Pendant que les Romains guerroyaient sur le Liris et le
Vulturne, le sud-est de la
Péninsule était, le théâtre d’autres combat. La riche cité
marchande de Tarente serrée de plus près tous les jours par les bandes,
Messapiennes et Lucaniennes, ne s’en fiait plus, et avec raison, à l’épée de
ses citoyens. Elle se tourna, d’argent à la main, du côté des aventuriers de
la mère patrie. Le roi de Sparte, Archidamos,
vint au secours de ses compatriotes, suivi d’une troupe nombreuse ; mais le
jour même où Philippe de Macédoine remportait en Grèce la victoire de Chéronée,
il succombait sous les coups des Lucaniens (416 [338
av. J-C.]), juste punition aux yeux des Hellènes pieux, du pillage des
sanctuaires de Delphes, auquel, dix-neuf ans plus tôt, il avait pris part. Un
plus puissant chef de guerre le remplace. Alexandre
le Molosse, frère d’Olympie, mère d’Alexandre le Grand,
réunit aux soldats qu’il a amenés les contingents, des villes Grecques, ceux
de Tarente et de Métaponte, ceux des Pœdicules (cantonnés autour de Rubi,
aujourd’hui Ruvo), qui se voyaient, comme les Grecs, menacés par
l’invasion Sabellique, et enfin les bannis Lucaniens eux-mêmes, dont la
multitude accourue sous ses étendards attestait par là la gravité des
troubles intérieurs agitant la confédération des cités de Lucanie. Il se vit
bientôt plus fort que l’ennemi. Consentia (Cosenza), le
chef-lieu, à ce qu’il semble, de la ligue Sabellienne de la Grande-Grèce, tombe
en son pouvoir. En vain les Samnites marchent au secours des Lucaniens ;
Alexandre bat l’armée coalisée devant Pœstum : il écrase les Dauniens
sous Sipontum [Manfredonia], les Messapiens dans la péninsule
sud orientale, et, devenu maître du pays d’une mer jusqu’à l’autre, il se
dispose, aidé de ses alliés, à aller chercher les Samnites jusque chez eux.
Les Tarentins étaient loin de s’attendre à de tels succès : ils en prennent
effroi, et bientôt ils tournent leurs armes contre ce condottiere dont ils
avaient loué les services, mais qui maintenant aspire à conquérir dan l’ouest
un empire Hellénique, semblable à celui que son neveu est en train de fonder
en Orient. Au début, le Molosse l’emporte ; il arrache Héraclée [Policoro]
aux Tarentins, restaure Thurium et appelle tous les Gréco-Italiques à s’unir
à lui contre Tarente, en même temps qu’il négocie la paix entre eux et les
Sabelliens. Ses visées étaient trop hautes ! Il ne trouve qu’un faible
appui chez les Grecs dégénérés ou découragés : en changeant de parti, comme
l’y obligeaient les circonstances, il s’aliène, quoiqu’il fasse, ses adhérents
de Lucanie, et un émigré Lucanien le tue près de Pandosie (422 [332 av. J.-C.])[1]. Après lui, les
choses redeviennent ce qu’elles étaient avant. Les villes Grecques, de
nouveau désunies, isolées, se tirent d’affairé comme elles peuvent, par des traités,
par des tributs, ou en recourant encore à des auxiliaires venus du dehors.
C’est ainsi, par exemple, que vers 430 [-324], Crotone repousse les Bruttiens avec
l’aide de Syracuse. Les peuples Samnites reconquièrent la suprématie ;
et débarrassés de toute inquiétude du côté des Grecs, ils tournent enfin
leurs regards du côté de la
Campanie et du Latium.
Durant ce court intervalle, une profonde révolution s’y
était accomplie. La ligue Latine brisée et détruite ; les Volsques
abattus dans leur dernier effort de résistance ; la région Campanienne,
la plus belle et la plus riche de la péninsule, occupée sans conteste par les
Romains qui s’y étaient fortifiés ; la seconde ville de l’Italie tombée
dans la clientèle de Rome ; la République agrandie pendant les luttes des
Grecs et des Samnites, et devenue trop puissante pour qu’aucun autre peuple
Italique puisse à lui seul désormais ébranler son empire ; ses armées
enfin menaçant l’Italie d’une conquête totale : tel est le tableau qui
s’offre aux regards. Avant que leurs fers ne fussent rivés, peut-être qu’un
effort commun et suprême, en soulevant toutes ensemble ces nations contre des
conquérants plus forts que chacune d’elles, les aurait sauvées encore : mais,
pour cet effort, il eût fallu la netteté des vues, le courage, le
désintéressement : il eût fallu la coalition indissoluble d’une multitude de
peuplades et de cités jusque-là hostiles ou étrangères les unes aux
autres ! Où trouver tant de vertus et tant d’union ? Et quand enfin
elles se rencontreront, ne sera-t-il pas trop tard ?
Après la ruine de la puissance Etrusque et
l’affaiblissement des républiques Grecques, Rome n’a plus qu’un adversaire
puissant en face d’elle, la ligue Samnite. Celle-ci est en même temps la plus
rapprochée de sa frontière, et la plus directement exposée à ses coups. Au
premier rang, désormais, dans les longs combats à soutenir pour la liberté et
la nationalité des peuples Italiques, les Samnites auront aussi à supporter
les plus lourdes chargés de la guerre. Ils pouvaient compter sur le secours
des autres peuplades Sabelliques, Vestins, Frentans, Marrucins,
et sur celui de tous ces petits clans rustiques, qui, tout en vivant enfermés
dans leurs âpres montagnes, ne se montraient point sourds, pourtant, à
l’appel du patriotisme, alors qu’un peuple frère les sollicitait de prendre
les armes pour la défense de leurs communs intérêts. Les Samnites auraient pu
trouver des auxiliaires plus utiles encore chez les Grecs de la Campanie et de la Grande-Grèce, chez
les Tarentins, surtout, et enfin chez les nations puissantes du Brutium et de
la Lucanie ;
mais Tarente, dominée par une démagogie insouciante et lâche, s’était jetée à
l’aventure dans le labyrinthe des affaires siciliennes ; mais la confédération Lucanienne était sur tous les
points en proie des discordes continuelles ;et les haines
profondes et séculaires des Hellènes de l’Italie du sud contre ces mêmes
Lucaniens, leurs oppresseurs, ne laissaient guère, espérer que les Tarentins
se joindraient jamais à eux pour faire tête aux armées Romaines. Des Marses,
plus voisins de Rome, et qui avaient vécu de tout temps avec elle sur le pied
de paix, on ne pouvait au plus attendre que la neutralité, ou qu’une molle
assistance. Enfin, les Apuliens, ces anciens et opiniâtres ennemis des Sabelliens,
étaient pour la
République des alliés naturels. Sans doute, si la fortune
des Samnites leur donnait d’abord le succès, on pouvait se promettre que les
Étrusques, quelque éloignés qu’ils fussent, prendraient leur fait et cause.
Le Latium, les Volsques, les Herniques se soulèveraient aussi, sans doute.
Quoi qu’il en soit, le peuple Samnite, ces Ætoliens de l’Italie, chez
qui seul demeurait intact et vivace le sentiment de la nationalité, n’avait
plus guère à compter que sur son courage. Il ne fallait rien moins dans cette
lutte gigantesque et inégale, que ses efforts opiniâtres et invincibles, pour
donner à penser aux autres peuples ; pour faire naître en eux une noble
honte, et les pousser à réunir aussi leurs forces. Un seul jour de victoire,
et, tout autour de Rome, s’allumerait peut-être l’incendie de la révolte et
de la guerre ! L’histoire doit son témoignage au peuple généreux qui
comprit son devoir, et voulut l’accomplir.
