Un nouvel ordre de choses a mis les patriciens en pleine possession légale de la puissance politique. Ils dominent par les magistratures qu’ils se sont assujetties ; ils ont la prépondérance dans le sénat ; ils occupent seuls les emplois et les sacerdoces ; ils ont seuls la science des choses divines et humaines ; ils connaissent seuls les secrets pratiques de la politique intérieure ; ils décident des voix dans la grande assemblée du peuple ; ils exercent toute l’influence dans la cité, suivis par un nombreux cortège d’hommes dévoués et appartenant à des familles diverses ; ils vérifient enfin, ou rejettent toutes les décisions populaires. En une telle situation, quoi d’étonnant qu’ils aient pu garder longtemps encore la réalité du pouvoir, alors qu’ils avaient opportunément renoncé à la toute puissance selon la loi ? A la vérité, les plébéiens devaient souffrir de l’humilité de leur condition ; mais l’aristocratie ne pouvait avoir beaucoup à redouter d’une opposition purement politique, tant qu’elle saurait tenir la foule loin du champ du combat : la foule, en effet, ne demande rien, avec la justice dans l’administration, que la protection de ses intérêts matériels. Et de fait, durant les premiers temps qui suivent l’expulsion des rois, nous assistons à des mesures économiques dont le but apparent ou réel est de gagner l’homme du peuple au parti des nobles : les droits des douanes maritimes sont abaissés : quand les céréales sont chères, il en est fait de grands achats pour le compte de l’État : le commerce du sel est monopolisé, pour livrer aux citoyens et les blés et le sel à prix réduit ; enfin, la grande fête populaire est allongée d’un jour. Il faut assigner la même cause aux prescriptions nouvelles relatives aux peines pécuniaires, et dont il a déjà été parlé : elles n’ont pas seulement pour effet d’enfermer dans des barrières plus étroites le droit si dangereux du magistrat dans les matières de police ; elles sont également remarquables par les ménagements qu’elles comportent en faveur des petits et des humbles. Le magistrat ne peut pas condamner, dans le même jour, le même individu à l’amende de plus de deux brebis ou de trente boeufs, sans lui ouvrir la voix de l’appel (provocatio). Pourquoi ces chiffres ainsi précisés, si ce n’est que, pour le pauvre, qui ne possède que quelques brebis, il convenait de fixer un autre maximum que pour le riche propriétaire de troupeaux de bêtes à cornes ? Combien n’y-en a t-il pas, parmi nos législations modernes, qui devraient prendre exemple sur ces distinctions que commande la richesse et le dénuement du condamné ? Quoi qu’il en soit, tous ces règlements ne touchaient qu’à la surface : au fond, le courant se portait dans un sens opposé. Par la réforme républicaine, le système financier et économique subit une transformation absolue. La royauté, vraisemblablement, n’avait pas prêté faveur, en principe, à la puissance des capitaux ; elle avait poussé de toutes ses forces à l’accroissement du nombre des propriétés rurales. La noblesse nouvelle, au contraire, vise tout d’abord à la destruction des classes moyennes, et surtout de la moyenne et petite propriété foncière : elle s’efforce d’accroître d’un côté la suprématie des grands propriétaires et des capitalistes, de l’autre, elle prépare la multiplication des prolétaires attachés à la glèbe. L’abaissement des tarifs des ports, mesure populaire
d’ailleurs, avait surtout en vue l’intérêt du grand commerce ; mais le
système de l’administration indirecte des finances contribua bien plus encore
à l’agrandissement de la puissance du capital. Il serait difficile de dire
sur quelles bases reposait au fond ce système. Remontait-il jusqu’au temps
des rois ? Peu importe. À dater des consuls, les mutations rapides dans
les magistratures, les attributions financières du caissier d’État étendues à
de nombreuses affaires, telles que l’achat et la revente des grains et du
sel, ont aussi pour résultat d’augmenter l’importance et l’activité de tous les
intermédiaires ; et l’on assiste alors aux débuts des fermages
publics, dont les progrès ont été si féconds en résultats et si fâcheux en même temps. Peu
à peu, l’on verra l’État abandonner ses recettes indirectes, toutes ses
dépenses, toutes ses opérations plus compliquées, à des middlemen[1], qui, pour une
somme nette et moindre, donnée ou reçue, administreront à leur propre compte.
Agir ainsi, c’était ouvrir aussitôt la porte aux grands capitalistes ;
et comme l’État, d’ailleurs, voulait avoir ses sûretés, il faisait
naturellement appel au concours des grands propriétaires, à l’exclusion de
tous autres. Ils constituèrent bientôt une classe de fermiers d’impôts et de
fournisseurs, croissant tous les jours en nombre et en fabuleuse
opulence ; et ils conquirent rapidement le pouvoir dans l’État, alors
qu’ils semblaient ne faire que le servir. L’édifice de leur ploutocratie
choquante et stérile n’est pas sans analogie avec celle des modernes
spéculateurs de Les tendances nouvelles en matière de finances sont plu manifestes encore dans le mode de gestion qui a été adopté pour les terres publiques : c’est par là que va presque aussitôt s’ensuivre, matériellement et moralement, la suppression totale des classes moyennes. Jadis, l’usage des pâturages communs et des domaines de l’État était, de sa nature, un privilège attaché au droit de cité : lorsqu’un plébéien y avait part, ce ne pouvait être que par dérogation à une loi formelle. En dehors des assignations, qui en faisaient entrer des parcelles dans le domaine privé, il n’existait pas, sur le domaine public, au profit des simples citoyens, d’usages fonciers fixes et incommutables à l’égal de la propriété. Aussi, tant que ce domaine resta ce qu’il était à l’origine, il dépendit du bon plaisir du roi d’en concéder ou d’en restreindre la jouissance commune ; et je ne fais pas doute que souvent, dans l’exercice de son droit ou, si l’on veut, de sa puissance, le souverain n’ait accordé certaines concessions usagères même à des plébéiens. Mais, à l’avènement de la république, la règle, est renforcée aussitôt : l’usage des pâtures publiques n’appartiendra jamais qu’au citoyen du droit meilleur [optimo jure civis], au patricien. Si le sénat, à son tour, tolère comme autrefois certaines exceptions en faveur de quelques maisons plébéiennes plus riches, et qui sont, entrées dans ses rangs, il n’en est, point ainsi pour les petits propriétaires ruraux, pour les manoeuvres de la culture, pour ceux, enfin, ayant le plus besoin des jouissances usagères : leur exclusion est formelle autant que préjudiciable. Jadis, les troupeaux menés à la pâture payaient une modique redevance [scriptura], trop minime, sans