Lorsque Rome eut définitivement conquis le sceptre monde,
on entendit parfois dire aux Grecs, pour dénigrer leurs maîtres, que tout
l’édifice de la grandeur Romaine n’avait tenu qu’à une chose, à cet accès de
fièvre, qui, le 11 juin 431 [323 av. J.-C.], mit fin dans Babylone à la vie d’Alexandre de
Macédoine. Au milieu des tristesses du passé et d’u présent, les Grecs
aimaient en effet à se demander ce qui serait arrivé, si le grand roi avait
eu le temps d’exécuter les projets qu’il nourrissait dans son esprit, dit-on,
au jour de sa mort; si, se tournant du côté de l’ouest, il avait, avec sa
flotte, disputé. aux Carthaginois l’empire des mers, et, avec ses phalanges,
l’empire de la terre aux Romains. Il n’est point impossible, en effet,
qu’Alexandre ait songé à ces vastes entreprises, et, pour les rendre
vraisemblables, il n’était pas même besoin de mettre enjeu les ambitions
effrénées du puissant autocrate, marchant en avant avec ses armées et ses,
aisseaux, sans jamais trouver de limites à ses conquêtes. Certes il était
digne d’un roi Grec, de protéger la
Sicile contre Carthage, Tarente contre Rome, et de mettre
fin à la piraterie sur les deux mers. Les ambassadeurs venus d’Italie,
Bruttiens, Lucaniens et Étrusques, qui affluaient à Babylone parmi ceux de
tous les autres peuples, lui apportèrent un sérieux motif de se renseigner
sur l’état des choses clans la
Péninsule et d’y établir des relations[1]. Quant à
Carthage, ses rapports avec l’Orient étaient trop étroits pour qu’elle
n’attirât pas les regards du puissant monarque. Alexandre avait sans doute la
pensée de convertir en une domination réelle la suzeraineté purement nominale
revendiquée sur la colonie Tyrienne par le roi des Perses. Les Carthaginois
avaient conçu de vives craintes, et l’on voit un espion Phénicien se glisser
dans l’entourage immédiat du Macédonien. Projets sérieux ou simples rêves,
tout cela s’évanouit à l’heure où Alexandre descendit dans le tombeau, sans
avoir jamais touché aux affaires d’Occident. Il n’avait été donné que pour un
petit nombre d’années à un héros Hellène de tenir réunies dans la même main
les forces intellectuelles de la
Grèce et les forces matérielles de l’Orient. Lui mort,
toutefois, l’importation de l’hellénisme
en Orient, cette œuvre grandiose de sa vie, ne fut point anéantie, tant s’en
faut. Seulement l’unité à peine fondée de son empire se divisa
aussitôt ; au milieu des haines et des querelles constantes qui
agitèrent les divers États construits sur ses ruines, ceux-ci allèrent
s’éloignant de leurs destinées premières ; la propagande des idées grecques,
sans être absolument abandonnée, s’affaiblit à la fois, et s’arrêta dans ses
progrès. En un tel état de choses, ni les royaumes Grecs, ni les États
Asiatiques ou Égyptiens ne pouvaient songer désormais à prendre pied dans
l’Occident, et à entamer une lutte, avec Rome ou Carthage. Les divers empires
de l’Est et de l’Ouest vécurent côte à côte sans s’entamer mutuellement par
les contacts de la politique internationale ; et Rome, tout
particulièrement, demeura complètement étrangère à toutes les vicissitudes du
siècle des Diadoques[2]. Mais des
rapports économiques n’avaient pas laissé que de s’établir : on voit,
par exemple, la libre république des Rhodiens, principaux représentants de la
politique commerciale des neutres en Grèce, et les plus actifs promoteurs du
trafic dans un temps de continuelles guerres, conclure un traité avec Rome,
en l’année 448 [306
av. J.-C.] ; traité de commerce, cela va sans dire, quand l’on songe
aux parties contractantes, un peuple marchand, d’un côté, et un peuple maître
des côtes de Cœré et de Campanie, de l’autre. La Grèce était alors le lieu
le plus propice au recrutement des mercenaires : Tarente, entre autres
villes, en appela un grand nombre en Italie. Qu’on se garde pourtant d’aller
voir dans un tel contrat de louage la preuve de rapports politiques
réciproques. Sans doute Tarente n’était point devenue absolument étrangère à
Sparte, sa métropole ; mais qu’on le tienne pour certain, les levées de
mercenaires étaient choses de pur négoce ; et, quoique durant les
guerres Italiques, Sparte eût à fournir aux Tarentins d’ordinaire les chefs
même de leurs armées, elle n’entrait pas le moins du monde pour cela en
guerre avec les peuples Italiques, pas plus que, durant la guerre de l’Indépendance, les États Allemands
n’ont été de nos jours en guerre avec l’Union Nord-américaine, alors pourtant
qu’ils vendaient des soldats à ses adversaires.
Pyrrhus, roi
d’Épire, courut aussi les aventures en qualité de chef d’armée. En vrai
chevalier de fortune qu’il était, il faisait remonter sa généalogie jusqu’aux
Æacides, jusqu’à Achille. S’il eût aimé la paix, il fût mort le roi d’un
petit peuple des montagnes, sous la suzeraineté de la Macédoine, peut-être
même, isolé et indépendant. On l’a quelquefois comparé à Alexandre, et, de
fait, c’eût été une oeuvre immense, que
la fondation d’un empire Grec occidental, ayant pour noyau l’Épire, la
grande Grèce et la Sicile
; dominant sur les deux mers italiennes, et repoussant Rome et Carthage dans
la foule des nations barbares, assises sur les frontières du système des
États Grecs, comme étaient les Gaulois ou les Indiens. La pensée seule de
construire un si vaste édifice était grande et hardie à l’égal de celle qui
conduisit Alexandre au delà de l’Hellespont. Mais ce n’est pas seulement par
l’issue différente des tentatives que l’expédition du Macédonien en Orient se
distingue de l’entreprise du roi Épirote en Occident. Les phalanges
Macédoniennes, pourvues d’un état-major excellent, formaient une arme d’attaque
puissante contre les bandes du Grand-Roi.
Le roi d’Épire, au contraire, qui était à la Macédoine ce que le
duc de Hesse est à la Prusse,
ne pouvait lever d’armée méritant ce nom qu’en soudoyant des mercenaires, et
qu’en contractant des alliances subordonnées aux hasards et aux vicissitudes
des rapports politiques. Alexandre était entré en conquérant chez les Perses
: Pyrrhus en Italie ne sera que le général d’une coalition d’États
secondaires. Alexandre, en quittant son royaume héréditaire, a ses derrières
assurés par la complète soumission de la Grèce et par une forte réserve qu’il a confiée
à Antipater. Rien ne garantira à
Pyrrhus la possession tranquille de son royaume ; rien, que la douteuse
parole d’un voisin ambitieux. Le succès couronnant leurs entreprises, ils
n’avaient plus ni l’un ni l’autre dans leur patrie le centre et le noyau de
leur nouvel empire : mais combien il était plus facile de transporter à
Babylone le siège de la monarchie militaire Macédonienne, que d’aller fonder
à Tarente ou à Syracuse la dynastie d’un soldat heureux ! Toute
agonisante qu’elle semblât sans cesse, la démocratie des républiques Grecques
ne se laissa jamais refouler dans le cadre étroit d’un État militaire :
Philippe connaissait à fond celles-ci ; et il se garda de les incorporer
à son royaume. En Orient, au contraire, il n’y avait nulle résistance
nationale à craindre : races souveraines et races asservies vivaient
pêle-mêle depuis des siècles. Changer de maître était chose indifférente aux
masses, quand encore elles ne désiraient pas ce changement. En Occident, si
les Samnites, les Carthaginois, les Romains même n’étaient point invincibles,
jamais conquérant du moins n’eut pu transformer les Italiques en des fellahs d’Égypte, ou condamner le
paysan Romain à payer une censive
au profit de quelque baron Grec. Où que vous jetiez les yeux, puissance et
alliés de l’agresseur, forces défensives du royaume envahi, tout vous fait
regarder comme exécutable le plan conçu par le roi Macédonien ; tout vous
fait voir dans l’expédition de l’Épirote une entreprise impossible : là,
l’accomplissement d’une grande vocation politique ; ici, un coup manqué,
mémorable d’ailleurs ; là, les fondements jetés d’un nouveau système
d’empires et d’une civilisation nouvelle ; ici, un simple épisode dans
le grand drame de l’histoire. Aussi l’édifice construit par Alexandre a-t-il
survécu à sa mort prématurée : Pyrrhus, avant de mourir, devait voir de ses
propres yeux tous ses plans à vau-l’eau. Grandes et fortes natures tous les
deux : mais l’un ne fut que le premier général de son temps, l’autre en
fut le plus puissant homme d’État : et s’il est permis enfin, pour juger, de
se placer par la pensée sur la ligne entre le possible et l’impossible,
laquelle sépare aussi le héros du coureur d’aventures, il faudra bien donner
ce dernier nom à Pyrrhus, et ne pas le ranger à côté de son illustre
parent ; pas plus qu’on n’irait mettre, par exemple, un connétable de
Bourbon à côté d’un Louis XI. Et, pourtant, il s’attache un merveilleux
prestige au nom de l’Épirote : la postérité a pour lui des sympathies,
soit à cause de son gémie aimable et chevaleresque, soit plutôt à raison de
ce que, le premier parmi les Grecs, il a tourné ses armes contre les Romains.
A dater de lui, commencent, entre Rome et la Hellade, ces contacts ou
ces chocs plus sérieux qui déterminent tout le progrès ultérieur de la
civilisation antique, et, pour une bonne partie, celui des sociétés modernes.
La lutte entre la phalange et les cohortes, entre les armées mercenaires et
la landwehr Romaine, entre un roi
soldat et le gouvernement sénatorial, entre le talent d’un seul individu et
la force compacte de toute une nation : le combat enfin entre Rome et
l’Hellénisme, se vident tout d’abord sur les champs de bataille où Pyrrhus
croise le fer avec les généraux de la République. Le
vaincu, plus tard, aura beau en appeler encore à la décision des armes ;
toutes les journées qui suivront confirmeront purement et simplement la
sentence. Mais si les Grecs succombent et dans la mêlée des combats, et
devant le sénat, ils remporteront une victoire éclatante sur le terrain d’une
autre lutte, qui, cette fois, n’a plus rien de politique. Dès les premières
guerres, on pressent l’effet de plus douces influences : le triomphe de Rome
sur les Hellènes ne ressemblera pas à ses triomphes sur les Gaulois et les
Carthaginois : à peine auront été déposés les lances brisées, les boucliers
et les casques, que l’on verra Vénus-Aphrodite s’avancer dans la
toute-puissance de ses charmes entre les vaincus et les vainqueurs.
Issu de la lignée des Æacides, Pyrrhus était le fils de ce
souverain des Molosses (contrée de Janina),
qui, ménagé par Alexandre, dont il avait été le parent et le vassal fidèle,
se vit plongé, lui mort, dans le tourbillon des querelles de famille, et de
la politique Macédonienne. Il y avait perdu et le trône et la vie (441 [313 av. J.-C.]).
Pyrrhus avait alors six ans. Il fut sauvé et recueilli par Glaucias, roi des Taulantiens d’Illyrie : plus tard, au milieu des combats
dont l’enjeu était la possession de la Macédoine, Démétrius
Poliorcète le ramena, jeune encore, dans sa principauté héréditaire (447 [-307]). Quelques
années après, il est encore, chassé par une faction contraire (vers 452 [-302]), et fait ses
premières armes dans l’exil, à la suite des chefs Macédoniens. Il s’y
distingua bientôt. Il accompagna Antigone dans ses dernières campagnes ;
et le vieux maréchal d’Alexandre se prit d’affection pour ce prince, né
soldat, à qui ne manquait déjà plus que l’âge, pour, être proclamé le premier
des hommes de guerre de son temps. Après la malheureuse journée d’Ipsus[3], il vint à
Alexandrie, comme otage, où, dans le palais du fondateur de la dynastie des
Lagides, sa vive hardiesse, sa franchise de soldat qui n’estime rien que les
choses de la guerre, attirèrent sur lui l’attention du prudent et politique
Ptolémée. En même temps, sa beauté virile, que ne déparaient ni la sauvagerie
de ses traits, ni l’imposant de sa démarche, lui conquérait les regards des
femmes de la cour. A peu de temps de là, Démétrius ayant réussi, par un coup
d’audace, à se faire un nouveau royaume dans la Macédoine même, ses
visées ambitieuses n’allaient à rien moins, bientôt, qu’à reconstituer aussi
l’empire d’Alexandre. Il importait de l’amoindrir, de lui créer des embarras
jusque chez lui. Le Lagide s’entendait mieux que personne à tirer bon parti,
pour sa politique, d’un caractère ardent comme celui du jeune prince Épirote.
Acquiesçant au désir de la reine Bérénice,
sa femme, et, poursuivant l’accomplissement de ses propres desseins, il marie
Pyrrhus à sa belle-fille Antigone, et lui facilite par son appui matériel et
son influence, le retour dans sa patrie (458 [296 av. J.-C.]). Tous les anciens sujets
de son père volent vers lui. Les Épirotes, ces Albanais de l’antiquité, lui apportent leur fidélité et leur
bravoure héréditaires ; ils suivent joyeux leur jeune héros, leur aigle, comme ils l’appellent. Cassandre venait de mourir (457 [-297]) : sa
succession en Macédoine faisait naître de nouveaux troubles. Pyrrhus saisit
l’occasion de s’agrandir : il s’empare successivement de toutes les côtes,
avec les places commerciales importantes d’Apollonie, et d’Épidamne
[Durazzo], avec les îles de Lissus et de Corcyre ; il
s’étend jusque dans le pays Macédonien, et, au grand étonnement des populations,
il tient tête aux forces démesurément supérieures de Démétrius. La folie de
ce dernier le précipite à son tour à bas du trône; et son chevaleresque
rival, le parent du grand Alexandre est invité à y monter après lui (467 [287 av. J.-C.]).
Certes, nul prince mieux que Pyrrhus ne méritait de ceindre le diadème de
Philippe et du vainqueur des Perses. Dans ce temps de décadence profonde, où
royauté et lâcheté devenaient synonymes, Pyrrhus brillait entre tous par
l’attrait d’un caractère jusque-là sans tache. Il était bien le roi pour ces
libres paysans de la vieille Macédoine, qui, si appauvris et amoindris qu’ils
fussent, avaient conservé intactes et les bonnes mœurs et la bravoure
traditionnelles, ailleurs tombées en désuétude depuis les partages de la Grèce et de l’Asie entre
les Diadoques. Facile d’abord ; le cœur franc, et ouvert, comme le grand
Alexandre, recevant sous son toit ses amis et ses familiers, Pyrrhus avait
rejeté bien loin les habitudes de vie des sultans orientaux comme Alexandre, enfin,
il passait pour le meilleur tacticien de son siècle. Mais, dans le reste du
pays, les susceptibilités vaniteuses d’une nationalité exclusive auraient
donné l’avantage au compatriote le plus indigne sur l’étranger le plus
capable : l’armée Macédonienne se montrait imprudemment réfractaire contre
tout général qui n’était pas Macédonien ; et de même que le meilleur
capitaine de l’école d’Alexandre n’avait pu, ailleurs, l’emporter contre de
si grands obstacles, de même une rapide catastrophe mit fin à la domination
dix roi Épirote dans la Macédoine. Celui-ci ne pouvait garder le trône
qu’avec l’assentiment et l’affection de la contrée trop peu puissant
d’ailleurs, trop magnanime peut-être pour s’imposer par la force, après sept
mois de règne, il abandonna les Macédoniens à leurs tristes affaires, à leur
triste gouvernement, et retourna au milieu de ses chers Épirotes (467 [287 av. J.C.]).
