L’agriculture et le commerce se lient intimement au progrès constitutionnel et à la fortune extérieure des États et il ne se peut pas que l’historien n’y fasse des allusions continuelles. Fidèle à la loi de la logique politique, nous allons tenter d’embrasser, dans un tableau suffisamment complet, les institutions économiques de l’Italie et surtout celles de Rome. On sait déjà que pour les peuples italiques le passage de
la vie pastorale à la vie agricole s’était effectué dès avant leur arrivée
sur le sol de On a vu plus haut que tout à l’origine les terres furent
occupées en commun, réparties sans doute entre les diverses associations de
famille ; et que leurs produits seulement se distribuaient par feux. La
communauté agraire, en effet, et la cité constituée par l’association des
familles, sont liées entre elles par d’intimes rapports et longtemps après la
fondation de Rome, on rencontre souvent encore de véritables communistes
vivant et exploitant le sol ensemble[1]. La langue du
vieux droit atteste que la richesse a consisté d’abord en troupeaux et en
droits réels d’usages, et que ce ne fut que plus tard que la terre fut
divisée entre les citoyens à titre de propriété privée[2]. En veut en la
preuve incontestable ? La fortune alors
s’appelait d’un nom remarquable, pecunia, familia pecuniaque
(les troupeaux, les esclaves et les troupeaux) : les
épargnes personnelles du fils de famille ou de l’esclave allaient son pécule
(peculium, avoir en bétail) : la plus ancienne forme
d’acquérir la propriété consistait dans la prise de possession manuelle (mancipatio) ;
laquelle ne s’entend que des choses mobilières : enfin la contenance du
domaine foncier primitif, de l’héritage (heredium, de herus,
maître), ne comprenait que 2 jugères (5 ares 4 centiares), l’étendue
d’un simple verger et nullement celle d’un domaine arable[3]. Nous ne saurions
déterminer d’ailleurs l’époque où s’est faite la première division des
terres. L’on sait seulement que dans la constitution primitive de Rome, les
communautés ou famille tiennent la place qui sera plus tard occupée par les
assidus ou citoyens fixés sur leur domaine (assidui) : et que la
constitution de Servius, au contraire, a en face d’elle un partage
antérieurement consommé. A cette dernière époque, on constate aussi que la
grande masse des possessions foncières est dans les mains d’une classe rurale
moyenne : chaque famille trouve dans son lot et du travail, et la
satisfaction de ses besoins ; les domaines comportent l’entretien d’un
bétail de labour et la conduite d’une charrue ; enfin, s’il ne nous est
pas possible de dire en toute certitude quelle est la contenance ordinaire
des héritages, nous pouvons du moins affirmer, comme nous l’avons fait déjà,
qu’elle n’est pas de beaucoup inférieure à 20 jugères [ou La culture avait pour objet principal la production des céréales, de l’épeautre surtout (far) ; elle ne négligeait d’ailleurs ni les plantes légumineuses, ni les racines, ni les herbes. La vigne a-t-elle été jadis introduite par les émigrants
helléniques, ou au contraire les peuples italiques la possédaient-ils dès
l’origine ? Je ne le déciderai pas. A l’appui de cette dernière opinion,
on relève ce fait, que l’une des fêtes du vin (vinalia), celle qui
plus tard tombait le 23 avril, et, s’appelait la fête de l’ouverture des
tonneaux, était dédiée au pater Jovis, à Jupiter, et non au dieu du
vin, pater Lyœus, postérieurement emprunté à L’olivier, plus jeune que la vigne en Italie, y est
certainement venu de la Grèce[5]. Il aurait été
acclimaté vers la fin du second siècle [550 av. J.-C.] dans les régions
