L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis l’expulsion des rois jusqu’à la réunion des états italiques

Chapitre VIII — Le droit - La religion - L’organisation militaire - L’économie politique et la nationalité.

 

 

Au milieu du mouvement des institutions juridiques appartenant à l’époque dont nous venons de raconter l’histoire, l’innovation la plus considérable à Rome est sans contredit l’organisation singulière du contrôle des mœurs, exercé par la cité elle-même, et par ses mandataires au-dessous d’elle, sur les citoyens et les particuliers. Il faut d’ailleurs en rechercher l’origine, bien moins dans la pratique des condamnations religieuses, qui dans les temps anciens avaient prêté leur sanction aux règlements de police, que dans la mission impartie au magistrat de punir d’une amende (multa), toutes les infractions à l’ordre établi. L’amende allait-elle au delà de deux brebis, ou de trente bœufs ? ou encore, après qu’une loi de l’an 324 [430 av. J.-C.] eut converti la peine en nature en une peine pécuniaire, celle-ci excédait-elle la somme de 3.020 as (216 thalers, ou 809 fr. 80 c.) ? La décision dans ce cas put être déférée désormais au peuple par la voie de l’appel (provocatio). Les rois avaient été chassés depuis peu, l’on s’en souvient. Par l’effet de cette révolution, la procédure criminelle revêtit une importance jusque-là inconnue. On fit entrer tout ce qu’on voulut sous la vague rubrique d’infractions à l’ordre établi et, par l’échelle plus forte des peines pécuniaires, on atteignit tout ce qu’on voulut atteindre. Il n’est même pas jusqu’aux atténuations imaginées par le législateur qui n’attestent la gravité et les dangers de ce système, bien plus qu’elles ne les avaient écartés : quoi qu’il en soit et pour y parer, il fut ordonné que là où l’amende légalement indéterminée demeurerait arbitraire, elle ne pourrait plus excéder la moitié des biens du condamné. A la catégorie dont nous nous occupons appartiennent les lois de police, incroyablement nombreuses dès les plus anciens temps de Rome : les prescriptions des XII Tables, qui défendent de faire oindre le cadavre des morts par des mercenaires[1] ; d’avoir pour les funérailles plus d’un lit de parade[2], plus de trois voiles de pourpre ; qui proscrivent l’or et les bandelettes flottantes[3], l’emploi du bois ouvragé dans les bûchers, l’encens et les aspersions parfumées de myrrhe[4] ; qui limitent à dix au plus le nombre des joueurs de flûte accompagnant le triste cortège, et interdisent les pleureuses et les repas funéraires[5]. Les XII Tables sont à cet égard, la plus ancienne loi somptuaire romaine connue. Rattachons les lois décrétées à la suite des luttes entre les ordres, pour défendre l’usage abusif des pâtures communes, les occupations excessives du territoire domanial, et les usures qui pressurent le pauvre. Ces règlements divers et tous ceux analogues, en spécifiant la contravention, spécifiaient souvent aussi la peine. Mais ce fut chose autrement grave, quand tout magistrat ayant juridiction légale se vit investi du droit de connaître en général de toute infraction, même indéterminée ; de prononcer la peine encourue, et, au cas ou le taux d’appel était atteint, de déférer la cause au peuple, si le condamné n’acceptait point la sentence de premier ressort. Déjà, au cours du Ve siècle, on a vu des femmes et des hommes poursuivis pour l’immoralité de leur vie. L’accaparement des grains, la sorcellerie, et autres faits de ce genre, ont été de même condamnés. C’est enfin, vers ce temps, et en conformité parfaite avec ces mêmes règles, que se développe et grandit la quasi-juridiction des censeurs. Chargés de dresser le budget de Rome et les listes civiques, ils usent largement de leurs pouvoirs : ils créent d’eux-mêmes des impôts sur le luxe, qui ne diffèrent que par la forme des vraies peines somptuaires ; et quand un citoyen leur est signalé pour des actes blâmables ou choquants, ils l’atteignent par la diminution ou la privation de ses droits et honneurs politiques. Les attributions censoriales allaient déjà si loin, qu’un citoyen pouvait se voir frapper pour une simple négligence dans la culture de son champ. En 479 [275 av J.-C.] Publius Cornélius Rufinus, deux fois consulaire (464, 477 [-290 et -277]) fut rayé des listes du sénat, pour avoir eu chez lui une vaisselle d’argent valant 3.360 sesterces (240 thalers, ou 900 fr.). Les ordonnances des censeurs étaient d’ailleurs soumises à la règle commune sur la durée des édits des magistrats. Elles n’avaient force que pendant leur charge, c’est-à-dire, pendant cinq années consécutives. Leurs successeurs pouvaient les reprendre et renouveler pour leur compte, ou les laisser tomber, mais, même avec ces restrictions, telle était l’énormité de leur pouvoir, que, placés d’abord à l’un des plus humbles échelons de la hiérarchie des magistrats Romains, ils arrivèrent rapidement au premier par le rang et la considération dont ils jouissaient. C’est sur la double base de cette police suprême exercée par la cité ou par les magistrats de la cité en sous-ordre, arec la plénitude d’une juridiction immense et arbitraire, que reposait le gouvernement sénatorial. Comme toute institution de pouvoir absolu, cette organisation s’est signalée par le mal et le bien qu’elle a faits ; et je me garderais de contredire ceux qui soutiennent qu’en somme elle a plus nui que servi. Qu’on ne l’oublie pas pourtant, dans ces temps caractéristiques où les mœurs, tout extérieures sans doute, revêtaient une rigidité, une énergie singulières, où le sens politique des citoyens était puissamment tenu en éveil, les abus ordinaires du pouvoir arbitraire ne se révélèrent point encore au sein de ces institutions ; et, s’il fut porté par là quelque atteinte à la liberté individuelle, tenons pour certain, d’un autre côté, que la juridiction censoriale se montra efficace ; et qu’elle sut fortement maintenir dans Rome l’esprit public, l’ordre anciennement établi, et les bonnes traditions.

Dans la jurisprudence, les progrès sont lents : mais déjà il s’y manifeste une tendance plus humaine, et comme le souffle précurseur des idées modernes. Les dispositions des XII Tables, offrant pour la plupart avec les lois de Solon une concordance marquée, ne peuvent pas ne pas être considérées comme des innovations matérielles considérables : citons les franchises données au droit d’association ; l’autonomie assurée aux sociétés de tous genre ; les dispositions relatives au respect des bornes limites, et qui proscrivent les empiétements de la charrue ; l’atténuation de la peine du vol, et la faculté donnée au délinquant non surpris en flagrant délit de désintéresser la partie lésée par l’indemnité du double[6]. Un siècle après les XII Tables, la loi Pœtelia, adoucit de même la procédure d’exécution contre les débiteurs. — Le droit de libre disposition sur sa fortune, que la jurisprudence romaine avait de tout temps reconnu entre vifs au père de famille, mais qu’elle avait entravé dans les cas à cause de mort, en le subordonnant à la décision populaire, ce droit est affranchi à toujours de tout obstacle : les XII Tables ou la pratique qui les interprète, accordent aux testaments privés la force qu’il fallait jadis aller demander au vote confirmatif des curies. Ce fut là une grave révolution, qui n’allait à rien moins qu’à relâcher le faisceau de l’association de la famille, et qui intronisait les franchises individuelles jusqu’au cœur de la propriété patrimoniale. Pareillement, la redoutable et absolue puissance du père reçoit une forte atteinte. Le fils, après trois ventes successives, cessa de retomber dans la main paternelle, et la liberté lui fut acquise : d’où, par un circuit absolument contraire à l’esprit rigoureux du droit, la possibilité fut acquise aussi à l’ascendant de se démettre volontairement de sa puissance par la voie de l’émancipation. Dans la matière des mariages, le mariage civil est définitivement consacré ; mais, s’il est vrai de dire que celui-ci, comme les justes noces religieuses, engendre nécessairement le pouvoir marital, il convient aussi de reconnaître qu’en permettant l’alliance consensuelle, au lieu et place du mariage ancien, et cela sans l’acquisition immédiate de ce pouvoir par l’époux,  le législateur prêtait déjà les mains à l’affaiblissement des droits rigoureux et absolus du mari romain. D’un autre côté, il voulut proscrire le célibat : et ce fut par l’établissement d’un impôt à la charge des citoyens non mariés que Camille, censeur en 351 [403 av. J.-C.], marqua ses débuts dans la vie publique.

