La forte idée de l’unité et de la toute-puissance de l’État dans les choses d’intérêt public, ce principe fondamental des constitutions italiques, mettait dans la main du chef unique, et nommé à vie, un pouvoir redoutable, pesant aussi bien sur les régnicoles que sur les ennemis du dehors. L’abus et l’oppression étaient au bout : pour y parer, il fallut en venir à limiter ce pouvoir. Les révolutions et les réformes ont eu cela de remarquable à Rome, que jamais elles ne portèrent atteinte au droit suprême de l’État, et qu’elles ne voulurent pas le moins du monde lui ôter ses représentants véritables et nécessaires. Elles ne revendiquent pas contre lui les soi-disant droits naturels de l’individu ; et la lutte ne porte que sur les formes même de la fonction représentative. Depuis les Tarquins jusqu’aux Gracques le cri de ralliement des progressistes n’est pas tant la limitation des pouvoirs de l’État, que la limitation des pouvoirs du fonctionnaire. Jamais ils n’oublieront que le peuple, au lieu de régner, doit être régi. Le combat se concentre à l’intérieur parmi les citoyens. A côté, se fait sentir un second mouvement parallèle, celui, des non citoyens qui aspirent à la cité. De là les agitations de la plèbe, des Latins, des Italiens, des affranchis. Tous, qu’ils portent déjà le nom de citoyens, comme les plébéiens et les affranchis, ou que ce nom leur soit refusé encore, comme aux Latins et aux Italiens, tous ressentent le besoin de l’égalité politique, et la réclament. Il y a en jeu un troisième antagonisme : en face des riches sont les anciens propriétaires dépossédés, et ceux que la pauvreté mine. A la faveur des institutions juridiques et politiques de Rome, il s’était formé un grand. nombre d’exploitations rurales appartenant, les unes à de petits propriétaires dans la dépendance des grands capitalistes, les autres à de petits fermiers à temps ; ceux-ci dans la dépendance des maîtres du fonds. La liberté individuelle demeurant d’ailleurs intacte, on vit souvent de simples particuliers, ou des communautés entières dépouillées de leurs possessions en terres. Aussi le prolétariat, dans les campagnes, devint-il rapidement nombreux et fort : avant peu, si l’on n’y pourvoyait, il allait empiéter sur les destinées de l’État. Quant au prolétariat dans les villes, il n’atteignit que plus tard à l’importance politique. C’est au milieu de ces luttes que se meut l’histoire intérieure de Rome, semblable en cela sans doute à celle des autres cités italiques. Agitation politique au sein des citoyens ; guerre ouverte entre ceux qui sont exclus et ceux qui les repoussent ; conflit social entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas : tous ces mouvements se croisent, s’entremêlent, parfois se coalisent d’une façon étrange ; et, au fond, diffèrent tous entre eux. La réforme de Servius sous le rapport de Les faits historiques nous échappent donc ; mais, du
moins, nous savons d’une façon exacte en quoi a consisté Ces changements furent les principaux et les plus
essentiels : ils furent loin d’être les seuls. Notons en d’autres, qui,
moins considérables et moins profonds, ne laissaient pas que d’apporter aussi
des limitations précises aux pouvoirs publics. D’abord, la royauté à vie cessant,
le droit cesse aussi pour le chef de l’État de faire cultiver ses terres par
corvées imposées aux citoyens : il perd, de plus, sa clientèle
spéciale sur les simples habitants non citoyens. En matière criminelle, au
cas d’amende ou de peine corporelle encourue, le roi avait eu l’instruction
et le jugement de la cause ; il décidait si le condamné aurait ou non la
faculté du recours en grâce (provocatio).