occidentales de Parmi les arbres fruitiers, il en est un par-dessus tous, utile et nourrissant, qui paraît indigène. On connaît l’écheveau embrouillé des légendes relatives aux vieux figuiers qui restèrent longtemps debout sur le Palatin et dans le Forum ; il y en avait un autre contemporain de la ville, devant le temple de Saturne ; et son enlèvement (en l’an 200 [494 av. J.-C.]) est l’une des plus anciennes dates que précise l’histoire locale. Le paysan menait la charrue aidé de ses fils : avec eux il pourvoyait aux autres travaux des champs ; et l’on peut douter qu’il eût recours d’ordinaire aux bras des esclaves ou des journaliers. Le bœuf, quelquefois la vache, traînaient l’araire : les bêtes de somme étaient le cheval, l’âne et le mulet. La production de la viande et du laitage, du moins sous le régime des communautés, n’était point l’objet d’une agriculture spéciale ou étendue. Le paysan avait d’ailleurs son petit bétail qu’il menait sur le pâturage commun ; on voyait dans toute métairie des porcs, de la volaille, et surtout des oies. Le cultivateur était infatigable ; il faisait labour sur labour ; le champ passait pour mal préparé, quand les sillons n’étalent pas assez serrés pour rendre le hersage inutile ; mais cette culture, si intense qu’elle fût, n’était pas des plus rationnelles. La charrue était médiocre : la moisson, le battage, toujours les mêmes, se faisaient d’une manière imparfaite. L’obstacle au progrès tenait moins peut-être à la routine obstinée du paysan, qu’à l’infériorité marquée des arts mécaniques. L’italien, en effet, avec son esprit éminemment pratique, n’éprouvait pas, le moins du monde, un engouement sentimental pour les vieilles méthodes de ses pères ; il avait su fort bien et de bonne heure inventer, ou emprunter à ses voisins, les procédés meilleurs, la culture des plantes fourragères, l’irrigation des prairies. La littérature romaine a débuté par des traités didactiques sur l’économie agricole. Au travail opiniâtre et réfléchi succédait l’époque bénie du repos. A ce moment encore intervenait la religion, adoucissant, même pour le plus humble, les fatigues de son existence, et lui marquant les heures de relâche, ou les récréations d’un plus libre loisir. Quatre fois par mois, tous les huit jours, l’un dans l’autre (nonœ[6]), le paysan va en ville pour ses achats, ses ventes et ses autres affaires. De jours non ouvrables, il n’y a à proprement parler que les fêtes consacrées, et avant tout le mois des fêtes après les semences d’hiver (feriœsementivœ)[7]. Alors la charrue se reposait par l’ordre des dieux, et la religion, accordait du repos aussi bien au valet et au bœuf, qu’au laboureur et au maître. Telles étaient les pratiques rurales des plus anciens temps. Si le paysan administrait mal, s’il dissipait la fortune héréditaire, les intéressés n’avaient d’autre recours devant la loi que celui de le faire mettre en tutelle, à l’égal d’un insensé. Les femmes étant essentiellement incapables de disposer, quand elles se mariaient, on leur donnait d’ordinaire un époux choisi dans la même association de familles, afin que son bien n’en pût pas sortir. On prévenait l’excès des dettes grevant la propriété, soit, au cas de dette hypothécaire, en ordonnant la transmission immédiate du fond engagé de la main du débiteur dans celle du créancier, soit en matière de prêt simple, en formalisant une procédure d’exécution rapide, et menant aussitôt à la distribution entre créanciers en concours : toutefois, comme on le verra plus tard, ce dernier mode n’était que très imparfaitement réglé. La loi ne mettait aucun obstacle à la libre division des héritages. Quelque désirable qu’il fût de voir les cohéritiers continuer indivisément la jouissance de leur -auteur, de tout temps le droit au partage resta ouvert au profit du communiste. C’est chose utile, sans doute, que les frères vivent paisiblement ensemble ; mais les y contraindre, serait aller contre l’esprit libéral du droit romain. On voit par la constitution Servienne, que, même sous les rois, il y eut aussi à Rome des métayers et de nombreux jardiniers, pour qui le hoyau remplaçait la charrue. En abandonnant à la coutume et au bon sens des habitants le soin d’empêcher le morcellement excessif de la terre, le législateur avait agi fort sagement : les domaines se maintinrent intacts pour la plupart, ce dont témoigne l’habitude longtemps maintenue de leur donner le nom de leur possesseur primitif. Mais l’État les entama parfois d’une manière indirecte. En créant des colonies nouvelles, il était conduit à l’allotissement d’un certain nombre de nouveaux héritages ; et souvent aussi, en y amenant comme colons de petits propriétaires, à y introduire l’amodiation et le métayage parcellaire. Quant aux grands