La justice, cette branche du gouvernement plus importante, politiquement parlant, et surtout plus changeante que le droit lui-même, est soumise aussi, pendant cette période, à des modifications d’une immense portée. Et d’abord la puissance souveraine de l’ancien juge est directement amoindrie par la promulgation d’un droit appartenant en propre aux Romains. Au civil comme au criminel, on ne décide plus d’après la règle hésitante de la coutume, mais bien d’après la lettre seule de la loi écrite (303, 304 [-451/-450]). — L’administration de la justice reçut une impulsion plus rapide et plus sûre encore de l’institution, en 387 [-367], d’un haut magistrat spécialement préposé au jugement des procès. A la même époque, Rome eut aussi son magistrat spécial de police ; et sous l’influence de son exemple, cette institution se propagea aussitôt dans les cités latines. Ces magistrats ou édiles se voient naturellement investis, d’une juridiction propre. Tantôt, dans les marchés publics, ils connaissent des litiges relatifs aux achats et aux ventes, et sont des juges civils ordinaires des marchés aux bestiaux et aux esclaves ; tantôt, en matière de contraventions simples qui n’emportent que la peine pécuniaire, ils statuent en premier ressort ; ou, ce qui est la même chose, à Rome, ils siègent à titre d’accusateurs publics. Par suite, c’est principalement à eux qu’il appartient d’appliquer les lois en cette matière ; et l’on peut dire, même, que la législation de police, à la fois si indéterminée, et si importante au point de vue politique, repose en quelque sorte tout entière dans leurs mains. Des pouvoirs analogues, au regard des gens infimes sur tout, appartenaient en sous-ordre aux Triumvirs, ou Justiciers nocturnes[7], dont la compétence fut augmentée par un ilote du peuple, en 465 [-289] ; et qui, à dater de là, furent directement élus par lui. Mais la République allait s’agrandissant tous les jours ! Il devint nécessaire, dans l’intérêt des justiciables, comme dans celui des juges, d’établir encore, dans les lieux plus éloignés, d’autres magistrats chargés tout au moins de connaître des petites causes civiles. Leur création n’eut lieu d’abord que dans les villes où les habitants ne jouissaient que du droit passif de la cité Romaine (civitas sine suffragio) ; mais elle a dû s’étendre sans doute plus tard aux villes ayant l’Isopolitie entière[8] : jetant ainsi les premiers fondements d’une justice municipale, qui allait grandir et se développer côte à côte avec les juridictions appartenant en propre à la capitale.

La procédure civile comprenait, on le sait, selon les idées du temps, la plupart des délits commis de citoyen à citoyen. Déjà, durant la période ancienne, il avait été d’usage de la séparer en deux phases distinctes ; le magistrat, se réservant la définition du point de droit (jus), en confiait l’application dans la cause à un autre citoyen expressément délégué à cet effet (judicium). Cet usage devient la règle légale après l’expulsion des rois : il a puissamment influé sur les progrès du droit privé des Romains, qui lui doit, entre autres mérites, la netteté et la rigueur pratique de ses définitions[9]. — Dans les questions de propriété, la décision, jadis abandonnée à l’arbitraire illimité du juge, est peu à peu ramenée à l’empire d’une règle légale. A côté du droit de fond, le droit de la possession est défini ; et par là le pouvoir judiciaire, se voit encore imposer des restrictions importantes.

En matière criminelle, la justice populaire, jusqu’alors pure juridiction gracieuse, devient un second ressort régulier. L’accusé condamné par le magistrat émet-il son appel au peuple, la cause est de nouveau instruite devant trois assemblées successives, où le premier juge défend sa sentence, et joue le rôle d’accusateur public ; le quatrième jour, a lieu le vote (anquisitio), qui confirme, ou annule. Les circonstances atténuantes ne sont point admises. — Le même esprit républicain inspire d’autres maximes : le domicile couvre le citoyen, et l’arrestation ne peut se faire qu’au dehors. Il est loisible à tout accusé d’éviter la poursuite et la détention préventive durant l’enquête, et d’échapper même aux conséquences d’une condamnation imminente, en renonçant à son droit de cité ; pourvu toutefois que la peine encourue n’atteigne que la personne, et non les biens. Comme elles ne sont pas expressément formulées dans la loi, ces règles ne constituent point une obligation directe pour le magistrat qui accuse ; mais elles ont une portée morale immense, et elles amènent la diminution des peinés capitales. Néanmoins, au moment où elle témoigne ainsi des progrès de l’esprit public et des sentiments d’humanité qui se font jour dans la nation, la législation criminelle pratique est rudement atteinte par le contrecoup des dissensions civiles. Les juridictions de premier ressort entrent en conflit : tous les magistrats de la cité se disputent la connaissance des procès : luttes fâcheuses, et qui mettront obstacle à l’institution d’un magistrat instructeur régulier, à l’organisation stable et complète de l’instruction préliminaire ! Et, pendant que la sentence souveraine emprunte les formes et les organes même du pouvoir législatif ; pendant qu’elle revêt manifestement encore le signe originaire de l’antique juridiction gracieuse du peuple, les moyens de la procédure des contraventions continuent à influer fâcheusement sur la poursuite, en apparence semblable, des crimes ; enfin le juge, sans commettre un abus matériel de pouvoir, en se conformant même, jusqu’à un certain point, aux règles constitutionnelles, alors cependant, qu’il n’a aucun texte formel de loi sous les yeux, n’a plus pour guide et pour règle de sa décision que son propre arbitraire et ses appréciations personnelles. Une fois dans cette voie, la procédure criminelle à Rome alla bientôt à la dérive, sans fil conducteur et sans principes : elle devint le jouet ou l’instrument des partis. Encore le fait eut-il été jusqu’à un certain point excusable, s’il n’en avait été ainsi qu’au regard des seuls crimes politiques ; mais loin de là, l’arbitraire du juge s’étendit à toutes les causes criminelles, affaires de meurtre, d’incendie, ou autres. Et puis, comme cette procédure était compliquée et lente, dans sa marche ; comme il répugnait à la fierté républicaine, d’en accorder le privilège à tous ceux qui étaient pas citoyens, il passa de plus en plus en usage de juger par voie sommaire et comme en matière de police, les esclaves et les petites gens ; et une autre procédure plus courte se vint ainsi placer à côté des formes anciennes. Là encore, les passions déchaînées dans les procès politiques entraînèrent la jurisprudence au delà des limites raisonnables ; et les institutions sorties d’un tel état de choses ne contribuèrent pas peu à faire perdre aux Romains l’idée et l’habitude d’une organisation judiciaire systématiquement, moralement ordonnée.

Il est plus difficile de se rendre compte du mouvement contemporain des idées en matière de religion. Le Romain reste en général fermement attaché à la piété naïve des ancêtres, également éloigné de la foi superstitieuse et de l’incroyance. Le dogme, qui fait la base de sa religion, en spiritualisant toutes les choses terrestres, est encore en pleine vigueur à la fin du Ve siècle : témoin, l’invention du dieu de l’argent (Argentinus), qui date sans doute de l’époque de l’introduction de la monnaie blanche, en 485 [269 av. J.-C.]. Naturellement il passe pour fils du vieux dieu du bronze (Æsculanus[10]). — Les rapports avec les religions étrangères restent les mêmes ; mais ici, ici surtout, l’influence grecque va démesurément croissant. On voit pour la première fois s’élever dans Rome des Temples dédiés aux divinités helléniques. Le plus ancien est celui des Castors, objet d’un vœu formel à l’occasion du combat du lac Régille ; il fut consacré le 15 juillet 269 [an 485 de Rome]. La légende s’y rattachant est bien connue. Au plus fort de la mêlée, on vit tout à coup apparaître deux beaux et grands jeunes gens d’apparence surhumaine. Ils combattirent dans les rangs des Romains. La bataille gagnée, on les revit aussitôt, abreuvant leurs chevaux couverts de sueur, à la source de Juturna, sur le Forum, et annonçant le triomphe des armes romaines. Tout ce récit est marqué d’un cachet qui n’a rien de romain. Nul doute qu’il ne soit la reproduction, imitée jusque dans les détails, de l’Épiphanie des Dioscures, durant un combat célèbre livré, quelque cent ans avant, par les gens de Crotone aux Locriens, non loin des rives de la Sagra. Rome ne se contente pas d’envoyer des ambassadeurs à l’Apollon de Delphes, à l’instar de tous les peuples soumis à l’influence de la. civilisation grecque ; elle ne lui fait pas seulement porter des présents à la suite d’un événement heureux, comme lorsque, par exemple, après la conquête de Véies, elle lui dédie la dîme du butin (360 [-390]) ; elle lui élève de plus, dans ses murs (323 [-341]), un temple qui sera agrandi et reconstruit plus tard (404 [-351]). A la fin du Ve siècle pareille chose arrive pour la déesse Aphrodité (459 [-295]), bientôt confondue, on ne sait comment, avec Vénus, l’antique divinité romaine des jardins[11] ; et pour l’Asclapios ou l’Esculape (Æsculapius), instamment demandé aux gens d’Épidaure du Péloponnèse, et conduit solennellement dans la métropole (463 [-291]). Dans les temps de crise, quelques voix isolées protestent encore contre les empiétements de la superstition étrangère, contre ceux, sans doute, des Aruspices de l’Étrurie (326 [-428]) ; et la police locale ne se l’ait pas faute d’intervenir dans de certaines limites.

En Étrurie, au contraire, pendant que la nation s’arrête et se perd dans son opulence paresseuse et sa nullité politique, le monopole théocratique des nobles, le fatalisme abrutissant, les rêveries insensées d’un sombre mysticisme, la magie des signes et les pratiques cupides des faux prophètes envahissent tout, et atteignent le point qu’elles ne pourront plus dépasser.