doute pour que l’usage cessât d’être un privilège, mais ne laissant pas que de verser un appoint considérable dans les caisses du trésor : cette redevance, les questeurs patriciens se montrèrent négligents ou inactifs à la lever, et peu à peu elle tomba en désuétude. Jadis et notamment quand la conquête donnait à l’État de nouveaux territoires, il en était fait une répartition régulière, à laquelle les pauvres citoyens, les simples domiciliés même se voyaient admis : on ne laissait en communaux que les terres impropres à la culture. Aujourd’hui l’on n’ose pas tout à fait encore supprimer les assignations, encore moins ne les composer que dans l’intérêt exclusif des riches ; mais elles deviennent plus rares, plus parcimonieuses : on les remplace par les occupations, régime déplorable, qui n’est ni la concession du domaine à titre de propriété, ni sa remise à bail avec terme préfixe, et qui, laissant la jouissance privative de la terre au premier occupant et à ses ayants cause, maintient à l’État son droit de retrait arbitraire, et oblige le possesseur au payement envers le Trésor de la dixième gerbe ou de la cinquième partie des fruits en huile et en vin. C’est là, à vrai dire, l’application pure et simple au domaine public du précaire (precarium) dont nous avons déjà eu à parler. Nous ne nions point que jadis, transition toute naturelle au système des assignations régulières, il ait été déjà pratiqué au cas actuel. Mais à dater du jour où nous sommes, les occupations n’eurent pas seulement pour elles l’avantage de la durée : les occupants, on s’en doute bien, furent tous, ou des privilégiés ou des favoris des privilégiés : enfin, et comme la redevance pour dépaissance, les taxes de la dîme et du quint cessèrent d’être exactement payées. Toutes ces innovations portèrent une triple atteinte à la propriété petite et moyenne : elle n’eut plus de part aux usages : les impôts s’accrurent et la chargèrent à proportion même du vide laissé dans les caisses du Trésor par la suspension des taxes domaniales ; enfin les assignations s’arrêtèrent, alors qu’au regard du prolétariat des campagnes elles auraient pu servir de canal de décharge, comme font aujourd’hui, chez les peuples modernes, les émigrations régulières, organisées sur une grande échelle. Ajoutez à cela les grandes cultures qui commencent à s’établir, reléguant au loin la clientèle des petits laboureurs et n’utilisant que des bras d’esclaves. Un tel système mettait le comble à un mal désormais sans remède, et ses effets étaient plus funestes que toutes les usurpations politiques de la noblesse prises ensemble. Les guerres difficiles, parfois malheureuses, les impôts et les corvées intolérables qu’elles nécessitèrent firent le reste. Le possesseur se vit chassé de sa métairie ; il devint le valet, sinon l’esclave de son, créancier ; ou ailleurs, ployant sous le faix de sa dette accumulée, il fut contraint de reprendre sa terre à bail et à terme. Les capitalistes voyaient s’ouvrir devant eux tout un champ de spéculations sûres, faciles et fructueuses : ils se jetèrent avec ardeur dans cette voie nouvelle ; tantôt devenant grands propriétaires par eux-mêmes ; tantôt laissant ce nom de propriétaire et la possession de fait à l’habitant des campagnes, dont ils avaient dans la main avec leur titre de créance, et la personne et les biens. Cette dernière condition, en même temps qu’elle devint la plus habituelle, était aussi la plus déplorable. En vain, pour tel malheureux débiteur, la catastrophe était un instant ajournée, le précaire le mettait à la merci absolue de son créancier : de la propriété, il ne récoltait plus que les charges, et toute la classe rurale se sentait poussée à la démoralisation et, à l’annihilation politique. En voulant empêcher l’accumulation des dettes foncières et faire peser les charges publiques sur le possesseur réel du fond et de la terre, le législateur avait écarté autrefois le système des gages hypothécaires, et ordonné la transmission immédiate de la propriété aux mains du titulaire de la créance. Son attente fut déçue, et les rigueurs du crédit personnel utile et commode moyen en matière de commerce, précipitèrent les laboureurs dans l’abîme. Si la libre division des terres faisait naître nécessairement, et tout d’abord, les dangers d’un prolétariat rural obéré, la condition actuelle des paysans, écrasés d’impôts, dénués de toutes ressources, allait aussi s’aggravant chaque jour dans une proportion effrayante. La misère et le désespoir, tel était désormais le lot des classes moyennes des campagnes. Les riches et les pauvres sont désormais en présence : leur lutte toutefois ne se confond en rien avec l’antagonisme que la constitution à créé entre les familles nobles et les plébéiens. Les patriciens sont riches et propriétaires pour la plupart ; mais il ne manque pas non plus, parmi les plébéiens, de familles riches et considérables. Le sénat, dès cette époque, compte aussi plus de moitié de ses membres qui ne sont que plébéiens ; mais comme il a attiré à lui la haute administration financière à l’exclusion même des magistratures patriciennes, on voit naturellement la classe riche profiter en masse des avantages matériels que la noblesse fait abusivement sortir de ses privilèges dans l’ordre politique ; et le mal descend d’autant plus pesant sur l’homme du peuple, qu’en entrant dans le sénat les personnages les plus habiles et les plus capables de conduire la résistance passent des rangs des opprimés dans les rangs des oppresseurs. Mais leur excès même enlève toute chance de longue durée à ces privilèges nobiliaires. L’ordre noble se fût sans nul doute perpétué dans la possession des hautes charges, s’il avait su se gouverner lui-même et s’il s’était constitué le protecteur de la classe moyenne, ainsi que, du reste, plusieurs consuls sortis du patriciat, voulurent, mais en vain, le tenter, condamnés qu’ils étaient à l’insuccès par l’infériorité de leur puissance en tant que magistrats. Si même l’aristocratie avait été assez sage pour accorder la complète égalité des droits aux plébéiens riches et considérables ; si elle avait, par exemple, attaché le patriciat à l’admission dans le sénat, pendant longtemps encore la richesse et la noblesse eussent pu spéculer et gouverner librement. Mais les choses se passèrent tout autrement : l’étroitesse des sentiments et de la vue est l’apanage propre et irrémédiable de toute caste noble. L’aristocratie de caste ne se démentit pas plus à Rome qu’elle ne le fait ailleurs ; et la puissante cité fut condamnée à se déchirer dans des luttes inutiles, sans but comme sans gloire. La première crise éclata, non parmi les victimes des privilèges, mais bien parmi les classes souffrantes. Les Annales, rectifiées, placent la révolution politique en l’an 244 (510 av. J.