L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis l’expulsion des rois jusqu’à la réunion des états italiques

Chapitre premier — Changement dans la constitution - Le pouvoir des magistrats limité.

 

 

La forte idée de l’unité et de la toute-puissance de l’État dans les choses d’intérêt public, ce principe fondamental des constitutions italiques, mettait dans la main du chef unique, et nommé à vie, un pouvoir redoutable, pesant aussi bien sur les régnicoles que sur les ennemis du dehors. L’abus et l’oppression étaient au bout : pour y parer, il fallut en venir à limiter  ce pouvoir. Les révolutions et les réformes ont eu cela de remarquable à Rome, que jamais elles ne portèrent atteinte au droit suprême de l’État, et qu’elles ne voulurent pas le moins du monde lui ôter ses représentants véritables et nécessaires. Elles ne revendiquent pas contre lui les soi-disant droits naturels de l’individu ; et la lutte ne porte que sur les formes même de la fonction représentative. Depuis les Tarquins jusqu’aux Gracques le cri de ralliement des progressistes n’est pas tant la limitation des pouvoirs de l’État, que la limitation des pouvoirs du fonctionnaire. Jamais ils n’oublieront que le peuple, au lieu de régner, doit être régi.

Le combat se concentre à l’intérieur parmi les citoyens. A côté, se fait sentir un second mouvement parallèle, celui, des non citoyens qui aspirent à la cité. De là les agitations de la plèbe, des Latins, des Italiens, des affranchis. Tous, qu’ils portent déjà le nom de citoyens, comme les plébéiens et les affranchis, ou que ce nom leur soit refusé encore, comme aux Latins et aux Italiens, tous ressentent le besoin de l’égalité politique, et la réclament.

Il y a en jeu un troisième antagonisme : en face des riches sont les anciens propriétaires dépossédés, et ceux que la pauvreté mine. A la faveur des institutions juridiques et politiques de Rome, il s’était formé un grand. nombre d’exploitations rurales appartenant, les unes à de petits propriétaires dans la dépendance des grands capitalistes, les autres à de petits fermiers à temps ; ceux-ci dans la dépendance des maîtres du fonds. La liberté individuelle demeurant d’ailleurs intacte, on vit souvent de simples particuliers, ou des communautés entières dépouillées de leurs possessions en terres. Aussi le prolétariat, dans les campagnes, devint-il rapidement nombreux et fort : avant peu, si l’on n’y pourvoyait, il allait empiéter sur les destinées de l’État. Quant au prolétariat dans les villes, il n’atteignit que plus tard à l’importance politique.

C’est au milieu de ces luttes que se meut l’histoire intérieure de Rome, semblable en cela sans doute à celle des autres cités italiques. Agitation politique au sein des citoyens ; guerre ouverte entre ceux qui sont exclus et ceux qui les repoussent ; conflit social entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas : tous ces mouvements se croisent, s’entremêlent, parfois se coalisent d’une façon étrange ; et, au fond, diffèrent tous entre eux.

La réforme de Servius sous le rapport de la Loi du service militaire, avait mis les simples habitants sur la même ligne que les vrais citoyens ; mais, en faisant cela, elle obéissait à des convenances administratives plutôt qu’aux exigences d’un parti politique. Aussi faut-il croire que des divers antagonismes que nous avons signalés, celui qui le premier anima une crise intestine et une nouvelle réforme, fut précisément dû au besoin de limiter les pouvoirs du magistrat. L’opposition, à Rome, débuta doue par ôter à celui-ci la durée viagère de sa fonction, ou, si l’on veut, par supprimer la royauté. C’était là le résultat naturel des choses : il se propage, ce qui rend la démonstration plus complète, dans tout le monde Italo-grec. Partout : et à Rome, et chez les Latins, et chez les Sabelliens, les Étrusques et les Apuliens, dans toutes les cités italiques enfin, comme dans les cités grecques, des magistrats annuels remplacent tôt ou tard les magistrats à vie. En Lucanie, le fait n’est pas douteux, on voit un gouvernement démocratique fonctionnant en temps de paix ; et, en temps de guerre, les magistrats élisant un roi, ou, si l’on veut, un chef pareil au dictateur de Rome. Les villes sabelliennes comme Capoue et Pompéïa, par exemple, obéissent aussi, un peu plus tard, à un curateur annuellement remplacé (medix tuticus)[1] ; et dans les autres contrées nous trouverions une institution analogue. Inutile dès lors, de s’enquérir davantage des motifs qui ont fait mettre les consuls romains à la place des rois : ce changement était pour ainsi dire dans les conditions organiques et naturelles des systèmes grecs et italiens. Mais si simple qu’en ait été la cause, l’occasion de la réforme a pu varier. Tantôt ce fut à la mort d’un roi que l’on décida qu’un roi nouveau ne serait pas élu : déjà après Romulus, le sénat romain avait tenté cette révolution. Tantôt c’était le roi lui-même qui abdiquait : Servius Tullius n’avait-il pas un instant songé à se démettre ? Tantôt enfin le peuple se révoltait contre la tyrannie du souverain, et le chassait : telle fut, en effet, la loi de la royauté romaine. Que le roman et la légende aient allongé et embrouillé l’histoire de l’expulsion de Tarquin le Superbe, le fait n’en  reste pas moins vrai, au fond. La tradition est là qui atteste les fautes de ce prince et la révolte qui s’en est suivie. Il n’interrogeait plus le sénat, et ne le maintenait pas au complet ; il prononçait les sentences capitales et les confiscations sans l’assistance d’un conseil de citoyens ; il accaparait les grains en quantités énormes ; il imposait à tous le service de guerre et les corvées d’une façon excessive. Enfin, rien n’atteste mieux la colère du peuple que le serment prêté par tous et un chacun, tant pour soi que pour ses descendants, de ne jamais accepter un roi dans l’avenir ; que l’institution expressément créée d’un roi des sacrifices[2], ayant pour unique mission de remplacer, auprès des dieux, le médiateur qui venait d’être supprimé, exclu de tous autres offices, à la fois le premier et le plus impuissant des fonctionnaires. Avec le dernier roi fut bannie toute sa gens, ce qui prouve aussi combien les liens de la famille avaient encore de force. Les Tarquins allèrent demeurer à Cœré, leur ancienne patrie peut-être, et où, de nos jours, a été retrouvé leur caveau sépulcral. Deux chefs annuels furent mis à la tête de la cité romaine, et gouvernèrent en lieu et place du souverain unique et à vie. Voilà, d’ailleurs, tout ce que l’on sait de source certaine sur ce grand événement[3]. On comprend que, dans une ville déjà grande relativement et étendant au loin sa suprématie, la puissance royale, fixée depuis plusieurs générations dans la même famille, ait été assez forte pour soutenir une longue lutte : il n’en était point là comme au sein des plus petites cités. Mais que des cités étrangères se soient immiscées dans la querelle, c’est ce que rien n’atteste sûrement. Les annales romaines placent une grande guerre avec l’Étrurie au lendemain de l’expulsion des Tarquins : ici encore, la confusion chronologique est évidente. Cette guerre n’a point été un acte d’intervention en faveur d’un compatriote lésé par les Romains : autrement les Étrusques, après la victoire complète qu’ils ont certainement remportée, n’auraient point manqué d’imposer une restauration de la royauté et le retour des Tarquins. Or, ils n’en ont rien fait.