Mais la loi Valeria (en 245 [509 av. J.-C.]) disposa que le consul serait
désormais tenu de donner l’appel à tout condamné, pourvu que la peine
corporelle ou capitale n’eût pas été prononcée en justice militaire et une
loi postérieure (de date incertaine, mais assurément antérieure à 303 [-451])
étendit ce recours aux grosses amendes. Les licteurs consulaires, en signe de
cette diminution de pouvoirs, toutes les fois que le consul agissait comme
juge et non comme chef de l’armée, déposèrent la hache, qu’ils avaient
jusqu’alors portée devant le magistrat ayant droit de vie et de mort. En même
temps, le consul, coupable du refus illégal de la provocation,
n’encourait que la note d’infamie, simple flétrissure morale à cette
époque, et entraînant tout au plus l’incapacité d’ester et témoignage. C’est
toujours l’ancienne idée du pouvoir royal illimité qui persiste ; et
quand Les mêmes tendances se produisent en matière civile. C’est
à cette époque, sans doute, que se trouve changée en une fonction régulière
la faculté qu’avait eue le magistrat, connaissance prise du procès, d’en
confier l’examen à un citoyen choisi. Une loi générale intervint et organisa
vraisemblablement la transmission du pouvoir à des commissaires, ou aux
successeurs du magistrat suprême. Le roi avait été libre, lui, de nommer des
délégués ou d’agir par lui-même : le consul, sous ce rapport, vit son
autorité doublement limitée et réglementée. D’une part, on ne rencontre plus,
à dater du consulat, ces puissants délégataires, participant à l’éclat de la
royauté dont ils étaient l’émanation : le préfet de la ville (prœfectus urbi), préposé à l’administration de la
justice : le maître de la cavalerie, placé à la tête de l’armée.
Dans une circonstance spéciale, il est vrai, il est encore nommé un préfet
urbain, pour remplacer les deux consuls qui s’absentent durant quelques
heures et vont assister aux grandes fêtes latines : mais ce n’est plus là
qu’une formalité sans portée, et qui n’est point autrement envisagée par
l’opinion. En confiant à deux fonctionnaires simultanément l’autorité
souveraine, il arriva même à ce résultat prévu, qu’un mandataire général pour
administrer la justice devînt à la fois une rareté et une inutilité. En cas
de guerre, le chef souverain put bien encore déléguer le commandement des
troupes : mais le délégué n’était plus que son lieutenant (legatus). En second lieu et c’est là le point le plus important de la double réforme subie par le droit de délégation, le consul, tout en le conservant pour les choses du ressort militaire qu’il s’agisse d’un mandat général ou spécial, est dorénavant tenu, au contraire, dans l’administration de la cité, de nommer un commissaire pour certains cas ou offices, en même temps que toute délégation lui est, en d’autres cas, interdite. Ayant au fond le droit et le pouvoir, il ne peut plus les exercer souvent que par des représentants, qu’il choisit, à la vérité. Ainsi en est-il pour tous les procès civils, pour le jugement des crimes que jadis le roi déférait d’ordinaire à la connaissance des deux questeurs du meurtre (quœstores) ; et enfin pour l’administration du trésor des archives publiques, que ces deux mêmes magistrats réunissent à leurs attributions anciennes. Depuis longtemps déjà ils siégeaient en permanence : aujourd’hui, la loi les confirme dans leurs pouvoirs ; et, comme ils sont désignés par le consul, de même qu’autrefois par le roi, ils sortent aussi de charge avec lui, après l’année révolue. Pour les autres cas en dehors de ces règlements, le chef de l’État, dans la métropole, procède ou non en personne : toutefois le procès civil ne peut être introduit par devant un représentant du consul. Cette différence importante dans la délégation des pouvoirs civils et militaires se constate clairement par ses résultats. Dans les choses du gouvernement intérieur, il n’y a point de représentation possible du pouvoir central [pro magistratu, de promagistrature, pour forger le mot]. Les officiers de la cité ne peuvent avoir de suppléants : à l’armée, au contraire, les délégués du chef sont nombreux (pro-consule, pro-prœtore, pro-quœstore : proconsuls, propréteur et proquesteurs) : mais ils sont absolument sans pouvoir à l’intérieur. Le roi avait eu jadis le privilège de la nomination de son successeur : il ne fut nullement retiré aux consuls. Mais on leur imposa l’obligation de nommer sur l’indication du peuple. Par là, on peut soutenir, sans doute, que l’élection appartenait à ce dernier, en fin de compte. Toutefois, il s’en fallait, dans la réalité, qu’un droit de proposition fut