Mais l’homme qui avait porté un instant la couronne d’Alexandre, le
beau-frère de Démétrius, le gendre des Lagides et d’Agathocle de Syracuse, le
profond stratégiste, qui écrivait ses Mémoires
et des traités scientifiques sur l’art de la guerre, ne pouvait pas condamner
sa vie aux ennuis d’une paix obscure ; révisant, à chaque saison, les
comptes de ses intendants et des pasteurs des troupeaux royaux ; ne
demandant à ses vaillants sujets, et ne recevant d’eux que les cadeaux
ordinaires et périodiques, en bœufs et en brebis ; ou leur faisant ensuite
renouveler le serment de fidélité devant l’autel de Jupiter ; jurant lui-même
en échange d’observer religieusement les lois nationales ; puis, en
confirmation des paroles données, passant la nuit avec eux dans un banquet
final ! Il n’y a plus place pour Pyrrhus sur le trône de
Macédoine ; eh bien ! il saura ne pas rester confiné dans sa patrie
: pouvant être le premier, il ne sera pas le second. Alors, il jette les yeux
au loin. Les rois qui se disputent la Macédoine les armes à la main, s’entendent
volontiers pour aider et éloigner à la fois un dangereux rival ; et, quant à
ses fidèles compagnons de guerre, il est sûr d’eux ; il les emmènera où
il voudra. A cette heure, les circonstances favorisaient ses projets sur
l’Italie : il semblait redevenu possible d’y poursuivre avec succès
l’entreprise tentée, quarante ans plus tôt, par son parent, le cousin de son
père, Alexandre d’Épire, et tout récemment encore rêvée et préparée par
Agathocle, son beau-père. Donc, tournant le dos à la Macédoine, Pyrrhus
part, s’en allant fonder pour lui et pour la nation Hellénique un nouvel
empire, dans les contrées de l’Occident.
La paix de 464 [290 av. J.-C.], conclue entre Rome et le Samnium, ne fut que
d’une courte durée : mais c’est en Lucanie, cette fois, que l’explosion
éclate, et que se relève encore la ligue hostile à la République. Les
Lucaniens, en prenant parti pour Rome durant les guerres Samnites, avaient
paralysé l’effort des Tarentins, et contribué puissamment à l’issue de la
lutte : en récompense, toutes les cités Grecques de leur contrée leur avaient
été abandonnées. S’unissant aux Bruttiens, au lendemain de la paix, ils
s’étaient mis aussitôt à attaquer celles-ci de compte à demi, et les réduire
les unes après les autres. Assaillis à deux reprises par le général Lucanien Stenius Statilius, les citoyens de
Thurium, dans l’extrémité de leur désespoir, usèrent du même remède que les
Campaniens jadis, quand ceux-ci avaient invoqué le secours de Rome contre les
invasions Samnites. Ils offrirent, de même, de payer ce secours du prix de
leur liberté. Comme, depuis la fondation de Venouse, Rome n’avait plus besoin
de l’assistance des Lucaniens, le sénat s’empressa de déférer à la demande de
Thurium, et fit défense à ses anciens amis de mettre la main sur une ville
qui s’était donnée à la République. Trompés ainsi par leur puissante
alliée, Lucaniens et Bruttiens se mettent à négocier aussitôt avec la faction
et l’opposition à Tarente et dans le Samnium. Ils s’efforcent de reconstituer
la coalition Italienne ; et quand les Romains leur envoient des députés
pour les avertir, ils les jettent en prison, commencent la guerre par une
nouvelle attaque contre Thurium (vers 469 [-285]) ; et non contents d’avoir appelé
aux armes les Tarentins et les Samnites, ils invitent les Étrusques, les
Ombriens et les Gaulois à se joindre à eux dans cette lutte nouvelle pour la
liberté. Les Étrusques se soulèvent aussitôt, et prennent à leur solde les
Gaulois venus en foule. Une armée Romaine, conduite par le préteur Lucius Cœcilius au secoues des
Arrétins demeurés fidèles, est anéantie sous les murs d’Arretium par les hordes
des Sénons : défaite qui coûte à Rome treize mille soldats avec leur général
(470 [-284]).
Les Sétons avaient un traité d’alliance avec la République. Elle
leur dépêche aussi une ambassade, se plaignant de ces ventes de mercenaires
destinés à porter les armes contre elle, et réclamant la restitution
immédiate et gratuite des prisonniers. Mais Britomar, chef des Sénons, avait la mort de son père à
venger : à son instigation, les ambassadeurs sont massacrés, et la
nation se range ouvertement du côté des Étrusques. Toute l’Italie du Nord,
Étrurie, Ombrie, pays des Celtes, prend feu : de grands résultats vont
surgir, peut-être, pourvu que les peuples du Sud saisissent l’occasion ;
pourvu que tous, s’il en est qui ne l’ont point fait encore, se prononcent
contre Rome.
Les Samnites, toujours prêts à revendiquer leur
indépendance, ne faillirent pas, pour leur part, à déclarer la guerre à la République : mais,
épuisés par leur catastrophe récente, enfermés de tous côtés par les colonies
militaires, ils ne purent être grandement utiles à la ligue. Tarente hésite,
selon son habitude. Pendant que ses ennemis négocient entre eux, concluent
des traités de subsides, ou rassemblent des soldats achetés au dehors, Rome
agit. Les Sénons apprennent d’abord à leurs dépens combien il est dangereux
d’avoir vaincu les Romains. Le consul Publius
Cornélius Dolabella entre chez eux à la tête d’une forte armée. Tout ce
qui n’est point passé au fil de l’épée est chassé hors du pays, et la nation
Sénonaise disparaît du milieu des peuples Italiques (471 [283 av. J.-C.]). De
telles expulsions en masse se comprennent à l’égard d’un peuple vivant
exclusivement de ses troupeaux ; et je me sens porté à croire que les
bandes Gauloises chassées alors de l’Italie ne sont autres que celles qui
iront un peu plus tard inonder la région Danubienne, la Macédoine, la Grèce et l’Asie Mineure.
Le rapide châtiment infligé aux Sénons terrifie les Boïens, leurs voisins les
plus proches, et leurs plus proches apparentés ; mais redoutant le même
sort, ils se réunissent aussitôt aux Étrusques, qui continuent la guerre avec
leurs mercenaires Gaulois ; ceux-ci, excités désormais par le désespoir
et le besoin de venger leur patrie ! Une puissante armée coalisée marche
droit sur Rome. Les alliés ne veulent rien moins que faire subir la peine du
talion à la métropole Latine ; et plus terribles pour elle encore que le
Brenn Sénonne l’avait été
autrefois, ils se promettent de la raser de fond en comble, et de l’effacer
de la surface de la terre. Mais tout leur effort vient échouer sur les
rivages du Tibre, non loin du lac Vadimon,
où ils essuient une sérieuse défaite (471 [-283]). L’année suivante ils ne sont pas
plus heureux sous les murs de Populonia ; et les Boïens, découragés,
abandonnent les Étrusques après avoir fait leur paix séparée (472 [-282]).
Le plus dangereux des ennemis de Rome était vaincu déjà
avant même que la ligue ne fût tout à fait constituée. Rome pouvait
maintenant se tourner du côté du Sud, où la guerre avait langui durant les
années 469-471 [285-283
av. J.-C.]. La petite garnison Romaine de Thurium avait eu peine à se
maintenir contre les Lucaniens et les Bruttiens unis. Enfin, en 472, le
consul Gaius Fabricius Luscinus débouche avec les légions devant la place ;
la débloque ; bat les Lucaniens dans une journée sanglante, et fait
prisonnier Statilius, leur général. Aussitôt lés petites villes Grecques
Doriennes, pour qui les Romains sont des sauveurs, se jettent dans leurs
bras ; et les soldats de la République occupent les places les plus
importantes, Locres, Crotone, Thurium, et surtout Rhegium, sur laquelle les
Carthaginois jetaient de leur côté les yeux. Partout Rome est décidément
victorieuse. Les Sénons, écrasés, lui ont abandonné un littoral considérable
sur l’Adriatique : mais elle pressent que le feu couve sous la cendre à
Tarente : elle sait qu’en Épire une invasion se prépare et menace, et
elle se hâte de prendre possession de la côte et de la mer. En même temps
qu’une colonie de citoyens Romains (vers 471) va se loger dans Sena [Sinigaglia],
jadis le port et la capitale des Sénons, une flotte Latine, partie de la mer
Tyrrhénienne, va stationner dans les eaux de l’Est, gardant le golfe, et
défendant les établissements que Rome y occupe.
Depuis le traité de 450 [304 av. J.-C.], les Tarentins avaient vécu
en paix avec Rome. Ils avaient assisté à la longue agonie des Samnites, à la
ruine foudroyante des Sénons ; ils avaient laissé élever, sans y mettre
obstacle, les citadelles de Venouse, Hatria, Sena, et occuper Thurium et
Rhegium. Mais le vase d’amertume déborde enfin quand la flotte Romaine, à son
passage de la mer Tyrrhénienne dans le golfe Adriatique, vient naviguer
jusque dans les eaux Tarentines, et jeter l’ancre dans le port même de la
cité soi-disant amie : les meneurs du parti populaire redisent aussitôt
dans l’assemblée des citoyens les clauses des anciens contrats qui
interdisaient à Rome d’envoyer ses vaisseaux à l’est du cap Lacinien ; et-la foule, excitée,
se précipitant soudain, à la façon des pirates, sur les navires de la République, un
violent combat s’engage où les Romains surpris ont le dessous : cinq
vaisseaux sont capturés ; les hommes du bord tués ou vendus comme esclaves.
L’amiral Romain avait péri dans la mêlée. Une aussi lâche agression ne
s’explique que par la suprême sottise et la suprême mauvaise foi d’un
gouvernement de démagogues. Les traités revendiqués appartenaient à un passé
depuis longtemps accompli et oublié : ils n’avaient plus aucun sens, dans
tous les cas, depuis les établissements Romains créés à Sena et à Hatria. Les
Romains avaient pleine foi dans l’alliance existante, quand ils cinglaient
vers le golfe et il était pour eux du plus grand intérêt, la suite le fit
bien voir, de ne point fournir aux Tarentins l’occasion d’une déclaration de
guerre. Quant aux hommes d’État de Tarente, en armant contre Rome, ils ne
faisaient, certes, que ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps :
que si encore, au lieu de se placer sur le terrain solide des nécessités
politiques, ils préférèrent se retrancher dans une question de forme et dans
une prétendue violation des traités, l’histoire ne leur en fera pas un grave
reproche. La diplomatie a toujours regardé comme au-dessous de sa dignité de
dire simplement la vérité simple. Mais il fallait être fou et barbare à la
fois pour attaquer par surprise, avec le fer et le feu, une flotte qu’on
pouvait aussi bien sommer de reprendre la route de l’ouest. Ainsi tombe dans
le crime et la sauvagerie toute société où les mœurs perdues cessent un jour
de peser sur le gouvernail. Ainsi reparaît aussitôt la brutalité toute nue de
l’homme, opposant par là un démenti cruel à ces opinions naïves qui
attribuent à la civilisation seule le don merveilleux de déraciner à toujours
les instincts de la bestialité. Quoi qu’il en soit, les Tarentins, comme
s’ils n’eussent point assez de ce beau fait d’armes, coururent ensuite à
Thurium, dont la garnison Romaine, surprise, capitula durant l’Hiver de 472
et 473 [282 et 281
av. J.-C.]. Les habitants expièrent durement leur partialité Romaine
et anti-hellène. Et pourtant, c’était Tarente, qui, bien des fois déjà, les
avait abandonnés aux Lucaniens dans les traités conclus avec ceux-ci, et les
avait par là forcément rejetés dans les rangs d’une alliance intime avec Rome.
Les Barbares, comme les appelaient les Grecs,
agirent d’abord avec une modération qui surprend chez un peuple aussi
puissant, et après de telles offenses. Rome avait tout avantage à faire durer
le plus longtemps possible la neutralité des Tarentins ; et les hommes
influents dans le sénat firent rejeter la motion d’une minorité irritée,
tendant à une déclaration de guerre immédiate. Ils s’efforcèrent de maintenir
la paix, dût-on offrir les conditions les plus douces et les mieux
conciliables avec l’honneur du nom Romain. Ils ne demandaient que la liberté
des prisonniers, la restitution de Thurium, et enfin la remise des auteurs
principaux de l’attaque contre la flotte. C’est avec ces propositions qu’une
ambassade Romaine partit pour Tarente (473 [-281]), en même temps que, pour appuyer
ses paroles, les légions s’avançaient dans le Samnium sous la conduite du
consul Lucius Æmilius. Les
Tarentins, sans diminuer en rien leur indépendance, pouvaient très bien accéder
aux réclamations faites ; et, sachant l’humeur peu guerrière de cette
ville de marchands, on croyait raisonnablement, à Rome, à la possibilité d’un
accommodement. Pourtant les tentatives de paix échouèrent soit par
l’opposition de ceux qui croyaient à la nécessité urgente de s’opposer par
les armes aux progrès continus de la puissance Romaine, soit par
l’emportement de la populace Tarentine, dont l’insolence indigne et la
fatuité toute Grecque s’en prit à la personne même des députés. Aussitôt le
consul entra sur le territoire de Tarente : une dernière fois, avant d’ouvrir
les hostilités, il offrit, mais en vain, les conditions déjà refusées. Alors
seulement il commença à ravager les champs et les villas, et refoula les
milices de la ville. Les plus considérables parmi les prisonniers furent
rendus sans rançon sur ces entrefaites, et la République espérait
toujours que sous la pression de la guerre, le parti aristocratique pourrait
revenir aux affaires, et rétablir la bonne harmonie entre les deux peuples.