propriétaires, leur situation est plus difficile à déterminer. Leur nombre était assez considérable, à en croire la constitution de Servius et la position qui y fut faite aux chevaliers ; il s’explique facilement aussi par les partages des terres communes à chaque famille. Le nombre forcément variable des membres des familles entraînait avec soi l’existence de possesseurs d’héritages inégalement étendus. Enfin, les capitaux que le commerce amassait dans Rome se consolidèrent fréquemment par des acquisitions foncières. Mais ne cherchons point à Rome, à cette époque, la grande culture opérant, comme elle le fera plus tard, avec une armée d’esclaves. A la grande propriété, s’applique toujours l’antique définition d’après laquelle les sénateurs ont été appelés les pères (patres) ; ils répartissent leurs champs entre leurs laboureurs, ainsi qu’un père entre ses enfants. Ils divisent en parcelles à cultiver par des hommes de leur dépendance, soit la portion de leur domaine qu’ils ne mettent point eux-mêmes en valeur, soit le domaine tout entier. De nos jours, cette pratiqué est encore suivie dans l’Italie. Le preneur pouvait être ou fils de famille ou esclave du bailleur : s’il était libre, sa possession ressemblait essentiellement à l’état de droit plus tard appelé le précaire (precarium). Il ne la conservait qu’autant qu’il plaisait au propriétaire : nul moyen légal de s’y faire maintenir à son encontre ; à tous les instants il pouvait être expulsé. Du reste, il ne payait pas nécessairement redevance : que s’il avait des prestations à fournir, comme il arrivait le plus souvent, il s’en acquittait en remettant une part des fruits, se rapprochait ainsi de la condition du fermier, sans pour cela le devenir. En effet, sa possession n’était point à terme préfixe : il n ‘y avait ni lien ni action juridique entre les parties ; et la rente foncière n’était garantie pour le maître que par son droit corrélatif d’expulsion. La fidélité à la parole donnée étant ici la seule loi, il ne fallait rien moins, pour la sanctionner, que l’intervention d’une coutume que la religion avait du consacrer. Cette répartition des produits fonciers fut cri réalité la plus solide base de l’institution morale et religieuse de la clientèle. Et qu’on ne croie pas que la clientèle n’est née qu’après la suppression des communautés agraires de même que le propriétaire séparé le fit plus tard pour son domaine, de même auparavant la famille avait pu assigner à des subordonnés les lots de sa terre indivise. Remarquez en même temps que la clientèle n’est point un lien purement personnel, et que toujours le client entre avec tous les siens dans le patronage du père de famille et de la famille toute entière. L’ancien système rural des Romains fait aussi comprendre
comment les grands propriétaires ont fondé une aristocratie agricole et non
point une noblesse urbaine. Comme la funeste classe des intermédiaires et des
entrepreneurs de culture était alors inconnue, le propriétaire vivait attaché
à la glèbe autant que le paysan ou le métayer : il voyait tout, mettait
la main à tout par lui-même ; et ce devint un éloge ambitionné par le
citoyen riche que d’être proclamé bon agronome. Il avait sa maison sur ses
terres en ville, il n’avait qu’un logement où il se rendait à jour fixe pour
y vaquer à ses affaires, et parfois, durant la canicule, pour y respirer un
air moins malsain. En même temps, ces habitudes créèrent de bons et utiles
rapports entre les grands et les petits, et parèrent aux dangers inhérents à
toutes les institutions aristocratiques. La masse des prolétaires se composa
des libres possesseurs à titre précaire, descendus la plupart de familles
déchues, des clients et des affranchis ; ils n’étaient pas beaucoup plus
sous la dépendance du domainier, que ne l’est nécessairement le petit
fermier sous celle du grand propriétaire. Là, où la portion envahissante n’a
pas asservi toute la population du même coup, les esclaves sont rares
d’abord ; à leur place, on voit des travailleurs libres qui jouent un
rôle tout autre que celui qui leur sera plus tard assigné. En Grèce aussi,
l’on rencontre dans les anciens siècles les journaliers (y°tew), à la place des esclaves.