Les faits historiques nous échappent donc ; mais, du moins, nous savons d’une façon exacte en quoi a consisté la Révolution et le changement des institutions. L’autorité royale n’a pas été supprimée, à vrai dire : car, durant la vacance des charges, un interroi est nommé comme par le passé ; seulement, à la place du roi à vie, deux rois annuels sont institués, qui s’appellent généraux d’armée (prœtores, prœ-itor), ou juges (judices), ou tout simplement collègues (consules[4], consuls). Cette dernière dénomination est devenue la plus usuelle ; et les pouvoirs attribués aux deux collègues leur sont conférés dans de remarquables conditions. L’autorité suprême n’est point répartie entre eux : chacun, au contraire, en a la plénitude, absolument comme le roi lui-même l’avait eue et l’avait exercée. Que si, comme cela s’est fait tout d’abord, il y eut entre les consuls une sorte de division des pouvoirs, l’un prenant, par exemple, le commandement de l’armée, l’autre l’administration de la justice ; ils n’étaient en aucune façon liés par ce partage, et ils pouvaient librement et en tout temps entreprendre sur leurs attributions respectives. L’autorité suprême balancée par l’autorité suprême ; les ordres de l’un tenus en échec par les ordres prohibitifs de l’autre, tel, était le résultat possible de leurs fonctions parallèles. Avec son principe dualiste, pénétrant tous les rouages et tout le mouvement gouvernemental, l’institution consulaire est vraiment spéciale à Rome, ou tout au moins au Latium : on la retrouverait difficilement dans un autre grand état. Son but est manifeste : elle veut conserver à l’autorité royale sa force primitive et intacte : elle ne veut ni la diviser, ni l’enlevant à un seul, la transporter à plusieurs réunis en conseil. Pour cela, elle la dédouble, et, s’il devient nécessaire, l’annule en l’opposant à elle-même. La même règle s’observe en ce qui touche l’époque terminale de la fonction. L’ancien interrègne de cinq jours donnait ici l’exemple et le moyen légal. Les chefs suprêmes de la République sont tenus de ne pas rester en fonctions au delà de l’année révolue, à dater du jour de leur avènement[5] ; mais ils ne les cessent pas de plein droit à l’échéance : leur résignation doit être officielle et solennelle. S’ils n’abdiquent point, s’ils se perpétuent au delà de l’année, leurs actes n’en sont pas moins valables, et, dans les premiers temps de la République même ; la responsabilité encourue est purement morale. La souveraineté pleine et le pouvoir à court terme impliquent une contradiction légale qui n’avait point échappé aux Romains : aussi ne demandaient-ils au magistrat qu’une résignation en quelque sorte volontaire. Ce n’était pas la loi qui marquait son heure ; elle lui avait seulement dit de la marquer lui-même. Quoi qu’il en soit, l’échéance du pouvoir consulaire à une haute importance : elle n’a été qu’à peine une ou deux fois dépassée : elle a fait cesser en fait l’irresponsabilité originaire dont les consuls auraient pu hériter des rois. Sans nul doute, ceux-ci étaient au dessous de la loi, et non au-dessus d’elle ; mais, comme on ne concevait pas un juge suprême traduit devant son propre tribunal, il s’ensuivait que le roi, sans doute, pouvait commettre un crime ; mais qu’il n’y avait contre lui ni justice, ni peine. Le consul, s’il commettait un meurtre ou un acte de haute trahison, était couvert par sa fonction tant que sa fonction durait : mais, une fois rentré dans la vie privée, il appartenait, comme tout citoyen, à la justice du pays.

Ces changements furent les principaux et les plus essentiels : ils furent loin d’être les seuls. Notons en d’autres, qui, moins considérables et moins profonds, ne laissaient pas que d’apporter aussi des limitations précises aux pouvoirs publics. D’abord, la royauté à vie cessant, le droit cesse aussi pour le chef de l’État de faire cultiver ses terres par corvées imposées aux citoyens : il perd, de plus, sa clientèle spéciale sur les simples habitants non citoyens. En matière criminelle, au cas d’amende ou de peine corporelle encourue, le roi avait eu l’instruction et le jugement de la cause ; il décidait si le condamné aurait ou non la faculté du recours en grâce (provocatio). Mais la loi Valeria (en 245 [509 av. J.-C.]) disposa que le consul serait désormais tenu de donner l’appel à tout condamné, pourvu que la peine corporelle ou capitale n’eût pas été prononcée en justice militaire et une loi postérieure (de date incertaine, mais assurément antérieure à 303 [-451]) étendit ce recours aux grosses amendes. Les licteurs consulaires, en signe de cette diminution de pouvoirs, toutes les fois que le consul agissait comme juge et non comme chef de l’armée, déposèrent la hache, qu’ils avaient jusqu’alors portée devant le magistrat ayant droit de vie et de mort. En même temps, le consul, coupable du refus illégal de la provocation, n’encourait que la note d’infamie, simple flétrissure morale à cette époque, et entraînant tout au plus l’incapacité d’ester et témoignage. C’est toujours l’ancienne idée du pouvoir royal illimité qui persiste ; et quand la Révolution vient le circonscrire dans de plus étroites barrières, les institutions nouvelles procèdent plutôt en fait qu’en droit : leur valeur est presque plus légale que morale. Le consul a toutes les attributions de la royauté : comme le roi, il pourra commettre une injustice, soit un crime ; et le juge criminel n’a point à lui demander de comptes.