Depuis plusieurs années déjà, les entreprises quotidiennes
des Romains sur le Liris avaient excité le ressentiment des Samnites : une
dernière et plus grave infraction des traités, la fondation de Frégelles (426
[328 av. J.-C.]),
vint combler la mesure. Les Grecs de Campanie fournirent l’occasion d’où
sortit la guerre. Les deux villes jumelles de Palœpolis et de Neapolis,
qui ne formaient qu’une cité sous le rapport politique, et qui paraissent
avoir eu l’empire sur les îles du golfe, avaient seules, jusque-là, gardé,
leur indépendance au milieu des possessions Romaines. Les Tarentins et les
Samnites apprirent que Rome méditait de les asservir. Ils prirent les
devants ; et, tandis que les Tarentins, trop nonchalants, sinon trop
loin placés, tardaient à se mettre en marche, ils jetèrent tout à coup une
forte garnison dans les murs de Palœpolis. Aussitôt les Romains de déclarer
la guerre aux Palœpolitains, ou plutôt aux Samnites sous leur nom (427 [-327]), et de
mettre le siége devant la ville. Comme il traînait en longueur, les Grecs
Campaniens se fatiguèrent et de leur commerce suspendu, et de la garnison
étrangère qu’ils avaient accueillie d’abord. Les Romains, dont tous les
efforts tendaient à détacher de la coalition les États de second et de
troisième ordre, en leur donnant satisfaction par des traités séparés, les
Romains, dis-je, s’empressèrent de profiter des dispositions favorables des
Grecs : ils traitèrent avec eux, et leur offrirent les plus favorables
conditions, l’égalité pleine et entière des droits [cives
œquo jure], l’exemption du service des milices provinciales, l’alliance
sur le pied des mêmes avantages réciproques, et la paix perpétuelle. Le
traité fut conclu dans ces termes : les Palœpolitains s’étaient au préalable
débarrassés par la ruse de leur garnison Samnite (428 [-326]). — Les villes au sud du
Volturne, Nola, Nuceria, Herculaneum, Pompeii,
tinrent quelque temps pour le Samnium : mais pouvaient-elles résister aux
coups et aux machinations des Romains, qui, s’appuyant partout sur la faction
des grands, faisaient jouer tous les ressorts de l’astuce et de l’intérêt, et
mettaient en avant l’influence de Capoue, et son puissant exemple ?
Toutes ces cités se déclarèrent donc bientôt, après la chute de Palœpolis, ou
pour la neutralité, ou pour la République. Les succès de celle-ci furent plus
grands encore en Lucanie. Là aussi, le peuple, par instinct, penchait pour
les Samnites : mais pour s’allier avec eux, il eût fallu conclure la paix
avec Tarente. Or, la plupart des chefs de la nation Lucanienne ne voulurent
pas cesser dans l’est les courses pillardes qui les enrichissaient, et, grâce
à eux, les Romains réussirent à contracter avec les Lucaniens une alliance
d’autant plus avantageuse, qu’elle rejetait ceux-ci sur les bras des
Tarentins, et qu’elle forçait les Samnites à soutenir seuls l’assaut des
forces de Rome.
Abandonnés de tous, ils ne trouvaient plus d’auxiliaires
que dans les cantons montagneux de l’est. Avec l’année 428, la guerre
s’ouvrit au coeur même de leur pays. Les Romains occupèrent d’abord quelques
places sur la frontière Campanienne, Rufrœ (entre Vénafre et Teanum)
et Allifœ[2].
L’année suivante, les légions traversèrent le Samnium, combattant, pillant
partout : elles s’enfoncèrent jusque dans le pays des Vestins ;
et, entrant victorieuses en Apulie, elles y furent reçues bras ouverts. Les
Samnites perdent courage ; ils rendent leurs prisonniers, et envoyent
aux Romains le cadavre de Brutulus Papius, de l’homme qui, s’étant
fait chez eux le chef du parti de la guerre, s’était tué pour échapper à la
hache des bourreaux de la
République. L’assemblée du peuple avait décidé qu’on
implorerait la paix, et que son plus brave général serait livré à l’ennemi
afin d’en obtenir des conditions moins rigoureuses. Toutes ces humiliations
suppliantes n’ayant pas obtenu merci (432 [322 av. J.-C.]), il fallut bien s’armer de
nouveau. Cette fois, conduits par un autre capitaine, Cavius Pontius,
les Samnites ne demandèrent plus leur salut qu’à leur désespoir. L’armée
Romaine, commandée par les deux consuls de l’année qui allait suivre (433 [-331]), Spurius
Postumius et Titus Veturius, campait à ce moment non loin de Calatia
(entre Caserte et Maddaloni). De nombreux captifs ayant attesté
la nouvelle que les Samnites tenaient Lucérie[3] étroitement
bloquée, et que cette place importante, clef de l’Apulie, était à la veille
de succomber, on leva le camp précipitamment. Pour arriver à temps, il
fallait à tout prix traverser la contrée ennemie, et passer là où plus tard
passa la voie Appienne prolongée, pour mener de Capoue en Apulie par Bénévent.
Cette route, touchant aux lieux aujourd’hui appelés Arpaja et Montesarchio[4], traversait alors
des pâturages humides et des marécages cernés par des hauteurs boisées et
escarpées. Un défilé étroit et profond se rencontre à l’entrée et à la
sortie. Les Samnites y étaient postés, invisibles à l’ennemi. Les Romains
entrent dans le vallon sans obstacle ; mais la sortie leur est fermée
par des abattis et de nombreux soldats : ils reviennent sur leurs pas ;
derrière eux, la route a été barrée de même, et toutes les montagnes se
couronnent de cohortes Samnites. Ils comprennent, mais trop tard, qu’ils se
sont laissés prendre à une ruse de guerre, et que les Samnites, au lieu de
les attendre à Lucérie, leur ont tendu le plus redoutable des piéges dans les
défilés de Caudium. Ils luttent d’abord, mais sans espoir et sans
but : leur armée ne pouvant se développer pour ses manœuvres, était
vaincue tout entière avant de combattre. Les généraux Romains demandèrent à
capituler. A entendre les historiens-rhéteurs, et leurs conclusions
inacceptables, le chef de l’armée Samnite n’aurait eu que le choix entre
massacrer les troupes Romaines ou leur rendre la liberté. Certes, il eût été
plus sage, au contraire, d’accepter les capitulations offertes ; de faire
prisonnière, avec ses deux chefs, cette armée Romaine, qui réunissait sur le
moment toutes les forces actives de la République : après quoi la Campanie et le Latium
s’ouvraient aux Samnites ; les Volsques, les Herniques, et la plupart
des Latins, dans l’état des choses, leur tendaient les bras, et Rome se
voyait menacée jusque dans son existence. Au lieu de cela, au lieu d’imposer
aux Romains une capitulation militaire, Gavius Pontius s’imagina qu’il
mettrait fin aux hostilités en accordant la paix la plus douce : soit qu’il
éprouvât pour elle cet ardent désir auquel les confédérés avaient sacrifié
Brutulus Papius, dans l’année précédente ; soit qu’il ne se sentit pas
assez fort pour lutter contre la faction qui voulait la fin de la guerre, et
paralysait dans ses mains la plus merveilleuse des victoires. Quel qu’ait été
son motif, les conditions qu’il accorda furent des plus modérées. Rome
promettrait de démanteler ses deux forteresses de Calès et de Frégelles,
érigées en violation des traités ; et l’alliance sur le pied de
l’égalité serait renouvelée avec le vainqueur. Les généraux romains
acceptèrent ces propositions ; ils remirent, pour caution de leur
exécution fidèle, six cents cavaliers choisis comme otages ; ils
engagèrent enfin leur parole, et celle de tous leurs principaux officiers.