la même chose qu’un droit de nomination. Le consul n’avait pas seulement la direction de l’élection à raison de son privilège hérité des rois, il était maître de repousser tel et tel candidat, de ne point prendre en considération les votes qui lui étaient acquis, et même, dans les premiers temps, de circonscrire les voix sur la liste des candidatures qu’il avait dressée. Enfin, et c’est là ce qui ressort de plus grave de ces innovations, le peuple, tout en obtenant le droit de désignation, n’eut jamais celui de déposer le magistrat en charge ; il l’aurait conquis nécessairement s’il avait eu d’abord la mission de l’instituer. Bien plus, au temps où nous sommes, le magistrat sortant, ayant continué purement et simplement de choisir et de nommer son successeur, et celui-ci ne tenant jamais ses pouvoirs d’un fonctionnaire en activité de service en même temps que lui, l’inamovibilité absolue du magistrat suprême demeura, depuis la création des consuls, un principe constitutionnel, comme elle l’avait été dans l’ancien droit public. Enfin les rois avaient eu les nominations sacerdotales. Les consuls n’héritèrent pas de cette attribution : les membres des collèges d’hommes se recrutèrent eux-mêmes. Quant aux vestales et aux prêtres uniques, leur élection appartint au collège des pontifes, qui’ eut aussi la juridiction domestique et disciplinaire de la cité sur les prêtresses de Vesta. Et comme il y avait très souvent des mesures à prendre qu’il convenait mieux de confier à un seul qu’à plusieurs, c’est de même à cette époque vraisemblablement que le collège sacerdotal se choisit un chef, un pontife suprême (pontifex maximus). Ainsi furent séparées, du pouvoir civil les attributions religieuses nous ne parlons plus ici d’ailleurs du roi des sacrifices qui n’héritait des rois, ni sous l’un, ni sous l’autre rapport, et ne conservait qu’un titre nu et pour la forme. La division des pouvoirs religieux et civil, le nouveau grand prêtre placé presque sur le pied d’un haut magistrat, contrairement à toutes les traditions anciennes, sont assurément les plus remarquables et les plus importantes des innovations apportées par une révolution, dont le but manifeste était la limitation des pouvoirs publics, dans un intérêt tout d’aristocratie. De plus, il semble qu’en même temps, les avis donnés par les augures et autres, d’après le vol des oiseaux ; les prodiges et autres phénomènes, aient chaque jour acquis davantage un caractère et une force obligatoires. Le consul qui aurait convoqué le peuple malgré l’augure, ou consacré un temple malgré les pontifes, n’aurait plus commis seulement un acte impie, il aurait fait un acte nul. Le consul, en dernier lieu, ne marchait plus comme le roi, environné du respect et de la crainte : il n’avait plus ni le prestige du nom royal, ni celui de la consécration sacerdotale : les haches, on l’a vu, avaient été enlevées à ses licteurs : enfin, au lieu de la toge de pourpre des rois, il ne portait plus, pour se distinguer des autres citoyens, qu’une toge à simple bordure rouge [trabœa]. Les rois ne se montraient guère en public que montés sur leur char : les consuls durent subir la loi commune, et marcher à pied dans la ville comme le premier venu. Mais les restrictions apportées aux pouvoirs et aux insignes de l’autorité suprême, n’atteignirent que le magistrat ordinaire. Nous avons dit déjà que, dans les cas extraordinaires, les deux consuls élus cédaient la place à un magistrat unique, le maître du peuple ou le dictateur (magister populi, dictator). Le peuple n’avait point part à son choix, dont les seuls consuls avaient le privilège. L’appel de ses décisions n’avait lieu, comme au temps des rois, que quand il l’avait autorisé. Dès qu’il était nommé, les autres dignitaires demeuraient sans pouvoirs propres et lui obéissaient en tout : ainsi que le roi, il avait son maître de la cavalerie, institué spécialement pour les temps de trouble ou de danger de guerre, qui rendaient nécessaire la levée de tous les citoyens portant les armes. Le dictateur, on le comprend, avait besoin de cet auxiliaire, qui lui fut aussi donné aux termes de la constitution nouvelle. Dans le fait et dans la pensée même qui présida à la création de cette fonction souveraine, la dictature ne diffère de la royauté que par la brièveté de sa durée (le dictateur n’étant nommé que pour six mois au plus) ; et que par cette autre circonstance, résultat nécessaire d’un pouvoir créé pour des temps exceptionnels, qu’il n’avait pas à se désigner de successeur. Résumons tous ces longs détails. Les consuls restèrent ce que les