Dans Rome, il n’est point grandement innové, que nous sachions, dans le système sacerdotal. A dater de l’an 465 [289 av. J.-C.], des prestations plus considérables sont requises (sacramentum) de la part des parties en procès, pour l’entretien des cultes publics. On comprend facilement que leur budget devait s’accroître à mesure que croissait le nombre des dieux publics et de leurs temples. Nous avons relaté parmi les plus funestes effets des discordes entre les ordres, l’influence également grandissante des collèges des experts sacrés ; on les fait intervenir souvent quand l’on veut faire annuler tel ou tel acte politique ; et ces pratiques mauvaises ébranlent les croyances populaires, en même temps qu’elles confèrent aux prêtres une dommageable influence sur les affaires publiques.

Le système militaire a été soumis à une refonte complète. Sous les derniers rois, la vieille ordonnance gréco-italique, qui, à l’instar de celle des temps homériques, avait pour caractère principal le classement hors rang des guerriers les plus considérables et les plus valeureux, combattant presque toujours à cheval et en avant des lignes, avait été remplacée par la phalange dorienne des hoplites, rangés sur huit hommes de profondeur, à ce qu’il semble. Les hoplites, devenant l’arme principale, la cavalerie avait été rejetée sur les ailes, pour combattre à pied ou montée, suivant les circonstances, mais principalement à titre de réserve. Du nouvel ordre de bataille sortit presque en même temps, en Macédoine, la phalange des sarissaires, et en Italie, la légion manipulaire : la première, remarquable par ses lignes serrées et profondes, l’autre, par la mobilité, l’indépendance et le nombre de ses membres. La phalange dorienne  était faite pour combattre corps à corps avec l’épée et la courte lance ; elle ne se prêtait qu’à de courts moments, et d’une façon toute secondaire à l’usage des armes de jet. Dans la légion aux manipules, la lance n’est donnée qu’au soldat du troisième rang ; celui des deux premiers rangs est muni, au contraire, d’une arme nouvelle et spéciale à l’Italie, le pilum, ou javelot, avec son bois rond ou carré, de cinq coudées et demie de longueur, et sa pointe de fer triangulaire ou quadrangulaire. Inventé d’abord, je pense, pour la défense des tours du camp, le pilum passe bien vite des soldats de l’arrière à ceux des premières lignes, qui, de leur poste avancé, le jettent au milieu des ennemis, à dix ou vingt pas de distance. L’épée, à son tour, acquiert une toute autre importance que l’en avait jamais eue la courte lame des anciens phalangistes ; après la salve de javelots qui lui ouvre l’attaque, elle entre aussitôt en jeu. Tandis que la phalange, semblable à une lance gigantesque et irrésistible, fut un jour précipitée tout entière sur l’ennemi ; dans la nouvelle légion italienne, les petites divisions, ailleurs invinciblement liées entre elles, furent détachées au besoin et mobilisées. Son carré compacte se partage en trois divisions dans le sens de la profondeur, celle des hastaires, celle des principes et celle des triariens [hastati, principes, triarii], chacune d’une épaisseur convenable et ne comptant vraisemblablement que quatre rangs. Sur son front la légion se séparé également et dix pelotons ou manipules (manipuli), avec un espace vide entre tous, comme entre les divisions. L’individualisation remarquable des sections réduites de la légion a pour conséquence, dans la tactique, l’abandon presque total du combat en masse ; le combat singulier va dominer désormais, comme le veut le rôle décisif donné à l’épée et à la mêlée corps à corps. Le système des campements et de leurs défense se développe à son tour : un corps d’armée s’arrête-t-il pour une nuit seulement, il s’enveloppe toujours d’une circonvallation régulière et s’abrite comme derrière le mur d’une forteresse. Quant à la cavalerie, dans la légion à manipules, de même que dans la phalange, son rôle n’est plus que secondaire ; et elle se modifie peu. — L’état-major resta aussi le même, mais il dut alors s’établir une différence profonde entre l’officier subalterne, qui, se battant comme le simple soldat, se frayait sa carrière l’épée au poing, à la tête du manipule, et dont l’avancement régulier consistait à passer des manipules de l’arrière à ceux de l’avant, et les tribuns militaires ou officiers supérieurs préposés, six par six, au commandement des légions. Ceux-ci n’ont point d’avancement à attendre ; ils sont d’ordinaire pris dans les hautes classes des citoyens. Notons cependant une innovation importante : jadis, officiers simples ou officiers supérieurs, tous étaient au choix du général. Après l’an 392 [362 av. J.-C.], le peuple les élit en partie.

La discipline demeure ce qu’elle était, sévère au plus haut point. Aujourd’hui, comme jadis, le chef d’armée a le droit de faire tomber la tête de tout homme placé sous ses ordres ; il fait passer aux verges l’officier supérieur aussi bien que le simple soldat ; il ordonne le supplice non pas seulement de l’homme du commun ou du criminel ordinaire, mais encore de l’officier qui s’est écarté de la consigne donnée, de la division qui s’est laissée surprendre ou a lâché pied.

La nouvelle ordonnance exigeait, du soldat une tout autre et plus longue habitude des armes que l’ancienne phalange, où la plus simple recrue marchait portée au milieu de masses pesantes et solides. Chez les Romains le service militaire n’est pas une profession, et l’armée se compose, comme autrefois, des citoyens appelés à tour de rôle. Pour satisfaire aux exigences de l’ordonnance nouvelle ; on dut abandonner le rangement des soldats selon leur classe et leur fortune, pour les ranger selon l’ordre de leur temps de service. La recrue nouvelle rejoint d’abord les milices hors rang, armées à la légère ; et le plus souvent ce sont les roraires (rorarii, arroseurs) combattant avec la fronde qui la reçoivent : de là elle passe dans la première division, puis dans la seconde. Les triariens se composent des soldats vieillis et éprouvés : moins nombreux que ceux des autres divisions, ils donnent réellement le nerf et l’esprit militaire à l’armée.

L’ordre de bataille des Romains a été sans contredit la cause principale et immédiate de leur suprématie politique : il repose sur la combinaison des trois grands principes de la guerre : 1° l’organisation d’une réserve ; 2° la réunion des armes du combat corps à corps et du combat à distance ; 3° et enfin l’offensive et la défensive rendues également faciles au soldat. Déjà, dans l’ancienne tactique, la cavalerie faisait l’office de réserve ; mais ce système arrive à son entier développement par la séparation du corps d’armée en trois divisions ; dont la troisième, formée de vétérans et de soldats d’élite, ne donne jamais qu’au dernier et décisif moment. La phalange grecque n’était propre qu’à la lutte corps à corps ; les escadrons de la cavalerie Orientale, avec leurs arcs et leurs javelots légers n’avaient pourvu qu’aux besoins du combat à distance. Les Romains usèrent à la fois du lourd pilum et de l’épée, sachant ainsi réunir, comme on l’a fort bien dit des avantages pareils à ceux obtenus, dans les temps modernes, par l’emploi du fusil à baïonnette. Chez eux la salve des javelots, avant la mêlée produisait l’effet des feux de ligne avant la charge à l’arme blanche. Enfin le système perfectionné du campement Romain cumule les profits de la guerre offensive et défensive : il permet de refuser ou de livrer la bataille, selon les circonstances ; et, au dernier cas, de ne la livrer qu’appuyé sur le camp, comme si l’on était sous les murs d’une forteresse. Le Romain, dit un proverbe de Rome, sait vaincre en restant assis !

Nous avons dit que la légion manipulaire est sortie de l’ancienne phalange grecque, par l’effet d’un remaniement qui fut tout entier l’œuvre des Romains, ou tout au moins des peuples italiques. C’est ce qu’il nous sera facile de démontrer. Sans doute, chez les tacticiens grecs des derniers temps, chez Xénophon notamment, on rencontre déjà quelques essais de formation de la réserve et du fractionnement de l’armée en petites divisions indépendantes ; mais ce ne sont là que des essais. On voit que, si les vices de l’ancien système étaient connus, le remède n’avait point été d’abord trouvé. Chez les Romains, au contraire, dès les guerres de Pyrrhus, la légion manipulaire se montre au complet. A quelle époque a-t-elle été formée ? Dans quelles circonstances fut-elle inventée tout d’une pièce, ou plutôt après de longs et partiels efforts ! Nous ne saurions le dire. La première tactique, diamétralement étrangère à l’antique ordonnance italo-grecque, avec laquelle les Romains se soient trouvés en contact fut l’ordre de bataille celtique, caractérisé par le combat à l’épée. Ce, fut alors, peut-être, que pour mieux soutenir le premier et seul dangereux choc de la furie gauloise, on imagina, et cela avec succès, le fractionnement de la légion et les intervalles manipulaires sur son front. Rien n’empêche de le croire, alors surtout que de nombreux documents, provenant de sources diverses, nous désignent le plus fameux général romain de l’époque de l’invasion gauloise, M. Furius Camillus, comme le réformateur du système militaire de la République. Quant aux autres traditions qui se réfèrent aux guerres des Samnites et de Pyrrhus, elles ne sont ni suffisamment accréditées, ni suffisamment sûres[12]. Il va de soi d’ailleurs que les longues guerres dans les montagnes du Samnium ont puissamment contribué au perfectionnement individuel du soldat romain, et que, plus tard, la lutte soutenue contre le premier capitaine de l’école du grand Alexandre a donné matière à des progrès non moins notables dans la tactique, en ce qui touche l’ensemble de l’armée.

