un court fragment : Après sec automne et printemps mouillé, Canaille, belle récolte en blé. — [Hiberno pulvere, verno luto, grandia farra, Camille, metes] — Nous ne savons pas sur quoi se fondaient ceux qui regardaient ce poème comme le plus ancien poème romain. (Macrin, Saturn., 5, 20 — Fest. ep. , v. Flaminius, p. 93. — M. Serv. sur Virg. Georg. 4, 101 — Pline, 17, 2, 14).

[5] Il n’y a que les premières années de la liste qui prêtent au soupçon, et auraient pu être ajoutées dans les temps ultérieurs, pour faire un chiffre rond de 120 années, à partir, de l’expulsion des rois jusqu’à l’incendie gaulois. [V. au Corp.. Insc. Latin., de Mommsen, les Fasti consulares, p. 445 à 456, et aussi les Commentarii ad fastos anni Juliani, p. 351 et 39.]

[6] Suivant les annales, Scipion commanda en Étrurie; son collègue, dans le Samnium. Durant cette même année, la Lucanie est alliée avec Rome. — Suivant l’inscription, au contraire, Scipion prend deux villes dans le Samnium, et fait la conquête de toute la Lucanie. Samnio cepit, subigit omne Loucanam…

[7] M. Mommsen a donné et commenté les fragments qui nous restent de ces annales et fastes des villes de l’Intérieur au Corp. Insc. Lat.

[8] V. Pline l’ancien (Hist. nat. 36, 15, 100). Il fait toucher du doigt le sens exact de la tradition.

[9] Histoire et description légendaire de Rome, imprimée plusieurs fois, à dater du XVe siècle et bien connue de tous les antiquaires. Elle porte aussi le nom de Graphia aureœ urbis Romœ. — V. Ozanam, Docum. inédits, p. 160.

[10] On comptait, ce semble, 3 générations pour un siècle, ce qui donnait 233 ans 1/3 de durée, soit 240 en nombres ronds, à la royauté. De même on avait fixé à 120 ans l’intervalle compris entre l’expulsion des rois et l’incendie de la ville. Ces chiffres s’expliquent facilement : nous avons dit ailleurs comment, par exemple, pour les mesures de surface, on avait été conduit à en accepter d’analogues.

[11] Il faut également attribuer, à Stésichore, et à cette identification imaginée par lui des indigènes de l’Italie et de la Sicile avec les Troyens, les colonies troyennes, mentionnées par Thucydide, par le Pseudo-Scylax et d’autres encore, et le récit de la fondation de Capoue par des émigrés troyens. [Sur la légende de Misène, v. Æneid., liv.. VI, v. 149 et 59.]

[12] Suivant le récit de Callias, une femme venue d’Ilion à Rome aurait épousé Latinus, roi des Aborigènes, et lui aurait donné trois fils, Romos, Romylos et Telegonos. Ce dernier, qui, sans nul doute, figure flans cette fable à titre de fondateur de Tusculum et de Prœneste, appartient évidemment à l’Odyssée.

[13] Peut-être faudrait-il emprunter au titre de la XIIIe satyre de notre Mathurin Régnier, l’appellation qui nous semble le mieux rendre le nom peu respectueux donné par notre auteur, à la Grèce (Sammelvettel). Il y a là comme un ressouvenir des austères antipathies du vieux Caton.

[14] Le sacrifice du cheval (Equus bellator) avait lieu le 15 octobre. V. Preller, Mythol., p. 299.

[15] Dans les deux inscriptions tumulaires de Lucius Scipion, consul pour 466 [288 av. J.-C.], et d’un autre consul du même nom de l’année 495 [-259], les m et les d font régulièrement défaut dans les terminaisons des flexions : pourtant on y lit une fois Luciom et Gnaivod ; on voit l’un auprès de l’autre, au nominatif tous les deux, Cornelio et Filios ; cosol, cesor, à côté de consol, censor, œdiles, dedet, ploirume (pour plurimi) hec (nomin. sing.), à côté d’œdilis, cepit, quei, hic. La lettre r (le Rhota) prédomine déjà : on lit duonoro (pour bonorum), ploirume, à la différence des chants des Saliens, qui disent fœdesum, plusima. Les débris épigraphiques qui nous restent ne remontent pas en général au delà de l’époque de l’r (rhotacisme). A peine si l’on peut citer quelques traces d’inscriptions plus anciennes. Dans les temps postérieurs, on trouve encore, honos, labos, à coté de honor, labor ; et de même, parmi les surnoms féminins, on rencontre Maio (maios, maior), et Mino, dans les inscriptions Prénestines récemment découvertes.

[16] Il y a entre le litterator et le grammaticus, la même différence que chez nous, entre le maître d’école et le professeur proprement dit. Dans l’usage du parler ancien, le grammaticus était le professeur de grec, jamais celui de la langue natale. Litteratus est plus moderne ; il ne se dit jamais du maître d’école, et signifie un homme lettré.

[17] Plaute nous montre un coin de la vie romaine quand il dit la bonne vieille manière d’élever les enfants [Bacchid, III, 3, 27 et s] : Revenu à la maison, tu te plaçais auprès du maître sur ton escabeau ; et, en courte tunique, tu lisais ; et si tu manquais d’une seule syllabe, il en cuisait à ton dos, vergeté sous les coups à l’égal d’un manteau de nourrice !

[18] Eudoxus, astrologue grec, disciple de Platon.

[19] Le temple, circulaire n’est point une imitation de la maison primitive, comme on l’a cru longtemps : celle-ci, au contraire, a été d’abord carrée. — La théologie romaine rapportait la rotonde à l’image symbolique du globe terrestre, ou à celle de la sphère du monde, enveloppant le soleil placé au centre (Fest., v° rutundam, p. 282. — Plutarque, Numa, 11, — Ovide, Fast. 6, 267 et s.). Au fond, la rotonde dérive tout simplement de ce principe que la forme ronde a toujours paru la plus sûre et la plus commode, dès qu’il s’agit de construire un local clos, un magasin, etc. C’est ainsi qu’étaient bâtis les Trésors des Grecs, aussi bien que la Chambre aux provisions ou le Temple des Pénates chez les romains. Il était naturel de bâtir ainsi, et le foyer sacré ou autel de Vesta, et le sanctuaire du feu ou le temple de la même déesse, tout comme les citernes et les puits (puteal). Pour conclure, la rotonde est gréco-italique, aussi bien que le système quadrangulaire ; elle convient aussi bien à la cannera ou chambre voûtée qu’à l’habitation proprement dite : seulement c’est aux Latins qu’est due l’application architectonique et religieuse du principe du dôme simple (θόλος, tholus) ou temple en rotonde avec piliers et colonnes.

[20] C’est au pied de ce figuier que les deux jumeaux Romulus et Remus avaient été déposés par les eaux du Tibre, et qu’ils furent recueillis et allaités par une louve. — Rumes ou Rumœ, vieux mot voulant dire mamelles : d’ou le nom de Ruminal. — Varron, de re rust., II, 4, 15. — Pline, Hist. nat., 15, 18, 20.

[21] Novius Plotius n’a peut-être fondu que les pieds et le groupe du couvercle ; la ciste elle-même proviendrait alors d’un artiste antérieur, mais prénestin lui-même, car ce petit meuble n’était guère en usage alors qu’à Préneste.

[22] Les cistœ mysticæ, déjà citées, supra.

[23] L’un des plus anciens annalistes de Rome, et qui fut aussi un bon peintre.