Alors seulement les légions purent sortir des Fourches Caudines, intactes,
mais déshonorées. Enivrés par leur triomphe, les Samnites contraignirent en
outre les odieux ennemis de leur pays à déposer les armes et à passer
humiliés sous le joug. — Mais le sénat, sans prendre souci du serment des
officiers et du sort des otages, déclara le traité nul, et se contenta de
livrer aux Samnites, comme personnellement responsables, tous ceux qui
l’avaient accepté. Peu importe à l’impartiale histoire que, dans leur
casuistique sacerdotale et avocassière ils aient ainsi voulu satisfaire à la
lettre du droit public, ou qu’ils en aient ouvertement violé la règle :
humainement et politiquement parlant, les Romains, à mon sens, n’encourent
ici aucun blâme. Peu importe encore que la loi d’état positive ait ou non
toléré qu’un général Romain fit quelquefois la paix, sans réserver la
ratification du peuple ! Il ressort pleinement de l’esprit et de la
pratique de la constitution Romaine, que toute, convention non purement
militaire rentrait exclusivement dans les attributions de l’autorité civile,
et qu’un chef d’armée allait au delà de ses pouvoirs, en signant la paix,
sans en avoir reçu mandat exprès et du sénat et du peuple. En plaçant ainsi
les généraux Romains entre le salut de leur armée et un excès de pouvoir, le
chef Samnite avait donc commis une plus grande faute encore que les premiers
eux-mêmes, lorsqu’ils optèrent pour cette dernière alternative : pour la
repousser, il eût fallu un bien grand héroïsme ; et quant au sénat, il
obéissait au droit et à la nécessité, en se refusant à sanctionner
l’illégalité commise. Quel grand peuple abandonne tout ce qu’il possède,
autrement que sous le coup de l’infortune la plus extrême ? Consentir
par traité un abandon de territoire, est-ce autre chose que reconnaître
l’impossibilité de la résistance ? Un tel contrat n’est nullement un
engagement moral à son point de départ. Toute nation tient à honneur de
déchirer avec l’épée les traités qui l’humilient ! Comment donc soutenir
que l’honneur commandait aux Romains d’exécuter patiemment le pacte des
Fourchés Caudines, pacte conclu par un général malheureux, sous la contrainte
morale des circonstances ? L’affront n’était-il pas de la veille et
brûlant ? Et Rome ne se sentait-elle pas, à cette heure même, puissante
et intacte dans sa force ?
La convention des Fourches Caudines n’amena donc pas le calme et le repos qu’avaient
follement rêvés les amis de la paix parmi les Samnites. Il n’en sortit
que la guerre, et puis encore la guerre, avec ses rigueurs accrues de
part et d’autre par le dépit de l’occasion manquée en échange de cette parole
solennellement donnée, puis violée, de l’honneur militaire humilié, et des
compagnons d’armes livrés à la merci de l’ennemi. Cependant les officiers
Romains remis en otage furent rendus par les Samnites, trop généreux pour se
venger sur ces infortunés : ils n’auraient pas voulu non plus concéder aux
Romains que le traité n’eût obligé que ceux-là seuls qui l’avaient fait, et
non la République
tout entière. Ils se montrèrent donc magnanimes envers ceux sur qui le droit
de la guerre leur avait donné droit de vie et de mort ; et, reprenant
les armes, ils marchèrent de nouveau au combat. Ils occupent Lucérie,
surprennent Frégelles, et l’emportent d’assaut (434 [-320]) avant que les Romains n’aient
refait leur armée dissoute : les Satricans passent dans leurs rangs,
montrant par là quels avantages eussent été assurés aux Italiques si on avait
su agir à l’heure opportune. Mais Rome, un instant paralysée, reprend bientôt
sa puissance : pleine de honte et de haine, elle rassemble tout ce qu’elle a
d’hommes et de ressources ; et à la tête de son armée renouvelée elle
met son soldat le plus éprouvé, et, son meilleur général, Lucius Papirius
Cursor. Une moitié des troupes passe par la Sabine, et s’avance vers
Lucérie en longeant le littoral de l’Adriatique. Une autre division s’y rend
par le Samnium même, refoulant les Samnites devant-elle après plusieurs
combats heureux. Les deux divisions se réunissent devant les murs de Lucérie,
dont elles pressent le siège avec ardeur ; car c’est là que sont
enfermés les chevaliers captifs. Les Apuliens, les gens d’Arpi[5], notamment
prêtent aux Romains un appui des plus utiles et leur assurent les vivres. Les
Samnites sont battus en s’efforçant de dégager la place qui se rend (435 [-319]). Papirius a
la joie d’un double succès ; il délivre dés camarades que l’armée
Romaine estimait perdus, et venge le
désastre de Caudium, en faisant passer sous le joug à son tour la garnison
Samnite de la ville prise. Dans les années suivantes (435-437 [319-317 av. J.-C.]),
la guerre s’étend sur les pays voisins du Samnium plutôt que sur le Samnium
lui-même[6]. C’est ainsi que
d’abord les Romains châtient les auxiliaires de leurs ennemis dans les
contrées des Apuliens et des Frentans ; et qu’ils concluent de nouveaux
traités d’alliance avec les gens de Teanum et de Canusium[7]. En même temps
ils rétablissent leur domination dans Satricum [en Latium] rudement punie de
sa détection. Puis ils se dirigent du côté de la Campanie, où ils enlèvent,
Saticula (probablement S. Agata de’ Goti), sur la frontière qui
touche aux Samnites (438 [316 av. J.-C.]). A ce moment, il semble que les chances de la
guerre vont encore se tourner contre eux. Tandis que les Samnites entraînent
les habitants de Nucérie (438), et bientôt après ceux de Nola,
dans leur parti, les Soraniens sur le haut Liris chassent leur
garnison Romaine (439 [-315]);
les Ausones se préparent à la révolte et menacent la place importante de
Calès ; la faction anti-Romaine agite même Capoue. Une armée Samnite
profite du moment ; elle entre en Campanie, et vient s’établir devant la
capitale espérant par sa présence donner la prépondérance au parti national
(440 [-314]).
Mais Rome ne s’endort pas ; Sora est attaquée ; l’armée qui vient la
secourir est battue et la place retombe dans les mains des Romains (440). Les
Ausones expient cruellement leur révolte avant que l’incendie n’ait gagné au
loin : un dictateur spécial, nommé dans Capoue, y instruit le procès
politique contre les chefs de la faction Samnite, qui, pour échapper à la
hache du bourreau romain, se hâtent de se donner la mort (440). Enfin, les
Samnites, après une défaite essuyée devant Capoue, sont contraints d’évacuer la Campanie ; les
Romains les suivent de près, franchissent les crêtes du Matèse et
prennent leurs quartiers d’hiver (440) devant les murs mêmes de Bovianum
[Bojano], la principale ville du Samnium[8]. Nola avait été
abandonnée à son sort. Les Romains, en politiques prudents, l’enlèvent à tout
jamais à leurs ennemis, en l’admettant à l’alliance sur le pied le plus
favorable, aux conditions accordées jadis
aux Napolitains (441 [-313]). Depuis le désastre des Fourches Caudines, Frégelles
appartenait au parti samnite dont elle était la plus forte citadelle sur le
haut Liris. Elle est reprise après huit ans d’indépendance (441). Deux cents
de ses citoyens, les plus notables parmi les hommes hostiles, sont emmenés à
Rome, et leur tête roule sur le Forum : exemple terrible pour tous les
patriotes qui rêvent encore la liberté de leur pays.