Certaines républiques, celle des Locriens, par exemple, n’ont jamais connu
l’esclavage jusque dans les temps historiques. D’ailleurs, le valet de
labour, en Italie, était toujours d’origine italique : l’attitude du
prisonnier de guerre, volsque, sabin ou étrusque, en face du maître, n’avait
rien de commun avec l’humilité servile du Syrien ou du Gaulois des temps
postérieurs. Établi sur une parcelle de terre, il possédait de fait, sinon de
droit, son champ et son bétail, sa femme et ses enfants, tout aussi bien que
le propriétaire lui-même ; et quand les affranchissements devinrent
d’usage, son travail lui permît d’acquérir assez vite sa propre liberté. La
constitution de la grande propriété dans Le partage des terres ne toucha point aux pâtures. Celles-ci ne sont point la propriété des communautés : elles restent à l’État, qui les utilise en partie pour le service des autels publics, exigeant des sacrifices et des frais de toute nature, et aux pieds desquels sont apportées sans cesse les amendes expiatoires en bétail. Il abandonne le surplus aux possesseurs de troupeaux, en échange d’une modique redevance (scriptura). Ce droit de pâture sur les terrains publics a dû d’abord et en fait appartenir aux propriétaires des autres terres ; mais la loi n’avait point fait de l’état de propriétaire la condition légale de la jouissance partielle des pâtures. La raison en est claire. Le simple domicilié pouvait tous les jours acquérir la propriété : la jouissance des pâtures publiques était au contraire le privilège du citoyen, et ce n’est que par exception que les rois l’avaient quelquefois accordée à d’autres. D’ailleurs, les domaines de l’État, à cette époque, ne jouent, ce semble, qu’un rôle peu important dans le système économique : les pâturages publics sont originairement peu étendus ; et, quant aux terres conquises, elles sont aussitôt réparties et livrées à la culture, d’abord entre les familles, et plus tard entre les particuliers. L’agriculture, pour être à Rome la première et la plus
importante des industries, n’empêcha pas qu’il en fût cultivé d’autres. La
ville, dans ses rapides progrès, devint le grand marché du peuple romain.
Parmi les institutions de Numa, ou, si l’on veut, parmi les monuments
traditionnels de Le commerce italien s’est borné d’abord aux relations des
indigènes entre eux : c’est là un fait qui se comprend de soi-même. Les
foires (mercatus), qu’il ne faut pas confondre
avec les marchés ,hebdomadaires ordinaires (numdinœ), existèrent de
toute ancienneté dans Ce commerce d’échanges et de ventes, était depuis
longtemps fort actif, quand apparurent dans la mer occidentale les premiers
vaisseaux grecs ou phéniciens. La récolte avait-elle manqué, les voisins
fournissaient du grain aux cités en proie à la disette : bétail,
esclaves, métaux, toutes les marchandises enfin qui semblaient alors
nécessaires ou désirables, trouvaient un marché facile dans les foires. La
première monnaie d’échange consista d’abord en bœufs et en brebis, le bœuf
comptant pour dix brebis. Étalons communs et légaux de la valeur en échange
ou du prix, mesure réciproque du rapport entre le petit et le grand bétail,
nous retrouverons ces animaux servant aussi de monnaie jusqu’au fond de Mais vînt le jour des transactions commerciales avec
l’étranger d’au delà des mers. Nous en avons fait connaître ailleurs les
principaux résultats en ce qui touche les Italiens demeurés indépendants (ch.