rois avaient été : chefs administratifs, juges et chefs de l’armée. Dans les affaires religieuses, s’il y a un roi des sacrifices pour ne pas laisser périr ce nom, ce sont néanmoins les consuls qui agissent : ils prient, ils sacrifient pour le peuple, ils consultent la volonté des dieux en son nom et par les experts sacrés. En cas de péril, il fut entendu que l’autorité royale absolue pourrait être immédiatement ressuscitée sans rogation préalable adressée au peuple. Devant elle alors, et pour quelques mois, tombaient les barrières que le dualisme et l’amoindrissement de la magistrature suprême avaient imposées au pouvoir consulaire. Ainsi fut ingénieusement réalisée la pensée de conserver en droit le principe de la fonction royale, en la limitant dans l’ordre des faits : système simple et tranché tout ensemble, marqué au coin du génie de Rome, et qui fait honneur aux hommes d’État inconnus dont la révolution fut l’ouvrage. Les réformes constitutionnelles profitèrent aux citoyens : ils y gagnèrent des droits considérables : la désignation des magistrats suprêmes annuels, et la décision en dernier ressort sur la vie et la mort des accusés. Mais les citoyens n’étaient plus, ne pouvaient plus être comme autrefois, renfermés dans le corps du patriciat, devenu une véritable noblesse. La force du peuple était passée dans la plèbe, ou multitude, qui déjà comptait dans ses rangs et en grand nombre, des hommes notables et riches. Tant que l’ensemble du peuple demeurait sans action sur la machine gouvernementale ; tant que l’autorité royale, absolue, planait à une hauteur immense au-dessus des simples habitants et des citoyens eux-mêmes, inspirait à tous la même crainte et leur imposant le même niveau, la multitude ne pouvait pas réclamer contre son exclusion des délibérations publiques, alors même qu’elle supportait sa part dans les charges et les impôts. Mais le jour venant où la cité fût convoquée pour l’élection des magistrats et les résolutions politiques à prendre ; où le magistrat suprême, cessant d’être le maître, descendit au rang d’un mandataire public, l’ancien état de choses ne put longtemps subsister, au lendemain surtout d’une révolution faite à la fois par, les patriciens et par les simples habitants. Il fallut étendre la cité : ce qui eut lieu complètement par l’admission dans les curies de tous les plébéiens, c’est-à-dire de tous les non citoyens qui n’étaient ni esclaves, ni citoyens de villes étrangères, ou qui ne jouissaient pas simplement de l’hospitalité romaine. On les vit ainsi tous et tout d’un coup égalés aux anciens. Mais en même temps, les comices par curies, jusqu’alors l’autorité principale dans l’État, vont perdre, en fait et en droit, les attributions qu’ils avaient possédées sous le précédent régime : leur compétence se restreindra désormais aux actes de pure formalité ou qui n’intéressent que les personnes privées. Alors qu’au temps des rois, la promesse de fidélité était prêtée dans leur sein. Il en fut de même encore de celle faite au dictateur et au consul : l’adrogation, les dispenses légales en vue de tester restèrent dans leurs attributions. Mais les mesures essentiellement politiques ne leur appartiennent plus. Les appels au peuple, dans les causes criminelles, qui sont presque toujours des causes politiques ; la nomination des magistrats, le rejet ou l’admission des lois, sont dorénavant portés dans l’assemblée des citoyens assujettis à la milice : elle attire de même à elle les autres attributions de même nature ; et désormais les centuries, en même temps qu’elles supportent les charges, exercent aussi tous les droits publics. Telle fut l’issue à laquelle aboutirent les modestes commencements de la réforme de Servius. On avait donné à l’armée le vote sur l’opportunité de la déclaration de toute guerre offensive : et ce privilège alla croissant tant et si bien qu’un jour, rejetés dans l’ombre au profit des comices par centuries, les comices par curies demeurèrent sans pouvoirs, et qu’on s’habitua â ne plus chercher que dans les premiers la manifestation de la souveraineté populaire. Le vote y avait lieu aussi sans débat, à moins que le haut dignitaire qui les présidait, ne voulut prendre la parole, ou ne la donnât à quelque citoyen. Dans le jugement des appels, les deux parties étaient pourtant entendues et l’on décidait à la simple majorité des centuries votantes. La raison de ce mode de votation est évidente : dans les curies, régnait l’égalité absolue des votes et tous les plébéiens y étant admis désormais, c’eût été ouvrir une dangereuse porte à la démocratie, que de