L’Apulie et la
Campanie étaient aux Romains. Pour assurer à tout jamais sa
conquête et sa domination, la
République y érigea des citadelles nombreuses (de 440 à 442
[314-312 av. J.C.])
: à Lucérie d’Apulie, facilement attaquable dans sa position isolée, une demi
légion fut établie à titre de garnison permanente : les îles Pontiœ (Ponza)
occupées commandèrent le golfe ; Saticula[9], sur la frontière
des deux contrées, devint un poste avancé contre les Samnites ; enfin,
sur la route de Rome à Capoue, Intéramne (prés du Monte-Cassino)
et Suessa Aurunca (Sessa) couvrirent les communications. Des
garnisons suffisantes entrèrent aussi dans Calatia[10], Sora, et
d’autres places d’égale importance. En 442, le censeur Appius Claudius
construisit la grande voie militaire de Rome à Capone, passant avec sa
chaussée et ses digues au travers les Marais-Pontins. La Campanie est désormais
rivée à Rome, dont les vastes projets se manifestent et se complètent ;
elle ne veut rien moins que la soumission de l’Italie tout entière ; et
elle va l’enserrer chaque année, davantage dans l’immense réseau de ses
forteresses et de ses routes militaires. Déjà les Samnites sont enveloppés
des deux côtés : déjà e Rome à Lucérie une ligne coupe l’Italie du Nord et la
sépare de l’Italie du Sud. De même autrefois les citadelles de Norba et de
Cora avaient séparé les Volsques et les Èques. De même qu’alors Rome s’était
appuyée sur les Herniques ; aujourd’hui elle s’appuie sur Arpi. Il
fallut bien que les Italiques ouvrissent les yeux : c’en était fait de leur
liberté si les Samnites succombaient. L’heure avait sonné de réunir toutes
leurs forces, et de marcher au secours des héroïques montagnards qui, depuis
quinze ans, soutenaient tout seuls le poids d’une guerre inégale.
Les Tarentins étaient les alliés nés des Samnites et leurs
proches voisins ; mais ce fut un malheur pour le Samnium et pour
l’Italie, dans cette crise de leur indépendance, qu’à l’heure où la décision
à prendre dans le temps présent allait encore décider de l’avenir, les
Athéniens de la Grande
Grèce eussent le sort du pays dans leurs mains. Tarente à
l’origine avait reçu une constitution Dorienne et toute aristocratique ;
mais une démocratie sans limites avait bientôt transformé ses institutions.
Dans cette ville peuplée de marins, de pêcheurs et de fabricants, régnait une
activité incroyable : dans l’ordre moral et matériel ses habitants, plus
riches que distingués, avaient rejeté bien loin les travaux sérieux de la vie
pour les agitations d’une existence ingénieuse et brillante, mais tournant au
jour le jour dans un même cercle ; continuellement suspendue entre les
plus grandes audaces de l’esprit d’entreprise et les élans du génie, et la
légèreté la plus déplorable ou l’extravagance puérile. Il n’est point hors de
propos de rappeler que, dans ces conjonctures suprêmes, où il y allait de
vivre ou de mourir pour des nations si richement douées et d’une si ancienne
renommée, Platon, venu soixante ans avant (365 [389 av. J.-C.]) à Tarente, avait vu toute
la ville plongée dans l’ivresse et la débauche, au milieu des fêtes
Dionysiaques ; c’est-lui qui le raconte. Rappelons aussi qu’au temps
même de la grande guerre du Samnium, Tarente s’occupait à inaugurer la
tragi-comédie (ou hilaro-tragédie).
La mollesse des mœurs, l’effémination poétique chez les élégants et les
lettrés allaient de pair dans la cité Tarentine avec la politique
inconstante, arrogante et myope des démagogues : ceux-ci s’affairant là
où ils n’avaient rien à voir, et se tenant à l’écart là où les plus graves intérêts
leur auraient commandé d’accourir. Après la journée de Caudium, quand les
Romains et les Samnites se retrouvèrent en présence au fond de l’Apulie,
n’avaient-ils pas envoyé aux deux armées une ambassade leur enjoignant de
garder la paix (434 [-320]) ?
Une pareille intervention diplomatique dans la lutte où se jouait le sort de
l’Italie n’eut été raisonnable qu’autant qu’à dater de ce jour Tarente aurait
eu la ferme pensée de sortir enfin de son inaction. Certes, d’assez puissants
motifs l’y poussaient, à quelques dangers, à quelques sacrifices qu’elle
s’exposât en prenant part à la guerre ! La puissance de l’État Tarentin
sous le gouvernement démagogique ne s’était accrue que sur mer. Une flotte
militaire considérable, s’appuyant sur une nombreuse flotte commerciale,
avait fait de Tarente la première des cités maritimes de la Grande-Grèce ;
mais, pendant ce temps, l’armée de terre, dont l’importance était devenue
capitale, avait été absolument négligée, et ne comptait plus que quelques
soldats mercenaires. Dans cet état de choses, il y avait réellement
difficulté grande à se jeter dans la querelle des Romains et des
Samnites ; pour ne rien dire des hostilités tout au moins gênantes des
Lucaniens, hostilités attisées avec soin par la politique Romaine. Une
volonté forte et tenace pouvait seule triompher de tous ces obstacles. Les
deux puissances belligérantes, en recevant l’intimation des députés
Tarentins, la regardèrent comme sérieuse. Les Samnites affaiblis se
déclarèrent tout prêts à y obtempérer ; les Romains y répondirent en
donnant le signal du combat. L’honneur
et la prudence, après leur démarche orgueilleuse, commandaient aux Tarentins
d’ouvrir aussitôt la guerre contre la République ; mais l’honneur et la prudence
n’étaient rien moins que le fait de leur gouvernement : les chefs de la cité
avaient joué en enfants avec le feu. La guerre ne fut point dénoncée ;
au lieu de cela, les Tarentins allèrent en Sicile soutenir le parti
oligarchique contre Agathocle de Syracuse, jadis à leur service, puis tombé
en disgrâce et congédié. Imitant l’exemple de Sparte, ils envoyèrent sur les
cités de l’île une flotte dont ils auraient pu tirer bon parti dans les eaux
de Campanie (440 [314
av. J.-C.]).