-C.), la révolution sociale en 259 et 260 (-495 et -494). De fait, elles se suivirent de près l’intervalle, qui les sépare doit pourtant avoir été plus long. On raconte que les classes pauvres, exaspérées par les rigueurs des créanciers, perdirent enfin patience. En 259, une levée étant devenue nécessaire pour les besoins d’une guerre difficile, les hommes appelés sous les armes se refusèrent à partir. Force fut alors au consul Publius Servilius de suspendre provisoirement la loi en matière de poursuites, de mettre en liberté les individus incarcérés, et d’empêcher les arrestations pour dettes. Les hommes des camps se rendirent alors sous les drapeaux et concoururent à la victoire ; mais en revenant des combats, ils retrouvèrent leurs prisons et leurs chaînes. Le second consul, Appius Claudius, prêta impitoyablement main forte aux lois sur le crédit. En vain les soldats se réclamèrent de son collègue ; celui-ci, ne put les défendre. Il semblait que l’institution de la double magistrature avait moins eu en vue la protection des intérêts populaires que la violation plus facile de la promesse donnée, et que la consolidation du despotisme. Quoi qu’il en soit, le peuple souffrit ce qu’il ne pouvait empêcher. Mais la guerre ayant recommencé l’année suivante, la parole du consul ne fût plus écoutée. Il fallut un dictateur : Manius Valerius fut nommé. Les paysans romains se soumirent, moitié par respect pour l’autorité suprême, moitié par confiance envers les opinions populaires de Valerius. Le dictateur appartenait en effet à l’une de ces anciennes et nobles familles où les fonctions publiques étaient tenues à droit et à honneur sans constituer une sorte de bénéfice. La victoire demeura fidèle aux aigles romaines : mais quand au retour des vainqueurs le dictateur s’en vint proposer au sénat ses plans de réforme, tous ses efforts se brisèrent contre des refus opiniâtres. L’armée était là, tout entière réunie, comme de coutume, devant les portes de la ville. À la nouvelle du rejet de ses voeux, l’orage longtemps amoncelé éclata : l’esprit de corps, l’organisation des cadres militaires, tout concourut à faciliter la révolte ; les timides et les indifférents furent tous entraînés. L’armée quitta ses chefs et son camp ; et, sous la conduite des commandants des légions, des tribuns militaires, plébéiens pour la plupart, elle s’en alla sans se débander dans le pays de Crustumère, entre le Tibre et l’Anio ; s’y installa sur une colline[2], et fit mine de fonder une ville plébéienne dans l’une des régions les plus fertiles du territoire romain. La sécession du peuple était, pour les plus incorrigibles de ses oppresseurs, la démonstration trop certaine des conséquences d’une guerre civile. La ruine était au bout, pour eux-mêmes, pour tous ; et le sénat dut céder. Le dictateur, négocia une réconciliation : les citoyens revinrent dans la ville : la concorde et l’union semblaient rétablies. Alors, le peuple décerna à Manius Valerius le surnom de Très Grand (Maximus) ; et il donna le nom de Mont Sacré, à la colline de l’Anio, illustrée par la sécession. Qu’on ne nie, pas la puissance et la grandeur des faits. C’est chose remarquable que cette révolution commencée par la, foule, sans chefs pour la conduire que ceux que le hasard lui donne, et accomplie par elle sans une goutte de sang versé. Le peuple était fier d’une telle victoire, et en garda la mémoire. Ses résultats se continuèrent jusque pendant de longs siècles ; elle a enfanté le tribunat populaire. A côté des dispositions transitoires qui portaient remède à la misère profonde des débiteurs, on ouvraient une issue à de nombreux citoyens envoyés dans plusieurs colonies nouvelles le dictateur publia, en la forme constitutionnelle, une loi des plus importantes ; et de plus, pour donner aux sécessionnistes un gage d’amnistie au lendemain de leur manquement au serment militaire, il en fit jurer le maintien par tous les membres de la cité, individuellement ; puis, il la fit déposer dans un temple[3] sous la garde et la surveillance de deux fonctionnaires expressément désignés par le peuple, les deux édiles (œdiles ou gardiens des édifices). Cette loi instituait en face des deux consuls patriciens, deux tribuns plébéiens élus par les curies. Leur pouvoir cessait hors de la ville, où seul avait force le commandement militaire des dictateurs ou des consuls (imperium) : mais à l’intérieur, en face des attributions civiles et régulières, telles que les exerçaient aussi les consuls, ils avaient une situation absolument indépendante, sans que pour cela les pouvoirs fussent en rien partagés. Les tribuns du peuple avaient droit, d’une part, d’annuler par leur opposition personnelle et interposée dans les délais légaux, toute décision d’un magistrat faisant grief à un citoyen quelconque : d’un autre côté, leur compétence était illimitée en matière de justice criminelle, et ils allaient, en cas d’appel, défendre leur sentence devant l’assemblée du peuple. Ce privilège les conduisit à un autre : on les vit bientôt porter la parole devant le peuple, et proposer les plébiscites à son vote. La puissance tribunitienne (tribunitia potestas) était donc en droit d’arrêter à son gré et la marche de l’administration, et l’exécution des jugements : elle pouvait permettre au redevable du service militaire de se soustraire impunément à l’appel : elle empêchait ou faisait cesser l’arrestation du débiteur, la détention du prévenu : son action, enfin, touchait à toutes choses. De plus, comme l’absence du protecteur du peuple eût pu rendre parfois le recours illusoire, il lui fut défendu par la loi de passer même une seule nuit hors des murs de la ville ; jour et nuit, sa porte restait ouverte. Mais les tribuns ne pouvaient faire que le juge ne statuât, que le sénat ne prit sa décision, et que les centuries n’émissent leurs votes. Seulement et en vertu de leur fonction comme juges, ils pouvaient mander par leurs appariteurs[4], et devant leur tribunal tout citoyen, quel qu’il fut, le consul en fonctions lui-même ; le faire appréhender au corps, en cas de contumace, le mettre en détention préventive, ou exiger une caution, enfin, prononcer la peine capitale ou l’amende. Les deux édiles populaires, créés en même temps qu’eux les assistaient alors, à titre d’officiers et d’auxiliaires, et de même, ils avaient à leurs côtés les décemvirs judiciaires (judices decemviri, ou comme on les appela plus tard, decemviri litibus judicandis), dont la compétence n’est pas bien connue. Pour ce qui est des édiles plébéiens, leur juridiction, semblable à celle des tribuns, s’appliquait plus particulièrement aux procédures de moindre importance, et ne comportant que l’amende simple. Les tribuns n’avaient pas l’imperium militaire auquel seul était attaché le droit de convoquer les centuries. Mais, comme il était de toute nécessité qu’ils pussent, en cas d’appel, aller défendre leur sentence devant le peuple assemblé ; et comme par suite, il importait de les mettre hors de la dépendance des magistrats, on imagina à leur profit un mode nouveau de votation, le vote par tribus. Or les quatre anciennes tribus, comprenant la ville et tout son territoire, ne pouvaient plus cadrer avec le système actuel ; elles étaient trop étendues, et en nombre pair. Le territoire fut donc partagé en vingt et un nouveaux districts (259 av. J.