Le Panthéon romain, nous l’avons déjà dit, réfléchit Nous n’avons pas à exposer ici tout le détail de la
mythologie romaine : mais ce serait manquer à un devoir de l’historien, que
de ne pas faire ressortir d’abord la simplicité terre à terre, et la nature
tout intime, des divinités de Rome. Abstraire et personnifier à la fois, est
de l’essence des mythologies romaine et grecque : le dieu grec a aussi
pour prototype un phénomène naturel, ou une notion morale ; et chose qui
témoigne de la tendance prédominante chez l’un aussi bien que chez l’autre
peuple, à la personnification religieuse, c’est que leurs divinités sont
tantôt mâles, tantôt femelles. Notons l’invocation usitée à Rome : Que tu sois dieu ou déesse, homme ou femme !
Notons enfin cette superstition profonde du Romain, qui lui défend de
prononcer le nom du génie protecteur de la cité, de crainte, que l’ennemi de
Rome n’en ait connaissance, et en l’invoquant à son tour, n’invite le dieu à
passer la frontière. L’antique figure de Mars, la plus vieille et la plus
nationale des divinités italiques est elle-même un débris de ces
personnifications puissantes. Mais tandis qu’ailleurs l’abstraction qui est
au fond de toute religion va s’élevant sur l’aide d’une pensée sans cesse
agrandie ; tandis qu’elle tend à pénétrer chaque jour plus avant dans
l’essence des choses, l’on voit au contraire les images sensibles du
paganisme romain se pétrifier d’une façon incroyable, et s’établir sur les
degrés les plus humbles dans l’ordre des conceptions contemplatives. Pour les
Grecs, tout motif religieux de quelque importance se transfigure aussitôt, et
donne matière à un groupe anthropomorphique avec son cycle légendaire et
idéal. A Rome, la notion première reste attachée à son point de départ, dans
sa rigide nudité. N’allez point chercher là les images glorieuses, tout à la
fois terrestres et idéales, du culte d’Apollon ; les ivresses divines du
Bacchus Dionysos, les dogmes profonds et cachés sous les rites et les
mystères du mythe de La théologie nationale des Romains s’efforça toujours de
rendre sensibles, intelligibles, les phénomènes et les attributs de la
divinité. Elle voulut les traduire en relief dans les mots de sa
terminologie ; les classifier, en transportant toutefois dans sa
nomenclature les distinctions des personnes et des choses selon les principes
du droit privé ; elle s’astreignit elle-même à ses propres règles dans
les invocations ; et elle les imposa à la foule en lui communiquant ses
listes et ses formules (indigitare). Tels sont les caractères
essentiels de la religion romaine : les notions abstraites y sont
ramenées à un concrétisme extérieur ; et elle affecte une simplicité
extrême, tantôt vénérable et tantôt ridicule dans les formes. Mais de tous les cultes pratiqués à Rome, il n’en est point peut-être qui soit plus profondément entré dans les mœurs que celui des Génies protecteurs de la maison et de la chambre d’habitation. Notons dans les rites officiels les invocations à Vesta et aux Pénates ; dans les prières de la famille celles adressées aux dieux des bois et des champs, aux Sylvains ; et avant tous, aux dieux propres du foyer, les Lases ou Lares, qui ont leur part dans les repas de la famille ; et à qui jusque dans les temps de Caton l’Ancien, le maître, quand il rentre chez lui, adresse d’abord ses dévotions[5]. Et pourtant dans l’ordre des dignités divines les génies champêtres ou domestiques n’occupent guère que la dernière place. Pouvait-il en être autrement, sous l’empire d’une religion se dépouillant de tout idéal ! La piété des fidèles n’allait pas chercher sa nourriture dans les abstractions lointaines et générales ; elle s’agenouillait au contraire devant les notions les plus simples, les plus individuelles. Pareillement, les tendances de la religion romaine sont pratiques et utilitaires, et vont de pair avec le rejet du principe idéaliste. Après les dieux du foyer et des bois, les Latins, et avec eux, les nations Sabelliques, ont en grande vénération Herculus ou Hercules, le Dieu de la métairie cultivée sans trouble (de hercere), qui ensuite devient le Dieu de la richesse et du gain. Rien