Les peuples de l’Italie du sud et du milieu se
comportèrent avec une énergie plus grande. La création d’une citadelle à
Lucérie les avait profondément ébranlés. Les Étrusques, avec qui la trêve de
403 avait pris fin depuis quelques années, furent les premiers à se mettre en
mouvement. La place frontière de Sutrium, appartenant aux Romains, soutint un
siège de deux années ; et, il y eut sous ses murs des affaires très
chaudes, où les Romains, le plus souvent, ne furent pas les vainqueurs. Mais,
en 444 [-310],
le consul Quintus Fabius Rullianus, excellent capitaine formé dans les
guerres du Samnium, non content de rétablir la suprématie de ses armes dans
l’Étrurie romaine, poussa hardiment dans l’Étrurie propre,
demeurée quasi-inconnue jusqu’alors, à cause de la différence des langues et
de la rareté des communications. La marche des Romains au travers de la forêt
Ciminienne, où les soldats de la République mettaient le pied pour la première
fois, et le pillage d’une contrée riche et si longtemps épargnée par la
guerre, généralisa le soulèvement
des Étrusques. Le gouvernement Romain blâmait fort l’entreprise follement
audacieuse de Rullianus ; il lui avait, mais trop tard, défendu
de franchir la frontière : quand il vit les Étrusques prendre les armes en
masse, il réunit à son tour des légions nouvelles, et les envoya en toute
hâte au secours du consul. Mais celui-ci, faisant face au danger, remportait
à la même heure la victoire décisive et opportune du lac Vadimont[11] ; victoire
si longtemps célèbre dans les souvenirs populaires; et, terminant une
aventure téméraire par un exploit fameux, il dompta d’un seul coup la
résistance des Étrusques. Ceux-ci n’avaient rien de commun avec les Samnites,
qui depuis dix-huit ans soutenaient une lutte saris espoir. Après un premier
désastre, trois des principales villes de l’Étrurie, Pérouse, Cortone
et Arretium firent leur paix séparée pour trois cents mois (444 [-310]). L’année
suivante les Romains ayant encore une fois battu les autres Étrusques sous
Pérouse, les gens de Tarquinies conclurent également une trêve de quatre
cents mois (446 [-308])
: là dessus, le reste des cités belligérantes se retira du champ de bataille,
et les armes furent partout déposées.
Pendant ces événements, la guerre avait continué dans le
Samnium. La campagne de 443 [-311] se borna, comme les précédentes, à l’investissement et
à la prise de quelques places ; mais, l’année d’après, les choses
prirent une allure plus vive. La position critique de Rullianus au fond de
l’Étrurie, les rumeurs circulant partout de la défaite et de la destruction
de l’armée Romaine du Nord, avaient poussé les Samnites à un effort suprême :
ils vainquirent et blessèrent grièvement le consul Gaius Marcius Rutilus.
Mais la défaite des Étrusques vint brusquement les faire tomber du haut de leurs illusions et de leurs
espérances. Lucius Papirius Cursor envahit de nouveau leur pays à la tète des
légions, et resta vainqueur dans une grande et décisive affaire (445 [-309]), où les
confédérés avaient mis en jeu leurs dernières ressources. Ils y perdirent
l’élite de leur armée, les casaques multicolores
avec leurs boucliers dorés, les casaques blanches avec leurs boucliers
argentés, dont les brillantes armures allèrent orner les boutiques du
Forum, dans les jours de solennités publiques. Plus la lutte sévissait, plus
les Samnites combattaient en gens désespérés. En 446 [-308], au moment où les Étrusques
déposaient les armes, la dernière ville de Campanie qui tint encore pour le
Samnium, Nucérie, attaquée par mer et par terre, se rendit aux Romains
à d’équitables conditions. Les Samnites retrouvent bien quelques alliés, les
Ombriens dans le Nord, les Marses, les Pœligniens dans l’Italie du milieu :
de chez les Herniques même, il leur vient quelques volontaires. Tous ces
secours eussent pesé peut-être dans la balance, si les Étrusques se fussent
encore tenus debout ; mais, actuellement, ils ne pouvaient qu’accroître
la victoire de l’ennemi commun, sans la rendre plus difficile. Les Ombriens
faisant mine de marcher sur Rome, Rullianus, avec l’armée du Samnium, va leur
barrer la route sur le haut Tibre ; les Samnites, trop affaiblis, ne peuvent
l’arrêter, et cette simple démonstration suffit pour que les Ombriens se
dispersent. La guerre redescend alors dans l’Italie centrale. Les Pœligniens
sont vaincus, puis les Marses ; et, dès ce moment, si les autres peuples
Sabelliques restent, de nom, hostiles à Rome, il n’y a plus, en réalité,
parmi eux, que les Samnites, qui luttent encore. Mais voici que tout à coup
un secours inattendu arrive à ces derniers du coté même du Tibre. La
confédération des Herniques, prise à partie par Rome, à l’occasion des
volontaires que celle-ci a capturés sur les champs de bataille, lui déclare
la guerre (448 [306
av. J.-C.]), bien plus par désespoir que par sage calcul.
Quelques-unes des cités de la ligue, et non les moins importantes, se
tiennent en dehors ; mais Anagnia (Anagni), de beaucoup la plus puissante,
met ses troupes en campagne. Cette subite levée d’armes était un danger pour
l’armée du Samnium qui, tout occupée du siège des places dans le pays
Sabellique, se voyait ainsi prise à dos par un ennemi nouveau. La chance des
combats semble revenir aux Samnites : Sora et Calatia tombent dans leurs
mains. Mais, tout à coup, les Anagniens sont battus par les troupes expédiées
en hâte de Rome même : les légions du Samnium sont débarrassées sur leurs
derrières, et tout est perdu encore une fois. Il ne reste plus aux Samnites
qu’à implorer la paix, mais en vain ; on ne pouvait encore s’entendre.
La campagne de 449 [-305]
amène la fin du drame. Les deux armées consulaires poussent en avant : l’une
conduite par Tiberius Minucius, et, après sa mort, par Marcus
Fulvius, part de Campanie, et franchit les cols des montagnes : l’autre,
sous Lucius Postumius, part du littoral de l’Adriatique et remonte le Tifernus
(Biferno) : elles se réunissent devant la capitale du pays, Bovianum
: livrent une dernière bataille, font prisonnier le général Samnite Statius
Gellius, et enlèvent la ville. La chute de la principale place d’armes
marque le terme de cette guerre de vingt-deux années. Les Samnites retirent
leurs garnisons de Sora et d’Arpinum [Arpino, Terre de
Labour], et envoient à Rome des ambassadeurs qui demandent encore une fois la
paix : leur exemple est suivi par tous les Sabelliens, Marses,
Marrucins, Pœligniens, Frentans, Vestins, Picentins. Rome leur fait des
conditions tolérables : quelquefois, comme aux Pœligniens, elle leur impose
le sacrifice d’une portion peu considérable, il est vrai, de leur territoire.
L’alliance est renouvelée entre elle et les États Sabelliques (450 [304 av. J.-C.]).
Vers le même temps, à ce qu’il semble, et à la suite de la
paix conclue avec les Samnites, Tarente fit aussi la sienne. Les deux États
ne s’étaient point directement combattus : les Tarentins avaient plutôt
assisté en spectateurs, du commencement jusqu’à la fin, à la longue lutte de
Rome et du Samnium ; seulement, ligués avec les Sallentins contre
les alliés des Romains, ils avaient eu journellement affaire aux bandes
Lucaniennes. Dans les dernières années de la guerre Samnite, une fois, ils
avaient fait mine d’y prendre sérieusement un rôle. Pressés d’une part, du
côté de la Lucanie,
où il leur fallait repousser des incursions sans cesse renouvelées :
pressentant bien, bon gré mal gré, de l’autre part, que la chute du Samnium
était une menace pour leur propre indépendance, ils s’étaient décidés, en
dépit de l’expérience malheureuse déjà faite, et des souvenirs laissés par
Alexandre le Molosse, à appeler encore un condottiere à leur secours.