-C.), dont les quatre premiers représentaient les anciennes circonscriptions de la ville et de ses environs immédiats ; dont seize autres englobaient les campagnes, sur la base des Pagi occupés jadis par les familles anciennes, et conformément aux divisions du territoire romain primitif ; et dont le dernier, enfin, le district Crustumérien, tirait son nom du lieu même ou s’était faite tout récemment la sécession plébéienne. Les votants, dans les centuries et dans les tribus, étaient au fond les mêmes ; ils se composaient de tous les domiciliés : mais ici cessait la distinction entre grands et petits propriétaires : la noblesse ne votait plus la première, et l’assemblée elle-même, présidée par les tribuns, revêtit tout d’abord un caractère d’opposition manifeste. La juridiction des tribuns et des édiles, et la sentence portée sur l’appel déféré à l’assemblée des tribus furent, sans nul doute, expressément réglementées par la loi, tout comme l’étaient la juridiction des consuls ou des questeurs, et la sentence des centuries, en cas de provocation. Mais les crimes d’État et les contraventions de police administrative n’avaient point encore reçu leur définition légale ; les limites des délits étaient difficiles à poser, pour ne pas dire impossibles ; et la justice en cette matière dégénéra forcément en un pur arbitraire. L’idée du droit allait se troublant au milieu des luttes intestines entre les classes et les chefs donnés aux partis par la loi politique, se faisant concurrence dans les choses même de la justice, celle-ci devint plutôt une affaire de police, sans règles certaines et préfixées. Les hauts magistrats furent les premiers atteints. Dans l’esprit de la constitution, ceux-ci, tant qu’ils étaient en activité, n’avaient à répondre devant aucune juridiction : ils demeuraient irresponsables en tant qu’ils auraient agi comme fonctionnaires, et dans les limites de leurs attributions. Jusque dans l’institution et l’organisation de l’appel, ce principe avait été respecté. Aujourd’hui, la puissance tribunitienne est créée ; et par elle, aussitôt, ou un peu plus tard, un contrôle s’établit sur toutes les magistratures, contrôle d’autant plus redoutable, que ni le crime ni la peine n’ont de définition ou de sanction dans la loi écrite. En résumé, la concurrence des juridictions consulaires et tribunitiennes livre tous les citoyens corps et biens, à la décision souveraine et arbitraire des assemblées des partis. À la concurrence de juridiction s’ajouta ensuite la concurrence des initiatives légiférantes. Le tribun, qui allait d’abord défendre sa sentence criminelle devant le peuple, fut volontiers conduit à le convoquer, à lui parler ou faire parler pour un tout autre objet. La faculté légale lui en est confirmée par la loi Icilia (262 [492 av. J.-C.]), portant une peine sévère contre quiconque l’interrompt dans ses discours, ou tente de dissoudre l’assemblée. Il est clair, en effet, que c’était du même coup ouvrir libre champ à toute motion qu’il lui plaisait de faire en dehors de ses demandes en confirmation des jugements de condamnation. Les plébiscites (plebi-scita, ce qui a plu au peuple) n’étaient pas par eux-mêmes des décrets ayant force de loi ; ils n’étaient rien de plus que ne sont les décisions, ou les avis, de nos meetings modernes ; mais la différence entre les comices par centuries et les comices par tribus gisant moins dans le fond que dans la forme, les plébéiens voulurent aussitôt attribuer valeur légale à ces émanations du libre vote de la cité. La. loi Icilia elle-même, pour choisir un exemple, est sortie d’un plébiscite. Telle était l’institution des tribuns du peuple,
protecteurs légaux de l’individu en même temps que guides et conducteurs des
masses, et investis d’une juridiction illimitée, dans les matières pénales.
Pour imprimer une énergie plus grande encore à leur pouvoir, on les déclara
en dernier lieu inviolables (sacrosancti). Le
peuple entier, citoyen par citoyen, avait juré pour lui, pour ses enfants, de
les défendre. Les attaquer c’était se livrer à la colère des dieux ; se
mettre hors la loi et au ban d’excommunication des hommes. Les tribuns du
peuple (tribuni plebis), créés à l’instar des
tribuns militaires, en avaient emprunté le nom ; mais, c’est là leur
seule ressemblance avec eux. Par leurs attributions, ils se rapprochent bien
plutôt des consuls. L’appel interjeté du consul au tribun, le droit d’intercession
contre les actes consulaires sont identiques à l’appel interjeté d’un consul
à l’autre ; et à l’intercession de l’un d’eux contre les actes de son
collègue. Là encore on rencontre l’application pure et simple du principe du
droit politique, suivant lequel, entre deux magistrats égaux celui qui
prohibe l’emporte sur celui qui ordonne. Le nombre primitif des tribuns,
nombre accru bientôt il est vrai ; la durée annale de leur charge,
prenant fin au 10 décembre ; leur inamovibilité ; tout, chez eux,
ressemble aux institutions consulaires : tout, jusqu’à ces privilèges
existant de collègue à collègue, en vertu desquels chaque consul, chaque
tribun, revêt la plénitude des pouvoirs ; en vertu desquels aussi, en
cas de conflit entre les magistrats du même titre, force reste au veto d’un
seul sans tenir, compte des autres voix. Quand un tribun dit non, il
arrête les volontés de tous ses collègues, et, quand il accuse, chacun d’eux
peut fermer la route à son accusation. Consuls et tribuns ont également et
concurremment la juridiction criminelle. Si les premiers ont à leur côté, les
deux questeurs, les seconds ont les édiles[5]. Les consuls
appartenaient au patriciat : nécessairement les tribuns sortaient du
peuple : tous étaient pris dans les rangs des citoyens, mais
tandis que les consuls commandants en
chef de l’armée s’élisaient dans les comices par centuries, ceux-ci, qui
n’avaient pas l’imperium (ou commandement
militaire), étaient nommés dans les assemblées purement civiles des curies.