Passons à l’économie politique. A Rome et dans le nouvel État italique créé par elle, l’agriculture resta, comme auparavant, la base principale de l’ordre de choses social et politique. Les laboureurs romains constituaient le fond de l’armée et de l’assemblée du peuple : ce qu’ils avaient conquis, soldats, à la pointe de l’épée, colons, ils le gardaient et l’utilisaient par la charrue. La dette écrasante qui pesait sur la moyenne propriété avait amené aux IIIe et IVe siècles des crises intérieures terribles : la jeune République se vit à plusieurs reprises suspendue sur l’abîme ; mais elle se releva, et releva avec elle toute la classe des laboureurs dans le Latium, soit au moyen des assignations de terre et des incorporations faites en masse au Ve siècle, soit en abaissant le taux de l’intérêt, en même temps que le peuple croissait prodigieusement en nombre. Il faut voir là la cause et l’effet tout ensemble de l’agrandissement démesuré de la puissance Romaine. Pyrrhus, avec son coup d’oeil militaire, ne s’y trompa jamais ; il attribuait directement la prépondérance de Rome sur le terrain de la politique et sur les champs de bataille, à la condition florissante de sa classe agricole.

C’est aussi vers cette époque que la grande propriété et la grande culture commencent. Sans doute, et relativement parlant, la grande propriété ne fut point inconnue aux anciens temps ; mais alors elle n’était pas administrée en grand : il n’y avait toujours que la petite culture se multipliant sur chaque grand domaine. Rappelons ici la loi de l’an 387 [367 av. J.-C.], dont les dispositions, sans être absolument inconciliables avec l’ancien système, se rattachent bien mieux aux pratiques nouvelles ; elle enjoignait aux propriétaires d’employer, à côté de leurs esclaves, un nombre proportionnel de travailleurs libres ; son texte est le plus vieux monument attestant l’existence de la culture centralisée des siècles postérieurs[13]. Chose remarquable, dès ses débuts, cette culture utilise de préférence le travail des esclaves. Nous ne nous demanderons point comment elle prit naissance. Il se peut que les plantations carthaginoises de la Sicile aient servi au grand propriétaire romain de leçon et de modèle ; peut-être aussi que l’introduction du blé froment à côté de l’épeautre, que Varron rattache à l’époque des Décemvirs, ne serait point sans quelques rapports avec la révolution agricole. Nous ne savons point davantage quels progrès celle-ci avait  faits à la fin du Ve siècle ; elle ne primait point encore l’ancien mode, cela est certain , et nous voyons par l’histoire des guerres d’Annibal qu’elle n’avait point absorbé ou fait disparaître, tant s’en faut, la classe vigoureuse des laboureurs italiens. Mais il faut aussi le reconnaître : partout où elle s’installe, elle détruit l’antique clientèle des possesseurs précaires. De même que dans les temps modernes, nos grandes cultures se sont principalement établies sur les ruines de la petite propriété agricole, en transformant en vaste ferme le modeste héritage de l’ancien paysan ; c’est surtout aussi par la diminution des clientèles agricoles que le système nouveau arrivait à refouler et à réduire la classe des petits laboureurs.

Les monuments écrits sont muets en ce qui touche le commerce intérieur des Italiques. Les monnaies seules nous fournissent quelques indications. En Italie, nous l’avons dit déjà, on ne battait pas monnaie durant les trois premiers siècles de Rome, les villes grecques et la Populonia étrusque [Piombino] exceptées. La valeur en échange consistait en bétail, ou en cuivre livré au poids. Aujourd’hui, le système de l’échange a fait place à la monnaie, qui, d’ailleurs, se modèle sur celle des Grecs ; mais la nature des choses voulait que dans l’Italie du milieu le métal circulant fût le cuivre et non l’argent ; et l’unité monétaire prit d’abord pour type l’ancienne unité de valeur en échange, la livre de cuivre. Aussi les pièces de monnaie étaient-elles simplement coulées en bronze ; on n’aurait pas su frapper d’aussi grosses, d’aussi lourdes pièces. De plus, il s’établit tout d’abord un rapport fixe entre l’airain et l’argent (250:1) ; et c’est sur ce rapport que semble avoir été basé le système monétaire. Ainsi, par exemple, la grosse pièce d’airain Romaine, l’as, équivalait à un scrupule d’argent (1/288 livre). L’histoire doit consigner dans ses annales le fait que c’est Rome vraisemblablement qui, la première parmi les Italiques, a émis une monnaie publique. Les décemvirs furent les auteurs de cette innovation importante, la législation de Solon leur ayant fourni le modèle et la réglementation du système monétaire. Une foule de cités imitent Rome, dans le Latium, en Étrurie, en Ombrie, et dans l’Italie de l’Est : preuve nouvelle et frappante de la prépondérance de la République dés le commencement du IVe siècle. Comme toutes ces cités jouissaient encore de leur indépendance, au moins dans la forme, le pied monétaire a dû alors varier suivant les lieux, et le cours des monnaies des villes, dépendre de l’étendue de leur territoire. Pourtant, on peut ramener à trois groupes ou circonscriptions principales les systèmes des monnaies d’airain usitées dans l’Italie du Nord et du Milieu : il semble que, dans chacune de ces circonscriptions, les monnaies locales avaient fini par se vulgariser et s’accepter indifféremment dans l’échange international. Au nord de la forêt Ciminienne, on rencontrait d’abord le groupe des Étrusques, auquel il faut joindre celui de l’Ombrie ; venaient ensuite les monnaies de Rome et du Latium, puis celles du littoral italique oriental. Nous avons dit que les pièces Romaines étaient calculées sur le rapport de poids entre le cuivre et l’argent ; celles de la côte de l’Est, au contraire, se rattachaient, d’une façon exacte aux monnaies d’argent ayant cours depuis des siècles dans l’Italie du Sud, et dont le pied avait été adopté par tous les immigrants descendus vers l’extrémité de la Péninsule, Bruttiens, Lucaniens, habitants de Nola ; par les colonies latines, comme Calès et Suessa, et enfin même par les Romains, dans leurs possessions sud-italiques. Il en faut conclure que, dans ces pays du Sud, où les relations de peuple à peuple n’avaient lieu que comme entre étrangers, le commerce intérieur se réduisait à peu de chose.