de plus ordinaire que de voir le Romain offrir la dîme de son avoir sur l’autel principal (ara maxima) du Dieu, au marché aux bœufs (forum boarium). Il lui demande d’éloigner les pertes qui le menacent, ou de faire prospérer ses gains. Comme c’est aussi là qu’il a coutume de conduire ses contrats, et de les confirmer sous serment, l’Hercule bientôt ne fait plus qu’un avec le Dieu de la bonne foi (Deus Fidius). Le hasard ne fut pour rien dans le culte de la divinité protectrice du négoce : on l’honorait, dit un ancien, dans tous les bourgs de l’Italie : ses autels se rencontraient partout, et dans les rues des villes, et le long des grandes voies. De même, et par les mêmes motifs, les Latins invoquent de bonne heure et en tous lieux la déesse du hasard et de la bonne chance (Fors, Fortuna), et le dieu marchand (Mercurius). Une économie domestique sévère et des aptitudes mercantiles remarquables sont l’un des traits distinctifs du peuple romain on ne s’étonnera pas de retrouver l’image divinisée de ses vertus jusque dans les dogmes les plus intimes de sa religion. Du monde des Esprits, il n’y a que peu de chose à dire les âmes des mortels, après leur décès, les manes, ou les bons (manes), descendent à l’état d’ombres, ait lieu même où reposé le corps ; et les survivants leur donnent à manger et à boire. Mais leur demeure est au fond des abîmes, et nulle issue ne met en communication le monde inférieur avec les hommes placés sur la terre, ou avec les dieux du monde supérieur. Le culte grec des héros est inconnu chez les Romains, et l’une des preuves les plus certaines de l’invention tardive de cette pauvre légende qui veut raconter la fondation de Rome, c’est la métamorphose assurément peu romaine du roi Romulus, devenant le dieu Quirinus. Numa, le plus ancien et le plus vénérable personnage de la légende, n’a jamais été à Rome l’objet d’un culte semblable à celui de Thésée, à Athènes. Dans les temps où lés races indigènes occupaient encore D’autres cultes encore se pratiquaient dans D’autres rites moins importants appartenaient, nous
l’avons dit, à certaines familles ; mais le public y prenait aussi sa
part. La fête du loup (Lupercales, Lupercalia) se
célébrait en l’honneur du dieu Secourable (ou dieu Faune, Faunus),
durant le mois de février. La gens Quinctia, et après l’accession de
la cité Colline, la gens Fabia aussi, en avaient le privilège. C’était
un véritable carnaval de bergers ; on y voyait les Luperques (luperci,
qui éloignent le loup) courir et bondir, le corps nu, une peau de bouc
entourant la ceinture : ils frappaient les passants à coups de lanières.
— Le culte d’Hercule appartenait encore aux gentes des Potitiens
et des Pinariens. Nul doute qu’il n’y eût, et en grand nombre,
d’autres rites confiés à d’autres familles, chargées d’y représenter la cité.
A ces cultes originaires de Diane eut aussi son temple sur l’Aventin, où elle
représentait La religion des Latins, et celle même des tribus Sabelliques, sont, à n’en point douter, semblables, ou peu s’en faut, à l’antique religion de Rome. Les flamines, les saliens, les luperques et les vestales, ne sont point évidemment d’institution purement romaine. Tous les Latins les possédaient ; et ce n’est point d’après un formulaire romain que les trois premiers collèges des prêtres ont été tout d’abord pareillement créés dans les cités apparentées à Rome. — Ajoutons enfin que si l’État réglemente le culte des divinités publiques, chaque citoyen a droit d’en faire autant pour ses divinités domestiques ; il leur offre des sacrifices, il leur consacre des temples, et leur assigne des serviteurs. La classe des prêtres était donc nombreuse à Rome ; et cependant, quand un citoyen avait affaire aux dieux, il ne les prenait pas pour intermédiaires. Quiconque prie ou fait un vœu, s’adresse directement à la divinité : la cité, par la bouche du roi ; la curie, par celle du curion ; la chevalerie, par ses chefs. Jamais le prêtre n’est en tiers, et ne vient cacher ou obscurcir la notion primitive et simple de l’invocation personnelle. Mais il n’est point facile de converser avec les dieux. Les dieux ont leur langage, intelligible