Les Romains se gardaient bien de rien faire qui poussât Tarente à se jeter
dans les bras du roi d’Épire. Les projets de celui-ci sur l’Italie n’étaient
plus un secret pour personne. Déjà les envoyés Tarentins l’étaient allés
trouver ; mais ils étaient rentrés sans avoir pu rien conclure, Pyrrhus
demandant bien plus qu’ils n’avaient pouvoir de lui accorder. Il fallut
prendre un parti. Les milices de la ville ne savaient que fuir devant les
légions, chacun le reconnaissait à satiété ; et. l’on n’avait plus le choix qu’entre la paix offerte
encore par les Romains tout prêts à donner des conditions plus douces, et
l’alliance avec Pyrrhus aux conditions qu’il lui plairait
d’imposer : il fallait opter, en un mot, entre la suprématie de Rome et
la tyrannie d’un soldat Grec. Les
forces des partis se balançaient presque dans la ville. Mais enfin la faction
nationale prit le dessus. Elle avait pour elle ce motif spécieux, que,
puisqu’il fallait se donner un maître, encore valait-il mieux le prendre chez
les Grecs que chez les Barbares. Et puis, les démagogues craignaient que
Rome, abandonnant tout à coup la modération que les circonstances lui avaient
jusque-là commandée, ne saisît un jour l’occasion de la vengeance, et ne
punît l’attentat dont la populace s’était rendue coupable. On traita donc
avec Pyrrhus. Il eut le commandement suprême des contingents à fournir par
les Tarentins et les autres patriotes qui prenaient les armes : il eut en
outre le droit de mettre garnison
dans Tarente. Il va de soi que la ville défrayait la guerre. Par
contre, le roi d’Épire promit de ne rester en Italie que juste le temps
nécessaire ; sous la réserve mentale, sans nul doute, de fixer lui-même
combien de temps durerait cette nécessité. Il s’en fallut de peu, néanmoins,
que sa proie ne lui échappât. Pendant l’absence des députés dé Tarente, chefs
de la faction anti-romaine, sans doute, la ville étant serrée de près par les
Romains, il s’était fait un changement dans les esprits et dans la situation.
Déjà, un personnage de la faction Romaine, Agis, avait pris le
commandement suprême. A ce moment revint l’ambassade, rapportant le traité
conclu avec Pyrrhus, et accompagnée de Cinéas, son fidèle ministre.
Une révolution nouvelle eut lieu, et
l’on revint encore à la guerre. Bientôt d’ailleurs, une main plus forte
saisit les rênes, et mit fini à ces tristes vicissitudes. Dès l’automne de
473 [281 av. J.-C.],
Milon, l’un des généraux de Pyrrhus, débarqua avec trois mille Épirotes, et
vint occuper la citadelle : au commencement de l’an 474 [-208], le roi prit
lui-même la mer. Si traversée fut pénible : la tempête lui coûta de
nombreux sacrifices en hommes et en munitions. Il amenait à Tarente une armée
considérable, mais mêlée. On y voyait d’un côté ses troupes à lui, Molosses,
Thesprotiens, Chaoniens, Ambraciotes ; de l’autre,
des fantassins de Macédoine, et la cavalerie Thessalienne, que le roi
Macédonien Ptolémée lui avait cédés par un traité ; puis encore des
bandes mercenaires d’Étoliens, d’Acarnadiens et d’Athamaniens
: en tout, elle comptait vingt mille phalangistes, deux mille archers,
cinq cents frondeurs, trois mille hommes de chevaux, et vingt éléphants, soit
vingt-cinq mille cinq cents soldats : à peu de chose près ce
qu’Alexandre, cinquante ans avant,
avait emmené au delà de l’Hellespont.
Quand Pyrrhus arriva, les affaires de la coalition
allaient mal. En voyant devant lui, les soldats de Milon qui prenaient la
place des milices Tarentines, le consul Romain avait abandonné l’attaque de
la ville pour rentrer en Apulie : mais les Romains, à l’exception du
territoire immédiat de Tarente, n’en dominaient pas moins dans toute
l’Italie. Nulle part, dans le Sud, les coalisés n’avaient d’armée en
campagne ; et, dans le Nord, les Étrusques, qui seuls luttaient encore,
avaient été défaits sur tous les champs de bataille (473 [281 av. J-C.]). Les
alliés, dès avant l’arrivée du roi, avaient mis toutes leurs troupes sous ses
ordres, promettant une armée de trois cent cinquante mille hommes de pied et,
de vingt mille cavaliers : les grands mots leur coûtaient bien moins que
les effets. En réalité, l’armée dont Pyrrhus devait prendre le commandement
suprême était toute à créer ; et, pour le moment, Tarente seule mettait
à sa disposition les ressources qui lui appartenaient. Pyrrhus débute par
ordonner une levée de mercenaires Italiotes aux frais de la ville, et réclame
l’enrôlement de tous les citoyens en âge de porter les armes. Les Tarentins
ne l’entendaient pas ainsi. Ils avaient cru acheter à beaux deniers la
victoire, comme une marchandise courante ; et le roi violait le contrat
en les forçant à la conquérir les armes à la main. A l’arrivée de Milon, ils
s’étaient vus avec joie débarrassés du service si lourd des portes de la
place : aujourd’hui qu’il faut aller au dehors se ranger sous les
étendards de Pyrrhus, ils regimbent, et le roi menace les récalcitrants de la
peine capitale. Les événements donnaient raison au parti Romain, qui renoue
ou paraît renouer ses intelligences avec la République. Pyrrhus,
que cette résistance est loin de surprendre, traite aussitôt Tarente en ville
conquise : il cantonne ses soldats dans les maisons des citoyens,
suspend les réunions populaires et les banquets (συσσίτια),
si nombreux d’ordinaire, fermé le théâtre et les promenades, et confie les
portes à la garde de ses Épirotes. Les meneurs sont transférés en foule en
Épire, comme otages : plusieurs n’évitent le même sort qu’en s’enfuyant
à Rome. Qu’on ne contesté pas la nécessité de ces rigueurs ! Sans elles,
il n’était pas possible de faire fond sur les Tarentins. Le roi, toutes ses
dispositions prises, et appuyé désormais sur une puissante place forte, peut
enfin songer à entamer ses opérations.
A Rome aussi on savait à quels combats il faudrait faire
face. Comme il importait de s’assurer de la fidélité des alliés, ou mieux,
des sujets de la
République, celle-ci met des garnisons dans les villes dont
les dispositions lui sont suspectes : les chefs du parti de
l‘indépendance nationale sont ou arrêtés, ou même mis à mort, partout où il
semble nécessaire. Tel fut le sort, notamment, d’un certain nombre de sénateurs
de Præneste. Les préparatifs de guerre sont activement poussés : une
contribution militaire est levée : les contingents entiers des alliés et
des déditices sont exigés : il n’est pas jusqu’aux prolétaires,
d’habitude exempts du service, qui ne soient appelés sous les armes. Une
armée Romaine demeure comme réserve dans la capitale. Une seconde armée,
conduite par le consul Tiberius Coruncanius, entre en Étrurie, et
réduit Volci et Volsinies. Mais les forcés principales marchent vers le
Sud : on les fait partir le plus diligemment possible, pour qu’elles
puissent encore atteindre Pyrrhus dans le pays Tarentin, et l’empêcher de
réunir sa propre armée aux contingents fournis par les Samnites et les autres
Italiotes soulevés contre Rome. Avant ce moment, les garnisons cantonnées
dans les villes de la
Grande-Grèce seront, on l’espère, un premier obstacle aux
progrès du roi. Sur ces entrefaites, une révolte des soldats enfermés dans
Rhegium (on y comptait huit cents Campaniens et quatre cents Sidicins sous
les ordres du Campanien Decius), enlevé aux Romains cette importante
place, sans pour cela la livrer à Pyrrhus. Si, d’un côté, la haine nationale
du nom Romain a poussé à cette révolte ; Pyrrhus, d’un autre côté, venu
d’au delà des mers pour défendre et sauver les Hellènes de l’Italie, ne peut
en aucune façon admettre dans la coalition des troupes qui ont massacré leurs
hôtes dans leurs propres maisons. Rhegium reste donc isolée et indépendante,
cultivant une étroite amitié avec les Mamertins, apparentés et
complices des Campaniens de Decius, et qui, pour la plupart anciens soldats
Campaniens d’Agathocle, se sont de la même manière emparés de Messine, la
ville Sicilienne située en face. Les nouveaux Rhégiens brûlent et détruisent
ensuite les villes Grecques voisines, Crotone, où la garnison romaine, est
passée au fil de l’épée, et Caulonia, qui est rasée. Cependant les Romains
ont jeté un faible corps sur la frontière Lucanienne, et renforcé la garnison
de Venouse : ils parviennent ainsi à empêcher la jonction des Lucaniens et
des Samnites avec l’Épirote ; et en même temps leur grande armée, formée
de quatre légions et des contingents alliés en pareille proportion, comptant
ainsi, ce semble, au moins cinquante mille hommes que commande le consul Publius
Lœvinus, marche contre le roi. Celui-ci, campé avec ses troupes et celles
de Tarente entre Pandosie[4] et Héraclée, la
colonie Tarentine, s’attachait à couvrir cette dernière place (474 [280 av. J.-C.]).
Les Romains, appuyés par leur cavalerie, franchissent le Siris. Puis, lançant
celle-ci sur l’ennemi, ils débutent par une chaude et heureuse attaque.
Pyrrhus, qui se bat au premier rang de ses cavaliers, est lui-même précipité
à terre, et les escadrons Grecs, épouvantés de la disparition de leur
général, laissent le champ aux escadrons Romains. Mais déjà le roi a couru à
son infanterie : il se met à sa tête ; et le combat recommence pour ne
finir que par la victoire de l’une où de l’autre armée. Sept fois les
phalanges et les légions s’entrechoquent, et la bataille dure toujours. Là
tombe Mégaclès, l’un des meilleurs officiers de l’Épirote : il
portait l’armure royale dans cette rude journée et pour la seconde fois les
Grecs s’imaginent que Pyrrhus est mort. Leurs rangs flottent : le désordre
les gagne, et Lœvinus, qui croit enfin tenir la victoire, jette toute sa
cavalerie sur leur flanc. Pyrrhus est indomptable : il ranime le courage
ébranlé des siens, et parcourant tête nue toutes ses lignes, il fait avancer
contre les cavaliers Romains ses éléphants jusque-là gardés en réserve sur
les derrières. À leur vue les chevaux s’effarouchent : les légionnaires
n’osent plus marcher, et tournent le dos : la cavalerie est ramenée sur
l’infanterie : les éléphants, qui la poursuivent, entrouvrent et brisent
les rangs serrés des légions ; et les éléphants et les chevau-légers
Thessaliens accourus avec eux, font un affreux carnage des fuyards. Si un
brave soldat Romain, Gaius Minucius, premier hastaire de la
quatrième légion, n’eût pas blessé et renversé, l’une des monstrueuses bêtes,
et par là semé aussi le désordre parmi les ennemis, c’en était fait de
l’armée Romaine. Ses débris purent à grande peine retraverser le Siris. Ses
pertes étaient grande : le vainqueur trouva sept mille Romains morts ou
blessés sur le champ de bataille : deux mille prisonniers avaient été faits.
Les Romains eux-mêmes, en y comprenant ceux de leurs blessés qu’ils purent
ramener avec eux, évaluèrent leurs pertes à quinze mille hommes mis hors de
combat. De son côté, l’armée de Pyrrhus n’avait pas moins souffert : quatre
mille de ses meilleurs soldats, plusieurs de ses meilleurs lieutenants
étaient tombés. C’étaient ses vétérans surtout qui avaient payé de leur
personne, et il lui devenait bien plus difficile de les remplacer, qu’aux
Romains de remettre au complet les cadres de leurs milices. La victoire était
due principalement à l’attaque des, éléphants, à une première surprise, qui
ne se répéterait plus sans doute ! On comprend dès lors que le roi, en
excellent tacticien qu’il était, ait plus tard comparé son triomphé à une
défaite : mais il y aurait folie à croire, avec les poètes de la légende
Romaine, que dans l’inscription du monument par lui consacré à Tarente, il
soit allé jusqu’à le dire, rabaissant ainsi sa propre gloire devant le
public. Politiquement parlant, peu importait le haut prix payé pour la
victoire ! Gagner la première bataille était tout. Ses talents de
général s’étaient manifestés au grand jour sur un terrain nouveau ; et
vainqueur à Héraclée, il rendait aussitôt l’union et l’énergie à la coalition
défaillante des Italiotes. D’abord, les résultats de la journée étaient
considérables et immédiats. La
Lucanie était perdue pour Rome. Lœvinus rappela à lui
toutes les troupes qui s’y trouvaient, et rentra en Apulie. Bruttiens,
Lucaniens, Samnites, tous opérèrent leur jonction avec le roi. Excepté
Rhegium qui gémissait, opprimée par cette bande de brigands Campaniens,
toutes les villes Grecques se donnent à Pyrrhus : Locres lui livre même sa
garnison Romaine. Elles supposaient, et avec raison, qu’il ne les remettrait
jamais à ses alliés Italiques. Ainsi Pyrrhus vit arriver à lui les Sabelliens
et les Grecs tout à la fois : mais là s’arrêtèrent les effets de sa victoire.
Les Latins ne se souciaient pas d’appeler le secours d’un bras étranger pour
expulser les Romains, quelque lourd que fut le joug de leur domination.
Venouse, bloquée étroitement par l’ennemi, tint bon. Pyrrhus, bon connaisseur
en bravoure, avait traité honorablement les valeureux soldats de Rome qu’il
avait capturés sur les bords du Siris : il leur offrit, selon l’usage des
Grecs, de prendre rang dans son armée, mais leur réponse lui apprit qu’il
avait affaire à une nation, et non à des bandes de mercenaires. Pas un d’eux,
soit Romain, soit Latin, ne voulût entrer à son service.
Il offrit alors la paix aux Romains. Militaire prévoyant,
il se préoccupait des difficultés de sa position stratégique ; homme
d’État expérimenté, il se tenait prêt, à l’heure la plus opportune, à saisir
l’occasion favorable d’un traité avantageux. Confiant dans l’impression qu’on
avait dû ressentir à Rome au lendemain de la grave défaite d’Héraclée, il
espérait tout à la fois sauvegarder l’indépendance des villes de la Grande-Grèce, et
interposer entre elles et Rome un groupe d’États de second et de troisième
ordre, alliés et satellites du nouvel empire Hellénique. Aussi demandait-il
aux Romains l’évacuation et la liberté de toutes les cités Gréco-italiques,
de celles de Lucanie et de Campanie nommément ; la restitution de leur
territoire aux Samnites, Dauniens, Lucaniens, Bruttiens ; et entre
autres la remise de Lucérie et de Venouse. Que si, chose probable, il fallait
une seconde fois en venir aux mains avec Rome, encore valait-il mieux rouvrir
la lutte au plus tôt, quand les Grecs occidentaux étaient unis sous le drapeau
d’un même maître, la Sicile
gagnée, l’Afrique peut-être déjà conquise. Telles furent les bases des
instructions confiées par le roi à son ministre fidèle, le Thessalien Cinéas,
que ses contemporains comparaient à Démosthène ; si tant est qu’on puisse comparer
le rhéteur à l’homme d’État, le serviteur d’un maître absolu au libre
conseiller d’un peuple. L’habile négociateur avait ordre de montrer en tout
la haute estime que ressentait en effet Pyrrhus pour les vaincus
d’Héraclée ; de déclarer que son roi souhaitait de venir à Rome en
personne ; d’employer, pour lui concilier les esprits, la louange
toujours agréable à entendre de la bouche d’un ennemi, les flatteries, dans
l’occasion les présents distribués à propos, et enfin tous les artifices tentateurs
de l’école politique des cours d’Alexandrie et d’Antioche. Le sénat hésita un
moment : il semblait sage à plusieurs de reculer pour un temps, et d’attendre
jusqu’au jour où le dangereux compétiteur irait s’embarrasser ou périr dans
des entreprises ambitieuses. Mais tout à coup se lève un consulaire aveugle
et en cheveux blancs, Appius Claudius (censeur en 442 [-312], consul en 447 et 458 [-307 et -296]) !