Nous avons précédemment, décrit les relations, actives du commerce par mer entre la Sicile et le Latium, l’Etrurie et l’Attique, le littoral de l’Adriatique et Tarente ; ces relations se continuent durant l’époque actuelle, ou plutôt elles lui appartiennent aussi en propre ; nous avons seulement dû, pour en faciliter l’intelligence complète, réunir aux faits classés dans la première période de cette histoire, un grand nombre de faits analogues et sans date précise, mais qui certainement se rattachent aussi à la seconde période. A cet égard, ce sont encore les monnaies, comme de juste, qui nous fournissent les indications les plus instructives. Dé même que la monnaie étrusque d’argent, empruntant le pied attique ; de même que le cuivre italique et surtout latin importé en Sicile, attestent l’existence des relations tusco-athéniennes et siculo-latines ; de même, sans parler d’autres indices non moins sérieux, la monnaie d’airain du Picenum et de l’Apulie établie, comme nous l’avons dit tout à l’heure, sur un pied en exact rapport avec les pièces d’argent de la Grande-Grèce, témoignent d’un commerce très actif entre les Hellènes de la Sud-Italie, les Tarentins surtout, et tout le littoral italique. En revanche, les relations jadis non moins actives entre les Latins et les Grecs de Campanie furent un jour gravement troublées par les invasions sabelliques ; et elles tombèrent à rien, ou peu s’en faut, pendant les cent cinquante premières années de la République. Durant la famine de 343 [411 av. J.-C.], nous voyons les Samnites de Capoue et de Cumes refuser aux Romains les secours en céréales dont ceux-ci ont grand besoin. Les choses ont donc bien changé ; et le Latium et la Campanie s’isolent entre eux, jusqu’au commencement du Ve siècle, époque où les armes romaines victorieuses rouvrant la porte aux anciens rapports commerciaux, ceux-ci vont de nouveau et aussitôt croissant. — Parmi les détails de quelque intérêt, notons d’abord un des rares faits ayant date précise dans l’histoire commerciale de Rome. La chronique des Ardéates nous apprend qu’en 454 [-300], un barbier Sicilien vint pour là première fois s’établir à Ardée. Il vaut aussi la peine de dire un mot des poteries peintes, envoyées principalement de l’Attique, puis de Corcyre et de Sicile, et qui, se répandant en Lucanie, en Campanie et en Étrurie, y servirent à l’ornement des chambres sépulcrales. Le hasard nous a procuré sur cette branche du commerce maritime des données plus certaines que sur nulle autre. C’est vers le temps de l’expulsion des Tarquins que les importations ont du commencer. Les vases de style plus ancien que l’on a retrouvés en nombre fort rare d’ailleurs, n’ont guère été peints avant la seconde moitié du IIIe siècle de Rome [de 500 à 450 av. J.-C.]. Il en est d’autres, plus nombreux, et d’un style sévère, qui appartiennent à la première moitié du IVe siècle [de 450 à 400 av. J.-C.] ; d’autres encore, d’une beauté et d’une perfection remarquables, se classent dans la période de 350 à 400 [-404 à -354] ; enfin il s’en rencontre, et en quantités vraiment innombrables, qui se distinguent par la magnificence et la grandeur, mais dont le travail est fort inférieur aux premiers : ceux-ci appartiennent tous au Ve siècle [350 à 250 av. J.-C.]. C’est encore aux Hellènes que les peuples italiques avaient emprunté l’usage de la décoration des tombeaux ; mais pendant que les uns, retenus par la modestie de leurs ressources et guidés par un tact exquis, ne dépassèrent jamais les limites d’une sobriété élégante, les Italiques prodiguent en barbares tous les moyens d’une opulence inouïe ; ils oublient les leçons de leurs maîtres, et accumulent outre mesure les richesses d’une ornementation sans raison et sans mesure. Chose remarquable, on ne rencontre guère cette profusion luxuriante que dans les régions de l’Italie civilisée, à demi seulement, par les Grecs. Pour qui sait lire le secret des monuments, les cimetières étrusques et campaniens, et tous ces produits des fouilles classés dans nos musées, serviront aussitôt d’éloquent commentaire aux récits tant vantés des Anciens sur les richesses, et sur le faste orgueilleux et suffoquant des peuples quasi-cultivés de la Campanie ou de l’Etrurie. — La frugalité samnite resta toujours étrangère à ces folies du luxe : là, point de tombeaux ornés de vases grecs ; point de monnaie nationale : ce peuple n’a, dès lors, ni grand commerce important, ni grandes existences au sein des villes. Le Latium de même, quoique aussi rapproché des Grecs que les Campaniens et les Étrusques, quoique ayant noué avec eux des relations quotidiennes, ignore absolument l’usage des tombeaux richement décorés. Très certainement, il faut en chercher la raison dans l’austérité des mœurs de Rome : ou si l’on aime mieux encore, dans les réglementations sévères de sa police. Qu’on se le rappelle en effet, c’en est encore ici le lieu, les prescriptions des XII Tables défendent de donner aux morts ou de déposer sur leur bière des tapis de pourpre, et des ornements en or. Ne voit-on pas aussi le riche Romain bannir la vaisselle d’argent de sa maison, à l’exception de la salière et de la coupe des sacrifices ? Sa considération en pourrait souffrir, et le censeur le noterait ! Dans les bâtiments qu’il construit, nous rencontrerons le même sentiment hostile à tout luxe noble ou trivial, quel qu’il soit. Sans nul doute, ces prohibitions, venues de haut, ont fait durer à Rome la simplicité extérieure des mœurs  plus longtemps qu’à Capoue et à Volsinies ; mais, pendant ce temps, le commerce et l’industrie, ces fondements de la prospérité romaine à côté de l’agriculture, ne laissaient pas que d’être importants, et de s’activer tous les jours Par l’effet de la puissance agrandie de la République.

Rome n’a point la classe moyenne proprement dite des fabricants et des marchands indépendants. Son absence tient à la concentration précoce et démesurée des capitaux d’une part, à l’esclavage, de l’autre. Il était d’usage chez les anciens, et c’était là une conséquence forcée de la possession de nombreux esclaves, de préposer ceux-ci aux petites opérations du négoce urbain. Leur maître les établissait comme ouvriers ou marchands. Il en était de même des affranchis, auquel le patron confiait le capital nécessaire, en se réservant soit une moindre partie, soit même la moitié des bénéfices. Le petit commerce et la petite industrie étaient en constant progrès, et l’on voit s’introduire et se concentrer à Rome certains métiers vivant plus spécialement du luxe des grandes villes. La cassette de toilette [cista], connue sous le nom de Ficoroni, est l’œuvre d’un maître Prœnestin (du Ve siècle) : elle a été vendu à Prœneste, mais le travail en a été fait à Rome[14]. D’ailleurs le produit net du petit commerce retournant presque tout entier dans les coffres des riches, il ne put, je le répète, donner l’essor à une classe moyenne et proportionnée d’industriels et de négociants. Les gros négociants et les gros industriels ne se distinguaient pas des gros propriétaires. D’un côté, ceux-ci avaient été en outre et de tout temps, spéculateurs et capitalistes : ils accumulaient dans leurs mains les créances hypothécaires, les grandes affaires, les fournitures et l’entreprise des travaux publics. D’un autre côté, comme dans les idées et les mœurs de la société romaine, toute l’importance était acquise à la propriété foncière ; comme elle seule accompagnait les droits politiques, sauf pourtant les quelques restrictions intervenues à la fin de la période actuelle, il arriva souvent que le spéculateur heureux s’empressât d’immobiliser une partie de ses capitaux. Enfin, de grands avantages ayant été également concédés aux affranchis devenus possesseurs de biens-fonds ; on voit clairement par là que les hommes d’État à Rome s’étaient étudiés à amoindrir le plus possible la classe redoutable à leurs yeux des enrichis non possessionnés.

Malgré l’absence d’une classe moyenne aisée, et d’une classe de capitalistes purs, Rome, s’accroissant sans cesse, était actuellement une grande ville, et en avait pris tous les aspects, toutes les allures.

Déjà les esclaves étaient agglomérés en nombre croissant, témoin la dangereuse conspiration servile de l’an 335 [419 av. J.-C.] ; déjà les affranchis s’y rendaient incommodes, redoutables même, par leur foule également grossie. Il fallut, en 397 [-357], frapper les libérations d’un impôt assez lourd, et restreindre en 450 [-304], les concessions de droits politiques, primitivement octroyées aux libérés. Il était naturel en effet que ceux-ci se consacrassent pour la plupart à l’exercice d’une profession manuelle ou de commerce : et puis, il faut le redire, les affranchissements constituaient bien moins de la part du patron une libéralité et une faveur, qu’une véritable spéculation industrielle. Intéressé qu’il était dans les bénéfices réalisés par son affranchi, le patron y trouvait souvent son compte bien mieux que dans le gain tout entier procuré par l’esclave. Les affranchissements se multipliaient donc à Rome en raison directe des progrès de l’industrie et du commerce. Nous trouvons aussi dans le progrès de la police urbaine la preuve de l’agrandissement de Rome, et des habitudes dé vie qui en étaient la conséquence. Ce fut en grande partie vers les temps qui nous occupent, que les quatre édiles partagèrent la ville en quatre arrondissements de police, et qu’ils étendirent leur surveillance sur une multitude d’objets divers. Ils entretiennent en bon état, chose difficile et importante, le réseau des grands et petits égouts parcourant le sol de la ville, les bâtiments publics et les places ; ils tiennent la main à la propreté et au dallage des rues ; ils font abattre les édifices menaçant ruine ; ils écartent les animaux dangereux et les exhalaisons mauvaises ; ils proscrivent la circulation des chars ; sauf dans la soirée ou pendant la nuit ; ils pourvoient surtout à l’ouverture et à la facilité des communications, à l’approvisionnement constant du marché de la ville en grains de bonne qualité, au prix les plus avantageux ; à la destruction des marchandises nuisibles à la santé, des mesures et des poids faux ; enfin ils ont tout particulièrement l’œil ouvert sur les bains, les cabarets et les mauvaises maisons.

Dans l’art du bâtiment, les deux premiers siècles de la république ont moins produit peut-être que l’ère des rois, et surtout que la période de leurs grandes conquêtes. Des constructions comme les temples du Capitole et de l’Aventin, et comme le grand Cirque, ont dû péniblement choquer les habitudes d’économie des pères de la ville, et des citoyens obligés à là corvée ; et il convient de remarquer que le plus grand édifice de l’époque républicaine, le temple de Cérès près du Cirque, fut l’œuvre de ce Spurius Cassius (261 [493 av. J.-C.]), qui, sous plus d’un rapport, affectait de remonter vers les traditions de la royauté. L’aristocratie, devenue maîtresse, voulut comprimer le luxe des particuliers ; et elle déploya dans ses efforts une sévérité inconnue aux rois durant leur long empire. Mais il vint un temps où le sénat lui-même ne fut plus assez fort contre les circonstances, et céda au torrent. Appius Claudius, pendant une censure qui fit époque (442 [-312]) abandonna le premier l’antique habitude du laboureur romain, l’accumulation de l’épargne et du trésor, et montra à ses concitoyens un plus digne emploi des ressources publiques. C’est lui qui le premier entreprit les grandioses et utiles constructions publiques de Rome. Il inaugura ce vaste système, créateur en tous pays d’un incontestable bien-être ; qui suffirait à lui seul, à défaut d’autre excuse, à la justification des succès militaires de la république ; et qui, de nos jours encore, du milieu de tant de ruines éloquentes, enseigne la grandeur romaine à des millions de témoins, dont les yeux n’ont jamais lu une page de l’histoire ! A Appius l’État dut sa première grande voie militaire, et la ville, son premier aqueduc. Le Sénat imita son exemple, et après lui, enlaça l’Italie sous un réseau de routes et de forteresses, dont nous avons raconté la fondation. L’histoire de tous les États militaires n’est-elle point là pour attester, depuis le temps des Achœménides de la Perse, jusqu’à ceux de l’immortel auteur de la route du Simplon, que ces gigantesques travaux peuvent seuls consolider la domination ébauchée par les armes ? Manius Curius, à son tour, fit comme Appius ; avec le produit du butin des guerres de Pyrrhus, il construisit un second aqueduc dans la métropole (482 [-272]). Quelques années avant, il avait employé les gains faits sur les peuples Sabins, à ouvrir au Velino, au point où il tombe dans la Nera, au-dessus de Terni, un large lit qu’il parcourt de nos jours encore (464 [-290]). La vallée de Rieti ainsi desséchée s’était ouverte à l’établissement d’une nombreuse colonie, et Manius s’y était créé pour lui-même un modeste domaine. Aux yeux des hommes intelligents, de pareils travaux, l’emportaient de beaucoup sur l’inutile magnificence des temples imités des Grecs.