leur laisser leurs anciens pouvoirs politiques. Dans l’assemblée des centuries, au contraire, si l’influence prépondérante n’était pas absolument mise dans la main des nobles, elle revenait du moins aux riches : en outre, les grandes familles y conservaient leur prééminence, en ce sens que les six centuries de chevaliers leur appartenant votaient les premières, et par là décidaient le plus souvent du vote. Un second et plus important privilège encore fut concédé à la classe des anciens citoyens. Toute décision prise en comices par centuries, qu’il s’agît d’une désignation élective ou de tout autre objet, dut être à l’avenir portée, pour y être approuvée ou rejetée, devant l’assemblée patricienne, qui n’est plus en rien identique avec celle des citoyens d’autrefois[6]. Les centuries ne statuent, en définitive, qu’en matière d’appel et de déclaration de guerre. Sous le régime ancien, les curies n’avaient eu la juridiction suprême que lorsqu’il avait plu au roi d’ouvrir le recours en grâce : dans les cas de guerre, aucune rogation ne leur était non plus vraisemblablement adressée : aussi rien n’avait empêché de conférer aux centuries des pouvoirs nouveaux qui n’ôtaient rien aux droits des anciens citoyens. Le même argument, sans doute, aurait pu très bien aussi s’appliquer aux propositions pour le consulat ; mais la noblesse fut assez puissante pour se faire attribuer ici le droit d’admission et celui de rejet. Sur le moment, la révolution ne fut pas poussée plus loin. En ce qui touche le sénat, il n’y eut rien de changé : il resta ce qu’il était, une assemblée de notables siégeant à vie, sans attributions officielles spéciales, assistant de leurs conseils les consuls annuels, comme jadis ils avaient conseillé les rois. Leurs votes furent recueillis par les nouveaux magistrats suivant le mode ancien, et tout fait croire que c’est aussi à la royauté qu’il convient de faire remonter la révision de la liste des sénateurs, laquelle se faisait en même temps que le cens, révision quadriennale, par conséquent, à la suite de laquelle il était pourvu aux siéges vacants. Le consul, pas plus que le roi, n’était membre du sénat : sa voix n’y comptait point. Quant aux conditions à remplir pour y entrer, elles n’avaient jamais été fixées de simples habitants s’y virent admettre, sans qu’il eût en cela innovation. Mais voici quel fut le réel changement et le fait grave. Tandis que sous la royauté les non patriciens n’avaient pénétré dans le sénat que dans quelques cas isolés, exceptionnels, aujourd’hui les plébéiens s’y virent appelés en grand nombre ; et si la tradition ne nous induit pas en erreur, de ses trois cents membres d’alors, la moins forte moitié seule était encore composée d’anciens pleins citoyens ou pères (patres) ; cent soixante-quatre places appartenaient aux nouveaux admis, et enregistrés comme tels (conscripti) ; d’où vint, dans les allocutions qui leur étaient adressées, l’usage de les appeler pères, conscrits (patres [et] conscripti). D’ailleurs, toutes choses, dans le gouvernement de la
nouvelle République, suivirent autant que possible les anciens errements. La
révolution fut essentiellement conservatrice : elle ne répudia aucun des
éléments essentiels de la machine politique antérieure : c’est là son plus
remarquable caractère. Loin que, comme le disent les pauvres documents si
profondément falsifiés qui nous restent, l’expulsion des Tarquins ait été
l’oeuvre d’un peuple fanatisé par la pitié et l’amour de la liberté, elle a
été le prix de la lutte entre deux grands partis politiques, ayant tous les
deux l’entière conscience de leur antagonisme, tous les jours
croissant : le parti des citoyens
anciens, et celui des simples habitants non citoyens. De même que les
torys et les whigs Anglais de 1688, ils s’étaient trouvés ensemble un jour en
face d’un danger commun ; et, redoutant l’absorption imminente du
gouvernement tout entier dans la main d’un seul maître, ils s’étaient réunis
pour le renverser, sauf à se séparer le lendemain. Les anciens citoyens
n’auraient pu triompher des rois sans les citoyens nouveaux : il s’en
fallait aussi de beaucoup que ceux-ci pussent d’un seul effort leur arracher
le sceptre. Il y eut donc entre eux transaction et accord nécessaires, les
uns ne faisant de concessions aux autres que dans la mesure la plus
restreinte et la plus longuement débattue ; et tous remettant à l’avenir
la solution des questions de prépondérance dans le gouvernement, et
atermoyant les conflits possibles ou les conquêtes réciproquement