Les mêmes tendances se produisent en matière civile. C’est à cette époque, sans doute, que se trouve changée en une fonction régulière la faculté qu’avait eue le magistrat, connaissance prise du procès, d’en confier l’examen à un citoyen choisi. Une loi générale intervint et organisa vraisemblablement la transmission du pouvoir à des commissaires, ou aux successeurs du magistrat suprême. Le roi avait été libre, lui, de nommer des délégués ou d’agir par lui-même : le consul, sous ce rapport, vit son autorité doublement limitée et réglementée. D’une part, on ne rencontre plus, à dater du consulat, ces puissants délégataires, participant à l’éclat de la royauté dont ils étaient l’émanation : le préfet de la ville (prœfectus urbi), préposé à l’administration de la justice : le maître de la cavalerie, placé à la tête de l’armée. Dans une circonstance spéciale, il est vrai, il est encore nommé un préfet urbain, pour remplacer les deux consuls qui s’absentent durant quelques heures et vont assister aux grandes fêtes latines : mais ce n’est plus là qu’une formalité sans portée, et qui n’est point autrement envisagée par l’opinion. En confiant à deux fonctionnaires simultanément l’autorité souveraine, il arriva même à ce résultat prévu, qu’un mandataire général pour administrer la justice devînt à la fois une rareté et une inutilité. En cas de guerre, le chef souverain put bien encore déléguer le commandement des troupes : mais le délégué n’était plus que son lieutenant (legatus). La République nouvelle ne veut plus ni du roi, ni de son représentant ou de son autre lui-même. Cependant, il est des cas d’urgence et de nécessité, où le consul institue un souverain temporaire, sous le nom de Dictateur ; et celui-ci, suspendant aussitôt les pouvoirs du magistrat qui le nomme et ceux de son collègue, reprend exceptionnellement et passagèrement en main toute la puissance et tous les attributs de l’ancienne royauté romaine.

En second lieu et c’est là le point le plus important de la double réforme subie par le droit de délégation, le consul, tout en le conservant pour les choses du ressort militaire qu’il s’agisse d’un mandat général ou spécial, est dorénavant tenu, au contraire, dans l’administration de la cité, de nommer un commissaire pour certains cas ou offices, en même temps que toute délégation lui est, en d’autres cas, interdite. Ayant au fond le droit et le pouvoir, il ne peut plus les exercer souvent que par des représentants, qu’il choisit, à la vérité. Ainsi en est-il pour tous les procès civils, pour le jugement des crimes que jadis le roi déférait d’ordinaire à la connaissance des deux questeurs du meurtre (quœstores) ; et enfin pour l’administration du trésor des archives publiques, que ces deux mêmes magistrats réunissent à leurs attributions anciennes. Depuis longtemps déjà ils siégeaient en permanence : aujourd’hui, la loi les confirme dans leurs pouvoirs ; et, comme ils sont désignés par le consul, de même qu’autrefois par le roi, ils sortent aussi de charge avec lui, après l’année révolue. Pour les autres cas en dehors de ces règlements, le chef de l’État, dans la métropole, procède ou non en personne : toutefois le procès civil ne peut être introduit par devant un représentant du consul. Cette différence importante dans la délégation des pouvoirs civils et militaires se constate clairement par ses résultats. Dans les choses du gouvernement intérieur, il n’y a point de représentation possible du pouvoir central [pro magistratu, de promagistrature, pour forger le mot]. Les officiers de la cité ne peuvent avoir de suppléants : à l’armée, au contraire, les délégués du chef sont nombreux (pro-consule, pro-prœtore, pro-quœstore : proconsuls, propréteur et proquesteurs) : mais ils sont absolument sans pouvoir à l’intérieur.

Le roi avait eu jadis le privilège de la nomination de son successeur : il ne fut nullement retiré aux consuls. Mais on leur imposa l’obligation de nommer sur l’indication du peuple. Par là, on peut soutenir, sans doute, que l’élection appartenait à ce dernier, en fin de compte. Toutefois, il s’en fallait, dans la réalité, qu’un droit de proposition fut la même chose qu’un droit de nomination. Le consul n’avait pas seulement la direction de l’élection à raison de son privilège hérité des rois, il était maître de repousser tel et tel candidat, de ne point prendre en considération les votes qui lui étaient acquis, et même, dans les premiers temps, de circonscrire les voix sur la liste des candidatures qu’il avait dressée. Enfin, et c’est là ce qui ressort de plus grave de ces innovations, le peuple, tout en obtenant le droit de désignation, n’eut jamais celui de déposer le magistrat en charge ; il l’aurait conquis nécessairement s’il avait eu d’abord la mission de l’instituer. Bien plus, au temps où nous sommes, le magistrat sortant, ayant continué purement et simplement de choisir et de nommer son successeur, et celui-ci ne tenant jamais ses pouvoirs d’un fonctionnaire en activité de service en même temps que lui, l’inamovibilité absolue du magistrat suprême demeura, depuis la création des consuls, un principe constitutionnel, comme elle l’avait été dans l’ancien droit public.