Les pratiques de la vie commune à Rome se modifièrent à leur tour, comme on peut bien le penser. On commençait à voir de la vaisselle d’argent sur les tables, vers les temps de Pyrrhus[15] ; et la chronique donne la date de l’an 470 [284 av. J.-C.] à la disparition des toits à bardeaux. La nouvelle capitale de l’Italie se débarrasse peu à peu de son apparence rustique, elle recherche maintenant la parure. Elle n’a pas encore l’habitude de dépouiller les temples des villes conquises pour orner ses édifices ; mais déjà, pourtant, les rostres des galères d’Antium décorent la tribune aux harangues, sur le Forum ; et, aux jours des fêtes publique, les Boucliers incrustés d’or, rapportés des champs de bataille du Samnium, y sont appendus le long des loges. Le produit des amendes de police est appliqué aussi au pavage des rues, à la construction et à la décoration des édifices publics dans la ville ou hors de la ville. Les baraques de bois des bouchers placées sur les deux côtés longs du Forum, sont remplacées par les boutiques de pierre des changeurs, d’abord sur la ligne tournée vers le Palatin, puis après sur celle parallèle aux Carines : c’est là que s’établit ce qui fut la Bourse à Rome. C’est encore au Forum, ou au Capitole que se voyaient déjà les statues des hommes illustres des anciens temps, des rois, des prêtres et des héros de la légende ; celle de l’hôte grec, ami de Rome, qui, disait-on, avait expliqué les lois de Solon aux Décemvirs ; les colonnes et les statues élevées en l’honneur des grands citoyens, vainqueurs de Véies, des Latins et des Samnites ; des envoyés d’État tués à l’ennemi dans l’exercice de leurs fonctions ; des riches matrones qui avaient aidé l’État de leur fortune ; et enfin de quelques-uns des fameux sages ou héros de la Grèce, comme Pythagore et Alcibiade. Rome était devenue grande ville, à mesure que l’État romain devenait grande puissance.

De même qu’en se plaçant à la tête de la confédération romano-italique, elle pénétrait au coeur d’un système d’États constitués à la grecque, de même la république entrait aussi dans le système monétaire des Grecs. Jusqu’alors, à peu d’exceptions prés, les cités italiques du Nord et du Centre n’avaient connu que la monnaie de cuivre. Les villes du Sud, au contraire, usaient communément de la monnaie d’argent ; mais l’étalon et les types variaient en tous lieux : on en comptait autant que de cités indépendantes. En 485 [269 av. J.-C.], toutes ces monnaies diverses ne sont plus tolérées que pour les appoints ; un type commun est adopté dans toute l’Italie, et la fabrication en est centralisée à Rome ; Capoue seule a le privilège de garder encore, mais avec des dénominations latines, sa monnaie d’argent d’une valeur un peu différente. La nouvelle monnaie a pour base la valeur légale relative, depuis longtemps figée, des deux métaux ; l’unité commune est la pièce de dix as, ou denier romain (denarius) représentant en cuivre les ¾, en argent le 1/72 de la livre, et pesant un peu plus que la drachme athénienne. La monnaie de cuivre est d’ailleurs frappée en bien plus grandes quantités. Les premiers deniers d’argent circulent de préférence dans l’Italie du Sud, ou sont consacrés au commerce avec l’étranger. Mais, quand Rome a vaincu Pyrrhus et Tarente ; quand elle a envoyé à Alexandrie une ambassade qui donne à penser déjà au plus grand politique de ces temps chez les Grecs, le simple négociant hellène peut bien aussi avoir le pressentiment de l’avenir, en contemplant ces drachmes nouvelles, à l’empreinte plus grossière et uniforme, qui paraissent misérables encore à côté des merveilleuses médailles de Pyrrhus et des Siciliotes, mais qui n’ont rien de commun non plus avec les monnaies des Barbares de l’antiquité, toujours servilement contrefaites, et toujours inégales entre elles par le titre. Jusque dans sa simplicité, la monnaie romaine porte le cachet d’une originalité indépendante, ayant conscience de soi-même ; et elle se place tout d’abord au même rang que la monnaie des Grecs.

Ainsi, quand laissant un instant de côté l’étude des constitutions politiques, et les récits des combats pour l’empire ou la liberté des peuples qui animent la scène politique de l’Italie et de Rome, depuis les Tarquins expulsés jusqu’à la soumission définitive des Samnites et des Grecs, nous tournons nos regards vers les régions plus calmes de la vie sociale, qui, elle aussi, domine et pénètre le mouvement de l’histoire ; là encore, et sous une autre forme, nous rencontrons les résultats des grands événements qui marquèrent à Rome l’émancipation du peuple, le faisceau brisé du régime aristocratique des gentes, et enfin l’absorption des riches et antiques nationalités italiques dans une seule nationalité qu’elles agrandissent. Sans doute l’historien n’a pas à suivre jusque dans les détails infinis de la vie individuelle, le sillon laissé derrière eux par les grands faits qu’il relate ; il n’empiétera pas pourtant sur d’autres domaines s’il s’en va ramassant maints fragments épars au milieu des ruines et des traditions des peuples italiques, et s’il fait de cette manière connaître les révolutions sociales subies durant, l’époque actuelle. Rome est dorénavant au premier plan, non pas par un simple effet du hasard, ou seulement à cause des lacunes des documents parvenus jusqu’à nous ; mais sa position politique s’est changée du tout au tout ; et par elle la nationalité latine tend à repousser, les autres Italiotes dans l’ombre. Il a été dit déjà que les contrées voisines, l’Étrurie du Sud, la Sabine, le pays Volsque et la Campanie, commençaient à se romaniser : ce qui le prouve, c’est l’absence totale des monuments des vieux dialectes provinciaux, et, au contraire, le grand nombre des inscriptions latines très anciennes retrouvées plus tard dans tous ces pays. Les assignations de terre partout distribuées, les colonies fondées dans toutes les parties de l’Italie, ne sont pas seulement les postes avancés de la conquête militaire, elles sont aussi ceux de la civilisation latine opérant avec l’aide de la langue et de la nationalité. Certes les Romains ne songeaient guère alors à la latinisation proprement dite de l’Italie ; il était même dans la politique du sénat de maintenir nettement la nationalité latine en face de toutes les autres ; et l’on voit, par exemple, que la langue de Rome n’était nullement introduite ou imposée à titre de langage officiel aux cités assujetties. Mais la nature est plus forte que les tendances administratives les plus énergiques : le peuple latin ayant obtenu le principat, sa langue et ses mœurs se firent conquérantes avec lui, et minèrent peu à peu, elles aussi, les langues et les mœurs des pays dénationalisés.