Les consuls ont un pouvoir actif plus complet, les autres l’ont plus
indéfini : le consul s’arrête devant le veto du tribun ; il
est son justiciable : le tribun, au contraire, ne lui doit rien. Ainsi
la puissance tribunitienne est l’image de la puissance consulaire ; elle
est, de plus, sa contrepartie. La puissance consulaire est positive, celle
des tribuns est négative. C’est pour cela que les consuls seuls sont
magistrats, c’est-à-dire ayant le commandement ; c’est pour cela que,
seuls, ils se montrent en public revêtus des insignes et du cortége qui
siéent, aux chefs de la cité. Les tribuns ne sont point magistrats : ils
siégent sur un banc et non sur la chaise curule : ils n’ont ni licteurs,
ni bande de pourpre à leur toge, ni insignes de magistrature ; ils n’ont
enfin, dans le conseil de Que pouvait-il sortir de là, si ce n’est la rupture de l’unité dans la cité, l’affaiblissement des magistratures exposées désormais à tous les caprices, à toutes les passions mobiles des représentants du contrôle officiel ? Sur un signe de l’un des chefs de l’opposition, élevé sur son trône populaire, la machine gouvernementale courait risque de se voir soudain arrêtée. La juridiction criminelle, attribuée désormais à tous ces fonctionnaires avec pouvoirs de mutuelle concurrence, n’allait-elle pas être repoussée par la loi elle-même loin des régions sereines du droit, et se voir portée dans l’arène de la politique où elle se corromprait à toujours ? Je veux bien que le tribunat, s’il n’a pas directement amené le nivellement ultérieur des ordres, ait été du moins une arme efficace dans les mains du peuple, lorsque, à peu de temps de là, il en vint à revendiquer l’admission des plébéiens dans les hautes magistratures ; mais tel n’était point le but originaire de cette fonction. Institution bien moins conquise sur un ordre privilégié dans l’ordre politique que sur la classe des riches propriétaires et des capitalistes, elle devait surtout assurer une justice équitable à l’homme du commun peuple, et procurer la gestion et l’emploi meilleur des finances. Mais ce but, elle ne l’a pas atteint ; elle ne pouvait pas l’atteindre. En vain les tribuns purent-ils parer à quelques iniquités à quelques sévices criants. Le mal ne gisait point dans une injustice qui se serait appelée le droit, mais dans le droit lui-même, qui était tout injustice. Comment les tribuns auraient-ils pu régulièrement s’opposer à la marche régulière des institutions judiciaires ? Ils l’auraient su faire qu’ils n’eussent encore apporté qu’un remède inefficace au mal. L’appauvrissement progressif du peuple, le mécanisme mauvais des impôts et du crédit, le système funeste des occupations domaniales, tout appelait une réforme radicale : mais cette réforme, on se garda d’y mettre la main. Les plébéiens riches avaient aux abus le même intérêt que les patriciens. Il parut, plus simple de fonder cette étrange institution du tribunat populaire, secours palpable et manifeste donné déjà aux plus humbles, mais demeurant en deçà des nécessités économiques du présent et de l’avenir. Loin qu’elle soit le chef-d’oeuvre de la sagesse politique, elle ne fut qu’un pauvre compromis entre la noblesse opulente et la multitude sans guide et sans appui. Elle a, dit-on, sauvé Rome de la tyrannie. Quand cela serait vrai, le tribunat n’en vaudrait pas mieux : les changements dans les formes constitutionnelles ne sont pas seuls et par eux-mêmes funestes aux peuples ; et le grand malheur pour Rome peut-être, c’est que la monarchie soit venue si tard, quand déjà s’étaient épuisées les forces physiques et intellectuelles de la nation. Mais le tribunat n’a pas même eu le mérite qu’on lui concède. Les États italiques n’ont jamais connu ces tyrans (τύραννος, dans le sens grec) que l’on voit partout surgir au sein des cités helléniques. La raison en est claire : la tyrannie suit toujours les excès du suffrage universel : or, les Italiotes ont fermé plus longtemps qu’en Grèce l’entrée des assemblées civiques aux individus non assis sur le sol. À Rome aussi, le jour où les choses changèrent, la monarchie ne se fit pas attendre ; elle vint même, en s’appuyant sur le tribunat. Ne méconnaissons point, pourtant les services vrais qu’il a rendus : il a ouvert les voies légales à l’opposition : il a empêché le mal assez souvent ; mais alors même qu’il se montrait utile il était appliqué, à un tout autre usage que celui auquel ses fondateurs l’avaient destiné. L’entreprise était téméraire d’accorder le droit de veto aux chefs officiels de l’opposition, et de les faire assez forts pour qu’ils pussent l’exercer à outrance. De tels expédients sont dangereux : ils font sortir de ses gonds la constitution politique, traînant derrière elle comme avant, en dépit d’un vain palliatif, toutes les misères sociales qu’on avait voulu extirper. La guerre civile ainsi organisée, suivit son cours. Les partis étaient en face les uns des autres, rangés en bataille, avec leurs chefs à leur tête. D’un côté, le peuple voulant l’amoindrissement du pouvoir consulaire et l’agrandissement de la puissance tribunitienne ; de l’autre, l’aristocratie visant à la ruine du tribunat : les plébéiens ayant pour armes l’insubordination légale, avec son impunité désormais assurée, le refus de l’appel militaire, les actions tendant à l’amende ou aux condamnations corporelles contre tout fonctionnaire coupable d’attentat aux droits des citoyens, ou tombé sous le coup de leur déplaisir : les nobles leur opposant la force qu’ils ont encore en main, les intelligences avec l’ennemi du dehors, au besoin même le poignard du meurtrier. On en vint bientôt aux combats dans la rue, aux attaques directes contre les personnes des hauts magistrats. La tradition rapporte que des familles entières quittèrent alors la ville et allèrent chercher une plus paisible existence dans les États voisins. Je suis tenté d’en croire la tradition. Il fallait, en effet, de grandes vertus civiques aux Romains, non pas pour s’être donné une pareille constitution, mais pour la supporter sans se dissoudre, et pour traverser, sans y périr, les plus terribles convulsions. Un épisode fameux de ces temps est l’orageuse vie de Caius Macius, le plus brave parmi les hommes de la noblesse, et surnommé Coriolan, parce qu’il avait pris la ville de Corioles[6]. En 263 [-491], mécontent de l’échec de sa candidature pour le consulat, dans les comices des centuries, il aurait, dit-on, proposé de suspendre la vente des blés tirés des magasins de l’État, et d’arracher aux souffrances d’un peuple affamé sa renonciation à l’institution tribunitienne il aurait purement et simplement, suivant d’autres, demandé son abolition. Mis par les tribuns en accusation capitale, il aurait quitté la ville, pour