à celui-là seul qui en a la clef : et l’homme instruit dans ce saint commerce ne sait pas seulement interpréter la volonté divine, il sait aussi l’incliner en un sens favorable, la surprendre même et la dompter, s’il le faut. De là pour l’adorateur des dieux, ’habitude d’appeler auprès de lui des experts attitrés dont il prendra le conseil : de là, l’organisation toute religieuse de ceux-ci en une corporation spéciale : de là enfin, cette institution profondément nationale et italique, destinée à jouer dans la politique un bien autre rôle que les prêtres ou les corporations sacerdotales. C’est à tort qu’on a souvent confondu les uns avec les autres : celles-ci ont pour mission le culte proprement dit de leur dieu ; ceux-là gardent la tradition de certains actes religieux d’un ordre moins spécial, et dont seuls ils possèdent la formule et le sens, ou dont la transmission fidèle d’âge en âge importe aux intérêts de l’État. Exclusifs par excellence, et ne se recrutant que parmi les citoyens, ces experts devinrent à la longue les dépositaires des sciences et des procédés de l’art. Dans la cité romaine et dans la cité latine même, il n’y eut d’abord que deux collèges d’experts sacrés : celui des augures et celui des pontifes[7]. Les six augures reconnaissaient le langage des dieux dans le vol des oiseaux : ils poursuivirent assidûment leurs études, et les portèrent à la hauteur d’un savant système d’interprétation sacrée. Les cinq constructeurs de ponts (pontifices) tirèrent leur nom de la charge sainte et si importante qui leur était confiée, de monter et de démonter le pont du Tibre. Ils furent, à proprement parler, les ingénieurs romains, sachant les secrets des mesures et des nombres. Delà, pour eux, le devoir d’établir le calendrier public, d’annoncer la lune nouvelle ou pleine, les jours de fête, et de veiller à ce que les solennités du culte et de la justice s’accomplissent régulièrement aux jours propices. Une telle mission leur fit prendre bientôt la haute main sur les choses de la religion ; aussi, qu’il s’agisse de mariage, de testament ou d’adrogation (adoption civile), dans tous les actes pour lesquels il était d’abord nécessaire de s’assurer qu’ils n’éprouvaient aucun obstacle du côté de la loi religieuse, les pontifes étaient interrogés par les parties. Ce furent eux encore qui fixèrent et notifièrent au peuple le code général de la loi sacrée, connu depuis sous le nom de Recueil des lois royales[8]. A l’époque du renversement de la royauté, ils avaient probablement achevé la conquête de la suprématie religieuse. Surveillants tout puissants du culte et des choses qui s’y rattachent (or, tout ne venait-il pas s’y rattacher dans Rome ?), ils définissent eux-mêmes leur science professorale : la science des choses divines et humaines[9]. Et, de fait, ils président aux commencements de la jurisprudence sacrée et civile, et à la rédaction des premières annales. L’histoire, en effet, se rattache forcément au calendrier et au livre des temps de l’année ; et quant aux règles de la procédure ou aux maximes du droit, comme il ne pouvait pas se former une tradition dans les tribunaux de Rome, avec leur organisation essentiellement mobile, les connaissances théoriques et pratiques se réfugièrent dans le collège des pontifes, seuls compétents pour indiquer les jours judiciaires et donner un avis sur les questions religieuses en litige. A côté des deux collèges plus anciens et plus considérables des experts sacrés, vient aussi se placer celui des vingt messagers d’État, ou féciaux (feciales, mot d’origine incertaine), archives vivantes, qui perpétuent par la tradition orale le souvenir des traités passés avec les cités voisines. Ils décident en forme d’avis sur les cas de violation de ces traités et sur les droits qui en découlent ; ils réclament les expiations dues, ou déclarent la guerre, quand elles sont refusées. Les féciaux ont été pour le droit des gens, ce qu’étaient les pontifes pour le droit sacré : pas plus qu’eux, ils ne prononcent la sentence ; mais, comme eux, ils montrent la loi. — Quelque haut placés qu’ils fussent, en effet, quelque puissantes et étendues