X). Les races sabelliques échappèrent à peu près complètement à leur
influence, cachées qu’elles étaient derrière la bande étroite et
inhospitalière de leurs côtes. Ce qu’elles reçurent du dehors, leur alphabet,
par exemple, leur fut transmis par les Latins ou les Étrusques : delà,
chez elles, l’absence de grands centres urbains. A la même époque, les
relations de Tarente avec l’Apulie et Les besoins et les denrées en échange étant différents, on
a déjà pu constater pourquoi le commerce est tout différent dans le Latium et
en Étrurie. Les Latins, à qui font défaut les articles d’exportation, n’ont
qu’un commerce, à vrai dire, passif : à la place du cuivre que les Étrusques
leur livrent, ils donnent des bestiaux ou des esclaves. (V. au chapitre VII,
comment la traite s’en faisait sur la rive droite du Tibre) Aussi la balance
commerciale se soldait elle avantageusement pour l’Étrurie, à Cœré aussi bien
qu’à Populonia ; à Capoue aussi bien qu’à Spina.
Par suite, le bien-être progresse dans ces contrées ; les relations
grandissent et s’étendent. Pendant ce temps le Latium reste un pays purement
agricole. Les mêmes résultats se constatent partout : on trouve à Cœré
d’innombrables tombeaux, d’un style grec grossier, mais dont la construction
et l’ameublement attestent une prodigalité qui n’a rien d’hellénique :
chez les Latins, au contraire, à l’exception de Prœneste, qui, placée
dans une situation exceptionnelle entretint avec Faléres (Falerii) et
l’Étrurie méridionale d’étroites et quotidiennes relations, nulle part on n’a
rencontré un seul de ces caveaux fastueux des époques anciennes. Dans le
Latium, comme dans Les routes suivies par le commerce des deux peuples
diffèrent d’une façon non moins remarquable. Du plus ancien négoce des
Étruriens dans la mer Adriatique, l’on ne sait guère qu’une chose :
c’est que, suivant toutes les probabilités, il partait de Spina et Hatria
pour se diriger vers Corcyre : on a vu aussi que les Étruriens
occidentaux s’étaient de bonne heure lancés dans les mers orientales, et
commerçaient, non seulement avec Le commerce du Latium suivit une tout autre voie. Si rares
que soient les occasions de comparer l’usage que font les Étrusques et les
Romains des données fournies par Les Latins ont aussi, dans les premières siècles,
entretenu des relations avec les villes chalcidiques de l’Italie méridionale,
Cymè et Néapolis ; avec les Phocéens d’Éléa et de Massalie
(Massalia). On en trouve encore certains vestiges épars. Mais ce
commerce resta infiniment moins actif qu’avec Tout se réunit donc pour attester l’étendue du mouvement
commercial latin, et les contacts quotidiens avec les Grecs de la mer
occidentale, et surtout de En ce qui touche l’état des classes et des personnes s’occupant du négoce, il est remarquable que le haut commerce de Rome ne s’est jamais constitué en caste indépendante en face de la propriété foncière : mais ce n’est là qu’une anomalie facile à expliquer. Le grand commerce, en effet, est toujours resté dans la main des grands propriétaires. Placés sur un sol découpé par plusieurs rivières alors navigables, payés en nature seulement par leurs redevanciers, ceux-ci bientôt, la nature des choses et les monuments du temps l’attestent, ont su se procurer une flottille ; et, possédant ainsi les fruits à exporter et les moyens de transport ils se sont directement adonnés aux affaires maritimes. Les premiers Romains n’ont point connu les aristocraties rivales de la terre et de l’argent ; et les grands domainiers chez eux furent aussi les grands spéculateurs et les capitalistes. Si le commerce eût été fort étendu, c’eût été chose impossible que de réunir les deux professions ; mais, qu’on ne l’oublie pas, elles n’avaient alors qu’une importance relative. Bien que le commerce du Latium se fût tout entier concentré dans Rome, cette ville en tant que marché, demeurait loin encore derrière Cœré et Tarente, et ne cessait pas d’être la capitale d’un État principalement agricole. |
[1] Qu’on n’aille point, d’ailleurs, chercher dans les antiquités italiennes quelque chose qui ressemble à la communauté agraire des Germains, la propriété partagée entre les compagnons, à côté de la culture du sol faite en commun. Alors même que, comme en Germanie, chaque membre de la famille eût pu être considéré comme le propriétaire de tel champ, compris dans tel canton, préalablement délimité, du territoire commun, la séparation des cultures n’en serait pas moins sortie plus tard du morcellement des portions arables. Mais c’est bien plutôt le contraire qui eut lieu en Italie ; là les parts assignées à chaque habitant portent tout d’abord son nom (fundus Çornelianus) ; et la possession foncière, on le voit par ce témoignage, s’individualise aussitôt que née, et se montre réellement et complètement exclusive.