préméditées. On apprécierait mal l’immense portée de Ce temps est bien celui où s’est constitué le peuple romain dans le sens ultérieur de ce mot. Auparavant, les plébéiens étaient de simples domiciliés, assujettis à l’impôt et aux charges publiques : ils étaient sans droits aux yeux de la loi, semblables à des étrangers tolérés, tellement qu’il semblait à peine nécessaire d’établir entre eux et les étrangers, proprement dits, une démarcation quelconque. Mais voici qu’on les trouve inscrits désormais, à titre de citoyens, dans les listes des curies. S’ils n’ont pas encore l’égalité complète : si les anciens citoyens conservent exclusivement l’éligibilité aux fonctions civiles et sacerdotales : si seuls ils ont part aux jouissances et usages fonciers, aux pâturages publics, par exemple, il faut aussi reconnaître que le premier pas, le pas le plus difficile est fait vers une égalité qui s’achèvera plus tard. C’est beaucoup pour les plébéiens de ne plus seulement servir dans la milice, mais de voter aussi dans l’assemblée populaire et dans le conseil de la cité : la tête et les épaules du plus infime habitant sont désormais protégées par le droit de provocation, tout autant que celles du patricien le plus considérable. Toutefois, en même temps que de la fusion politique de la plèbe et du patriciat va sortir un peuple nouveau, les anciens citoyens se transforment en une caste véritable ayant les privilèges les plus absolus et les plus choquants ; occupant, à l’exclusion des plébéiens, toutes les hautes magistratures et tous les sacerdoces ; ne livrant à ceux-ci que certains grades à l’armée, et un certain nombre de siéges dans les conseils de l’État ; maintenant, enfin, avec l’opiniâtreté la plus mal adroite et la plus inflexible, la prohibition l’égale des mariages entre les plébéiens et les patriciens. La fusion eut aussi pour conséquence la réglementation plus précise du droit de résidence pour les alliés latins et les autres cités étrangères. En présence, non pas tant du vote accordé au plébéien dans les centuries, vote donné, d’ailleurs au seul habitant romain, que du droit d’appel qui ne pouvait être concédé qu’au plébéien, et jamais à l’étranger résidant ou voyageur de passage, il fallut poser d’une façon certaine les conditions d’acquérir le droit plébéien ; et séparer, par des barrières visibles, l’enceinte agrandie de la cité d’avec la foule des non citoyens. Ainsi, dès cette époque, va commencer dans les esprits un travail de haine et de sourde lutte entre plébéiens et patriciens ; et, d’autre part, le citoyen romain (civis romanus) se distingue de l’étranger par la hauteur superbe de son attitude. Mais l’antagonisme intérieur devait un jour cesser ; et ce qui devait durer à jamais, c’était le sentiment de l’unité politique et de la grandeur croissante de Rome. Ce sentiment pousse déjà des racines profondes dans les croyances nationales : il est assez fort, assez expansif pour noyer les écueils sous un commun niveau et pour entraîner tout dans sa course. C’est’ aussi vers ces temps que s’établit la différence
entre les lois et les simples édits : différence qui a sa raison
dans la constitution même ; le pouvoir royal étant placé au-dessous, et
non au-dessus des lois de Enfin, la révolution amena la division des pouvoirs civil et militaire. Dans la cité, la loi règne : à l’armée, la hache commande. Là, la constitution a posé des limites au magistrat, réglementé l’appel au peuple, et les délégations de pouvoirs : ici, le général est absolu, comme le fut le roi[7]. La règle voulait que le général et l’armée ne pussent pas, comme tels, entrer dans la ville. Le pouvoir civil seul avait le droit de statuer par voie réglementaire et pour l’avenir : à la vérité, ce principe était dans l’esprit plutôt que dans la lettre de la constitution. Il arriva parfois que le chef d’armée, en plein camp, convoqua ses soldats en assemblée du peuple ; et leur décision alors ne fut pas rigoureusement nulle. Mais l’usage désapprouvait de pareilles mesures ; et tous bientôt s’en abstinrent comme d’un excès de pouvoir prohibé par les lois. Dans l’opinion chaque jour croissante et s’enracinant davantage, il y a toute une immense différence entre les soldats et les quirites de la cité. Les effets suivirent d’eux-mêmes les réformes. La première et essentielle condition de tout régime aristocratique est que le pouvoir appartienne, non pas à un seul, mais à plusieurs en corps. C’est ce qui eut lieu à Rome ; le patriciat, corporation essentiellement noble, avait attiré à lui le gouvernement de l’État ; et par là, l’exécutif, demeuré exclusivement dans les mains de la noblesse, se