Enfin les rois avaient eu les nominations sacerdotales. Les consuls n’héritèrent pas de cette attribution : les membres des collèges d’hommes se recrutèrent eux-mêmes. Quant aux vestales et aux prêtres uniques, leur élection appartint au collège des pontifes, qui’ eut aussi la juridiction domestique et disciplinaire de la cité sur les prêtresses de Vesta. Et comme il y avait très souvent des mesures à prendre qu’il convenait mieux de confier à un seul qu’à plusieurs, c’est de même à cette époque vraisemblablement que le collège sacerdotal se choisit un chef, un pontife suprême (pontifex maximus). Ainsi furent séparées, du pouvoir civil les attributions religieuses nous ne parlons plus ici d’ailleurs du roi des sacrifices qui n’héritait des rois, ni sous l’un, ni sous l’autre rapport, et ne conservait qu’un titre nu et pour la forme. La division des pouvoirs religieux et civil, le nouveau grand prêtre placé presque sur le pied d’un haut magistrat, contrairement à toutes les traditions anciennes, sont assurément les plus remarquables et les plus importantes des innovations apportées par une révolution, dont le but manifeste était la limitation des pouvoirs publics, dans un intérêt tout d’aristocratie. De plus, il semble qu’en même temps, les avis donnés par les augures et autres, d’après le vol des oiseaux ; les prodiges et autres phénomènes, aient chaque jour acquis davantage un caractère et une force obligatoires. Le consul qui aurait convoqué le peuple malgré l’augure, ou consacré un temple malgré les pontifes, n’aurait plus commis seulement un acte impie, il aurait fait un acte nul.

Le consul, en dernier lieu, ne marchait plus comme le roi, environné du respect et de la crainte : il n’avait plus ni le prestige du nom royal, ni celui de la consécration sacerdotale : les haches, on l’a vu, avaient été enlevées à ses licteurs : enfin, au lieu de la toge de pourpre des rois, il ne portait plus, pour se distinguer des autres citoyens, qu’une toge à simple bordure rouge [trabœa]. Les rois ne se montraient guère en public que montés sur leur char : les consuls durent subir la loi commune, et marcher à pied dans la ville comme le premier venu.

Mais les restrictions apportées aux pouvoirs et aux insignes de l’autorité suprême, n’atteignirent que le magistrat ordinaire. Nous avons dit déjà que, dans les cas extraordinaires, les deux consuls élus cédaient la place à un magistrat unique, le maître du peuple ou le dictateur (magister populi, dictator). Le peuple n’avait point part à son choix, dont les seuls consuls avaient le privilège. L’appel de ses décisions n’avait lieu, comme au temps des rois, que quand il l’avait autorisé. Dès qu’il était nommé, les autres dignitaires demeuraient sans pouvoirs propres et lui obéissaient en tout : ainsi que le roi, il avait son maître de la cavalerie, institué spécialement pour les temps de trouble ou de danger de guerre, qui rendaient nécessaire la levée de tous les citoyens portant les armes. Le dictateur, on le comprend, avait besoin de cet auxiliaire, qui lui fut aussi donné aux termes de la constitution nouvelle. Dans le fait et dans la pensée même qui présida à la création de cette fonction souveraine, la dictature ne diffère de la royauté que par la brièveté de sa durée (le dictateur n’étant nommé que pour six mois au plus) ; et que par cette autre circonstance, résultat nécessaire d’un pouvoir créé pour des temps exceptionnels, qu’il n’avait pas à se désigner de successeur.

Résumons tous ces longs détails. Les consuls restèrent ce que les rois avaient été : chefs administratifs, juges et chefs de l’armée. Dans les affaires religieuses, s’il y a un roi des sacrifices pour ne pas laisser périr ce nom, ce sont néanmoins les consuls qui agissent : ils prient, ils sacrifient pour le peuple, ils consultent la volonté des dieux en son nom et par les experts sacrés. En cas de péril, il fut entendu que l’autorité royale absolue pourrait être immédiatement ressuscitée sans rogation préalable adressée au peuple. Devant elle alors, et pour quelques mois, tombaient les barrières que le dualisme et l’amoindrissement de la magistrature suprême avaient imposées au pouvoir consulaire. Ainsi fut ingénieusement réalisée la pensée de conserver en droit le principe de la fonction royale, en la limitant dans l’ordre des faits : système simple et tranché tout ensemble, marqué au coin du génie de Rome, et qui fait honneur aux hommes d’État inconnus dont la révolution fut l’ouvrage.

Les réformes constitutionnelles profitèrent aux citoyens : ils y gagnèrent des droits considérables : la désignation des magistrats suprêmes annuels, et la décision en dernier ressort sur la vie et la mort des accusés. Mais les citoyens n’étaient plus, ne pouvaient plus être comme autrefois, renfermés dans le corps du patriciat, devenu une véritable noblesse. La force du peuple était passée dans la plèbe, ou multitude, qui déjà comptait dans ses rangs et en grand nombre, des hommes notables et riches. Tant que l’ensemble du peuple demeurait sans action sur la machine gouvernementale ; tant que l’autorité royale,  absolue, planait à une hauteur immense au-dessus des simples habitants et des citoyens eux-mêmes, inspirait à tous la même crainte et leur imposant le même niveau, la multitude ne pouvait pas réclamer contre son exclusion des délibérations publiques, alors même qu’elle supportait sa part dans les charges et les impôts. Mais le jour venant où la cité fût convoquée pour l’élection des magistrats et les résolutions politiques à prendre ; où le magistrat suprême, cessant d’être le maître, descendit au rang d’un mandataire public, l’ancien état de choses ne put longtemps subsister, au lendemain surtout d’une révolution faite à la fois par, les patriciens et par les simples habitants. Il fallut étendre la cité : ce qui eut lieu complètement par l’admission dans les curies de tous les plébéiens, c’est-à-dire de tous les non citoyens qui n’étaient ni esclaves, ni citoyens de villes étrangères, ou qui ne jouissaient pas simplement de l’hospitalité romaine. On les vit ainsi tous et tout d’un coup égalés aux anciens. Mais en même temps, les comices par curies, jusqu’alors l’autorité principale dans l’État, vont perdre, en fait et en droit, les attributions qu’ils avaient possédées sous le précédent régime : leur compétence se restreindra désormais aux actes de pure formalité ou qui n’intéressent que les personnes privées. Alors qu’au temps des rois, la promesse de fidélité était prêtée dans leur sein. Il en fut de même encore de celle faite au dictateur et au consul : l’adrogation, les dispenses légales en vue de tester restèrent dans leurs attributions. Mais les mesures essentiellement politiques ne leur appartiennent plus. Les appels au peuple, dans les causes criminelles, qui sont presque toujours des causes politiques ; la nomination des magistrats, le rejet ou l’admission des lois, sont dorénavant portés dans l’assemblée des citoyens assujettis à la milice : elle attire de même à elle les autres attributions de même nature ; et désormais les centuries, en même temps qu’elles supportent les charges, exercent aussi tous les droits publics. Telle fut l’issue à laquelle aboutirent les modestes commencements de la réforme de Servius. On avait donné à l’armée le vote sur l’opportunité de la déclaration de toute guerre offensive : et ce privilège alla croissant tant et si bien qu’un jour, rejetés dans l’ombre au profit des comices par centuries, les comices par curies demeurèrent sans pouvoirs, et qu’on s’habitua â ne plus chercher que dans les premiers la manifestation de la souveraineté populaire. Le vote y avait lieu aussi sans débat, à moins que le haut dignitaire qui les présidait, ne voulut prendre la parole, ou ne la donnât à quelque citoyen. Dans le jugement des appels, les deux parties étaient pourtant entendues  et l’on décidait à la simple majorité des centuries votantes. La raison de ce mode de votation est évidente : dans les curies, régnait l’égalité absolue des votes et tous les plébéiens y étant admis désormais, c’eût été ouvrir une dangereuse porte à la démocratie, que de leur laisser leurs anciens pouvoirs politiques. Dans l’assemblée des centuries, au contraire, si l’influence prépondérante n’était pas absolument mise dans la main des nobles, elle revenait du moins aux riches : en outre, les grandes familles y conservaient leur prééminence, en ce sens que les six centuries de chevaliers leur appartenant votaient les premières, et par là décidaient le plus souvent du vote.