Ceux-ci, en même temps, et d’un autre côté, se voyaient attaqués par les influences non moins prépondérantes de la civilisation grecque. A cette heure, la Grèce avait la conscience de sa supériorité intellectuelle ; son active propagande rayonnait tout autour d’elle. L’Italie n’échappe pas non plus à son contact fécond. Sous ce rapport, l’Apulie présente un remarquable phénomène à partir du Ve siècle ; elle renonce à son idiome barbare et s’hellénise peu à peu. Comme la Macédoine, comme l’Épire, ce n’est point une colonisation qui la transforme : c’est une autre civilisation, importée cette fois par le commerce Tarentin. Comment en douter en effet, quand on voit les Pœdicules et les Dauniens, amis de Tarente, revêtir plus complètement et plus vite tous les caractères de la précité que les Sallentins eux-mêmes, les plus proches voisins de la ville grecque, mais en même temps ses ennemis de tous les jours ? De même, les cités placées dans l’intérieur et loin de la côte, Arpi, par exemple, se font grecques les premières. Enfin si l’Apulie a subi plus que nulle autre contrée italique l’influence des Hellènes, il convient d’en chercher la raison, soit dans sa position géographique, soit dans la faiblesse de sa civilisation nationale, soit aussi dans sa parenté moins éloignée avec les races helléniques. On a fait remarquer plus haut, qu’il en a été de même des races sabelliques du Sud. Alliées de préférence arec les tyrans de Syracuse, elles s’efforcent de briser et de détruire la prépondérance hellénique dans la Grande-Grèce, mais elles rien subissent pas moins l’effet du contact et des mélanges avec les Grecs ; et tantôt, elles adoptent leur idiome à côté de leur dialecte national : ainsi faisaient les Bruttiens et les Nolans ; tantôt elles leur prennent tout au moins leur écriture et leurs usages : ainsi faisaient les Lucaniens, et la plupart des Campaniens. Les vases étrusques de cette époque qui rivalisent avec ceux de Campanie et de Lucanie attestent aussi le commencement d’une révolution analogue ; quant au Latium et au Samnium, s’ils restent davantage en dehors de ces influences, des traces de leur action croissante s’y font déjà reconnaître. Dans toutes les branches de la civilisation romaine d’alors, dans la législation et les monnaies, dans la religion et la formation des légendes nationales, on en rencontre les indices indubitables ; et à dater des premières années du Ve siècle, c’est-à-dire, aussitôt après la conquête de la Campanie, le mouvement des importations helléniques se fait chaque jour plus rapide et plus décisif. C’est même au IVe siècle que, déjà, a été construite en plein forum une tribune pour les hôtes grecs et étrangers notables, surtout pour les Massaliotes ; et chose non moins curieuse, cette tribune s’appelle la grécostase (grœcostasis). Au siècle suivant, les annales mentionnent des Romains illustres portant les surnoms grecs de Philippos (en Romain d’alors, Pilipus), de Philon, de Sophus, d’Hypsaeus. Les usages grecs l’emportent : on grave des inscriptions sur les pierres tumulaires à la louange des morts, coutume qui n’est nullement italienne, et dont nous rencontrons le plus ancien vestige sur le tombeau de Lucius Scipion, consul en 456 [298 av. J.-C.][16]. Sans avis du sénat, on consacre dans les lieux publics des monuments en l’honneur des aïeux ; c’est encore Appius Claudius, le grand novateur, qui, le premier importe cette mode étrangère, quand il suspend dans le nouveau temple de Bellone, des boucliers d’airain portant les images et les éloges de ses ancêtres (442 [-312]). Dans les jeux romains, en 461 [-293], des palmes, à l’instar des Grecs, sont distribuées aux vainqueurs ; enfin à table, on se place désormais sur un lit comme font les Grecs, tandis qu’auparavant on s’asseyait tout simplement sur un banc. Les convives couchés durant le repas ; le repas lui-même reporté du milieu du jour jusqu’à la deuxième ou troisième heure après midi, suivant le calcul moderne des heures ; le roi du festin [rex bibendi] élu à coups de dés, et par la voie du sort ; le droit qu’il a de dire quelle boisson sera servie, quand et comment elle sera bue ; les chansons de table tour à tour entonnées par les convives (non pas, il est vrai, de simples scolies[17]), ruais des chants à la louange des aïeux : tous ces usages ne sont point indigènes ; tous ils ont été empruntés à la Grèce dès le temps de Caton ; tous ils sont vulgairement pratiqués ; et quelques-uns même tombent déjà en désuétude. Les faire remonter la période actuelle ne sera donc nullement téméraire. N’est-il point enfin remarquable de voir, pendant les guerres samnites, ériger sur le forum, par ordre d’Apollon Pythien, les statues des plus braves et des plus sages d’entre les Grecs ? Pythagore et Alcibiade furent choisis, le philosophe Sauveur, et l’Annibal des Grecs occidentaux. Enfin dès le Ve siècle, la connaissance de la langue hellénique est fort répandue parmi les hautes classes de Rome : quand les Romains envoient des ambassades à Tarente, l’orateur parle grec, sinon très correctement, du moins sans avoir besoin d’interprète. Cinéas, envoyé à Rome par Pyrrhus, parlera aussi en grec. Il ne faut pas douter que dès ces temps les jeunes Romains, qui se consacraient à la politique, ne se fussent rendu familier un idiome universel, en quelque sorte, et devenu le langage commun de la diplomatie.

A mesure que Rome se prépare et marche à la conquête de la terre, la civilisation hellénique s’avance d’un même pas, et envahit le monde intellectuel : les nationalités secondaires, samnites, celtes, étrusques, serrées qu’elles sont des deux côtés à la fois, vont se rétrécissant tous les jours, et perdent leur force prolixe et intime.’

Mais, à l’heure même ou les deux grands peuples de l’Italie et de la Grèce, arrivés au point culminant de leur progrès, se touchent et se pénètrent en tous sens, amis ou hostiles, l’antagonisme de leurs génies ne laisse pas que de se produire en plein relief. Chez les Italiques et chez les Romains principalement, toute individualité disparaît : chez les Grecs, au contraire, la personnalité la plus multiple se déploie dans les races, dans les lieux, dans les hommes. Nulle époque n’a plus marqué dans l’histoire de Rome, que la période placée entre la fondation de la République, et la soumission de l’Italie : alors fut vraiment constituée la société romaine, au dedans et au dehors ; alors l’Italie fut unifiée ; alors se posèrent les bases traditionnelles du droit civil et de l’histoire nationale ; alors furent inventés le pilum et la manipule, les grandes voies et les aqueducs, le système complet de la propriété foncière et du capital ; alors fut coulée la louve de bronze du Capitole, et la ciste de Ficoroni reçut sa ciselure : mais où sont les individus qui apportèrent successivement leur pierre au gigantesque édifice ? Où sont-ils, ceux qui ont assemblé tous ces matériaux ? Leur nom même a disparu ; et le simple citoyen s’est perdu obscur dans Rome, absolument comme les peuples italiques se sont éteints au sein du peuple romain. De même que la tombe se ferme à la fois sur l’homme illustre et sur le pauvre, de même, dans les listes consulaires, le hobereau insignifiant se confond arec le grand homme d’État. Parmi les rares monuments individuels du temps, qui soient parvenus jusqu’à nous, nul n’est à la fois plus glorieux et plus spatial que le tombeau avec inscription laudative de Cornelius Scipion, lequel fut consul en 456 [298 av. J.-C.], et combattit trois ans après dans la journée décisive de Sentinum. Sur un beau sarcophage de style dorique, qui recouvrait encore, il y a quatre-vingts ans, les cendres du vainqueur des Samnites, on lit gravées en creux les lignes suivantes :

Cornéliủs Lucíus — Scipió Barbảtus,

Gnaivód patré prognitus — fórtis vír sapiéns que,

Quojủs fórma vírtu - teí parísuma fuit,

Consól censör aidílis — queí fuít apud vos,

Taurảsiả cisaủna — Sàmnió cépit,

Subigít omné Loucảnam — ópsidésque abdoủcit[18].

Cornelius Lucius Scipion Barbatus, fils de Gnæus, homme brave et sage, dont la beauté fut égale à la vertu. Il fut chez vous consul, censeur, édile : il prit Taurasia et Cisauna dans le Latium. Il soumit toute la Lucanie, et emmena des otages !

L’éloge de ce capitaine et homme d’État ne se peut-il pas sans difficulté appliquer à une foule d’autres personnages, qui, comme lui, ont été à la tête des affaires de la République ; qui, comme lui, furent nobles et beaux, braves et sages comme lui ? Mais des uns comme des autres il n’y avait rien de plus à dire ! Nous aurions tort de reprocher à l’histoire de ne nous avoir pas transmis les portraits de tous ces Cornéliens, Fabiens, Papiriens ! Tout sénateur romain, quel qu’il soit, vaut ses autres collègues ; il est ce qu’ils sont, ni meilleur ni pire. Nulle nécessité, nul profit à ce qu’un citoyen dépasse les autres, à ce qu’il se distingue ou par sa vaisselle d’argent, ou par le poli de son éducation à la grecque, ou par sa sagesse ou sa perfection ! Le censeur punit de tels excès : ils sont contraires à la constitution ! La Rome de ce temps n’est point faite pour un seul : ne faut-il pas que tous les citoyens se ressemblent, pour que chacun d’eux puisse être pareil à un roi ?