subordonnait complètement à la corporation gouvernante des sénateurs. Objectera-t-on qu’il y avait dans le sénat des non nobles en assez grand nombre ? mais, ils n’avaient point l’éligibilité aux fonctions publiques ; ils étaient exclus de toute participation au gouvernement et de toute nécessité, ils ne jouaient dans le sénat même qu’un rôle secondaire ; enfin, ils demeuraient dans la dépendance financière de la corporation, en ce qui touche l’usage des pâturages publics. Les consuls patriciens, ayant le droit formel et absolu de réviser et modifier les listes sénatoriales tous les quatre ans ; ce droit, sans force à l’encontre de la noblesse, pouvait fort bien s’exercer dans le sens de ses intérêts : tout plébéien qui avait déplu, se voyait tenu à l’écart, ou même renvoyé du sénat. Donc, on est dans le vrai, quand on assigne à la révolution, comme conséquence immédiate, la consolidation définitive de la caste noble ; mais toute la vérité n’est point dans ce seul fait. Il a pu arriver qu’aux yeux de la plupart des contemporains, la constitution réformée n’ait d’abord apporté aux plébéiens que les chaînes d’un despotisme plus rigide ; pour nous venus plus tard, elle contient déjà les germes d’une liberté prête à éclore. Le patriciat s’enrichit des dépouilles des chefs du pouvoir ; mais il n’enlève rien au peuple ; et, si ce dernier ne conquit alors qu’un petit nombre de minces privilèges, moins pratiques, moins réels que ceux de la noblesse, et dont pas un citoyen sur mille ne comprenait la portée, peut-être encore les gages de l’avenir étaient-ils là, et là seulement. Auparavant, les simples habitants n’étaient rien : politiquement, les anciens étaient tout : aujourd’hui que les premiers sont entrés dans le peuple actif, les seconds se verront débordés. On était, loin encore de l’égalité politique absolue ; rien de plus vrai : mais c’est la première brèche faite qui décide la chute de la forteresse, et non l’occupation de ses dernières défenses. C’est donc avec raison que le peuple romain a daté son existence politique des commencements du consulat. — Toutefois, tout en consacrant la victoire de l’incolat ou de la plèbe, en dépit de la caste noble qu’elle avait paru mettre au premier plan, la révolution républicaine ne fut pas marquée à l’empreinte de la démocratie pure, pour parler le langage de nos jours. S’il entre dans le sénat plus de plébéiens qu’avant, le mérite personnel tout seul, sans l’appui de la naissance et de la richesse, y conduit moins aisément peut-être sous le régime du nouveau patriciat que sous celui des rois. Naturellement, la classe noble et prépondérante, en admettant certains hommes plébéiens à s’y asseoir à ses côtés, s’efforça bien moins de choisir les capacités les plus notables que les chefs des familles plébéiennes riches et considérées, intéressant ainsi ces familles elles-mêmes à la garde, jalouse des prérogatives sénatoriales. Pendant que sous l’ancien régime, l’égalité complète avait existé parmi les citoyens, on vit les citoyens nouveaux ou l’ancien incolat se diviser aussi tôt en deux classes : celle des familles privilégiées, et la plèbe, rejetée à l’arrière plan. Toutefois, grâce au système des centuries, la puissance populaire descendit jusque dans la foule ; elle parvint à cette classe des simples habitants, qui, depuis les temps des réformes de Servius, portait le fardeau du recrutement militaire et des impôts : et parmi ceux-ci, elle échut non point tant aux grands propriétaires ou fermiers, qu’à la classe moyenne des cultivateurs. Parmi ces derniers d’ailleurs, les anciens avaient cet avantage, que moins nombreux par le fait, ils disposaient néanmoins d’autant de sections de votants, que leurs concitoyens plus jeunes. Ainsi la hache était portée jusque dans les racines de l’antique droit civique et des familles nobles qui seules en avaient joui : une nouvelle bourgeoisie citoyenne était fondée, où la prépondérance allait appartenir à la propriété foncière et à l’âge. On voyait apparaître déjà les premiers signes d’une future noblesse, uniquement basée sur l’importance matérielle acquise à certaines familles. Est-il rien qui mette plus en évidence le caractère profondément stable des institutions romaines, que cette révolution républicaine, aristocratique à la fois et conservatrice, alors même qu’elle innove profondément dans l’État et qu’elle en reconstitue les premiers organes ? |
[1] Tite-Live, XXIV,
19, 2, et XXVI, 6, 13. — Meddix apud Oscos nomen
magistratus est. Festus, p. 123, éd. Müll. — Tuticus
semble analogue à totus, summus. V. Tite-Live, XXVI, 6, 13.