Un second et plus important privilège encore fut concédé à la classe des anciens citoyens. Toute décision prise en comices par centuries, qu’il s’agît d’une désignation élective ou de tout autre objet, dut être à l’avenir portée, pour y être approuvée ou rejetée, devant l’assemblée patricienne, qui n’est plus en rien identique avec celle des citoyens d’autrefois[6]. Les centuries ne statuent, en définitive, qu’en matière d’appel et de déclaration de guerre. Sous le régime ancien, les curies n’avaient eu la juridiction suprême que lorsqu’il avait plu au roi d’ouvrir le recours en grâce : dans les cas de guerre, aucune rogation ne leur était non plus vraisemblablement adressée : aussi rien n’avait empêché de conférer aux centuries des pouvoirs nouveaux qui n’ôtaient rien aux droits des anciens citoyens. Le même argument, sans doute, aurait pu très bien aussi s’appliquer aux propositions pour le consulat ; mais la noblesse fut assez puissante pour se faire attribuer ici le droit d’admission et celui de rejet.

Sur le moment, la révolution ne fut pas poussée plus loin. En ce qui touche le sénat, il n’y eut rien de changé : il resta ce qu’il était, une assemblée de notables siégeant à vie, sans attributions officielles spéciales, assistant de leurs conseils les consuls annuels, comme jadis ils avaient conseillé les rois. Leurs votes furent recueillis par les nouveaux magistrats suivant le mode ancien, et tout fait croire que c’est aussi à la royauté qu’il convient de faire remonter la révision de la liste des sénateurs, laquelle  se faisait en même temps que le cens, révision quadriennale, par conséquent, à la suite de laquelle il était pourvu aux siéges vacants. Le consul, pas plus que le roi, n’était membre du sénat : sa voix n’y comptait point. Quant aux conditions à remplir pour y entrer, elles n’avaient jamais été fixées  de simples habitants s’y virent admettre, sans qu’il eût en cela innovation. Mais voici quel fut le réel changement et le fait grave. Tandis que sous la royauté les non patriciens n’avaient pénétré dans le sénat que dans quelques cas isolés, exceptionnels, aujourd’hui les plébéiens s’y virent appelés en grand nombre ; et si la tradition ne nous induit pas en erreur, de ses trois cents membres d’alors, la moins forte moitié seule était encore composée d’anciens pleins citoyens ou pères (patres) ; cent soixante-quatre places appartenaient aux nouveaux admis, et enregistrés comme tels (conscripti) ; d’où vint, dans les allocutions qui leur étaient adressées, l’usage de les appeler pères, conscrits (patres [et] conscripti).

D’ailleurs, toutes choses, dans le gouvernement de la nouvelle République, suivirent autant que possible les anciens errements. La révolution fut essentiellement conservatrice : elle ne répudia aucun des éléments essentiels de la machine politique antérieure : c’est là son plus remarquable caractère. Loin que, comme le disent les pauvres documents si profondément falsifiés qui nous restent, l’expulsion des Tarquins ait été l’oeuvre d’un peuple fanatisé par la pitié et l’amour de la liberté, elle a été le prix de la lutte entre deux grands partis politiques, ayant tous les deux l’entière conscience de leur antagonisme, tous les jours croissant : le parti des citoyens  anciens, et celui des simples habitants non citoyens. De même que les torys et les whigs Anglais de 1688, ils s’étaient trouvés ensemble un jour en face d’un danger commun ; et, redoutant l’absorption imminente du gouvernement tout entier dans la main d’un seul maître, ils s’étaient réunis pour le renverser, sauf à se séparer le lendemain. Les anciens citoyens n’auraient pu triompher des rois sans les citoyens nouveaux : il s’en fallait aussi de beaucoup que ceux-ci pussent d’un seul effort leur arracher le sceptre. Il y eut donc entre eux transaction et accord nécessaires, les uns ne faisant de concessions aux autres que dans la mesure la plus restreinte et la plus longuement débattue ; et tous remettant à l’avenir la solution des questions de prépondérance dans le gouvernement, et atermoyant les conflits possibles ou les conquêtes réciproquement préméditées. On apprécierait mal l’immense portée de la Révolution romaine, si l’on se contentait de noter les changements immédiats par elle apportés à la constitution et la réduction à une courte échéance de la magistrature suprême. Ses effets indirects ont de beaucoup dépasse et les réformes du moment, et les prévisions même des hommes qui la dirigèrent.