Le prince Spartiate Cléonyme passe la mer sur leur invitation, avec
cinq mille mercenaires, et réunit à sa petite bande une troupe d’égale force
levée en Italie, le contingent des Messapiens des petites cités grecques, et
surtout la milice de Tarente, comptant vingt-deux mille soldats. A la tète de
cette armée déjà considérable, il oblige les Lucaniens à faire la paix avec
Tarente, à établir chez eux un gouvernement, plus ami du Samnium ; mais,
en même temps, il leur abandonne Métaponte[12]. Les Samnites
avaient encore les armes à la main : rien n’empêchait le Spartiate de marcher
à leur secours, et de jeter dans la balance, en faveur de la liberté des
peuples et des villes Italiques, tout le poids de ses armes, de ses talents
militaires, et de ses nombreux soldats. Mais Tarente ne fit pas, alors, ce
que Rome à sa place n’eût pas manqué de faire : Cléonyme n’était
d’ailleurs ni un Alexandre ni un Pyrrhus. Loin d’entamer aussitôt une guerre
difficile, où il y avait plus de coups à recevoir que de butin à gagner, il
prend en main, je le répète, la cause des Lucaniens, contre la cité de
Métaponte ; puis il s’oublie au sein des plaisirs, parlant tous les
jours d’aller combattre Agathocle de Syracuse, et délivrer les villes
grecques de Sicile. A ce moment, les Samnites concluaient la paix. Quand les
Romains, dégagés de ce côté, portèrent plus attentivement leurs regards vers
le sud-est de la Péninsule ;
quand, en 447 [307
av. J.-C.], par exemple, une de leurs armées s’en alla ravager le
territoire des Sallentins, ou plutôt pousser jusque chez eux une
reconnaissance significative, le condottiere Spartiate embarqua ses
soldats, et se jeta sur l’île de Corcyre, merveilleusement placée pour en
faire un nid de pirates, tant à l’encontre de la Grèce que de l’Italie.
Ainsi délaissés par le chef militaire qu’ils s’étaient donnés, privés en même
temps de leurs alliés dans l’Italie centrale, que pouvaient faire les
Tarentins ? Ils ne leur resta plus, à eux et aux Italiques ligués avec
eux, Lucaniens et Sallentins, qu’à entrer en arrangement avec Rome. Ils
obtinrent, parait-il, des conditions passables. A peu de temps de là (451 [-303]), Cléonyme
revient, et assiége Uria[13], sur le
territoire Sallentin : les habitants le repoussent, assistés par les cohortes
Romaines.
Rome avait vaincu ; elle usa pleinement de sa
victoire. Si les Samnites, les Tarentins, et les peuples plus éloignés du
Latium se virent traités avec une modération remarquable, il n’en faut pas
faire honneur à la générosité de la République : la générosité lui était
inconnue ; elle n’agissait ainsi que par prudence et sage calcul. Rien
ne pressait du côté de l’Italie du sud, et la reconnaissance formelle de la
suprématie de Rome n’y était point d’une nécessité immédiate. Il fallait tout
d’abord achever et consolider la conquête du centre. Déjà, durant les
dernières guerres, les voies militaires et les forteresses construites en
Campanie et en Apulie y avaient préparé l’établissement définitif de la
puissance Romaine. Il importait de couper les Italiques du nord et ceux du
sud ; d’en faire deux groupes militairement divisés, et n’ayant plus de
contact immédiat. Ici se manifestent, dès les premiers actes, les grandes
vues, l’esprit de suite et l’énergie de la politique Romaine. Tout d’abord,
Rome saisit l’occasion tant souhaitée de dissoudre la confédération des
Herniques, et d’anéantir avec elle le dernier débris resté debout des ligues
rivales dans la région du Tibre. Anagnia et les autres moindres cités
Herniques qui avaient joué un rôle dans la dernière levée de boucliers des
Samnites, sont naturellement plus maltraitées que les villes Latines
coupables, un siècle avant, du même crime. Elles perdent leur autonomie, et
se voient imposer le droit de cité passive [civitas
sine suffragio] : une partie de leur territoire sur le haut Trerus
(Sacco), puis une autre encore sur le bas Anio reçoivent en même temps
deux nouvelles tribus de citoyens (455 [299 av. J.-C.]). Par malheur, les trois
villes les plus importantes après Anagnia, Aletrium [Alatri], Verulœ
[?] et Ferentinum [Ferentino] n’avaient pas suivi son
exemple ; et comme elles se refusaient avec une affectation de
courtoisie marquée à accepter volontairement la cité romaine
restreinte ; comme tout prétexte manquait pour les y contraindre, il
fallut bien les laisser libres, en leur accordant le commerce [commercium], et le droit d’alliance par mariage [connubium] avec Rome. Grâce à elles, l’ombre de la
confédération Hernique se maintint encore. Dans la partie du pays Volsque
autrefois possédée par les Samnites, les Romains n’eurent point les mêmes
ménagements à garder. Là, Arpinum fut déclarée sujette ; Frusino [Frosinone]
perdit un tiers de son territoire ; et, sur le haut Liris, non loin de
Frégelles, la ville Volsque de Sora, déjà occupée par les milices Romaines,
fut transformée en forteresse latine permanente, avec garnison d’une légion
de quatre mille hommes. Le pays Volsque, assujetti complètement, marche à pas
rapides dans la voie de l’assimilation avec Rome. Dans la région qui sépare
le Samnium de l’Étrurie, deux routes militaires furent créées, avec les
forteresses nécessaires pour en assurer la possession. Celle du nord, qui
devint plus tard la voie Flaminienne, couvrait la ligne du
Tibre ; elle menait par la ville alliée d’Ocriculum [Otricoli]
à Narnia [Narni], nom donné par les Romains à la vieille
citadelle Ombrienne de Nequinum, lorsqu’ils y amenèrent une colonie
militaire (455 [-299]).
Celle du sud, qui devint la voie Valérienne, se dirigeait vers le lac
Fucin [Celano] par Carsioli[14] et Alba, également
colonisées (451-453 [-303/-301]).
Ces deux places importantes, Alba surtout, qui était la clef du pays Marse,
reçurent une garnison de six mille hommes. Les petits peuples, au milieu
desquels se fondaient tous ces établissements ; les Ombriens, qui
défendirent opiniâtrement Nequinum ; les Æques, qui se ruèrent
sur Alba ; les Marses, qui assaillirent Carsioli, firent de vains
efforts pour empêcher les progrès de Rome : comme deux verrous de fer,
les deux forteresses fermèrent, sans empêchement désormais, les
communications entre l’Étrurie et le Samnium. Déjà nous avons fait mention
des grandes voies et des fortifications, levées ailleurs pour contenir
l’Apulie, et surtout pour assurer la possession de la Campanie. Par
elles, le Samnium se voyait à l’ouest et à l’est enveloppé dans un réseau de
postes militaires. Quant à l’Étrurie, rien ne caractérise mieux sa faiblesse
relative que la négligence manifeste des Romains à son égard : ils ne jugent
point nécessaire en effet de pousser une chaussée, et de construire des
places fortes au milieu de la forêt Ciminienne. De ce côté, la
forteresse frontière de Sutrium [Sutri] restait le dernier
point de la ligne militaire ; et Rome se contenta de faire entretenir à
l’état de voie praticable pour les troupes la route qui mène de là à Arretium[15].