Depuis longues années il a quitté la scène
politique ; mais dans ce jour où s’agitent les destinées de Rome,
il s’est fait conduire à la
Curie. Il ranime le courage des sénateurs plus jeunes, et
en quelques paroles enflammées il leur souffle une indomptable énergie. C’est
alors et pour la première fois que fut faite cette fière réponse, qui depuis,
devint la maxime d’État de Rome : La
République ne traite pas, tant qu’il reste un étranger sur le sol
Italique. Pour joindre les actes aux dires, l’envoyé de Pyrrhus,
reçoit l’ordre de quitter la ville aussitôt. Le but de l’ambassade était
manqué et le diplomate royal, loin d’avoir lui-même produit l’effet qu’il
attendait de son éloquence, s’en revint ému de cette dignité virile et
imposante au lendemain d’un tel désastre ; il déclara à son maître que
les citoyens de Rome lui avaient semblé autant de rois. De fait, le courtisan
avait eu devant lui un peuple libre !
Durant les négociations, Pyrrhus s’était avancé jusqu’en
Campanie. A la nouvelle de leur rupture, il prit la route de Rome, voulant
aller donner la main aux Étrusques, briser le faisceau des alliés de la République, et
menacer la capitale elle-même. Mais Rome ne s’effraye pas plus qu’elle ne
s’est laissé gagner. La voix du héraut appelant les citoyens à se faire
inscrire au lieu et place des soldats morts à l’ennemi, la jeunesse de Rome
était accourue en foule, à la nouvelle de la défaite d’Héraclée. Lœvinus
réunit deux légions de formation récente aux légions ramenées de
Lucanie ; et, plus fort qu’avant la bataille, il suit le roi dans sa marche,
couvre Capoue, et déjoue une tentative sur Néopolis, avec qui Pyrrhus veut se
mettre en communication. La ferme attitude des Romains leur réussit à
l’exception des villes de l’Italie inférieure, nul peuple allié qui ait un
nom, n’ose rompre avec eux. Pyrrhus pousse alors une pointe sur Rome. Il
traverse de riches contrées, dont l’aspect florissant l’étonne ;
surprend Frégelles ; force le passage du Liris, et arrive devant
Anagnia, qui n’est guère qu’à huit mille allemands [16 lieues] de Rome. Nulle armée
n’est devant lui : mais toutes les villes du Latium lui ferment leurs
portes ; mais Lœvinus le suit pas à pas avec les légions de
Campanie : tandis qu’au nord le consul Tiberius Cocuncanius, qui
vient de conclure avec les Étrusques la paix la plus opportune, amène en
toute hâte un second corps ; et qu’à Rome même, les réserves, sous les
ordres du dictateur Gnœus Domitius Calvinus, s’apprêtent aussi à le
combattre. L’entreprise du roi est manquée. Il ne lui reste plus qu’à battre
en retraite. Quelque temps encore il demeure en Campanie, inactif en face des
légions et des consuls réunis ; guettant, sans la rencontrer, l’occasion
de frapper un grand coup. Puis, l’hiver venu, il quitte le territoire ennemi,
cantonne ses troupes dans les villes amies, et va prendre ses quartiers à
Tarente. Les Romains arrêtent aussi leurs opérations ; et leur armée va
se reposer à Firmum [Fermo], dans le Picentin : là,
par l’ordre du sénat, les soldats battus sur le Liris, sont condamnés à
passer l’hiver sous la tente.
Ainsi finit la campagne de 474 [280 av. J.-C.]. La paix séparément
faite par les Étrusques à l’heure décisive, et la retraite inattendue de
Pyrrhus, trompant ainsi les plus ardentes espérances de la coalition,
effacèrent en grande partie l’impression favorable et les résultats de la
bataille d’Héraclée. Les Italiotes se plaignaient de la lourdeur des charges
de la guerre, de l’indiscipline des soldats dans les cantonnements. Le roi,
de son côté, importuné de ces criailleries continuelles, fatigué des
vacillations politiques et de la pauvreté militaire de ses alliés,
entrevoyait déjà qu’en dépit de sa tactique savante, il ne lui serait pas
possible d’atteindre l’accomplissement de la mission qu’il s’était donnée. En
voyant arriver une ambassade de trois consulaires romains, parmi lesquels
figurait Gaius Fabricius, le vainqueur de Thurium, il crut d’abord à un
retour vers les idées de paix : mais ceux-ci n’avaient pouvoir de traiter que
du rachat ou de l’échange des prisonniers. Pyrrhus refusa d’abord leurs
propositions ; puis, à la fête des Saturnales, il les relâcha sur
parole. La postérité a célébré leur fidélité à leur serment, et aussi la
probité de l’envoyé Romain qui ne voulut point se laisser corrompre :
éloge parfaitement maladroit, et faisant ressortir la lâcheté des
contemporains, bien plus qu’il ne caractérise les vertus des temps passés.
Pyrrhus reprit donc l’offensive au printemps de 475 [279 av. J.-C.], et
marcha vers l’Apulie, où les Romains vinrent à sa rencontre. Espérant
ébranler d’une seule fois leur système d’alliances militaires, il les
provoqua à un second et décisif combat. Les Romains ne reculèrent point. Le
choc eut lieu près d’Ausculum (Ascoli di Puglia). Sous les
étendards du roi, l’on comptait les Épirotes et les Macédoniens, les
mercenaires Italiens, les milices, civiques de Tarente, les boucliers
blancs, comme elles s’appelaient, et les Lucaniens, les Bruttiens et les
Samnites : en tout soixante-dix mille hommes de pied, dont seize mille
Grecs et Épirotes ; et, de plus, huit mille chevaux et dix-neuf
éléphants. Du côté des Romains étaient les Latins, les Campaniens, les
Volsques, les Sabins, les Ombriens, les Marrucins, les Pæligniens, les
Frentans et les Arpaniens ; leur armée se composait, de même, de
soixante-dix mille fantassins, dont vingt mille citoyens de Rome, et de huit
mille cavaliers. De part et d’autre on avait modifié l’armement et l’ordre de
bataille. Le coup d’œil militaire de Pyrrhus lui avait bientôt appris les
avantages de l’ordre manipulaire des légions. Il avait donc, sur les ailes,
changé le vaste front de ses phalanges, distribué ses soldats en pelotons
brisés, pareils aux cohortes Romaines ; et, par des motifs politiques
autant que par raison de tactique, peut-être, il avait entremêlé les
contingents Tarentins et Samnites avec ses propres divisions, maintenant au
centre les masses compactes de sa phalange Épirote. Les Romains avaient amené
avec eux, pour repousser les éléphants, des chars de combat surmontés de
longues barres de fer portant des réchauds enflammés à leur extrémité, et de
mâts mobiles armés d’une pointe également en fer, et s’abaissant a
volonté : premier type, sans nul doute, de ces fameux ponts d’abordage
qui, plus tard, jouèrent un grand rôle dans la première guerre Punique, selon
le récit des Grecs, moins partial, ce semble, que la version Romaine que nous
possédons aussi. Pyrrhus eut le dessous le premier jour : forcé de donner la
bataille sur les rives escarpées et marécageuses d’une rivière, il n’avait pu
développer en ligne ni sa cavalerie ni ses éléphants. Mais, le second jour,
le roi occupa le premier les bords du cours d’eau ; et atteignant la
plaine sans pentes sensibles, il déploya sa phalange tout à son aise. En vain
les Romains se précipitèrent bravement, et l’épée à la main, sur les sarisses ;
la phalange leur opposa son inébranlable muraille : de leur côté les
légions ne purent être entamées. Mais bientôt les nombreux soldats placés sur
le dos des éléphants, ayant repoussé à coups de flèches et de frondes les
hommes montés sur les chars, et coupé les traits des attelages, les éléphants
vinrent se heurter contre les lignes Romaines, où le désordre commença. La
fuite des légionnaires des chars fut le signal d’une déroute générale,
déroute peu sanglante, d’ailleurs. Le camp était proche, et reçut les
vaincus. A la vérité encore, et à en croire la relation Latine, pendant la
mêlée, un corps d’Arpaniens, séparé de l’armée principale des Romains, avait
attaqué le camp des Épirotes, à peu près dégarni, et l’avait incendié. Dans
tous les cas, c’est à tort que les Romains ont soutenu, depuis, que la
journée était demeurée indécise. Leur armée avait dû, cela est certain,
repasser la rivière ; et Pyrrhus était resté maître du champ de bataille. Les
Romains avaient perdu, au dire des Grecs, six mille hommes, et Pyrrhus trois
mille cinq cent cinq[5]. Pyrrhus avait eu
le bras percé d’outre en outre d’un coup de javelot, en combattant, suivant
son habitude, au plus fort de la mêlée. Quoi qu’il en soit, victorieux cette
fois encore, il avait cueilli d’inutiles lauriers. Général ou soldat, il
remportait l’honneur de la journée, mais sans avancer d’un pas ses affaires
politiques. Il lui fallait un succès éclatant, qui entraînât la dispersion de
l’armée romaine ; et, donnant l’occasion et l’impulsion attendues peut-être,
transformât en révolte ouverte les hésitations de bon nombre des alliés de la République. Au
lieu de cela, les légions continuaient à lui tenir tête : les confédérés
Romains ne bougeaient pas ; l’armée Grecque, qui n’était rien sans son
chef, demeurait paralysée pendant le temps d’inaction que lui imposait sa
blessure. Cette seconde campagne était, pour ainsi dire, perdue. L’hiver
vint, et le roi se retira à Tarente ; les Romains, cette fois, campant en
Apulie. Le jour se faisait de plus en plus sur la situation. Les ressources
militaires faisaient défaut à Pyrrhus, comparées à celles de Rome ; de
même, dans l’ordre politique, la coalition, sans lien et sans discipline, à la tête de laquelle il s’était placé,
ne pouvait soutenir la comparaison avec la symmachie puissante et solide de
ses rivaux. Les coups de force et de surprise, le génie du stratège Grec,
pouvaient bien lui donner encore la victoire, comme dans les journées
d’Héraclée et d’Ausculum ; mais à chaque triomphe nouveau ses moyens
d’action allaient s’épuisant, et les difficultés croissaient à chaque
nouvelle entreprise. Les Romains, déjà, se sentaient visiblement les plus
forts, et attendaient l’heure, patients et courageux. La guerre contre la République n’était plus une de ces expéditions
d’artiste en tactique, comme la comprenaient et la pratiquaient encore les
princes de la Grèce ;
et les combinaisons les plus savantes de Pyrrhus venaient se briser contre
les énergies puissantes, à plein déployées, de la landwehr nationale.
Ayant conscience de toutes ces difficultés insurmontables ; dégoûté de
ses victoires, méprisant ses alliés, le roi ne persistait que pour son
honneur militaire. Il avait promis de ne quitter l’Italie que quand il aurait
mis ses clients à couvert de l’invasion des Barbares ! Mais son
impatiente et fougueuse nature ne permettait pas de douter qu’il ne saisit le
premier prétexte, et qu’il ne désertât bientôt un devoir stérile. Ce
prétexte, il le trouva dans les affaires de Sicile.
Agathocle mort (465 [289 av. J.-C.]) ; il n’y a plus eu de
puissance prédominante et dirigeante chez les Grecs de Sicile. Pendant que,
dans les diverses cités, des démagogues incapables, ou des tyrans vulgaires
se relèvent, tour à tour, les Carthaginois, depuis longtemps maîtres de la
pointe occidentale, s’étendent sans obstacle dans l’Est. Agrigente
tombe enfin dans leurs mains : ils croient l’heure venue où ils toucheront le
but qu’ils ont en vue depuis des siècles, et achèveront la conquête de l’île
entière. Ils se préparent à l’attaque de Syracuse. Cette ville, qui
jadis avait tenu tête à Carthage et sur terre et sur mer, affaiblie par ses
discordes intestines et par un déplorable gouvernement, était tombée si bas
aujourd’hui, qu’elle n’attendait plus son salut que de la force de ses
murailles et du secours de l’étranger. Nul ne pouvait l’assister que Pyrrhus.