Ce  temps est bien celui où s’est constitué le peuple romain dans le sens ultérieur de ce mot. Auparavant, les plébéiens étaient de simples domiciliés, assujettis à l’impôt et aux charges publiques : ils étaient sans droits aux yeux de la loi, semblables à des étrangers tolérés, tellement qu’il semblait à peine nécessaire d’établir entre eux et les étrangers, proprement dits, une démarcation quelconque. Mais voici qu’on les trouve inscrits désormais, à titre de citoyens, dans les listes des curies. S’ils n’ont pas encore l’égalité complète : si les anciens citoyens conservent exclusivement l’éligibilité aux fonctions civiles et sacerdotales : si seuls ils ont part aux jouissances et usages fonciers, aux pâturages publics, par exemple, il faut aussi reconnaître que le premier pas, le pas le plus difficile est fait vers une égalité qui s’achèvera plus tard. C’est beaucoup pour les plébéiens de ne plus seulement servir dans la milice, mais de voter aussi dans l’assemblée populaire et dans le conseil de la cité : la tête et les épaules du plus infime habitant sont désormais protégées par le droit de provocation, tout autant que celles du patricien le plus considérable. Toutefois, en même temps que de la fusion politique de la plèbe et du patriciat va sortir un peuple  nouveau, les anciens citoyens se transforment en une caste véritable ayant les privilèges les plus absolus et les plus choquants ; occupant, à l’exclusion des plébéiens, toutes les hautes magistratures et tous les sacerdoces ; ne livrant à ceux-ci que certains grades à l’armée, et un certain nombre de siéges dans les conseils de l’État ; maintenant, enfin, avec l’opiniâtreté la plus mal adroite et la plus inflexible, la prohibition l’égale des mariages entre les plébéiens et les patriciens.

La fusion eut aussi pour conséquence la réglementation plus précise du droit de résidence pour les alliés latins et les autres cités étrangères. En présence, non pas tant du vote accordé au plébéien dans les centuries, vote donné, d’ailleurs au seul habitant romain, que du droit d’appel qui ne pouvait être concédé qu’au plébéien, et jamais à l’étranger résidant ou voyageur de passage, il fallut poser d’une façon certaine les conditions d’acquérir le droit plébéien ; et séparer, par des barrières visibles, l’enceinte agrandie de la cité d’avec la foule des non citoyens. Ainsi, dès cette époque, va commencer dans les esprits un travail de haine et de sourde lutte entre plébéiens et patriciens ; et, d’autre part, le citoyen romain (civis romanus) se distingue de l’étranger par la hauteur superbe de son attitude. Mais l’antagonisme intérieur devait un jour cesser ; et ce qui devait durer à jamais, c’était le sentiment de l’unité politique et de la grandeur croissante de Rome. Ce sentiment pousse déjà des racines profondes dans les croyances nationales : il est assez fort, assez expansif pour noyer les écueils sous un commun niveau et pour entraîner tout dans sa course.

C’est’ aussi vers ces temps que s’établit la différence entre les lois et les simples édits : différence qui a sa raison dans la constitution même ; le pouvoir royal étant placé au-dessous, et non au-dessus des lois de la Cité. Toutefois, chez les Romains, chez ce peuple animé entre tous du sens vraiment politique, tel était le respect profond et pratique des citoyens pour le principe d’autorité, qu’ils avaient érigé en règle du droit privé et public, l’obéissance préalable aux ordres du magistrat, même au delà dû texte légal. Tant que le magistrat sera en charge, son pouvoir sera incontesté, et son édit ne tombera qu’avec lui. On conçoit facilement qu’au temps où il y avait une souveraineté viagère, loi ou édit étaient alors à peu près même chose : l’action législative de l’assemblée du peuple était nulle alors, ou peut s’en faut, et ne pouvait s’accroître. Mais, quand le chef de l’État n’est plus qu’annuel, le pouvoir légiférant grandit aussitôt. Ce n’était point non plus, tant s’en faut, chose indifférente, que de voir le successeur du consul, en cas de nullité commise dans le jugement d’un procès, ordonner à nouveau l’instruction de la cause.

Enfin, la révolution amena la division des pouvoirs civil et militaire. Dans la cité, la loi règne : à l’armée, la hache commande. Là, la constitution a posé des limites au magistrat, réglementé l’appel au peuple, et les délégations de pouvoirs : ici, le général est absolu, comme le fut le roi[7]. La règle voulait que le général et l’armée ne pussent pas, comme tels, entrer dans la ville. Le pouvoir civil seul avait le droit de statuer par voie réglementaire et pour l’avenir : à la vérité, ce principe était dans l’esprit plutôt que dans la lettre de la constitution. Il arriva parfois que le chef d’armée, en plein camp, convoqua ses soldats en assemblée du peuple ; et leur décision alors ne fut pas rigoureusement nulle. Mais l’usage désapprouvait de pareilles mesures ; et tous bientôt s’en abstinrent comme d’un excès de pouvoir prohibé par les lois. Dans l’opinion chaque jour croissante et s’enracinant davantage, il y a toute une immense différence entre les soldats et les quirites de la cité.