revenir à la tête d’une armée volsque : mais au moment de conquérir sa patrie pour le compte de l’ennemi, sa conscience se serait émue devant les reproches de sa mère ; et, rachetant sa première trahison par une trahison nouvelle envers ses hôtes, il les aurait expiées toutes les deux en mourant. Cette histoire est-elle vraie ? je ne saurais l’affirmer : mais, quoi qu’il en soit, au milieu même des détails naïfs où se complaît la gloriole patriotique des annalistes de Rome, notre regard pénètre jusque dans le vif des plaies et des hontes de ces temps. Disons-en tout autant du récit de la prise du Capitole par une bande d’exilés politiques, sous la conduite d’Appius Herdonius (en 294 [-400]). Ils avaient appelé les esclaves aux armes : il fallut un combat acharné et, des secours rapidement amenés par les gens de Tusculum, pour briser l’effort de ce précurseur de Catilina et de ses bandes. Bon nombre d’autres faits contemporains, toujours dénaturés par les chroniques mensongères des familles romaines, portent le cachet des mêmes haines et du même fanatisme : tels sont, la suprématie un instant conquise par les Fabiens, qui donnent régulièrement à Rome l’un de ses deux consuls, pendant les années qui vont de 269 à 275 [485-479 av. J.-C.] ; la réaction qu’ils soulèvent ; leur expatriation et leur destruction par les Étrusques, sur les bords de la Crémère[7] (277 [-477]). C’est à la suite de cette querelle, peut-être, que l’un des consuls, tout au moins, se vit privé du droit, acquis à tous les magistrats jusque là, de désigner son successeur à l’élection du peuple (vers 273 [-481]). Citons un fait odieux encore, le meurtre du tribun Gnœus Genucius, qui avait osé demander compte de leur conduite à deux consulaires, et qui fut trouvé sans vie dans son lit le matin même du jour fixé pour l’accusation (284 [-473]). Ce crime fut aussitôt suivi du vote de la loi Publilia (283 [-471]), simple plébiscite que les nobles n’osèrent pas combattre. Nous ne savons pas si c’est elle qui a porté les tribuns de deux à cinq, ou si déjà ce dernier nombre existait légalement : dans tous les cas, elle a retiré leur élection aux curies, pour la donner aux tribus (comitia tributa) accroissant d’autant plus la puissance tribunitienne, que désormais les tribuns sont nommés par les comices même dont la convocation leur appartient exclusivement. Mais tous ces incidents de la querelle des partis sont rejetés dans l’ombre par un événement d’une bien autre portée dans ses conséquences ; j’entends parler de la tentative de Spurius Cassius, qui voulut abattre la toute puissance des riches, et couper court ainsi à la source du mal ; Spurius Cassius était patricien : nul, dans le patriciat, ne le dépassait par le rang ou par l’illustration. Deux fois triomphateur, et consul pour la troisième fois (268 [-486]), il fit dans l’assemblée du peuple une motion tendant à un arpentage général des terres publiques, à leur location par bail au profit du Trésor, pour partie, et, à leur partage entre tous les nécessiteux, pour le surplus. En d’autres termes, il voulut enlever au sénat la faculté de disposer du domaine, et, s’appuyant, sur la masse des citoyens, il s’efforça de mettre fin au système égoïste des occupations. Il espérait, sans doute, que sa réputation personnelle, que la justice et la sagesse de ses propositions seraient assez puissantes pour vaincre les passions orageuses et les défaillances des partis : il se trompait ; la noblesse se leva comme un seul homme, les plébéiens riches marchèrent avec elle : le commun peuple lui-même se montra mécontent, parce que, suivant en cela la justice et le droit fédéral, Cassius avait aussi réclamé pour les alliés latins leur part dans les assignations proposées. Cassius dut mourir ; peut-être est-il vrai, comme on l’a dit, qu’il avait aspiré à la royauté. En réalité, il avait voulu, comme les rois, protéger les petits citoyens contre les excès de sa propre caste. La loi agraire fut enterrée avec lui : mais de son tombeau sortit un spectre, que les riches virent se dressant tous les jours devant eux, jusqu’à ce qu’enfin la république s’écroulât dans les luttes intestines dont l’ère a dès maintenant commencé. Ici se place une autre et mémorable tentative. Conférer au plus humble l’égalité devant la loi au moyen d’institutions plus régulières et plus efficaces, n’était-ce pas du même coup rendre le tribunat inutile ? En vertu de la motion du tribun Gaius Terentilius Arsa, une commission de cinq citoyens (quinqueviri) fut nommée, avec charge de réunir en un corps du droit civil les lois que les consuls seraient tenus de suivre à l’avenir, lorsqu’ils rendraient la justice. Dix années s’écoulèrent avant que la motion ne reçut son exécution ; dix années de combats acharnés entre les ordres, de troubles intérieurs, ou de guerres au dehors. L’obstination était égale des deux parts, le parti du gouvernement empêchant à tout prix le projet de loi de passer ; et le peuple s’entêtant à nommer toujours les mêmes hommes au collège des tribuns. On se fit des concessions pour ramener la paix ; en 297 [-457], les tribuns furent portés de cinq à dix (était ce là une innovation heureuse ?). L’année suivante, le plébiscite Icilien, qui compta parmi les privilèges assurés au peuple sous la foi du serment, ordonna que l’Aventin, jusque là consacré au culte, et inhabité, serait divisé en parcelles à bâtir, et donné à titre héréditaire aux plus pauvres citoyens. Le peuple prit ce qu’on lui donnait ; puis il continua à réclamer des lois. Enfin, en l’an 300 [-454], l’accord fut conclu : il dut être procédé à la rédaction du code ; et une ambassade eut à se rendre d’abord en Grèce pour en rapporter les lois de Solon et les autres lois helléniques. Au retour des ambassadeurs (303 [-451]), dix nobles furent, nommés décemvirs, avec mission de rédiger les lois romaines ; ils eurent l’autorité suprême aux lieu et place des consuls (decemviri consulari imperio legibus scribundis) : le tribunat fut suspendu ainsi que le recours par appel ; et les nouveaux magistrats s’obligèrent seulement à ne pas attenter aux libertés jurées du peuple. Allons au fond de toutes ces mesures, nous n’y trouverons d’autre et principal objet que la limitation du pouvoir consulaire par le texte de la loi écrite, aux lieu et place du tribunat. Il semble qu’on fût alors convaincu de l’impossibilité de prolonger une situation où l’anarchie officielle et permanente conduisait forcément à la ruine de l’État; sans aucun profit pour personne. Tous les hommes sérieux en conviendront : les immixtions des tribuns dans l’administration, les accusations continuelles dirigées par eux contre les fonctionnaires étaient la source d’un mal incessant : le seul bien fait qu’ils eussent apporté