Le roi d’Épire, en effet, avait été aussi le gendre d’Agathocle ; et son
fils Alexandre, né de son second mariage avec la fille du Sicilien, était
déjà parvenu à sa seizième année. Tous deux pouvaient, sous tous les rapports
se dire les héritiers naturels de l’ancien maître de Syracuse et de ses
vastes desseins. Si la liberté était perdue pour la cité, du moins
allait-elle trouver une compensation brillante à devenir la capitale d’un
royaume Grec occidental. Les Syracusains firent donc comme avaient fait les
citoyens de Tarente ; et ce fut, à des conditions pareilles qu’ils
apportèrent volontairement à Pyrrhus la souveraineté de leur ville (vers 475 [-279]). Par un rare
concours de circonstances, tout sembla un instant favoriser les ambitieuses
visées du roi. Maître à la fois de Tarente et de Syracuse, il se crut plus
puissant que jamais. Malheureusement cette concentration dans la même main
des villes Grecques, de l’Italie et de la Sicile eut pour suite immédiate l’étroite
coalition de leurs adversaires. Carthage et Rome changèrent aussitôt leurs
antiques traités de commerce en un traité d’alliance offensive et défensive
contre Pyrrhus (475). Il était dit dans le nouveau pacte, que si Pyrrhus mettait
le pied sur les territoires Romains ou Carthaginois, la République non
attaquée viendrait jusque chez l’autre à son secours, en défrayant ses
propres troupes : Carthage s’obligeait à fournir des vaisseaux de
transport, et à appuyer les Romains avec sa flotte de guerre, sans que
d’ailleurs les équipages fussent tenus à descendre à terre, et à combattre
pour Rome ; enfin les deux peuples se donnaient réciproquement parole de
ne point conclure de paix séparée avec l’Épirote. En acquiesçant à ce traité,
Rome voulait à la fois, et pouvoir attaquer Tarente, et couper à Pyrrhus ses
communications avec sa mère patrie. Pour atteindre ce double objet, il
fallait nécessairement la coopération des flottes Phéniciennes. Du côté de
Carthage on désirait occuper et retenir le roi en Italie ; car alors
seulement il devenait possible d’enlever Syracuse, sans coup férir[6]. Ainsi les deux
puissances avaient un égal intérêt à occuper les mers entre l’Italie et la Sicile. La flotte
Carthaginoise, forte de cent vingt voiles, quitta le port d’Ortie, où Magon,
son amiral, s’était, il parait, rendu pour la signature du traité, et s’en
alla croiser dans le détroit de Sicile. Les Mamertins, trop sûrs du sévère
châtiment mérité par leur attentat contre les Grecs de Messine, si Pyrrhus réussissait
dans son projet d’empire Italo-sicilien, les Mamertins, dis-je, se jetèrent
dans les bras de Rome et de Carthage, et leur livrèrent la rive occidentale
du détroit. Les alliés auraient de même voulu occuper Rhegium sur la rive
Italienne ; mais Rome ne pouvait accorder leur pardon aux bandes
Campaniennes qui s’y tenaient cantonnées. De concert avec les Carthaginois,
elle tenta de l’enlever de vive force ; son attaque échoua. La flotte
Phénicienne cingla ensuite vers Syracuse qu’elle bloqua par mer, tandis
qu’une forte armée, également Carthaginoise, entamait l’investissement du
côté de terre (476 [278
av. J.-C.]). Il était grand temps que Pyrrhus arrivât : pourtant
ses affaires en Italie n’étaient point en tel état, qu’il y fût possible de
se passer de lui et de son armée. Les deux consuls de l’année (476), Gaius
Fabricius Luscinus et Quintus Æmilius Papus, bons capitaines tous
les deux, avaient rigoureusement ouvert les hostilités ; et quoique,
jusqu’alors, les Romains eussent été battus dans toutes les rencontres, le
vainqueur seul se sentait fatigué et souhaitait la paix. Pyrrhus fit une
nouvelle tentative. Fabricius lui avait livré, un misérable qui avait offert
aux Romains de l’empoisonner moyennant salaire. Le roi, dans sa
reconnaissance, non seulement renvoya tous ses prisonniers sans rançon, mais,
transporté d’admiration pour la noble conduite de ses adversaires, il leur
offrit la paix en récompense, aux conditions les, plus équitables et les plus
avantageuses. Cinéas, dans cette circonstance, aurait fait de nouveau le
voyage de Rome ; et Carthage aurait craint un instant de voir son alliée
accéder à l’arrangement proposé : mais le Sénat persista: dans sa première
réponse. Il ne restait plus à Pyrrhus, s’il ne voulait pas voir tomber Syracuse
et s’écrouler tout l’édifice de ses plans, que de laisser à elle-même la
coalition Italique ; et de passer en Sicile, ne gardant que les deux
places maritimes les plus importantes, Tarente et Locres. En vain les
Lucaniens et les Samnites le supplient ; en vain les Tarentins le
somment, ou d’avoir, à remplir son devoir de général de la ligue, ou de leur
rendre leur ville. Aux plaintes et aux reproches, Pyrrhus répond par des
paroles consolantes, par l’espoir en des temps meilleurs, ou par de durs refus. Milon reste à
Tarente ; Alexandre, le fils du roi, garde Locres : pour Pyrrhus, dès le
printemps de 476 [-278],
il s’embarqué et met le cap sur Syracuse.
Le départ du roi laissa aux Romains toute liberté d’action
en Italie. Nul n’osa plus leur résister en rase campagne : partout leurs
adversaires s’enfermèrent dans leurs citadelles ou dans leurs forêts. Mais la
lutte dura plus longtemps qu’on ne l’espérait à Rome, soit à raison même de
la nature de cette guerre, toute de sièges ou de montagnes, soit aussi à raison
de l’épuisement des Romains, attesté par les rôles qui tombèrent à 17.000
têtes, de l’an 473 à l’an 479 [281 à 275 av. J.-C.]. Les pertes avaient été effrayantes. En
476 [-278], le
consul Gaius Fubricius fut assez habile pour amener l’importante
colonie de Tarente, Héraclée, à faire séparément la paix ; elle obtint des
conditions très favorables. En 477, on se battit dans le Samnium, où les Romains perdirent encore
beaucoup de monde en attaquant témérairement une hauteur fortifiée ;
puis les légions allèrent dans le Sud, où les Lucaniens et les Bruttiens
furent défaits. On tenta d’enlever Crotone ; mais Milon, venu de Tarente, y
devança les Romains, et la garnison Épirote fit une sortie heureuse contre
les assaillants. A peu de temps de là, le consul, à l’aide d’une ruse de
guerre, sut la décider à quitter la ville, dont il s’empara, pendant qu’elle
était dégarnie (477 [-277]).
Autre fait important : les Locriens, qui jadis avaient livré à Pyrrhus les
Romains détachés dans leur place, réparant leur trahison par une trahison
nouvelle, massacrèrent les Épirotes qui les gardaient : en sorte que
toute la côte du Sud, à l’exception de Rhegium et de Tarente, était désormais
dans les mains des soldats de la République. Mais tous ces succès n’avaient rien
de définitif. L’Italie du Sud était depuis longtemps sans défense ; et
Pyrrhus, n’était rien moins que vaincu, tant qu’il restait maître de Tarente,
et qu’il avait la facilité de recommencer la guerre. Les Romains, de leur
côté, ne pouvaient pas songer à l’attaque de cette forte place. En face d’un
capitaine hardi et éprouvé, ils se sentaient trop peu habiles eux-mêmes dans
l’art des siéges, où les Grecs, nourris à l’école de Philippe de Macédoine et
de Démétrius Poliorcète, auraient eu sur eux un immense avantage. Ils
n’avaient point non plus la flotte nécessaire pour une telle
entreprise ; et quoique le traité avec Carthage leur eût promis son
assistance par mer, il faut convenir que, vu l’état de leurs affaires en
Sicile, les Carthaginois ne pouvaient guère la leur apporter. Pyrrhus, malgré
les efforts de la flotte Punique, avait réussi à débarquer sans obstacle, et
son arrivée dans l’île avait aussitôt changé la face des choses. Débloquant
Syracuse tout d’abord, il avait rapidement mis la main sur toutes les villes
libres Grecques, et, se faisant le chef de la confédération Sicilienne,
enlevé aux Carthaginois presque toutes leurs possessions. A peine ceux-ci,
grâce à leur flotte, maîtresse sans rivale des mers, purent-ils se maintenir
dans Lilybée, pendant que les Mamertins, assaillis jour et nuit, résistaient
péniblement dans Messine. Aussi, à tant faire qu’exécuter la convention de
475 [279 av. J.-C.],
Rome eût été hier, plutôt en situation de secourir les Carthaginois en
Sicile, que Carthage de prêter à Rome l’appui de sa flotte dans les eaux de
Tarente. J’ajoute que, des deux parts, on se sentait peu porté à se venir
réciproquement en aide, qu’il s’agît d’étendre ou simplement de garder les
conquêtes faites. Carthage n’avait offert sa flotte que quand, pour les
Romains, l’heure du péril était passée : les Romains, d’une autre part,
n’avaient rien fait pour empêcher le départ de Pyrrhus, et la ruine de la
puissance Carthaginoise en Sicile. Bien plus, Carthage demandait à faire sa
paix avec le roi, et cela en complète violation des clauses du traité. Elle
promettait, si Lilybée lui était laissée, de renoncer à tous ses autres
établissements dans l’île, elle promettait même à Pyrrhus de l’argent et des
vaisseaux de guerre, naturellement avec la pensée qu’il reprendrait la mer et
irait en Italie recommencer ses entreprises contre Rome. Il n’échappait pas à
la clairvoyante république Africaine, qu’elle restant à Lilybée, et le roi
parti ; ses affaires se retrouveraient sur le même pied que
devant : abandonnées à elles-mêmes, les villes Grecques ne pouvaient
plus rien, et le terrain perdu serait bien vite regagné. Pyrrhus rejeta ces
propositions d’une duplicité perfide : il se mit lui-même à construire une
flotte. Des hommes inintelligents ou à courte vue, l’en ont blâmé plus
tard ; mais la nécessité l’y obligeait, et d’ailleurs les ressources de
l’île y suffisaient amplement. Le maître d’Ambracie, de Tarente et de
Syracuse pouvait-il se passer de vaisseaux ? N’avait-il pas encore
Lilybée à conquérir, Tarente à défendre, Carthage enfin à aller chercher chez
elle-même, comme Agathocle, Régulus et Scipion le firent avant, et après lui
? Jamais il ne fut plus près du but que pendant l’été de 478 [-276] : alors
il avait devant lui Carthage
humiliée, la Sicile
à ses pieds ; et Tarente lui gardait la clef de l’Italie, pendant qu’une
flotte toute neuve, mouillée dans le havre de Syracuse, servait de lien à
toutes ses possessions, dont elle assurait la sûreté, et l’agrandissement.
Au fond, pourtant, sa situation était mauvaise et minée
par les vices de sa politique intérieure. Administrant la Sicile, comme il avait vu
faire les Ptolémées l’Égypte, sans égard pour les constitutions des cités, il
plaçait ses affidés à leur tête, les nommant ou les retirant selon son bon
plaisir. Laissant de côté les Jurés populaires, il investissait ses
courtisans des fonctions de judicature, et prononçait la confiscation, le
bannissement, la peine capitale sans autre règle que son propre arbitraire :
il n’épargnait pas jusqu’à ceux qui avaient le plus contribué à le faire
appeler en Sicile. Ses soldats enfin occupaient toutes les villes ; et
lui-même il gouvernait, non pas comme le chef d’une Confédération nationale,
mais en roi absolu. Que dans ses idées mi-partie grecques et orientales, il
crut être et fut en effet, à ce point de vue, un bon et sage administrateur,
cela se peut encore. Mais dans l’agonie de leur indépendance, les Grecs de
Sicile avaient perdu toute habitude de la discipline : ils subissaient
avec impatience cette importation nouvelle du régime des Diadoques
dans Syracuse ; et bientôt même ils en vinrent, dans leur colère
insensée, à préférer le joug des Carthaginois à la domination militaire de
l’Épirote. Les villes les plus considérables renouèrent donc avec Carthage et
avec les Mamertins. Une forte armée Africaine
revint se montrer, dans l’île : les Grecs l’accueillirent favorablement,
et, appuyée par eux, elle fit de rapides progrès. Pyrrhus alla
l’attaquer ; et, dans ce nouveau combat, la fortune fut encore pour l’Aigle de l’Épire ; mais l’événement
n’en avait pas moins manifesté les
sentiments des peuples Siciliotes : que le roi vînt à s’éloigner, et
la partie serait bien vite, décidée ! — Toutes ces fautes capitales
furent couronnées par une faute plus grande. Au lieu d’aller avec sa flotte
attaquer Lilybée, Pyrrhus passa la mer et aborda à Tarente. Quelque hostiles
que fussent les mouvements, des Siciliotes, il eut été bien autrement
nécessaire, cependant, d’achever, l’expulsion des Carthaginois, et d’enlever
aux mécontents tous leurs moyens d’action, avant de s’en retourner en Italie.
De ce côté, rien n’était à craindre. Tarente était à l’abri d’une attaque ;
et quant aux anciens coalisés, il n’y avait plus à s’en préoccuper, dès
qu’ils avaient été abandonnés à leur sort. Sans doute, le roi se laissa
entraîner par le sentiment de l’honneur militaire : il voulut réparer
par un glorieux retour le fâcheux effet de son départ de 476 [278 av. J.-C.] ;
et sans doute aussi, son cœur saignait à entendre les doléances des Lucaniens
et des Samnites. Il faut être d’une nature de fer, pour accomplir de telles
entreprises : il faut souvent, dans l’intérêt du but, rester sourd à la
compassion et au cri de l’honneur ! Or, Pyrrhus n’était point fait d’une
trempe impitoyable, inflexible !
C’est vers la fin de l’an 478 [-276], que se place son dernier et néfaste
embarquement pour l’Italie. En route, la nouvelle flotte syracusaine eut à
soutenir un rude assaut de la part de la flotte Carthaginoise ; elle y
perdit un nombre considérable de vaisseaux. Le départ du roi et la nouvelle
de son échec naval suffirent pour entraîner la chute de l’empire qu’il venait
de créer si laborieusement en Sicile. Les villes refusèrent aussitôt et l’or
et les troupes demandées pour un absent ; et le brillant édifice tomba à
terre en moins de temps encore qu’il n’en avait fallu pour l’élever, soit que
le roi lui-même eût, par ses torts personnels, détruit dans le cœur du peuple
l’esprit de fidélité et d’affection, bases solides et nécessaires de tout
État ; soit qu’il manquât aux Siciliens ce désintéressement patriotique qui,
pour sauver la nationalité, sait aire le
sacrifice temporaire de la liberté. La révolte des Siciliens tuait les
espérances de Pyrrhus : le grand dessein de toute sa vie était annihilé. A
dater de là, il n’est plus qu’un aventurier, ayant la conscience de ce qu’il
fut autrefois, et de son néant d’aujourd’hui : pour lui désormais la
guerre n’est plus la route sûre qui mène au but : elle devient un jeu de dés
sauvage où il se jette et s’étourdit, où peut-être il cherche la mort du
soldat dans l’aveugle mêlée ! — Descendu sur la côte Italienne, il tenta
d’abord de s’emparer de Rhegium ; mais, avec l’assistance des Mamertins,
les Campaniens le repoussèrent ; et, devant la ville, dans une chaude
sortie, au moment où il tuait un officier de l’ennemi, il fut lui-même
blessé. Il se jette ensuite sur Locres et l’enlève : il fait payer cher aux
habitants le massacre de la garnison Épirote qu’il leur avait laissée, et
pille le temple de Perséphoné (Proserpine), pour remplir sa
cassette, Il arrive enfin à Tarente, avec environ 20.000 fantassins et 3.000
cavaliers. Mais ses soldats n’étaient plus les vétérans éprouvés qu’il avait
amenés jadis d’Épire ; et les Italiotes n’acclament plus en lui leur
sauveur. La confiance et l’espoir qui l’ont accueilli cinq ans avant, se sont
évanouis : ses alliés n’ont plus à lui donner ni hommes ni argent. Il
marche au secours des Samnites, écrasés par les Romains qui ont hiverné
(478-479 [-276/-275])
dans leurs montagnes ; et, à l’ouverture du printemps de 479, il se
heurte, près de Bénévent, dans les champs Arusiens (campi
Arusini) contre l’armée du consul Manius Curius, à qui il livre
bataille avant qu’il n’ait pu être rejoint par son collègue accourant du fond
de la Lucanie. Par
malheur, la division qui devait prendre les Romains en flanc, s’était perdue
la nuit dans les bois, et ne put arriver à l’heure après une lutte sanglante,
les éléphants décidèrent encore du gain de la bataille, en faveur des Romains
cette fois. Mis en désordre par les archers apostés à la garde du camp, ils
se rejetèrent sur les troupes royales. Les vainqueurs s’emparèrent du camp de
Pyrrhus ; ils firent 1.300 prisonniers ; et prirent quatre
éléphants, les premiers que Rome eût jamais vus ; sans compter un butin
immense, dont le produit fut plus tard appliqué à la construction de
l’Aqueduc menant les eaux de l’Anio, de Tibur à Rome. Sans
soldats, sans argent, Pyrrhus demande du secours à ses alliés, les rois
d’Asie et de Macédoine, qui jadis l’avaient assisté dans ses préparatifs
contre l’Italie ; mais on avait cessé de le craindre en Grèce ; il
m’obtient rien. Désespéré de sa défaite, irrité des refus qu’on lui oppose
partout, il laisse garnison dans Tarente ; et, dans cette même année (479
[-275]),
retourne en Grèce, où, dans sa détresse, il espère rencontrer l’occasion d’un
coup de partie, la marche régulière et mesurée des affaires lui ôtant
désormais toute chance dans la Péninsule Italique. En peu de temps, il a
reconquis toutes les possessions qui lui avaient été enlevées pendant son
absence : mais, non content de cette bonne fortune, il veut encore aller
ravir la couronne de Macédoine. Ses dernières entreprises échouèrent devant
la politique calme et prudente d’Antigone Gonatas. Son impatiente
ardeur et son indomptable orgueil le jetèrent ensuite dans des voies de plus
en plus périlleuses : il gagna encore quelques batailles, mais sans
fixer le succès, et périt enfin misérablement dans une échauffourée de rue, à
Argos, dans le Péloponnèse (482 [272 av. J.-C.]).