La République avait besoin du temps pour voir fructifier et se développer les institutions nouvelles. Si précieuses qu’elles aient paru aux générations postérieures, les contemporains ne les voyaient pas du même oeil. La cité fut donnée, il est vrai, à ceux qui ne l’avaient pas. Dans l’assemblée du peuple, des attributions importantes furent remises au corps nouveau des citoyens ; mais les patriciens ayant conservé le droit d’admettre ou de rejeter leurs décisions, et se maintenant exclusifs et compactes, à l’égal d’une Chambre haute, en face des comices, ils surent un instant arrêter l’essor du droit populaire ; et, sans pouvoir tout à fait briser les volontés de la foule, ils en amoindrirent ou en retardèrent l’accomplissement. Dans l’ordre des choses nouvellement établi, avec cette chambre formée d’un double élément de citoyens, ils s’imaginèrent, qu’ils sauraient maintenir à leur assemblée noble la suprématie qu’ils avaient eue entière à l’époque où seuls ils étaient les représentants de la cité ; et s’ils avaient perdu ici quelqu’un de leurs privilèges, ils pensaient bien l’avoir regagné ailleurs. Sans doute, le roi, comme aujourd’hui le consul, avait appartenu au patriciat : mais, tandis que du haut de sa grandeur il dominait à la fois patriciens et plébéiens ; tandis qu’il était tenté souvent de s’appuyer sur la foule, pour combattre la noblesse, le consul, au contraire, ne cessait pas d’appartenir à sa caste. Il ne revêtait qu’un pouvoir éphémère : sorti de la noblesse, il redevenait simple citoyen noble à l’issue de sa charge ; il obéissait le lendemain à ceux auxquels il commandait la veille : chez, lui, enfin, le patricien l’emportait sur le magistrat. Que si, par impossible, il était hostile à la noblesse, il se heurtait aussitôt contre les idées nobiliaires et absolues du sacerdoce : il avait à ses côtés un collègue qui le gênait ; il avait à redouter un dictateur et la suspension de sa propre magistrature : par dessus tout, le temps lui manquait, le temps, cet élément premier et indispensable de la puissance. Quelque étendues que soient les attributions du chef de l’État, il n’aura jamais dans sa main la puissance politique, si sa fonction n’est pas à long terme. Il faut durer pour dominer : aussi, déjà considérable au temps même des rois, l’assemblée patricienne, avec ses membres à vie, accrut rapidement son influence et prit une situation prépondérante en face du magistrat suprême annuel, et, par une sorte d’interversion des droits, elle devint, le pouvoir régnant et gouvernant,  tandis que le fonctionnaire qui avait gouverné jusque-là, descendait au rang d’un simple président, n’ayant plus avec la préséance, que des fonctions purement exécutives. Si la constitution n’exigeait pas formellement, avant de déférer la motion au vote du peuple, la délibération préalable et l’assentiment du sénat, un constant usage consacra du moins  cette marche : s’en écarter devint chose grave. Les traités politiques les plus importants, l’administration et le partage des terres publiques, tous les actes, en un mot, dont les effets se font sentir au delà de l’année, sont déférés à l’initiative du sénat ; quant au consul, il expédie les affaires courantes, il conduit les procès civils, il commande l’armée. Notons, principalement les règles nouvelles qui défendent au consul, et même au dictateur, illimité pourtant dans sa puissance, de toucher au trésor sans l’assentiment des sénateurs. Le sénat oblige les consuls à déléguer l’administration de la caisse publique, que les rois jadis géraient ou avaient le droit de gérer : elle est désormais confiée à deux fonctionnaires permanents [les questeurs], à la nomination des consuls, et tenus de leur obéir, mais obéissant bien davantage encore au sénat lui-même. Par le fait, c’était attirer à soi le gouvernement des finances ; en réglant et votant ainsi les fonds et les dépenses, le Sénat romain prenait, dans le système politique, la position et le rôle des assemblées ayant le vote de l’impôt dans les monarchies constitutionnelles. Ce changement dans les attributions de la magistrature suprême et de son conseil en amène un autre, en rendant plus rigoureuses les conditions jusque-là élastiques et arbitraires de la nomination et de l’expulsion des membres du sénat. Une coutume antique avait donné à la fonction de sénateur sa durée viagère : la naissance, les emplois précédemment occupés y avaient constitué une sorte de titre. Mais aujourd’hui, il parut bon de fixer la règle et de transformer l’usage en droit.

Les effets suivirent d’eux-mêmes les réformes. La première et essentielle condition de tout régime aristocratique est que le pouvoir appartienne, non pas à un seul, mais à plusieurs en corps. C’est ce qui eut lieu à Rome ; le patriciat, corporation essentiellement noble, avait attiré à lui le gouvernement de l’État ; et par là, l’exécutif, demeuré exclusivement dans les mains de la noblesse, se subordonnait complètement à la corporation gouvernante des sénateurs. Objectera-t-on qu’il y avait dans le sénat des non nobles en assez grand nombre ? mais, ils n’avaient point l’éligibilité aux fonctions publiques ; ils étaient exclus de toute participation au gouvernement et de toute nécessité, ils ne jouaient dans le sénat même qu’un rôle secondaire ; enfin, ils demeuraient dans la dépendance financière de la corporation, en ce qui touche l’usage des pâturages publics. Les consuls patriciens, ayant le droit formel et absolu de réviser et modifier les listes sénatoriales tous les quatre ans ; ce droit, sans force à l’encontre de la noblesse, pouvait fort bien s’exercer dans le sens de ses intérêts : tout plébéien qui avait déplu, se voyait tenu à l’écart, ou même renvoyé du sénat. Donc, on est dans le vrai, quand on assigne à la révolution, comme conséquence immédiate, la consolidation définitive de la caste noble ; mais toute la vérité n’est point dans ce seul fait. Il a pu arriver qu’aux yeux de la plupart des contemporains, la constitution réformée n’ait d’abord apporté aux plébéiens que les chaînes d’un despotisme plus rigide ; pour nous venus plus tard, elle contient déjà les germes d’une liberté prête à éclore. Le patriciat s’enrichit des dépouilles des chefs du pouvoir ; mais il n’enlève rien au peuple ; et, si ce dernier ne conquit alors qu’un petit nombre de minces privilèges, moins pratiques, moins réels que ceux de la noblesse, et dont pas un citoyen sur mille ne comprenait la portée, peut-être encore les gages de l’avenir étaient-ils là, et là seulement. Auparavant, les simples habitants n’étaient rien : politiquement, les anciens étaient tout : aujourd’hui que les premiers sont entrés dans le peuple actif, les seconds se verront débordés. On était, loin encore de l’égalité politique absolue ; rien de plus vrai : mais c’est la première brèche faite qui décide la chute de la forteresse, et non l’occupation de ses dernières défenses. C’est donc avec raison que le peuple romain a daté son existence politique des commencements du consulat. — Toutefois, tout en consacrant la victoire de l’incolat ou de la plèbe, en dépit de la caste noble qu’elle avait paru mettre au premier plan, la révolution républicaine ne fut pas marquée à l’empreinte de la démocratie pure, pour parler le langage de nos jours. S’il entre dans le sénat plus de plébéiens qu’avant, le mérite personnel tout seul, sans l’appui de la naissance et de la richesse, y conduit moins aisément peut-être sous le régime du nouveau patriciat que sous celui des rois. Naturellement, la classe noble et prépondérante, en admettant certains hommes plébéiens à s’y asseoir à ses côtés, s’efforça bien moins de choisir les capacités les plus notables que les chefs des familles plébéiennes riches et considérées, intéressant ainsi ces familles elles-mêmes à la garde, jalouse des prérogatives sénatoriales. Pendant que sous l’ancien régime, l’égalité complète avait existé parmi les citoyens, on vit les citoyens nouveaux ou l’ancien incolat se diviser aussi tôt en deux classes : celle des familles privilégiées, et la plèbe, rejetée à l’arrière plan. Toutefois, grâce au système des centuries, la puissance populaire descendit jusque dans la foule ; elle parvint à cette classe des simples habitants, qui, depuis les temps des réformes de Servius, portait le fardeau du recrutement militaire et des impôts : et parmi ceux-ci, elle échut non point tant aux grands propriétaires ou fermiers, qu’à la classe moyenne des cultivateurs. Parmi ces derniers d’ailleurs, les anciens avaient cet avantage, que moins nombreux par le fait, ils disposaient néanmoins d’autant de sections de votants, que leurs concitoyens plus jeunes. Ainsi la hache était portée jusque dans les racines de l’antique droit civique et des familles nobles qui seules en avaient joui : une nouvelle bourgeoisie citoyenne était fondée, où la prépondérance allait appartenir à la propriété foncière et à l’âge. On voyait apparaître déjà les premiers signes d’une future noblesse, uniquement basée sur l’importance matérielle acquise à certaines familles. Est-il rien qui mette plus en évidence le caractère profondément stable des institutions romaines, que cette révolution républicaine, aristocratique à la fois et conservatrice, alors même qu’elle innove profondément dans l’État  et qu’elle en reconstitue les premiers organes ?