qu’aient été leurs attributions, jamais on n’oublia, à Rome, que les membres des collèges sacrés n’avaient pas le droit de jussion, mais de simple avis seulement ; qu’ils n’avaient point à réclamer eux-mêmes la réponse des dieux, mais simplement à en fournir l’interprétation. Aussi le premier des prêtres marche-t-il après le roi ; et il ne le conseille que quand il en est requis. Au roi seul de décider si, et à quel moment, le vol des oiseaux sera consulté : l’augure est là qui l’assiste, et traduit, s’il y a lieu, le langage des envoyés célestes. Le pontife et le fécial n’interviennent non plus dans les choses du droit civil et du droit public, que quand les parties intéressées les en sollicitent. En dépit des suggestions de la piété, Rome a toujours maintenu inflexiblement cette maxime, que le prêtre doit demeurer sans puissance dans le gouvernement ; et que loin qu’il ait jamais d’ordres à donner, il doit, comme tout citoyen, obéissance au plus humble des officiers publics. La jouissance satisfaite des biens terrestres, et en
seconde ligne, la crainte des phénomènes de la nature quand celle-ci déchaîne
sa puissance, voilà les caractères fondamentaux de la religion latine. Elle
se meut de préférence au milieu des manifestations de la joie, dans les
chants, les jeux et la danse ; elle aime à faire chère lie. En
Italie, comme chez les peuples agricoles et vivant principalement d’une
nourriture végétale, l’abattage du bétail est le signal d’une tête
domestique, ou d’une solennité religieuse. Le porc est regardé comme
la viande de sacrifice la plus agréable aux dieux, parce qu’il fournit
habituellement la rôti de la fête. Mais la sobriété romaine s’oppose en même
temps aux prodigalités et aux excès. Le culte latin se montre économe même
envers les dieux : c’est là l’un de ses traits les plus marqués, et la
discipline sévère des mœurs y arrête d’une main de fer les élans de
l’imagination populaire. Quand, ailleurs, dans les emportements de sa
licence, celle-ci produit des difformités monstrueuses, chez les Latins elle
reste calme et mesurée. Ce n’est pas qu’eux aussi, obéissant à des tendances
morales, toujours puissantes sur le cœur de l’homme, ne transportent jusque
dans le monde des dieux la faute et le châtiment terrestres. Voir dans l’une
un crime contre Promise. Au Dieu de la voûte céleste, on apporta des têtes
d’oignons ou de pavots, en lui demandant de détourner sur elles
ses foudres lancées sur les hommes ; et, en payement des offrandes
annuelles exigées par le Dieu du Tibre (pater Tiberis), on jette dans
ses ondes trente mannequins de jonc tressés[10]. Mélange
singulier des notions de la grâce et de la réconciliation divines avec les
suggestions d’une fraude pieuse, qui s’efforce de tromper un maître redouté
et de le satisfaire par un payement qui n’a rien de sérieux ! La crainte
des dieux exerce donc une grande influence sur les esprits à Rome ; mais
elle n’a rien de commun avec cet effroi que la nature souveraine ou la
divinité toute-puissante inspirent aux peuples voués au panthéisme ou au
monothéisme. Ici, elle est purement matérielle ; elle diffère à peine de
la crainte que ressent le débiteur romain devant son créancier légal, exact
autant que puissant ! Il se conçoit dès lors qu’une telle religion, loin
de promouvoir et mûrir le génie artistique ou métaphysique, l’a dû aussitôt
étouffer dans son germe. Chez les Grecs, au contraire, les mythes naïfs de
l’antiquité primitive revêtirent promptement un corps de chair et de
sang ; leurs notions de Les mêmes caractères distinctifs persistent jusque dans les choses de la vie pratique. Le Romain, à ce point de vue, ne tire de sa religion qu’un seul résultat avec la jurisprudence sacerdotale il reçoit des mains des Pontifes, un corps de lois morales, dont les préceptes lui tiennent lieu d’un règlement de police, dans ces temps si éloignés encore de toute tutelle administrative ; et dont les commandements la conduisent devant le tribunal des dieux, pour y accomplir les devoirs que la loi politique ignore ou ne sanctionna guère qu’à l’aide de la pénalité religieuse. Aux préceptes de la première classe appartiennent