En Italie, la guerre finit, à vrai dire, avec la bataille
de Bénévent : après quelques derniers tressaillements, le parti national
ne bougera bientôt plus. Tant que vécut le prince soldat, dont la vaillante
main s’était un instant saisie des rênes de la destinée, son souvenir, même
lui parti, suffit pour assurer le salut de Tarente. J’admets que la faction
de la paix avait repris le dessus dans la ville : encore Milon, qui
commandait dans la citadelle, sut-il résister à toutes les provocations. Il
laissa les Philo-Romains, réfugiés dans le château qu’ils s’étaient
construit sur le territoire de Tarente, faire leur paix tout à leur aise,
sans pour cela ouvrir les portes de la forteresse. Mais quand, Pyrrhus
n’étant plus, il vit la flotte Carthaginoise entrer dans le port, et les
habitants se disposer à se rendre, il aima mieux ouvrir la place au consul Lucius
Papirius (482 [-272]),
et négocier pour lui et pour les siens son libre départ avec armes et
bagages. Succès d’une portée immense pour Rome ! L’expérience des sièges
de Périnthe et de Byzance par Philippe de Macédoine, de Rhodes par Démétrius,
et enfin de Lilybée par Pyrrhus, permettent de douter qu’à cette époque l’art
de la guerre eût assez fait de progrès pour donner à l’assiégeant la
supériorité sur la citadelle investie, quand elle était pourvue de bonnes
murailles avec de solides défenseurs, et quand elle avait un havre ouvert sur
la mer. Qui peut dire ce qui fût arrivé en Italie, si les Phéniciens y
avaient eu pied en possédant Tarente, comme en possédant Lilybée, ils
tenaient la clef de la Sicile ?
— En attendant, le fait accompli demeurait sans remède. L’amiral
carthaginois, quand il vit les Romains entrer dans Tarente, soutint n’être
venu que pour aider ses alliés dans l’investissement de la place,
conformément au traité avec Rome ; puis il reprit la route de l’Afrique.
Et de même, l’ambassade romaine venue à Carthage pour demander des
explications sur la tentative d’occupation reprochée aux vaisseaux
carthaginois, s’en retourna avec l’assurance solennelle, sous la foi du
serment, que l’on n’avait rien voulu faire que venir en aide aux légions.
Rome se contenta de ces explications pour le moment. Elle rendit aux
Tarentins leur soi-disant autonomie, grâce à l’intervention de leurs
compatriotes, émigrés sans doute ; mais elle exigea la remise des vaisseaux,
et des armes, et la destruction des remparts de la ville.
Dans la même année, les Samnites, les Lucaniens, les
Bruttiens se soumirent définitivement ; les derniers abandonnant la
moitié de leurs forêts, très riches en produits divers et surtout en bois de
marine. Vint ensuite le tour de Rhegium. La bande de révoltés qui la détenait
depuis dix ans expia durement la violation des serments militaires,
l’assassinat des citoyens de la ville, et le massacre de la garnison de
Crotone. Rome prenait cette fois en main la défense de l’Hellénisme contre
les Barbares. Le nouveau maître de Syracuse, Hiéron, leur envoya
durant le siége des vivres et des soldats ; en même temps que, par une attaque
combinée, il assiégeait, dans Messine, les Mamertins, ces bandits, parents du
sang et complices des Campaniens de Rhegium. Mais Messine, loin de tomber,
repoussa tous les assauts qui lui furent livrés : Rhegium, au contraire,
malgré une résistance opiniâtre, désespérée, fut enfin enlevée (484 [-270]) par les
Romains. Tout ce qui restait des bandes Campaniennes fut conduit à Rome, pour
y périr sous le fouet et par le glaive. Les habitants furent rappelés, et
restitués, autant que faire se pouvait, dans leurs anciens biens. — Ainsi, à
la fin de l’an 484, toute l’Italie appartenait à la domination Romaine. Les
Samnites toujours indomptables, tentèrent encore, en 485 [-269], en dépit de
la paix officielle, de livrer encore quelques combats de partisans ou de brigands
: les deux consuls eurent à marcher contre eux. Mais l’héroïsme le plus
national, la valeur la plus désespérée prennent fin devant l’impossible,
l’épée et la potence eurent une dernière fois raison de ces robustes
montagnards !
Les conquêtes de Rome nécessitaient des mesures de sûreté
nouvelles. Elle y pourvut en fondant une série de colonies. En Lucanie, Pœstum
et Cosa (481 [-273])
s’élèvent ; Bénévent (486 [-268]), Æsernia (vers 491 [-263]) enchaînent le Samnium ;
Ariminum (490 [-264])
est jetée en avant pour contenir les Gaulois ; Firmun (490) et la
colonie civile de Castrum novum, dans le Picentin remplissent un
pareil office[7].
La grande voie du sud est continuée passant entre Capoue et Venouse par la
station intermédiaire de Bénévent, elle ira aboutir aux deux ports de Tarente
et de Brindes [Brindusium] ; enfin une colonie occupe
cette dernière ville, que la politique romaine veut faire la rivale et
l’héritière commerciale du marché Tarentin. Toutes ces constructions de
routes et de forteresses amènent, on le conçoit, quelques résistances,
quelques combats avec les peuplades dont elles entament le territoire. Les
Picentins veulent lutter (485-486 [-269/-268]) ; ils sont transportés en masse à Salerne.
Les Sallentins se font écrasé, ainsi que les Sassinates d’Ombrie (487 et 488 [-267 et -266]), qui
sont emmenés dans la région d’Ariminum, après que les Sénons en ont été
expulsés. Rome n’a plus d’ennemis qui soient encore debout dans toute
l’Italie centrale et méridionale : des hauteurs de l’Apennin à la mer
Ionienne, elle domine en souveraine.
Il nous reste à jeter un coup d’œil sur la marine aux IVe
et Ve siècles. A cette époque, la lutte pour la suprématie dans les mers de
l’Ouest se concentre entre Syracuse et Carthage ; et celle-ci l’emporte
après tout, en dépit des succès passagers de Denys, (348-389 [-306/-365]),
d’Agathocle (437-465 [-317/-289])
et de Pyrrhus (476-478 [-278/-276]).
Syracuse finit par n’être plus qu’une puissance de deuxième rang. De
l’Étrurie, il n’est plus question ; la Corse qui lui appartenait jadis tombe sinon
tout à fait dans la main de Carthage, du moins sous le coup de son influence
: Tarente a de même cessé de jouer un rôle : l’occupation Romaine l’a
tuée. Seuls, les braves Massaliotes gardent leur indépendance dans les eaux
qui les avoisinent ; mais ils demeurent étrangers aux événements qui
transforment l’Italie. Les autres villes maritimes ne méritent plus une
mention ; et il en est ainsi pour Rome elle-même. Les navires de
l’étranger font la loi dans les mers Latines. Et pourtant, à ses débuts, Rome
avait été elle aussi, place maritime ; et, dans ces temps d’expansion
florissante, elle n’aurait pas voulu, pour rien au monde, se montrant
infidèle à ses antiques traditions, abandonner, mal à-propos les intérêts de
sa marine militaire, pour ne vouloir songer qu’à ceux de sa puissance
continentale. Voulait-elle construire des vaisseaux ? Elle avait à son
service les grands arbres du Latium ; bien plus beaux que les arbres
fameux de l’Italie du Sud ; elle avait sur le Tibre de vrais docks,
qu’elle entretenait avec un soin constant, montrant par là qu’elle entendait
avoir aussi sa flotte. Mais, durant les crises terribles qui succédèrent à
l’expulsion des rois ; pendant ces secousses intérieures qui
disloquèrent tant de fois la confédération romano latine ; au milieu des
guerres souvent malheureuses contré les Étrusques et les Gaulois, force fut
bien à la République
de se tenir quelque temps en dehors du mouvement qui se faisait dans la Méditerranée, et de
s’y laisser oublier en quelque sorte, pendant qu’elle était tout entière
occupée à la conquête du continent d’Italie. Jusque vers la fin du vers IVe
siècle [vers 450 av.
J.-C] il n’est plus question de ses vaisseaux ; on sait
seulement, qu’un navire Romain a porté à Delphes l’offrande levée sur le
butin de Véies (360 [-394]).
Mais les Antiates lancent encore des navires armés en guerre, et font
le commerce, ou dans l’occasion, la piraterie. Il était d’Antium, sans doute,
ce Posthumius, ce corsaire
tyrrhénien que Timoléon captura en 415 [-339] ! Il n’importe ! la marine
d’Antium ne compte pas parmi les grandes flottes d’alors. Rome d’ailleurs,
étant donnée la position relative des deux villes, n’aurait en rien trouvé
son avantage à un tel succès chez sa voisine. Aussi, vers l’an 400 [-354], tel est
l’appauvrissement de son état maritime, qu’une flotte grecque, sicilienne à
ce qu’il semble, vient piller sans obstacle les côtes du Latium (405 [-299]), au moment
même où tout le pays est saccagé par les hordes Gauloises. C’est seulement
dans l’année qui suit (406)[8], et sous
l’impression peut-être des malheurs du moment, que l’on voit Rome et les
Phéniciens de Carthage s’unir par un traité de navigation et de commerce, eux
et leurs alliés réciproques ; traité dont le texte, altéré probablement
par la traduction grecque, constitue le plus ancien document de ce genre que
l’histoire ait recueilli dans les archives de la République. Les Romains s’y engageaient à ne point
naviguer, les cas de force majeure exceptés, dans les eaux du Beau
Promontoire[9],
le long de la côte libyque ; mais ils pouvaient commercer librement, à
l’égal des indigènes, dans toute la
Sicile carthaginoise ; ils pouvaient aussi aller
décharger leurs marchandises en Afrique et en Sardaigne, et les vendre au
prix fixé par les officiers de
Carthage et sous sa garantie. D’une autre part, les Carthaginois ont la
franchise du commerce avec tout le Latium, avec Rome au moins ;
promettant de ne point commettre d’excès dans les cités Latines sous la
dépendance de la république ; de ne jamais prendre quartier de nuit dans
le pays latin, y seraient-ils même descendus en ennemis (ce qui les empêche
détendre jamais leurs déprédations à l’intérieur) ; enfin, ils n’y
bâtiront point de forteresses. A ce même temps encore, se rattache le traité,
dont il a été parlé plus haut, entre Rome et Tarente. Nous ne connaissons pas
sa date précise, si ce n’est qu’il fut de beaucoup antérieur à l’an 472 [282 av. J.-C.].
Quelles étaient les obligations des Tarentins ? Nous ne le saurions
dire ; mais les Romains avaient promis de ne pas doubler le cap Lacinien[10], se fermant
ainsi complètement le bassin oriental de la Méditerranée. De
tels traités étaient de vraies défaites, désastreuses autant que la bataille
de l’Apia. Le Sénat n’en jugeait pas autrement. Aussi, quand au lendemain de
ces humiliantes concessions, les affaires de Rome prennent tout à coup en
Italie un plus heureux essor, elle tourne aussitôt de ce côté son attention
et son énergie. Relever sa marine déchue devient sa préoccupation constante.
Elle colonise les places les plus importantes de la côte : Pyrgi, le port de Cœré, reçoit vers
cette époque un envoi de citoyens ; puis, en 416 [-338], vient le tour d’Antium,
sur le rivage Latin ; puis encore celui de Terracine, en 425 [-329], et celui des
îles Pontiennes [Ponza], en 441 [-313]. Ostie, Ardée, Circéii
étaient depuis longtemps pourvues. Bref, tous les ports, de quelque renom sur
ces rivages, sont aujourd’hui transformés en colonies Latines ou Romaines. En
Campanie et en Lucanie, Rome s’établit de même : à Minturnes et à Sinuessa, en
459 [-295] ;
à Pœstum et à Cosa, en 481 [-273] ; sur le littoral Adriatique, à Sena Gallica et
à Castrum novum, vers 471 [-283] ; à Ariminum, en 486 [-268] ; à
Brindes enfin, qui reçoit garnison dès la fin de la guerre de Pyrrhus. Dans
la plus grande partie de ces villes, à la fois colonies civiles et maritimes,
la jeunesse est affranchie du service des légions ; mais elle est enrôlée
pour la surveillance des côtes[11]. Enfin, en
donnant son appui, après mûre délibération, aux Grecs de l’Italie du sud,
contre leurs voisins et envahisseurs sabelliques en se faisant la protectrice
de toutes les grandes cités, Neapolis, Rhegium, Lucres, Thurium,
Héraclée ; en leur donnant à toutes des conditions et des franchises
pareilles ; en les exonérant enfin du recrutement militaire, Rome leur
demande une autre prestation en échange, et elle les fait entrer dans le
système de défense qu’elle étend sur le rivage entier de l’Italie.
Ce n’était point assez de fortifier les côtes et de les
surveiller avec soin. Avec une sûreté de coup d’œil dont les générations
postérieures devraient tirer leçon et profit, les hommes d’État qui menaient
les affaires de la
République comprirent aussi qu’il fallait de plus mettre la
marine de guerre sur un pied respectable. Antium soumise (416 [338 av. J.-C.]),
celles de ses galères reconnues propres au service avaient été emmenées dans
les docks romains, et servirent d’utile prétexte à la création de la flotte.