[2] Cicéron (de Rep., 2, 9, 14 ; cf. Plutarque, quest. rom., 15) s’exprime ainsi : Tum (au temps de Romulus) erat res in pecore et locurum possessionibus, ex quo pecuniosi et locupletes vocabantur. — (Numa) primum agros, quos bello Romulus ceperat, divisit viritim civibus. Denys d’Halicarnasse attribue également à Romulus le partage des terres en trente districts de Curies ; à Numa la plantation des bornes et l’introduction de la fête du dieu Terme (Terminalia, Denys, I, 7, 2, 74) ; v. encore Plutarque, Numa, 16.)
[3] Comme on conteste d’ordinaire cette assertion, nous laisserons parler les chiffres. Les agronomes de Rome calculent qu’il faut en moyenne 5 boisseaux (modii) de semence par jugère [à 8,75 lit. par boisseau, soit en tout 43,77 lit.], lesquels donneront un rendement du quintuple. D’après cette base, en faisant même abstraction de la maison, de la cour et des jachères, et en considérant l’heredium tout entier comme terre arable et constamment productive, il donnera 56 modii, ou 40 seulement, si l’on déduit la réserve pour semence. Or, Caton compte que chaque esclave adulte, et soumis à un fort travail, consomme 51 boisseaux par an. Par où l’on voit de suite qu’il n’y a pas à se demander si l’heredium pouvait faire vivre une famille. En vain on s’efforcerait d’ébranler ces résultats, en ajoutant au produit de l’heredium tous les autres fruits accessoires de la terre ou du pâturage commun figues, légumes, lait, viande, etc. Nous savons que les pâturages étaient d’une mince importance chez les Romains, et que les céréales y faisaient la nourriture principale du peuple. On vantera peut-être l’intensité de la culture chez les anciens. Sans nul doute, les paysans d’alors ont su tirer de leurs champs un rendement plus fort que ne l’ont fait les possesseurs des vastes plantations de l’époque impériale ; et nous ajouterons volontiers au total, la récolte des figuiers, les secondes moissons, tout ce qui enfin a pu et dû notablement accroître le produit brut. Encore faudra-t-il toujours rester dans une certaine mesure et ne point oublier que, s’agissant d’une évaluation moyenne et d’une agriculture peu ou point savante, ni conduite à l’aide de grands capitaux, on n’arrivera jamais à combler le déficit énorme, signalé plus haut, par une simple augmentation dans le rendement. — Soutiendra-t-on aussi que même dans les temps historiques, il a été fondé des colonies où les lots assignés ne dépassent pas 2 jugères ? Mais, qu’on le remarque, le seul exemple qu’on cite, celui de Labicum* (de l’an 336 – 418 av. J.-C.), est loin, aux yeux des savants avec qui il vaut la peine de discuter, de se rattacher à une tradition historique digne de confiance jusque dans ses détails ; elle donne prise même à bon nombre de difficultés (Tit. Liv. IV, 47. — V. infra, livre II, chap. V, aux notes). Ce qui paraît vrai, c’est que, quand il était fait à tous les citoyens des assignations de territoire (adsignatio viritana), sans envoi de colonies, ces assignations ne comprenaient souvent qu’un petit nombre de jugères (sic, Tit. Liv. VIII, 11, 21). Mais alors, ce n’étaient point des cultivateurs nouveaux qui se trouvaient mis en possession. C’étaient les anciens à qui il était donné par surcroît de nouvelles parcelles prises sur le territoire conquis (Cf. C. I. R. I., p. 88). En tout cas, quelle que soit l’opinion que l’on adopte, cela vaudra mieux toujours que d’aller se jeter dans une hypothèse aussi merveilleuse que le miracle de la multiplication des 5 pains et des 2 poissons de l’Évangile. Les paysans romains étaient, eux, beaucoup plus modestes, que leurs historiographes. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, ils ne croyaient pas pouvoir vivre quand leur domaine n’était que de 7 jugères (1 hect. 7 ares 64 cent.), ou quand il ne rendait pas plus de 140 boisseaux romains (42 hectolit. 25 lit. 63 centil.).