au petit citoyen, c’était de lui avoir ouvert un recours contre la justice partiale et passionnée du patriciat : comme une sorte de tribunal de cassation, ils tenaient en bride l’arbitraire de la haute magistrature. Nul doute qu’en concédant aux plébéiens la rédaction du Code des lois, les patriciens n’aient exigé, en échange, l’abolition du tribunat, devenant désormais un rouage inutile ; et tout semble indiquer, entre les deux partis, l’existence d’une convention de ce genre. Comment les choses devaient-elles être réglées, après la publication du code ? nous ne le savons pas bien ; il se peut même que le compromis ne l’ait pas clairement précisé. Dans la pensée commune, je le suppose, les décemvirs devaient, à leur retour, proposer au peuple de renoncer à ses tribuns, remettant désormais aux consuls une compétence juridictionnelle, non plus comme autrefois, arbitraire, mais déterminée par la lettre de la loi écrite. Un tel plan, s’il a existé, était sage ; mais les esprits agités par la passion politique, accepteraient-ils cet arbitrage de paix ? Les décemvirs de l’an 303 [-451], apportèrent leur projet de loi devant le peuple, qui le vota, et voulut qu’il fût gravé sur dix tables d’airain, puis attaché dans le Forum, à la tribune aux harangues, devant la curie. Toutefois, des additions paraissant nécessaires, dix autres décemvirs furent élus pour l’an 304 [-450], lesquels devaient compléter la loi en rédigeant deux tables supplémentaires. Ainsi fut promulguée la loi fameuse des XII Tables, le premier et l’unique code de Rome. Issue, comme on voit, d’une transaction entre les deux partis, elle n’apportait pas, dans le droit préexistant, des innovations bien profondes, ou dépassant, en tant que règlements de police, la mesure des nécessités du moment. En matière de crédit, par exemple, les XII Tables se contentent d’adoucir le sort du débiteur, en fixant un taux assez bas, ce semble, au maximum de l’intérêt des capitaux (10 pour 100) ; en menaçant l’usurier d’une peine sévère, plus sévère même que la peine du vol : c’est là un de leurs traits caractéristiques. Mais les rigueurs de la procédure ne sont pas modifiées dans leurs principales formalités. Encore moins y est-il question de changements dans l’état et le droit des divers ordres. Les domiciliés se distinguent toujours de ceux qui ne sont point établis. Les mariages entre les nobles et les plébéiens sont de nouveau interdits ; enfin, pour mieux circonscrire les pouvoirs jadis arbitraires du magistrat, et, pour assurer au peuple les garanties qui lui sont dues, il est expressément écrit que la loi ancienne le cède à la loi nouvelle et, qu’il ne sera plus voté de plébiscite contre un seul individu[8]. Une autre disposition non moins remarquable, l’appel au peuple assemblé dans les tribus est interdit en matière capitale : l’appel devant l’assemblée centuriate demeure autorisé, ce qui justement s’explique par la suppression de la puissance tribunitienne, et conséquemment de la juridiction criminelle des tribuns. L’importance politique des XII Tables réside donc bien moins dans les innovations de leur texte, que dans l’obligation expressément imposée aux consuls de suivre à l’avenir toutes les formalités et les règles, d’un droit écrit. De plus, ce code, placardé en plein forum, va soumettre l’administration de la justice au contrôle, d’une publicité efficace ; et le magistrat se verra contraint d’appliquer à tous une loi égale et commune. La législation de Rome était achevée : il ne restait plus aux décemvirs qu’à publier les deux dernières tables, puis, à faire place aux magistratures normales. Ils tardèrent, et, sous le prétexte que leur loi additionnelle n’était pas tout à fait prête, ils prorogèrent d’eux-mêmes leur charge au delà de l’année, chose admissible selon le droit public, où le magistrat nommé à temps, ne cessait pas ses fonctions, tant qu’il ne les avait pas formellement résignées. Par quelle raison les décemvirs agissaient-ils ainsi ? Il est difficile de le dire. J’estime qu’en se continuant irrégulièrement dans leurs pouvoirs, ils ne cédaient pas seulement à un mobile personnel. Le parti des nobles craignait sans doute, qu’à la restauration du consulat le peuple ne voulût joindre aussi celle de ses tribuns, et l’on tenta de différer, je suppose la nomination des consuls jusqu’au moment propice où l’on pourrait les dégager des entraves des lois Valeriœ. La fraction modérée de l’aristocratie, les Valériens et les Horaciens, à sa tête, aurait voulu arracher au sénat la mise hors de charge des décemvirs ; mais le principal d’entre ceux-ci, le champion ardent de la faction des ultra parmi les nobles, sut aussi l’emporter parmi les sénateurs. Le peuple se soumit. La levée d’une double armée se fit sans difficulté sérieuse, et la guerre fut commencée contre les Sabins et les Volsques. Mais tout à coup l’ancien tribun Lucius Siccius Dentatus, le plus brave soldat de Rome, qui avait combattu dans cent vingt batailles, et montrait sur son corps quarante-cinq glorieuses blessures, est trouvé mort devant le camp, assassiné, dit-on, à l’instigation des décemvirs La révolution fermentait dans les esprits, elle éclata bientôt. On sait l’inique sentence d’Appius dans le procès fait à la fille du centurion Lucius Virginius, fiancée de l’ex-tribun Lucius Icilius. Revendiquée comme esclave par un adversaire aposté, Appius la condamne et l’arrache à sa famille, lui ôtant et ses droits et sa liberté. Le père la soustrait au déshonneur qui l’attend, en lui enfonçant en plein Forum un couteau dans le sein. Mais pendant que le peuple stupéfait de cet acte inouï entoure et contemple le cadavre de la belle et jeune victime, le décemvir ordonne à ses licteurs d’amener devant son tribunal où il les jugera sans appel, et le père et le fiancé qui ont osé enfreindre ses ordres. La mesure était comble. Protégés par la fureur des masses, Virginius et Icilius échappent aux appariteurs du despote ; et, pendant que dans Rome le sénat hésite et tremble, ils se montrent dans les deux camps, avec les nombreux témoins de la tragédie de la veille. Ils racontent le crime monstrueux d’Appius : tous les yeux s’ouvrent : voient l’abîme où vont tomber les garanties nouvelles de la loi, si la puissance tribunitienne ne veille pas à leur maintien ; et les fils alors refont l’oeuvre de leurs pères. Les armées quittent derechef les généraux, elles marchent sur Rome ; traversent militairement la ville, vont de nouveau sur le Mont-Sacré, et renomment des tribuns. Les décemvirs s’obstinant dans le refus de leur démission, les soldats rentrent dans Rome, les tribuns à leur tête, et campent sur l’Aventin. La guerre civile, la guerre des rues est imminente ! A la dernière heure enfin, les décemvirs déposent