D’une autre part, quand on voit Rome interdire dorénavant la mer aux Antiates[12], on se rend
compte clairement de la faiblesse de son état maritime à cette époque. Ses
préoccupations premières avaient toutes été pour la prise de possession des
côtes. Mais bientôt, les villes grecques de l’Italie du sud, Naples entre
autres (428 [-326]),
étant entrées dans la clientèle de Rome, et s’obligeant à lui fournir
l’assistance de leurs marines particulières, la marine romaine trouva là un
puissant secours pour ses débuts. En 443 [-311], par une loi expresse et spéciale,
deux amiraux (duoviri navales) furent
institués ; et les vaisseaux de Rome, durant la guerre des Samnites,
coopérèrent au siège de Nucérie. C’est vers le même temps aussi que se place
l’envoi remarquable d’une escadre de vingt-cinq voiles, allant fonder une
colonie dans la
Corse. Théophraste cite le fait dans son Histoire
des plantes, écrite vers 447 [-307]. Néanmoins tout cela n’était rien qu’un premier
enfantement ; et le traité carthaginois, renouvelé en 448 [-306], le démontre
jusqu’à l’évidence. Pendant qu’en ce qui concerne l’Italie et la Sicile, il n’y était en
rien innové aux clauses et conditions du traité de 406 [-348], les Romains,
à qui déjà les eaux de la mer Orientale étaient interdites, se virent encore
exclure de l’Adriatique, où jusqu’alors ils avaient eu leur libre parcours.
Le commerce leur fut fermé avec les sujets de Carthage, en Sardaigne, et en
Afrique ; et vraisemblablement aussi ils eurent à quitter leur colonie
nouvellement fondée de l’île de Corse[13]. Leurs relations
se trouvaient du coup restreintes à la Sicile et à Carthage même. Toutes ces
exigences, toutes ces prohibitions, n’ont-elles point un sens
manifeste ? A mesure que Rome étend son empire le long des côtes, la
puissance maîtresse des mers laisse percer une jalousie chaque jour
croissante : elle oblige sa future rivale à se lier les mains, et à se tenir
à distance des pays producteurs dans l’Orient et dans l’Occident. Faut-il
rappeler à ce propos l’aventure de ce navigateur phénicien, richement
récompensé dans sa patrie, pour avoir entraîné sur un banc de sable, où il
échoua son propre navire, un vaisseau Latin, qui s’attachait à sa piste dans
les parages inconnus de l’Atlantique ? — Il ne reste plus à la marine
romaine que l’étroit bassin de la mer Tyrrhénienne : là elle peut se mouvoir,
pour empêcher le pillage et la piraterie le long des côtes, et pour aller en
Sicile y continuer d’importantes et anciennes relations.
Les Romains, bon gré mal gré, s’exécutent, mais persistent
aussi dans leurs infatigables efforts pour relever et fortifier leur état
maritime. Ainsi en 487 [267
av. J.-C.], ils instituent quatre questeurs de la flotte (classici quœstores) et les établissent sur les
points les plus importants. L’un est fixé à Ostie, le port de la
métropole ; un autre à Calès, alors la capitale de la Campanie romaine, d’où
il surveille à la fois la
Campanie et la Grande-Grèce ; un troisième habite
Ariminum, et a l’œil sur les ports d’au delà de l’Apennin ; pour ce qui est
du quatrième, on ignore sa résidence. Investis de pouvoir permanents, ces
nouveaux officiers sont aussi préposés à la garde des côtes, et à la création
d’une flotte de guerre pour les défendre en cas d’attaque. Les visées du
sénat Romain sont d’ailleurs claires comme le jour. Il s’agit pour la République de
reconquérir son indépendance sur les mers ; de couper Tarente d’avec
toutes ses communications par eau ; de fermer l’Adriatique aux flottes
venant d’Épire ; de s’émanciper enfin, et de secouer le joug de la
suprématie carthaginoise ! La situation respective des deux puissances,
ainsi que nous l’avons dit, apparaît manifestement dès les derniers temps des
guerres italiques. Il appartenait à Pyrrhus, et aux craintes qu’il avait
inspirées, de réunir encore une fois les deux cités dans le même pacte d’alliance
offensive ; mais l’une et l’autre partie, se montrant également tiède ou
infidèle envers le traité, les Carthaginois tentent de surprendre Rhegium et
Tarente ; et les Romains, la guerre avec l’Épirote à peine finie,
s’établissent en toute hâte dans la place de Brindes. Déjà les intérêts sont
contraires et se heurtent.
La
République chercha aussi des appuis parmi les puissances
maritimes helléniques. C’était chose naturelle. Avec Massalie, elle s’était
maintenue toujours dans les rapports d’une étroite et antique amitié. Jadis,
après la prise de Véies, son offrande à Delphes avait été déposée dans le
trésor des Massaliotes. Après la prise de la ville par les Gaulois, une
souscription pour les Romains incendiés avait été ouverte dans Massalie ;
la ville elle-même versa la première sa quote-part : Rome, en échange,
avait donné aux négociants Massaliotes les facilités commerciales les plus
grandes : une tribune d’honneur (la Grœcostasis)
leur était réservée dans le forum à côté de celle des sénateurs, quand
se célébraient les Grands Jeux. Plus tard, dans l’année 448 [306 av. J.-C.],
Rome concluait des traités d’amitié et de commerce avec Rhodes ;
puis, à peu de temps de là, avec Apollonie. A peine se voit-elle
débarrassée de Pyrrhus, qu’elle se rapproche de Syracuse, créant aussitôt,
par cette utile alliance, un embarras et un danger pour Carthage.
Résumons-nous. La puissance continentale des Romains a marché à pas de géants
: sa marine est restée bien en arrière, eu égard surtout à la situation
géographique et commerciale de la métropole. Mais voici qu’elle ressuscite à
son tour, et qu’elle sort enfin de l’état d’abaissement où elle était tombée
vers l’an 400 [-354] :
voici que Rome accapare les ressources et les moyens d’action qu’elle trouve
chez les peuples conquis de la
Sud-Italie ; et ses progrès tiennent justement
éveillée désormais la sollicitude jalouse des Phéniciens de la côte
africaine.
Ainsi donc la crise approche ; et, terminée sur terre, la
lutte recommencera pour l’empire des mers ! En attendant, l’Italie
propre ne fait plus, à vrai dire, qu’un seul État, sous la domination de
Rome. Quels droits politiques avaient été enlevés aux anciennes cités
indépendantes ? Quels droits Rome avait-elle ramenés à elle et
monopolisés â son profit ? En d’autres termes, quelle idée faut-il se
faire de l’édifice politique nouveau, ayant aujourd’hui Rome à sa tête ?
Nulle part on n’en trouve le mot. Son empire, tel qu’il est constitué, n’a
point de nom, de désignation universellement courante, qui l’exprime et le
définisse nettement[14]. Du moins est-il
certain que Rome s’était réservée la guerre, les traités, et la monnaie. Les
cités italiques ne pouvaient plus, ni déclarer la guerre à un état étranger,
ni conclure avec lui une convention internationale, ni frapper une monnaie
ayant cours légal : une guerre, au contraire, un traité conclu du chef
de Rome les obligeait toutes, selon le droit public nouveau ; et
l’argent Romain avait cours, légalement dans toute l’Italie. Peut-être les
droits généraux de la
République souveraine n’allaient-ils pas plus loin en la
forme. Au fond, sa domination descendait plus avant encore dans les
entrailles mêmes des peuples vaincus. — Que si nous nous arrêtons aux
détails, le système de la suprématie Romaine comporte de notables différences
suivant les nations auxquelles il s’applique ; et en dehors du droit
complet de cité romaine, donné à de nombreuses villes [civitas optimo jure], nous pouvons distinguer chez
les Italiques trois catégories principales de sujets. Tout d’abord la cité
pleine est accordée aussi libéralement qu’il se peut faire, sans détruire
complètement la notion et l’essence de la société civile dont Rome est
l’unique centre. L’antique territoire de la cité s’étend par les assignations
jusque dans l’Etrurie d’un côté, jusque dans la Campanie de l’autre :
de plus, et à l’instar de ce qui s’est fait à Tusculum, pour la première
fois, une multitude de villes, plus ou moins voisines ou éloignées,
s’incorporent et se fondent entièrement dans la métropole. Après leurs levées
de boucliers tant de fois répétées, la plupart des membres de la vieille
confédération latine ont dû recevoir la pleine cité : ce fait nous est déjà
connu. Les Sabins en masse sont, de même déclarés citoyens, en 486 [268 av. J.-C.].
Parents du sang des Romains, ils avaient, durant les récentes guerres, fait
preuve d’une fidélité constante. De même, et par les mêmes motifs, un certain
nombre de villes de l’ancien pays volsque paraissent, vers ces temps, avoir
échangé leur condition de sujettes contre le droit de cité pleine. Villes
volsques et villes sabines, mais déjà sans doute transformées et romanisées,
si je puis dire, elles ont été les premières communautés étrangères absorbées
dans le système civique des Romains. Ajoutons y les colonies maritimes
et les colonies de citoyens, dont les habitants participent, également
au droit de la cité romaine. Celle-ci donc pouvait alors s’étendre, au nord,
jusque vers les alentours de Cœré ; à l’est, jusqu’à l’Apennin ; au
sud, jusqu’à Formies et au-delà. Non que je sois le moins du monde tenté de
lui attribuer par là des frontières exclusives, qui ne sait, en effet, que
certaines villes de l’intérieur : Tibur, Prœneste, Signia, Norba, n’avaient
pas la cité ; tandis que d’autres, en dehors du cercle que je viens de
tracer, Sena, par exemple, en avaient été dotées ? On aurait aussi pu
déjà rencontrer dans les autres régions de l’Italie bon nombre de familles
d’agriculteurs romains, éparses ou agglomérées dans les villages.
Parmi les sujets, la meilleure et la plus importante
condition était celle des villes, dites latines.
Non qu’on retrouve parmi ces dernières les antiques cités
qui jadis prenaient part, en commun, aux fêtes de la montagne Albaine :
il n’en reste plus qu’un fort petit nombre, et des moins considérables, à
l’exception de Tibur et de Prœneste. Mais Rome, avait fondé partout en
Italie, et déjà même hors de l’Italie propre, des établissements ayant
l’autonomie à l’instar des alliés latins[15], et appelés,
pour cette raison, colonies latines. Ainsi multipliés sur tous les points,
les Latins constituèrent rapidement une classe spéciale, nombreuse, et
s’accroissant tous les jours ; mais, en même temps, leurs droits et
leurs privilèges se perdaient peu à peu, et leur condition de confédérés au
début, allait se transformant, sous la pression de Rome, en une sujétion
véritable. Nous avons raconté ailleurs la chute de la fédération latine
proprement dite, les droits politiques les plus importants enlevés à ses
villes, l’ancienne réciprocité d’égalité supprimée. Quand Rome se vit
maîtresse de toute l’Italie, elle fit un pas de plus encore ; elle mit
la main sur les droits individuels du citoyen latin, osant lui interdire
jusqu’à la libre locomotion. A la vérité, elle ne toucha pas encore aux
privilèges écrits des cités anciennes ; mais elle retira à Ariminum (fondée
en 486 [268 av.
J.-C.]) et aux autres cités établies depuis, la faculté d’acquérir,
par la résidence dans le métropole, le droit de cité passive, et même le
droit limité de vote. Si la condition latine est encore préférable aux autres
formes de sujétion, tout son avantage consiste dans ce que Latins et Romains
demeurent égaux dans les relations privées, sur le terrain des affaires, du
commerce et des successions. Les citoyens latins seuls, qui, dans leurs villes,
avaient exercé les hautes fonctions publiques, furent, dès les premiers
temps, appelés au droit de cité romaine[16]. — De tous ces
faits ressort l’immense changement qui s’est opéré dans la situation de la
métropole. Tant qu’elle n’est qu’une cité, la première, si l’on veut, des
nombreuses cités italiques, l’admission au droit civique romain est à la fois
un gain pour elle, et une diminution juridique pour la ville qu’elle absorbe
: on facilite par tous les moyens l’obtention de ce droit ; souvent même
on l’impose à titre de châtiment. Mais plus tard, quand Rome est devenue
souveraine, quand les peuples lui obéissent, ce n’est plus même chose, il
s’en faut ! Les Romains se montrent gardiens jaloux et avares de leur titre
de citoyens ils mettent fin d’abord à ces libres changements de domicile qui
opéraient jadis le changement d’état : c’est pour les hommes éminents,
pour les capacités seules qui émigrent des principales villes sujettes, que
leurs hommes d’État, avec une louable prudence, tiennent encore légalement
ouvertes les portes de la cité. A cette heure, les Latins apprennent à leurs
dépens, qu’après s’être servis de leurs bras pour conquérir l’Italie, la République n’a plus
besoin de leur aide, comme par le passé. Ils n’en seront pas moins toujours les
étais sur lesquels s’appuiera l’édifice de la puissance Romaine ! Il est
loin d’eux, le temps où ils livraient bataille aux Romains au bord du lac Régille,
et à Trifanum ! Il est loin d’eux le temps de l’antique Ligue
albaine, où les diverses cités latines s’estimaient égales, sinon supérieures
à Rome ! Où sont-ils, ces peuples latins, qui luttaient contre elle, et
trouvaient son joug trop lourd à porter ? Où sont-ils, ces Prœnestins,
contre qui, au début de la guerre de Pyrrhus, il avait fallu, pour les
dompter, user de rigueur, et prendre de terribles sûretés ? Ces
Prœnestins et tant d’autres encore qui, pendant de longues années, frémissent
et s’agitent, et entrent en révolte armée ? Le Latium des temps
postérieurs de la
République ne se compose plus, à proprement dire, que des
cités qui, dès le commencement, ont vu et honoré dans Rome leur capitale et
leur métropole ; qui, placées au milieu de pays étrangers par la langue
et la race, se sont rattachées à elle par la communauté de l’idiome, du droit
et des mœurs ; qui, devenues les petits tyrans des districts
d’alentours, se sont abandonnées elles-mêmes à un maître, dans l’intérêt de
leur propre existence ; qui tiennent à Rome comme les avant-postes
tiennent à l’armée ; et qui enfin, le droit de cité étant devenu une
source inépuisable d’avantages matériels, retirent des profits considérables
de leur égalité civile même restreinte avec les Romains : soit que, par
exemple, il leur soit attribué, selon la coutume, une part directe et séparée
dans la jouissance des domaines de l’État ; soit qu’ils concourent avec
les vrais citoyens à des fermages publics.
La condition des deux autres classes, citoyens romains
sujets, et alliés non Latins, est infiniment plus rigoureuse. Les
villes admises au droit de cité, mais sans le suffrage et sans l’éligibilité
(civitas sine suffragio) semblent d’abord, et
dans la forme, plus près de la cité complète, que les villes latines
autonomes. Mais s’il est vrai que leurs habitants se peuvent dire citoyens
romains, il convient d’observer qu’ils supportent toutes les charges
civiques, sans en tirer aucune compensation. Le recrutement, les impôts
ordinaires pèsent sur eux, sans compter les contributions que Rome leur
demande ; et, comme leur nom l’indique (sine
suffragio), les droits politiques et honorifiques de la cité leur sont
absolument refusés. Ils vivent sous la loi civile de Rome ; ils sont jugés
par des juges romains. Comme adoucissement à leur sort, la République leur a
rendu à titre de coutumes locales leur droit provincial dûment révisé ;
et le préteur romain leur envoie un préfet annuel (prœfectus[17]) qui administre
la justice en ce qui les concerne. — D’ailleurs ces villes se gouvernaient
elles-mêmes, et choisissaient leurs magistrats. Tel fut le régime appliqué
d’abord à Cœré en 403 [-351][18], puis à Capoue
et à une multitude d’autres villes plus éloignées. Au fond, il était, entre
tous, particulièrement oppressif.