Les Samnites étaient trop braves pour ne pas comprendre
qu’une telle paix était plus funeste que la plus funeste des guerres : de la
pensé, ils passèrent aussitôt à l’action. À la même heure, les Celtes de
l’Italie du nord recommencèrent à s’agiter, après leur long repos. Dans ces
régions aussi, quelques peuplades Étrusques n’avaient point déposé les armes,
et de courtes trêves faisaient alternativement place à des luttes sanglantes,
mais sans résultats. Toute l’Italie centrale était en fermentation ; et
une partie du pays se soulevait ouvertement ; alors que les Romains n’avaient
encore ni achevé leurs citadelles, ni complètement fermé les passages entre
le Samnium et l’Étrurie. Peut-être n’était-il point trop tard, encore pour
sauver la liberté ! Mais il fallait saisir l’heure ; les
difficultés de la lutte croissaient, et sous la pression de la paix subie,
les forces de l’assaillant allaient diminuant tous les jours. Cinq années
s’étaient écoulées à peine. les blessures infligées aux rudes paysans du
Samnium, par une guerre de vingt-deux ans, saignaient encore. Dès l’an 456 [298 av. J.-C.]
pourtant, la ligue Samnite recommença la lutte. Dans les derniers combats,
Rome avait été servie à souhait par ses relations d’amitié avec les
Lucaniens, dont, les incursions sur le territoire de Tarente écartaient
celle-ci du théâtre de la guerre. Mettant à profit les enseignements de la
veille, les Samnites se jetèrent d’abord avec toutes leurs forces sur la Lucanie ; y
poussèrent leurs partisans au gouvernail des affaires, et conclurent avec eux
un traité d’alliance. Naturellement, les Romains, à la nouvelle de ces
événements, déclarent la guerre : le Samnium s’y était attendu. Tel était
l’entraînement des esprits que les chefs Samnites firent savoir aux envoyés
Romains, qu’ils ne pouvaient garantir l’inviolabilité de leurs personnes,
s’ils mettaient le pied sur le territoire d’au delà de la frontière.
La guerre éclate donc de nouveau (456 [298 av. J.-C.]).
Les légions Romaines vont combattre en Étrurie ; et, en même temps, une
seconde et principale armée traverse le Samnium, réduit les Lucaniens à
solliciter la paix et à envoyer à Rome des otages. L’année suivante, les deux
consuls se réunissent contre le Samnium. Rullianus est vainqueur à Tifernum[16] : son fidèle
compagnon d’armes Publius Decius Mus l’est également à Maleventum :
les Romains campent cinq mois durant en pays ennemi. Cette concentration de
leurs forces était due à la lâcheté des Étrusques, dont plusieurs cités
entraient en arrangements particuliers avec la République. Les
Samnites, qui n’avaient plus chance de victoire que dans la coalition de
toute l’Italie, firent les plus énergiques efforts pour empêcher une paix
séparée entre Rome et les Étrusques : une telle paix était pour eux une
immense péril. Gellius Egnatius, leur général, alla jusqu’à offrir de
passer en Étrurie, à la tête d’une armée de secours. Ce fut alors seulement
que le conseil fédéral Étrusque se décida enfin pour la coalition, et appela
les populations aux armes. Le Samnium, de son côté, ne marchanda ni les
efforts ni les sacrifices. Il mit trois armées en campagne ; l’une resta
pour défendre le pays ; l’autre fut dirigée sur la Campanie ; la
troisième et la plus forte, marcha sur l’Étrurie, où elle entra sans coup
férir (458 [-296]),
conduite en effet par Egnatius, et en traversant les contrées Marse et
Ombrienne, dont les habitants étaient d’intelligence avec les Samnites. Les
Romains, de leur côté, s’emparèrent de quelques places fortes dans le
Samnium, et renversèrent le parti Samnite en Lucanie : mais ils
n’avaient point su empêcher les mouvements du corps d’Egnatius. Quand arriva
à Rome la nouvelle que l’ennemi avait su déjouer les obstacles énormes
amoncelés sur sa route, et qui séparaient les régions du nord de l’Italie du
sud ; quand l’on apprit que l’arrivée des Samnites dans l’Étrurie y
donnait le signal d’une levée de bouliers presque générale ; que toutes
les cités y travaillaient avec ardeur à mettre leurs milices sur le pied de
guerre, et appelaient à leur solde les bandes Gauloises, la République eut aussi
recours aux moyens les plus extrêmes. Les affranchis, les hommes mariés,
furent enrôlés en cohortes. De part et d’autre, tous sentaient que l’heure
suprême avait sonné. L’année 458 se passa en préparatifs, en marches et en
contre marches. En 459 [-295],
les Romains mirent à la tête de l’armée d’Étrurie leurs deux meilleurs
généraux, Publius Decius Abus, et le vieux Q. Fabius Rullianus. Renforcée de
toutes les troupes qui n’étaient point indispensables au corps de Campanie :
comptant au moins soixante mille soldats, dont plus d’un tiers citoyens
romains actifs, cette armée s’appuyait encore sur une double réserve, l’une
cantonnée près de Faléries, l’autre campée sous les murs même de Rome. Les
Italiens s’étaient donné rendez-vous dans l’Ombrie, là où convergent les
routes venant des pays Gaulois, Étrusques et Sabelliques. Les consuls
remontèrent donc vers ce point avec le gros de leurs forces, en suivant l’une
et l’autre rive du Tibre. En même temps, la première réserve faisait une
diversion vers l’Étrurie, dans le but de forcer les bataillons Étrusques à
quitter le théâtre de la lutte, pour courir au secours de leur patrie
menacée. Le premier combat eut une issue fâcheuse pour les Romains, dont l’avant-garde
fut battue dans la contrée de Chiusi par les coalisés Gaulois et Samnites.
Mais le mouvement de leurs réserves n’en eut pas moins un complet succès.
Moins dévoués à l’intérêt commun que les Samnites, qui marchaient sur les
cendres de leurs villes ruinées pour arriver sur le champ de bataille, à
peine eurent-ils appris l’incursion des Romains sur leur territoire, que le
plus grand nombre des auxiliaires Toscans abandonnèrent leurs alliés ;
et ceux-ci se trouvèrent considérablement amoindris au jour décisif. La
bataille fut livrée au pied du contrefort oriental de l’Apennin, non loin de Sentinum
[Sassoferrato, en Ombrie]. La journée fut chaude. A l’aile droite des
Romains, où Rullianus avec ses deux légions avait affaire aux Samnites, la
lutte resta longtemps indécise. A l’aile gauche, commandée par Publius
Decius, les chars de guerre Gaulois jetèrent le désordre parmi la cavalerie
Romaine ; déjà les légions commençaient à faiblir. C’est alors que le
consul appela le prêtre Marcus Livius, lui ordonna de vouer aux dieux
infernaux et la tête du général de la République et l’armée ennemie ; puis, se
jetant au plus épais des bandes Gauloises, il alla y chercher et trouver la
mort. Cet acte d’héroïque désespoir eut sa récompense. En voyant tomber un
chef qu’ils aimaient, les légionnaires, qui déjà lâchaient pied, revinrent à
la charge ; et les plus braves s’élancèrent dans les rangs ennemis pour
venger le consul ou mourir avec lui. Au même instant accourait à leur secours
le consulaire Lucius Scipion, détaché par Rullianus. Les turmes
de l’excellente cavalerie Campanienne prennent Ies Gaulois à dos et en flanc,
et décident la journée : les Gaulois s’enfuient, et, après eux, les Samnites
cèdent aussi la place. Leur chef, Egnatius, était tombé devant la porte de son
camp. Les cadavres de neuf mille Romains gisaient sur le champ de bataille :
mais quelque sanglante que fût la victoire, elle n’était point trop chèrement
achetée. L’armée unie se dissout ; la coalition tombe ; l’Ombrie
demeure aux mains de Rome ; les Gaulois s’en retournent chez eux ;
et les restes de l’armée samnite repassant par les Abruzzes, regagnent aussi
leur pays.