les pouvoirs qu’ils ont usurpés et qu’ils déshonorent ; et Lucius Valerius et Marcus Horatius se font les intermédiaires d’un second pacte, aux termes duquel le tribunat sera rétabli. Les décemvirs sont poursuivis : les deux plus coupables Appius Claudius et Spurius Oppius s’ôtent la vie dans leur prison ; les huit autres s’en vont en exil, et leurs biens sont confisqués. Les représailles menaçaient d’aller plus loin encore ; mais un tribun du peuple, le sage et honnête Marius Duilius s’interpose : son veto arrête tous les’ autres procès. Tel est le récit des chroniqueurs : comme d’habitude ils s’attachent aux faits extérieurs, et laissent les causes dans l’ombre. Je ne crois pas que les actes impies de quelques-uns des décemvirs aient à eux seuls provoqué la restauration du tribunat. Celui-ci aboli, les plébéiens perdaient l’unique poste politique auquel il leur’ était donné d’arriver. Leurs chefs n’avaient pas renoncé sérieusement à un tel avantage ; et ils ont dû avidement saisir la première occasion qui s’offrait de montrer au peuple toute l’inefficacité de la lettre morte de la loi, comparée à l’énergique tutelle de la puissance tribunitienne. L’orgueil insensé des nobles, allant choisir les décemvirs parmi les plus ardents zélateurs de la faction aristocratique, précipita la crise ; et tous les plans de concorde furent emportés comme des toiles d’araignée devant la fureur des partis. Le nouveau compromis est tout en faveur des plébéiens, cela va de soi. Il restreint tout d’abord la puissance de la noblesse. Le code des lois civiles, arraché précédemment à celle-ci, avec ses deux tables additionnelles récentes, survit dans son entier, et les consuls s’obligent, en jugeant, à le suivre à la lettre. Les tribus n’ont plus la connaissance des causes capitales ; mais par voie de compensation grande, il est enjoint à tout magistrat, au dictateur lui-même, d’accorder l’appel par mesure générale au moment de son élection. Quiconque institue un fonctionnaire contrairement à cette règle encourt la peine de mort. Du reste, le dictateur conserve, tous ses anciens pouvoirs ; et le tribun du peuple ne peut s’en prendre à ses ordonnances comme à celles du consul. Au tribun aussi la compétence est laissée pour toutes les causes de simple amende ; il continue de déférer sa sentence aux comices des tribus, s’il le juge utile. Il a donné encore le moyen de lutter contre un adversaire du peuple, et d’anéantir même son existence civile. Mais le compromis innove en ce qui touche l’administration publique et les finances. Une part d’influence plus grande y est faite aux tribuns et à leurs comices. La gestion de la caisse militaire enlevée aux consuls, est donnée à deux trésoriers payeurs (quœstores), nommés pour la première fois en 307 par les tribuns, dans l’assemblée des tribus, mais choisis parmi les patriciens. Cette élection fut le premier plébiscite universellement tenu pour loi ; à son occasion aussi les tribuns acquirent le droit d’en référer aux augures et au vol des oiseaux. Enfin, et par l’effet d’une concession plus importante encore, ils obtinrent voix consultative dans le sénat. Celui-ci aurait cru d’abord porter atteinte à sa propre dignité s’il leur avait donné place dans la salle des séances : assis sur un banc, près de la porte, ils purent de là suivre les délibérations. Peu importe : à dater de ce jour, les tribuns étaient en mesure de combattre les sénatus-consultes qui ne leur agréaient pas ; et il s’établit insensiblement en principe que leur opposition suffisait pour arrêter avant le vote la décision sénatoriale, ou celle de l’assemblée du peuple. Afin de prévenir toute falsification ou substitution, il fut, aussi ordonné que les sénatus-consultes seraient déposés à l’avenir en double exemplaire, l’un, dans le temple de Saturne, sous la garde des questeurs patriciens, et l’autre, dans le temple de Cérès, sous la garde des édiles plébéiens. Ainsi se termina cette longue lutte : commencée d’abord pour renverser la puissance tribunitienne, elle lui apporta la consécration entière de son droit. Les tribuns annulent désormais selon leur bon plaisir, et les actes de l’administration attaqués par la partie lésée, et les décisions générales des pouvoirs constitutionnels. Les serments les plus saints, les malédictions les plus redoutables de la religion fusent appelés à garantir l’inviolabilité de leur personne, la durée permanente de leur institution, et le maintien au complet de leur collège. Jamais, depuis ce jour, nul n’a tenté, dans Rome de provoquer leur suppression. |
[1] Nom donné en Irlande aux entrepreneurs de culture, qui, louent en bloc les grands domaines à prix ferme, et les sous-louent aux petits fermiers qu’ils rançonnent. Pour rendre plus exactement le mot allemand Mittelmœnner, j’ai cru pouvoir emprunter ce nom à nos voisins d’outre Manche [note du traducteur].
[2] Crustumère,
(Crustumerium, auj. Monte-Rotondo) était
au N.-E. de Fidènes ou Castel-Giubileo, dans
[3] Tite-Live, 3, 55. — Dans le temple de Cérès, d’abord.
[4] Viatores.
[5] De toute évidence, l’institution des édiles plébéiens répond à celle des questeurs patriciens, comme les tribuns du peuple répondent aux consuls sortis du patriciat. Ce fait ressort, et des attributions criminelles de l’édilité et de la questure ; où la compétence est la même, si les tendances diffèrent ; et de leurs attributions relatives à la garde des archives. Le temple de Cérès est, pour les édiles, ce qui le temple de Saturne est pour les questeurs. Ils en tirent même leur nom (œdes, édifice, sanctuaire). Il faut noter comme très remarquable la loi de l’an 305 [-449] (Tite-Live, 3, 55) ordonnant pour l’avenir le dépôt des sénatus-consultes dans le temple de Cérès sous la garde des édiles alors que toujours, comme on sait et même après la réconciliation entre les ordres, ces décisions avaient été exclusivement portées dans le temple de Saturne et confiées aux questeurs. Nous admettons aussi que le peuple (plebs) a eu sa caisse, gérée de même par ces édiles. On le doit supposer, à voir l’usage auquel ceux-ci appliquaient les amendes (multœ) versées dans leurs mains mais ce n’est là qu’une probabilité et non une certitude.
[6] Coriola ou Corioli,
au sud-ouest d’Albe
[7] Aujourd’hui l’Acqua-Traversa, en Étrurie, non loin du bourg actuel de Baccano.
[8] Ne privilegia irroganto. — On a plusieurs fois tenté de réunir et de classer les fragments des XII Tables qu’on rencontre épars chez les divers écrivains de l’antiquité. La restitution due aux efforts de J. Godefroy a été reproduite, avec corrections, par Dirksen, par Zell, par Bœcking. M Ch. Giraud a publié le travail des deux premiers, à l’appendice de sa savante Hist. du Droit rom. (Aix et Paris, 1847) pp. 465 et suiv.