Reste la classe des cités fédérées non latines :
leur condition variait partout, selon les termes essentiellement variables de
leurs traités avec Rome. Les unes, comme les villes herniques, comme Naples,
Nola, Héraclée, ont obtenu des droits fort étendus ; d’autres, au contraire,
comme Tarente et les villes samnites, sont dans un état voisin du servage.
En règle générale, chez les Latins et les Herniques, aussi
bien que les Samnites et les Lucaniens ; chez tous les peuples italiotes, en un mot, les cités sont
dissoutes, ou n’ont plus nulle importance. Rien n’est commun entre elles
désormais, ni le commerce [commercium], ni
les mariages [connubium], ni les
délibérations ou les résolutions sur les objets d’intérêt collectif. Mais
Rome, qui les dirige, a grand soin, par des combinaisons d’un autre ordre, de
faire mettre à sa disposition toute leur force armée, toutes les ressources
de leur impôt.
Si les milices civiques de Rome, d’une part, et les
contingents latins [Latini nominis],
de l’autre, constituent toujours le noyau, le nerf vital de l’armée, et la
marquent à l’empreinte de la nationalité romaine, les citoyens passifs, qu’on
ne l’oublie pas, sont de même enrôlés dans les corps ; et les cités
fédérées non latines y envoient aussi leurs levées. Les villes grecques, par
exemple, fournissent des vaisseaux : les villes apuliennes, sabelliennes
et étrusques, sont également portées, soit tout d’une fois, soit les unes
après les autres, sur les listes des contingents italiques [formula togatorum[19]]. Ces
contingents semblent fixés d’avance, comme pour les cités latines ; mais rien
n’empêche Rome, en cas de besoin, de demander au delà de leur chiffre
habituel. Ils sont de plus, et indirectement, un sérieux impôt, chaque ville
étant tenue d’équiper et de défrayer ses hommes. Rome a ses raisons d’agir
quand elle met les plus lourdes dépenses de son état militaire à la charge
des fédérés latins et non latins. Faisant entretenir sa marine par les villes
grecques ; demandant de la cavalerie à ses alliés, et plus tard même, en
nombre triple de la cavalerie citoyenne, elle tient la main au contraire, et
jusque dans les derniers temps, à conserver son infanterie sur le pied de
l’égalité avec les fantassins des contingents fédéraux.
Les détails de ce vaste système, les organes divers au
moyen desquels il se maintenait et se mouvait, nous sont assez mal connus.
Les documents sont peu nombreux et peu précis. Nous ignorons même quel était
le rapport numérique des trois grandes classes de sujets entre elles, et avec
les citoyens romains. Toute évaluation approximative serait donc chose
téméraire ; et l’on ne connaît que très imparfaitement la distribution
géographique de ces mêmes classes sur tout le sol italique[20].
Mais il en est tout autrement de la pensée fondamentale du
système. Elle ressort si évidente, qu’il est à peine nécessaire de la dire et
d’y insister. Tout d’abord, la cité souveraine étendit son territoire
immédiat aussi loin qu’il lui était possible, sans se désunir et se
décentraliser. Elle était, elle devait rester une cité. Avec les
incorporations elle atteignit, un jour, et dépassa bientôt peut-être ses
frorntiéres naturelles : à ce moment, les peuples vaincus sont mis en
sujétion, et non plus absorbés. La simple hégémonie ne peut longtemps
durer, et devient toujours une souveraineté pure et simple. Ainsi, se fonda à
côté de la classe des citoyens, véritables suzerains, la classe secondaire
des sujets de Rome : tout cela, bien moins par l’effet d’un monopole
arbitrairement édifié, que par la pente naturelle des choses.
Dissoudre les fédérations italiques, ériger le plus grand
nombre possible de cités relativement peu considérables ; organiser une
échelle décroissante des rigueurs de l’assujettissement, et classer les
peuples sujets dans des catégories diverses, diviser pour régner : enfin, tel
fut, on le pense bien, le principal moyen de gouvernement employé par Rome. Caton,
dans sa maison, tenait la main à ce que ses esclaves ne vécussent pas
ensemble en trop bonne intelligence ; il nourrissait au milieu d’eux les
petites querelles et les petites factions. Sur un plus vaste théâtre, la République fit comme
Caton : procédé peu noble, en vérité, mais néanmoins très efficace. Par
application de la même recette, on vit dans chaque cité dépendante de Rome
les institutions locales se transformer à l’instar de celles de la
métropole : les familles des riches et des notables y prirent la
direction des affaires, naturellement en lutte plus ou moins vive avec une
opposition populaire, et s’appuyant sur Rome pour la protection de leurs
intérêts matériels et de gouvernement. En veut-on un exemple remarquable ? Il
était une cité italienne, Capoue, qui aurait pu jadis devenir la rivale de
Rome. Aussi la prévoyance la plus jalouse préside-t-elle désormais à son
organisation intérieure. La noblesse campanienne a ses tribunaux privilégiés,
son lieu d’assemblée à elle, sa place séparée partout, et enfin des pensions
considérables assignées sur le trésor campanien. On y compte jusqu’à seize
cents pensionnaires annuels à 450 statères (200 thalers de Prusse, ou
750 francs). Ces chevaliers campaniens avaient été pour beaucoup dans
l’insuccès de la révolte latino-campanienne de 414 [340 av. J.-C.], par cela même qu’ils
s’étaient refusés à y prendre part. Leur bravoure et leur épée avaient décidé
la victoire de Sentinum en faveur des Romains, en 459 [-295]. L’infanterie campanienne, au
contraire, avait la première donné le signal de la défection, au temps des
guerres de Pyrrhus. Veut-on voir maintenant, par un autre exemple non moins
décisif, comment les Romains savaient tirer parti des discordes intestines
des ordres dans les cités soi-disant indépendantes, en y favorisant l’essor
des aristocraties ? Qu’on prête attention à ce qui se passe à Volsinies
en 489 [-265] ! Là, comme à Rome, il y avait des anciens et des nouveaux
citoyens en présence ; ces derniers ayant légalement conquis l’égalité
civile. Mais voici que les anciens citoyens se tournent vers le sénat de
Rome ; et demandent le rétablissement de l’ordre de choses détruit ; le
parti démocratique, au contraire, voit dans cette démarche un crime de haute
trahison, et condamne les pétitionnaires à la peine portée par la loi. Le
sénat romain prend parti pour les anciens ; et comme Volsinies ne se
soumet pas à sa décision, il procède par voie d’exécution militaire et non
content d’abolir une constitution pleinement reconnue et en vigueur, il fait raser
la vieille capitale Étrusque, mettant ainsi devant les yeux de tous les
sujets de Rome une terrible et trop claire leçon.
Partout ailleurs, la République est trop sage pour ignorer que la
modération dans l’exercice du pouvoir en assure seule la durée. Aussi, tantôt
elle octroie la cité pleine a des villes précédemment sujettes ; tantôt
elle leur accorde une certaine autonomie, une ombre de liberté, avec part
plus ou moins grande dans les gains faits à la guerre ou dans la politique,
et surtout avec des institutions communales indépendantes. Dans toute la
confédération italique, si loin qu’elle s’étend, nulle part on ne rencontre
d’Ilotes. Rome avait d’avance, avec une sûreté de vues et une
générosité presque sans exemple dans l’Histoire, renoncé au plus dangereux
des droits du gouvernant, celui de taxer ses sujets. Tout au plus quelques
tributs avaient-ils été frappés sur certains pays celtiques : mais, dans
l’intérieur de la Symmachie
italique, on ne comptait pas une seule cité tributaire. C’est pour cela que
la cité souveraine, en imposant à tous les peuples sujets l’obligation de la
défense commune, avait également pris sa part du fardeau, bien loin de le
répudier. J’ajoute que, vraisemblablement, les citoyens romains étaient plus
nombreux et plus forts que tous les fédérés pris ensemble ; de même, parmi
ces derniers, la supériorité appartenait aux Latins ; sinon sur la
classe des citoyens sans suffrage, du moins sur celle des cités non latines.
Il y avait donc une certaine justice, dans le partage des gains de la guerre,
à réserver le meilleur lot aux Romains d’abord, et ensuite aux Latins.
C’était chose grave et difficile que la surveillance et le contrôle de toutes
les cités italiques débitrices de leur contingent. Rome y pourvut par
l’institution des questeurs italiques, et aussi par l’extension de leur
compétence censoriale sur les cités sujettes. Déjà chargés d’assurer le
service de la flotte, ils eurent de plus à faire rentrer les revenus des
domaines nouvellement réunis, et à veiller à la levée des contingents
auxiliaires ; ils furent les premiers fonctionnaires, ayant ressort et
résidence hors de Rome ; ils furent enfin les utiles et nécessaires
intermédiaires entre la
République et les Italiques. Partout[21], ainsi qu’on en
trouve d’ailleurs la preuve dans les institutions municipales des temps
postérieurs, le magistrat local suprême, quel que fût son nom, fut obligé,
tous les, quatre ou cinq ans, à faire le recensement de sa ville : ce
travail, commandé par Rome, il n’est pas besoin de le dire, correspondait au
travail parallèle des censeurs dans la capitale, et permettait ainsi au sénat
d’embrasser d’un coup d’œil le tableau des ressources militaires et
financières de l’Italie.
L’Italie est donc désormais réunie militairement et
administrativement : tous les pays en deçà de l’Apennin, jusqu’au
promontoire des Japyges et au détroit de Rhegium, forment un vaste système
dont les peuples prennent en commun, soit, la dénomination toute politique et
romaine d’hommes portant la toge [togati],
ou celle toute géographique d’Italiques, que les Grecs leur ont donnée
d’abord, et qui va se généraliser dorénavant. A dater de ce jour, ils ont le
sentiment et la force de leur unité, soit qu’il faille lutter contre les
Grecs, soit qu’il faille tous ensemble tenir tête à la barbarie gauloise. Il
arrivera parfois qu’une cité ou une autre fera cause commune avec l’ennemi,
et tentera, par là de reconquérir son indépendance. Il n’importe : la
nationalité saura se consolider à la longue. Et, de même que fort tard encore
on dira le territoire gaulois [gallicus ager],
par opposition au territoire italique ; de même on dira hommes à toge,
par opposition aux Gaulois portant la braie [braccati].
Assurément la nécessité de repousser les incursions celtiques a fourni à Rome
et la cause et le prétexte de sa puissante action diplomatique, en vue de
concentrer dans ses mains toutes les forces militaires de l’Italie propre.
Pendant qu’elle prenait la tête dans les grands combats livrés pour la
défense nationale ; pendant que, dans tout le pays dont nous allons
marquer les limites, elle obligeait les peuples, Étrusques, Latins,
Sabelliens, Apuliens et Italo-Grecs, à se ranger sous ses étendards, elle
fondait l’unité jusque-là hésitante de la nation ; elle lui donnait au
dedans et au dehors la consistance et la solidité politiques ; et ce nom
d’Italie, qui, dans les temps primitifs et jusque chez les écrivains Grecs du
Ve siècle, chez Aristote lui-même, n’avait été donné qu’à la seule terre de Calabre,
il s’attachera, maintenant à la région tout entière où vivent les hommes vêtus
de la toge.
Les plus anciennes frontières de la grande confédération
ayant Rome à sa tête, ou, pour parler plus exactement, de la nouvelle Italie,
touchent à l’ouest au littoral de la mer Tyrrhénienne, non loin de l’emplacement
actuel de Livourne, au-dessous de l’Arno[22] ; à l’est,
elles vont jusqu’à l’Æsis [Esino], au-dessus d’Ancône ; quant
aux colonies peuplées d’Italiotes et non enfermées dans ces limités, telles
que Sena Gallica et Ariminum au delà de l’Apennin, ou Messine, en Sicile,
elles étaient regardées comme géographiquement placées en dehors de
l’Italie ; alors même qu’elles faisaient partie de la confédération,
comme Ariminum ; ou que, comme pour Séna, leurs habitants avaient le
droit de cité romaine. Encore moins les cantons celtes d’au delà de
l’Apennin, à supposer que quelques-uns d’entre eux fussent déjà tombés dans
la clientèle de la
République, pouvaient-ils être comptés comme appartenant à
la contrée des Togati. La nouvelle Italie touchait donc à l’unité
politique, et elle marchait rapidement à l’unité nationale. Déjà les Latins
l’emportent ; ils se sont assimilés les Sabins et les Volsques ; et
les cités latines se fondent partout sur le sol italique. Les semences jetées
se développent dans tous les sens en même temps qu’ils ont pris la toge, tous
les habitants de cette vaste contrée n’auraient plus un jour qu’une même
langue, le Latin. Les Romains ont
le pressentiment de leurs hautes destinées, et pour eux tous les contingents
fournis par les fédérés Italiques sont désormais des contingents Latins
[latini nominis][23].
Quoi qu’il en ait été, de ce grand édifice politique, ce
que nous en savons témoigne hautement du moins du Rome dans le génie de ses
fondateurs : si leur nom a disparu de l’histoire, ils avaient marqué
leur oeuvre d’une empreinte puissante : leur succès a été grand ; et,
construite avec une solidité peu commune, la confédération romaine a traversé
victorieuse de nombreuses et difficiles vicissitudes. A dater du jour où elle
a jeté le réseau de sa domination sur toute l’Italie du centre et du sud,
Rome est devenue une grande puissance : à elle seule, elle remplace dans le
système des États méditerranéens et Tarente, et les Lucaniens, et tous les
autres petits ou moyens peuples, qui, durant les dernières guerres, ont
disparu de la scène politique. A cette même heure aussi, elle entre dans son
nouveau rôle, et se voit à ce titre officiellement reconnue. Elle reçoit, en
l’an 481 [273 av. J.-C.],
une ambassade solennelle envoyée d’Alexandrie ; elle en envoie une autre
en réponse. Ce n’est encore que d’un intérêt commercial qu’il s’agit entre
elle et l’Égypte, mais cet intérêt même fait naître d’autres et plus
importantes relations. Carthage est alors en lutte avec les Ptolémées pour la
possession de Cyrène ; elle luttera demain avec Rome, pour la possession
de la Sicile !
La Macédoine,
d’autre part, dispute à l’Égypte l’influence dans la Grèce ; demain, elle
disputera aux Romains les côtes de l’Adriatique ! De grandes et
inévitables mêlées partout se préparent ; et Rome, souveraine de l’Italie,
met enfin le pied sur cet immense champ de bataille ouvert à toutes les
nations par les victoires et les gigantesques projets d’Alexandre de Macédoine.
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