[2] Rex sacrificulus ou rex sacrorum, V. h, v° au Dict. de Smith.
[3] La fable bien
connue de Brutus se fait justice à elle-même : elle n’est pour une bonne partie
que le commentaire imaginé après coup des surnoms de Brutus, Scœvola, Poplicola,
etc. Et quand la critique s’en enquiert, ceux même de ses éléments qui
semblaient d’abord basés sur l’histoire, ne soutiennent pas l’examen. L’on
raconte par exemple, que Brutus en sa qualité de l’un des chefs de le
cavalerie (tribunus celerum), aurait pris
le vote du peuple sur l’expulsion des Tarquins or, cela est impossible dans
l’ancienne constitution de Rome, un simple tribun n’avait pas le droit de
convoquer les curies : l’alter ego du roi [le prœfectus
urbi, en son absence] ne l’aurait pas eu lui-même. Il est clair qu’on a
voulu placer la fondation de
[4] Consules, mot a mot ceux qui sautent ou qui dansent ensemble. Étymologie qu’on retrouve dans prœsul, celui qui saute devant ; exul, celui qui saute dehors ; insula, l’acte d’entrer en sautant : d’où, le massif tombé dans la mer, l’île.
[5] Le jour de l’entrée en fonctions ne coïncidait pas avec le premier jour de l’an (1er mars) : il n’était point préfixe mais il déterminait le jour de sortie, sauf au cas où le consul avait été formellement élu en remplacement de celui tombé sur le champ de bataille (consul suffectus) : le magistrat alors n’avait que les droits de son prédécesseur, et devait sortir de charge à l’époque assignée à celui-ci. Mais les consuls supplémentaires ne se rencontrent que dans les plus anciens temps, et seulement quand l’un des deux consuls ordinaires manque. Dans les siècles postérieurs, on vit pour la première fois deux consuls supplémentaires élus en même temps. — L’année de charge consulaire se compose donc régulièrement de deux moitiés inégales à cheval sur deux années civiles.
[6] Patres auctores fiunt, disait-on [Tite-Live, I, 17, 22, 32]. Si l’on examine et Si l’on compare attentivement toutes les sources, on voit qu’il s’agit ici d’une confirmation de la décision, non point par les curies, non point par les comices proprement dits, mais bien par cette assemblée patricienne, à qui appartient l’institution du premier interroi. Elle ne peut du reste, et dans les autres cas, rien décider législativement par elle seule. Quant au patriciat, il ne semble pas qu’après l’avènement de la république il y ait jamais eu lieu à en réglementer la collation, soit en droit, soit en la forme, ce qui ne s’explique bien que par la considération qui précède. [Voir sur l’autorité patricienne après l’admission de la plèbe au droit de cité, Smith, Dict., Vis Auctor, Plebes, Patriccii].
[7] Peut-être convient-il de le remarquer : le Judicium legitimum et le droit de justice militaire, quod imperio continetur, se fondent tous les deux sur les pouvoirs appartenant au magistrat, juge de la cause. Toute la différence entre eux, c’est que l’Imperium, dans le premier cas, est limité par la loi, tandis que, dans le second, il est libre et sans limites.