 

 

 



[1] Tite-Live, XXIV, 19, 2, et XXVI, 6, 13. — Meddix apud Oscos nomen magistratus est. Festus, p. 123, éd. Müll. — Tuticus semble analogue à totus, summus. V. Tite-Live, XXVI, 6, 13.

[2] Rex sacrificulus ou rex sacrorum, V. h, v° au Dict. de Smith.

[3] La fable bien connue de Brutus se fait justice à elle-même : elle n’est pour une bonne partie que le commentaire imaginé après coup des surnoms de Brutus, Scœvola, Poplicola, etc. Et quand la critique s’en enquiert, ceux même de ses éléments qui semblaient d’abord basés sur l’histoire, ne soutiennent pas l’examen. L’on raconte par exemple, que Brutus en sa qualité de l’un des chefs de le cavalerie (tribunus celerum), aurait pris le vote du peuple sur l’expulsion des Tarquins or, cela est impossible dans l’ancienne constitution de Rome, un simple tribun n’avait pas le droit de convoquer les curies : l’alter ego du roi [le prœfectus urbi, en son absence] ne l’aurait pas eu lui-même. Il est clair qu’on a voulu placer la fondation de la République sur un terrain légal ; et que par une bévue singulière on a confondu le Tribun des Célères, avec le Maître de la cavalerie (magister equitum), qui eut plus tard une toute autre importance (livre I, chap. V, à la note 49). À raison de son rang prétorien, celui-ci eut en effet qualité pour convoquer les centuries : de là, par une confusion nouvelle, la convocation des curies attribuée aussi à Brutus.

[4] Consules, mot a mot ceux qui sautent ou qui dansent ensemble. Étymologie qu’on retrouve dans prœsul, celui qui saute devant ; exul, celui qui saute dehors ; insula, l’acte d’entrer en sautant : d’où, le massif tombé dans la mer, l’île.

[5] Le jour de l’entrée en fonctions ne coïncidait pas avec le premier jour de l’an (1er mars) : il n’était point préfixe mais il déterminait le jour de sortie, sauf au cas où le consul avait été formellement élu en remplacement de celui tombé sur le champ de bataille (consul suffectus) : le magistrat alors n’avait que les droits de son prédécesseur, et devait sortir de charge à l’époque assignée à celui-ci. Mais les consuls supplémentaires ne se rencontrent que dans les plus anciens temps, et seulement quand l’un des deux consuls ordinaires manque. Dans les siècles postérieurs, on vit pour la première fois deux consuls supplémentaires élus en même temps. — L’année de charge consulaire se compose donc régulièrement de deux moitiés inégales à cheval sur deux années civiles.

[6] Patres auctores fiunt, disait-on [Tite-Live, I, 17, 22, 32]. Si l’on examine et Si l’on compare attentivement toutes les sources, on voit qu’il s’agit ici d’une confirmation de la décision, non point par les curies, non point par les comices proprement dits, mais bien par cette assemblée patricienne, à qui appartient l’institution du premier interroi. Elle ne peut du reste, et dans les autres cas, rien décider législativement par elle seule. Quant au patriciat, il ne semble pas qu’après l’avènement de la république il y ait jamais eu lieu à en réglementer la collation, soit en droit, soit en la forme, ce qui ne s’explique bien que par la considération qui précède. [Voir sur l’autorité patricienne après l’admission de la plèbe au droit de cité, Smith, Dict., Vis Auctor, Plebes, Patriccii].

[7] Peut-être convient-il de le remarquer : le Judicium legitimum et le droit de justice militaire, quod imperio continetur, se fondent tous les deux sur les pouvoirs appartenant au magistrat, juge de la cause. Toute la différence entre eux, c’est que l’Imperium, dans le premier cas, est limité par la loi, tandis que, dans le second, il est libre et sans limites.