*[Dans le Latium, entre Tusculum et Prœneste, non loin d’un bourg appelé aujourd’hui Colonna].
[4] Nous nous servons du mot impropre de tonneau : mais chacun sait que les vieux Romains mettaient leur vin dans des vases de poterie fermés ; calpar, cupa.
[5] Oleum, oliva, viennent d’έλαιον, έλαια : amurca (l’écume qui sort du pressoir) n’est autre que l’αμόργη des Grecs.
[6] Annum ita diviserunt, ut nonis modo diebus urbanas res usurparent, reliquis VII ut rura colevent. — Varr., R. R. 2, prœfat. 51.
[7] Ovide, les décrit : Fast., 1, 663 et suiv. Ces fêtes étaient celles de tout le pagus, d’où elles sont aussi appelée Pagenalia. Elles avaient lieu en janvier.
[8] Mamuri Veturi nomem frequenter in cantibus Romani frequentabant hac de causa : Numa Pompilio regnonte, e cœlo cecidisse fertur ancile… unaque edita vox, omnium potentissimam fore civitatem, quamdiu id in ea manssinet. Itaque facta sunt ejusdem generis plura quibius misceretur, ne internosci cœleste posset. Probatum opus est Mamuri. — Fast., éd. Müller, p. 131. — Ovide, Fast., 3, 391. —Propert., 4, 2, 61
[9] Ce rapport légal de valeur entre les brebis et les bœufs a été fixé au chiffre proportionnel de 4 pour 40 à raison de ce que, lors de la conversion en argent de la prestation en bétail des amendes expiatoires, la brebis fut taxée à 40 as, le bœuf à 100 (Festus, v° Peculatus, p. 237, cf. p 24, 144. — A. Gell., II, 1 — Plutarque, Poplicola, 11). La même appréciation se retrouve dans la loi islandaise : la vache y vaut 42 moutons : seulement, comme on le voit, le droit allemand substitue le système duodécimal au système décimal primitif. — Nous n’insisterons plus sur la dénomination latine adoptée pour désigner l’argent (pecunia) ; le même fait s’est produit chez les Germains (fee, en anglais [de l’allemand Vieh]).
[10] Velum est
certainement d’origine latine ; il en est de même de malus, qui ne signifie pas
seulement l’arbre du mât, mais l’arbre en général : antenna semble formé de la
préposition n
(comme dans anhelare, antestari), et de fendere, et
équivaut à supertensa. En revanche sont grecs, gubernare (gouverner),
ancora (ancre), prora (l’avant ou la proue),
aplustre (l’arrière), anguina (le cordage de la vergue),
nausea (le mal de mer). Des quatre vents principaux, l’Aquilo,
le vent de l’Aigle,
[11] A l’exception des mots Sarranus, Afer et d’autres noms de lieux analogues, il ne se trouve pas dans le latin ancien un seul mot emprunté directement aux dialectes phéniciens. On en pourra citer quelques-uns de racine phénicienne, sans doute (comme arrabo, erra, et peut-être murrha, nardus, etc.) ; mais qui, certainement, ont passé d’abord par le grec. Celui-ci contient, en effet, un bon nombre de mots orientaux ; dont l’emprunt témoigne d’anciennes et actives relations avec les Araméens. Nous en dirons autant du mot thesaurus, qui a été une énigme pour les philologues : grec pur ou vocable pris par les Grecs aux Phéniciens ou aux Perses, c’est aux Grecs que les Latins l’ont pris à leur tour, ce qu’atteste la persistance de l’aspirée th. (V. chap. XII, ce que nous avons dit des influences orientales).