d’abord de sévères injonctions pour la célébration des jours de fête, pour la culture plus technique des champs et des vignes (nous aurons à la décrire ailleurs) ; puis surtout, et pour en citer de frappants exemples, viennent les rites relatifs aux dieux Lares, au culte du foyer, à l’incinération du cadavre des morts, coutume usitée chez les Romains dès la première heure, longtemps avant que les Grecs l’aient connue, et qui suppose sur les dogmes de la vie et de la mort une doctrine absolument étrangère aux idées ayant cours dans les temps plus anciens ou dans nos temps modernes[11]. Il convient assurément de tenir compte à la religion romaine de ces innovations et de ses autres pratiques analogues. Dans l’ordre moral, ses effets sont autrement décisifs. Et
d’abord toute sentence capitale est considérée comme l’accomplissement d’un
anathème lancé par les dieux ; lequel accompagne et complète tout
ensemble la décision du juge séculier. Contre le mari qui vend sa
femme ; contre le père qui vend son fils ; contre le fils ou la bru
qui frappent leur père ou beau-père ; contre le patron qui viole la foi
jurée envers l’hôte ou le client, la loi civile n’a point, à proprement parler,
de sanctions pénales : mais à sa place la malédiction divine
s’appesantit sur la tête du coupable. Non pas que la vie de l’excommunié
(sacer) soit mise au ban et proscrite : un tel acte serait
contraire à toute bonne discipline dans la cité. Ce ne fut que dans des circonstances
exceptionnelles, et pendant les discordes civiles entre les ordres, qu’une
telle sanction vint s’ajouter à la malédiction religieuse. L’accomplissement
de la sentence divine n’appartient pas d’ordinaire à la juridiction civile,
encore moins à tel ou tel citoyen, ou à tel ou tel prêtre, celui-ci
demeurant, on le sait, sans pouvoir politique. L’excommunié, en un mot, n’est
pas la chose des hommes, mais bien celle des dieux. Toutefois, les croyances
populaires sont puissamment émues par la sentence d’excommunication ;
et, dans ces anciens temps, elle imprima une terreur grande dans les esprits
même futiles ou mauvais. La religion a donc ici exercé une influence
civilisatrice d’autant plus pure et plus profonde qu’elle n’empruntait pas
les armes de la justice temporelle. Mais au delà de ces préceptes de
discipline civile et de morale, elle n’a rien apporté d’autre au peuple
latin. Les cultes helléniques ont fait bien plus pour la peuple grec :
il ne leur doit pas seulement sa culture intellectuelle, il leur doit aussi
tous ses progrès dans le sens de l’unité nationale. Chez lui, tout ce qui est
grand, tout ce qui est la commune richesse de la nation, se meut et vit
autour des oracles, au milieu des fêtes religieuses, à Delphes, à
Olympie, dans le commerce des Muses, filles de Nous avons esquissé le tableau de la religion romaine dans
la pureté native de ses dogmes et dans son libre et populaire progrès. Elle
reçut, d'ailleurs, dès les temps les plus anciens, mais sans avoir à en
souffrir dans son caractère propre, un certain nombre d'importations
provenant des cultes et des dogmes étrangers. De même la communication du
droit de cité à certains régnicoles venus de loin, ne fit jamais tort à
l'État. Rome, cela va de soi, échangea tout d'abord avec les Latins ses dieux
en même temps que ses marchandises ; mais ce qui nous frappe davantage,
c'est l'immigration des dieux et des cultes appartenant à des peuples de
races non apparentées. Nous avons mentionné déjà les rites sabins des
Titiens : qu'il soit venu à Rome quelques dogmes étrusques, c'est ce qui
parait douteux : les Lases ou bons Génies, sous leur nom le plus
ancien (Lases, cf. lascivus), et Les dieux des navigateurs, Castor et Polydeukès, le Pollux
des Romains ; Hermès, le dieu du commerce, qui n'est au troque leur
Mercure ; le dieu de la santé, Asclapios ou Æsculape (Æsculapius),
toutes ces divinités grecques furent également connues à Rome de toute
antiquité, bien qu'elles n'y aient reçu que plus tard des prières publiques.
C'est aussi aux époques reculées que remonte le nom de la fête de la bonne
déesse (bona dea), le damium[13], qui répond au
grec δάμιον ou δήμιον.