Quoi qu’il en soit, l’individualité grecque tente aussi de se faire jour à Rome ; et jusque dans l’antagonisme original et puissant que nous venons de décrire, on retrouve l’empreinte profonde de la grande époque où nous sommes arrivés. Nous ne nommerons qu’un seul homme, celui en qui s’incarne la pensée même du progrès. Censeur en 442 [312 av. J.-C.], consul en 447 [-307] et en 458 [-296], Appius Claudius, l’arrière petit-fils du décemvir, appartenait à la plus fière noblesse de Rome. Il livra les derniers combats pour la défense du patriciat et de ses privilèges surannés : il inspira les derniers efforts faits pour écarter les plébéiens du consulat. Nul enfin ne lutta avec plus de fougueuse passion contre les précurseurs du parti populaire, Manius Curius et ses pareils. Mais ce fut lui aussi qui, le premier, brisa les conditions étroites du droit de cité, attaché jusqu’alors au seul domicile foncier et qui, détruisit l’ancien système de l’épargne financière. De lui datent, non seulement les grandes voies et les aqueducs de Rome ; mais encore la jurisprudence, l’éloquence, la poésie et la grammaire. A en croire la tradition, il aurait fait dresser les formules des actions judiciaires : on lui devrait aussi l’usage des discours apprêtés, des sentences à la façon de Pythagore, et certaines innovations dans l’orthographe. Appius ne se mettait point en contradiction avec lui-même. N’étant ni aristocrate ni démocrate, il porta en lui tout ensemble l’esprit des anciens rois et des nouveaux rois patriciens, l’esprit des Tarquins et celui des Césars, auxquels il servit de trait d’union au travers d’un interrègne de cinq siècles, rempli par les événements les plus étonnants, et par des hommes souvent fort ordinaires. Dans sa vie publique, si active, dans ses charges officielles et dans sa vie privée, on le voit hardi, impertinent à l’égal d’un Athénien, renverser de droite et de gauche les lois et les usages. Mais un jour, après que depuis bien des années il a disparu de la scène, vieux et aveugle, il sort du tombeau, pour ainsi dire; il triomphe de Pyrrhus dans le Sénat à l’heure décisive ; et, le premier, il sait, en termes solennels, exprimer le fait accompli de la domination suprême de Rome. Ce vigoureux génie venait trop tôt ou trop tard : les Dieux frappèrent Appius de cécité à cause de sa sagesse inopportune. Il n’était point donné à un seul de commander dans Rome, et par elle dans l’Italie ! Un tel rôle n’appartenait qu’à une pensée politique immuable, se transmettant dans le Sénat de famille en famille, et dont les enfants des sénateurs apprenaient les maximes presque en entrant dans la vie, alors qu’ils accompagnaient leurs pères à la Curie, et qu’ils prêtaient une oreille attentive aux sages paroles de ceux qu’ils devaient un jour remplacer sur leurs siéges. Le prix était inestimable ! il coûta inestimablement cher ! Toute victoire n’a-t-elle pas sa Némésis qui la suit ? La société romaine ne permettait à aucun homme de se produire. Chez le général, comme chez le soldat, sous la règle de fer de sa discipline morale et politique, elle étouffait l’individu et la flamme du génie individuel. Rome a été plus grande qu’aucune autre cité dans le monde antique ; mais elle a bien payé sa grandeur par le sacrifice de la grâce variée et aimable, par celui des facilités indulgentes et des libertés, intérieures, qui furent, au contraire, l’apanage brillant de la société hellénique !

 

 

 



[1] Servilis unctera tollitur. Cicéron, de leg., II, 24, 60.

[2] Lectique plures sternerentur. Cicéron, ibid.

[3] Extenuato igitur sumptu, tribus riciniis, et vinclis purpurœ… tollit. Cicéron, ibid., II, 23, 50.

[4] Festus, v° murrata potione. Pline, Hist. nat., XXI, 3: vino rogum ne aspergito. — Cicéron, ibid.

[5] Cicéron, ibid.

[6] V. Duodecim Tab. fragm., dans les Institut. syntagma, de R. Gneist, (Lipsiœ, 1858) passim.

[7] Tresviri nocturni. — On connaît le mot de Sosie (Plaut., Aphitri., 3) : Quid faciam nunc si tresviri me in carcerem compegerint ?

[8] On peut l’induire du passage où Tite-Live (9, 20) parle de la réorganisation de la colonie d’Antium, vingt ans après sa fondation. Il est bien clair que, s’il était facile à l’habitant d’Ostie d’aller suivre ses procès à Rome, la même exigence n’était plus possible à l’égard des gens d’Antium ou de Séna.

[9] On se plaît à célébrer le peuple Romain comme le peuple privilégié de la jurisprudence, et ses lois excellentes apparaissent comme un don mystique du ciel à ses admirateurs ébahis : moyen commode sans nul doute de n’avoir pas quelquefois à rougir de la pauvreté de leur droit national ! Qu’on veuille donc bien jeter aussi un regard sur la législation criminelle de Rome, vacillante et embryonnaire entre toutes ; et l’on se convaincra bien vite de la fausseté d’une telle croyance, alors même qu’il semblerait par trop naïf de reconnaître tout simplement qu’une nation saine possède toujours une saine jurisprudence ; et qu’à un peuple malade appartient nécessairement un droit défectueux. En dehors même de l’organisation politique de l’État ; en dehors des autres causes générales dont la jurisprudence, elle aussi et plus que les autres institutions, subit l’influence décisive, on peut ramener à deux sources principales l’économie si remarquable du Droit civil des Romains. Premièrement, les parties litigantes étaient tenues de formuler et de motiver la demande et la défense. Secondement, le droit avait dans le magistrat son organe permanent et progressif. Par cet intermédiaire officiel, les axiomes juridiques descendaient immédiatement sur le terrain de la pratique. La précision obligatoire des conclusions coupait court à toute chicane avocassière : l’interprétation du magistrat rendait inutile la fabrication de lois malsonnantes, autant du moins qu’il est possible d’obvier à ces deux maux. Enfin, grâce à ces deux causes réunies, il a été donné à Rome de concilier, dans la mesure des forces humaines, ces deux conditions nécessaires et pourtant opposées de toute bonne jurisprudence : la fixité et la souplesse qui sait s’accommoder aux exigences des temps.

[10] Nam ideo patrem Argentini Æsculanum posuerunt, quia prius œrea pecunia in usu esse cepit. postea argentea. August., Civ. Dei, IV, 21. — Pline, Hist. nat., 33, 3, 13. — On a remarqué que les Romains n’ont pas eu un Dieu de l’or. D’où l’on conclut que quand, aux temps des guerres puniques, l’or est entré dans la circulation commune, déjà la manie de la divinisation avait cessé.

[11] C’est à l’occasion de la dédicace de son temple, en cette année 459, que l’on voit pour la première fois la déesse apparaître sous son identification nouvelle de Vénus-Aphrodité (Tite Live, 10, 31 — Becker, Topographie, p. 472).

[12] Suivent elles, les Romains, qui d’abord portaient des boucliers carrés, les auraient échangés en empruntant aux Étrusques le bouclier rond des hoplites (le clupeus, ou άσπίς) puis ils auraient pris aux Samnites le bouclier carré dont ils se servirent plus tard (le scutum ou θυρέος), ainsi que la lance de jet (veru) — (v. Diodor., Vatican fragm. 54 — Salluste, Catil., 51, 38. — Virgile, Ænid., 7, 665. — Festus, ep. v° Samnites, p. 327, Müll. — et les auteurs cités par Marquardt, Handb (Manuel), 3, 2, 241) Mais on ne peut plus contester l’origine du bouclier rond des hoplites, ou plutôt de la phalange dorienne elle-même. C’est là une importation grecque, et pas le moins du monde étrusque. Quant au scutum, grand bouclier de cuir de forme cylindrique et courbe, on peut admettre qu’il a remplacé le clupeus, fait d’airain et tout plat, quand la phalange s’est divisée en manipules : son nom d’ailleurs est incontestablement dérivé du grec ; aussi doutons-nous que ce bouclier ait été pris aux Samnites. C’est aux Grecs encore que les Romains avaient emprunté la fronde (funda vient de σφενδόνη, comme fides de σφίδη). Le pilum enfin passait chez les anciens eux-mêmes pour une invention absolument romaine.

[13] Varron aussi (de re rust., 1, 2, 9) déclare que l’auteur des lois agraires liciniennes avait, tout le premier, organisé en grand la culture de ses vastes domaines. Toutefois il se peut que l’anecdote soit une fable, et n’ait été imaginée que pour expliquer un surnom donné.

[14] On avait conjecturé que l’artiste qui avait fabriqué, à Rome, cette cista pour Diudia Macolnia, était un certain Novius Plautius, de Campanie ; mais cette conjecture est contredite par les inscriptions tombales anciennes, récemment découvertes sur le sol même de Prœneste [Palestrina]. On y trouve, parmi les noms de plusieurs autres Macolnius et Plaulius, celui d’un Lucius Magulnius, fils de Plautius (L. Magoblio Pla. f.).

[La ciste en question se voit à Rome, dans le musée Kircher. Elle a été trouvée en 1745, clans un champ, entre Palœstrina et Lugnano, et achetée aussitôt par Ficoroni, qui le premier l’a décrite, et dont elle a gardé le nom. (V. Corpus lnscript. latin. Mommsen, n° 54 ; p. 24. — V. aussi Rich , Dict. des Antiq. Rem. v° cista. Seulement Rich attribue par erreur l’inscription de la ciste de Prœneste à une autre corbeille mystique trouvée à Labicum.]

[15] J’ai mentionné plus faut la réprobation des censeurs infligée à Publ. Cornelius Rufinus (consul en 464 et 477 [-290 et -277]), à cause de son argenterie de table. Strabon (5, p. 228) relate l’étrange assertion de Fabius, suivant lequel les Romains se seraient adonnés au luxe à la suite de la conquête de la Sabine. Mais ce n’est là visiblement qu’une traduction historique de l’anecdote ci-dessus ; d’autant mieux que cette conquête s’est en effet achevée sous le premier consulat de Rufinus.

[16] V. au Corpus Insc. Lat. de Mommsen, les Scipionium elogia, tous recueillis sur les monuments funéraires placés au delà de l’ancienne porte Capéne, entre les voies Appienne et Latine, p. 11 et 59.

[17] Chansons de table grecques à mètre irrégulier.

[18] Mommsen, Corp. lnscr. Lat., p.16.