Pendant la campagne d’Étrurie, les Samnites s’étaient
aussi répandus dans les plaines de Campanie. La guerre avec l’Étrurie
terminée dans le nord, les Romains, les réoccupent sans résistance. L’année
suivante (460 [294
av. J.-C.]), l’Étrurie demande la paix : Volsinies, Pérouse, Arretium
et toutes les autres villes entrées dans la ligue déposent les armes, et se
lient par une trêve de quatre cents mois. Il en fut autrement chez les
Samnites, qui s’apprêtèrent à une lutte suprême et sans espoir, avec
l’indomptable courage d’hommes libres faisant bonté à la fortune quand ils ne
peuvent pas la vaincre. Dès cette même année (460), les deux armées
consulaires pénétreront dans le Samnium, où elles rencontrèrent partout la
résistance la plus acharnée. Marcus Acilius subit même un échec à Luceria ;
les Samnites se jetèrent encore une fois sur la Campanie, et ravagèrent
les terres de la colonie romaine d’Intéramne [Teramo], sur le
Liris. En 461 [-293],
Lucius Papirius Cursor, le fils du héros des premières guerres
Samnites, et Spurius Carvilius livrent une grande bataille à Aguilonia
[la Cedonia].
L’élite de l’armée du Samnium, les seize mille casaques blanches, s’étaient
engagées sous serment à mourir ou à vaincre. Mais l’inexorable fatalité ne
tient compte ni des serments, ni des prières du plus généreux désespoir. Les
Romains eurent encore le dessus, et emportèrent d’assaut les réduits où les Samnites
s’étaient retranchés, eux et leurs biens. Après ce dernier désastre, et
pendant des années encore, on vit ces braves lutter avec un courage sans
pareil. Cachés dans leurs montagnes et dans leurs citadelles, ils
remportèrent souvent des avantages partiels sur un ennemi démesurément plus
fort ; un jour même (462 [-292]), il fallut envoyer contre leurs bandes le vieil et
héroïque Rullianus ; une autre fois, la dernière, le Samnite Gavius
Pontius, le fils peut-être du vainqueur des Fourches Caudines, battit
complètement les Romains ; et ceux-ci s’en vengèrent lâchement, en le
faisant mettre à mort au fond d’un cachot, après qu’ils l’eurent fait
prisonnier (463 [-291]).
Rien ne bougeait plus en Italie. Une tentative des
Falisques (461 [-293])
mérite à peine le nom de guerre. Les Samnites avaient encore les yeux tournés
du côté de Tarente, qui seule eût pu les assister ; mais, comme
toujours, elle se tint à l’écart, et toujours par les mêmes causes. A
l’intérieur, un gouvernement déplorable : au dehors, les Lucaniens, chez qui
la faction romaine avait repris le dessus (dès 456 [298 av. J.-C.]) ; ajoutez à cela la
juste inquiétude inspirée par Agathocle de Syracuse, alors parvenu à l’apogée
de sa puissance, et qui commençait à diriger ses vues vers l’Italie. Vers 455
[-299], il
occupe Corcyre, d’où Cléonyme avait été chassé par Démétrius Poliorcète,
et il menace Tarente par les deux mers Adriatique et Ionienne. A la vérité il
cède bientôt cette île (456) à Pyrrhus, roi d’Épire (V. ch. VII), et fait ainsi cesser pour partie
les craintes qu’il avait excitées : mais les Tarentins n’en continuent pas
moins de se mêler aux affaires Corcyréennes. En 464 [-290], ils aident Pyrrhus à défendre
sa nouvelle acquisition contre une seconde entreprise de Démétrius ;
d’ailleurs les visées politiques d’Agathocle à l’égard de l’Italie du Sud
leur sont toujours un motif de souci. Quand celui-ci meurt enfin (465 [-289]), l’heure
favorable est passée. Épuisé par une guerre de trente-sept années, le
Samnium, quelques mois avant (464), a conclu la paix avec le consul Manius
Curius Dentatus : l’alliance avec Rome a été formellement renouvelée.
Cette fois, comme lors du traité de 450 [-304], Rome n’écrase pas ce noble peuple
sous le poids de conditions trop dures où honteuses ; elle ne lui
demande même pas de sacrifices de territoire. Il convenait à la prudence
Romaine de persister dans la voie jusque-là suivie. Avant d’en venir à la
conquête et à l’absorption de la région intérieure, Rome veut placer sous sa
domination, immédiate et définitive toute la région Campanienne et le
littoral de l’Adriatique. La première était depuis longtemps soumise : mais la République à la vue
longue, et elle juge nécessaire, pour assurer les succès de sa politique, de
fonder encore sur la côte Campanienne les deux forteresses maritimes de Minturnes
et de Sinuessa (450 [304 av. J.-C.])[17]. Les colons
qu’elle y conduit, suivant la règle usitée pour toutes les colonies côtières,
sont dotés du droit de cité pleine. Dans l’Italie centrale la domination
Romaine s’étend et s’assoit d’une façon encore plus énergique. Après une
courte et impuissante résistance, tous les peuples Sabins sont faits sujets
de la République
(464 [290 av. J.-C.]),
et, dans les Abruzzes, non loin de la côte, la forte place d’Hatria
est fondée (465). Mais de tous les établissements nouveaux le plus important
est sans contredit celui de Venusia [Venosa] (463), où Rome
envoie le nombre inusité de vingt mille colons. Construite à la rencontre des
frontières du Samnium, de l’Apulie et de la Lucanie, sur la route
qui relie le Samnium à Tarente, la nouvelle citadelle occupe une position
extrêmement forte : elle est destinée à contenir les peuples
avoisinants, et surtout elle intercepte les passages entre les deux plus
puissants ennemis de Rome dans l’Italie du sud. Nul doute qu’à la même époque
la chaussée du sud, conduite déjà jusqu’à Capoue par Appius Claudius, n’ait
été aussi prolongée jusqu’à Venouse. Ainsi, quand finit la guerre Samnite, le
territoire romain touche au nord la forêt Ciminienne, à l’est les Abruzzes,
Capoue au sud, et deux postes avancés, Lucérie et Venouse, placés sur la
ligne de communication des peuples hostiles à la République, du côté
de l’orient et du midi, achèvent leur isolement dans toutes les directions.
Rome n’est plus seulement la première des puissances de la Péninsule, elle en est
désormais la puissance dominante. Le cinquième siècle de la ville [255 av. J.-C.]
s’achève. À cette heure solennelle, les nations que la faveur des dieux et
leurs plus hautes aptitudes ont poussées chacune à la tête de toute la
contrée environnante, vont se rapprocher et se toucher dans les conseils et
dans la guerre ; et de même qu’à Olympie, les vainqueurs dans les
premières joutes doivent se livrer un second et plus sérieux combat ; de
même dans la vaste arène où sont en jeu les destinées du monde, Carthage, la Macédoine et Rome
entrent en lice. Une immense lutte se prépare ; elle sera décisive et
suprême.
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