Le dieu protecteur des métairies, l'Hercule italien (Hercules
ou Herculus, de hercere, maintenir la paix), ne tarda
point à se confondre avec le dieu héros tout autre que les Hellènes
appelaient Héraclès. Ne faut-il pas, voir enfin des emprunts
véritables bien plus que la coïncidence primitive des dogmes, dans les mêmes
noms donnés par les deux peuples au dieu du vin, au libérateur
(Lyœos, lyœus, liber pater), qui chasse les soucis ;
au dieu qui règne sous les abîmes terrestres (Ploutôn, dis pater[14]), à Pluton, dispensateur des richesses ; a Perséphoné,
son épouse, à laquelle, sous la dénomination latine assonante de Proserpine
(Proserpina, qui fait germer[15]), on avait
transporté les attributs de la divinité grecque. Citons, en dernier lieu la
déesse de la confédération romane-latine ; Des cultes sabelliques et ombriens, nous ne savons que peu de chose : ils semblent toutefois reposer sur les mêmes bases que la religion latine, sauf les différences locales de formes et de couleurs. Que des différences existassent, c'est ce que prouve l'institution à Rome d'une congrégation spéciale pour le maintien du rite sabin ; mais on voit aussitôt en quoi elles consistaient. Chez les deux peuples, les dieux étaient consultés dans le vol des oiseaux ; seulement, ces oiseaux n'étaient pas les mêmes, suivant que les Titiens ou les augures des Ramniens avaient à les interroger. D'ailleurs, les ressemblances se retrouvent sur tous les points : et si le langage sacré, si les rites varient, les deux peuples ont en commun la notion du dieu impersonnel de sa nature, et image abstraite d'un phénomène terrestre. Aux époques contemporaines, les différences du culte étaient chose grave sans doute ; pour nous, il n'est plus possible d'y saisir des traits caractéristiques bien distincts. Un autre esprit, visible encore sous les débris de leur
système sacré, régnait dans la religion des Étrusques. Un mysticisme sombre
et fastidieux, le jeu des nombres, la pronostication par les signes,
l'intronisation solennelle d'une superstition radoteuse qui, dans tous les
temps, sait trouver et dominer son public, tels sont les caractères de ce
culte. Nous ne le connaissons pas, à beaucoup près, dans la pureté et le
détail de ses rites, comme nous savons celui de Rome : les rêveries de
l'érudition moderne y ont pu ajouter beaucoup ou s'appesantir de préférence
sur les dogmes ténébreux et fantastiques qui s'éloignent le plus du rituel
latin. Quoi qu'il en soit de ces deux causes d'exagération, il n'en demeure
pas moins vrai que cette religion, mystérieuse et sauvage tout ensemble,
avait aussi ses fondements dans le génie propre du peuple toscan. Dans l'état
de notre science fort insuffisante, nous n'essayerons pas d'exposer ici les
différences essentielles des religions latine et étrusque ; nous
mentionnerons seulement, comme un fait important, les dieux mauvais et
nuisibles placés au premier rang dans l'olympe de Mais la piété étrusque se préoccupe avant tout du sens des signes et des prodiges. Les Romains, dans la voix de la nature, croyaient aussi entendre la voix des dieux : toutefois, leur augure ne se retrouvait que parmi les signes les plus simples ; il ne pouvait qu'en gros reconnaître si l'acte à accomplir serait heureux ou malheureux. Tout dérangement dans le cours ordinaire des phénomènes lui semblait d'un fâcheux pronostic, et empêchait de passer outre. Un coup de tonnerre, un éclair faisaient dissoudre aussitôt l'assemblée du peuple : d’autres fois, on s'efforçait d'anéantir le fait accompli : l'enfant venu difforme, par exemple, était mis à mort aussitôt. Au delà du Tibre on ne se contentait pas pour si peu. L'Étrusque plus méditatif, dans les éclairs ou les entrailles de la victime, savait lire tout l'avenir de l'homme pieux : plus le langage divin était étrange, plus les signes et les prodiges semblaient surprenants, plus il proclamait haut la sûreté de sa divination, et le moyen de prévenir les périls annoncés. On vit alors se former toute une science des éclairs, des aruspices et des prodiges, allant se perdre dans les subtilités capricieuses d'une intelligence affolée : mais c'étaient les éclairs, surtout, qui tenaient la première place dans la discipline, augurale. Un jour, un laboureur, non loin de Tarquinies, retourna d’un coup du soc de sa charrue une sorte de petit gnome à visage d'enfant et à chevaux blancs, nommé Tagès par la légende (comme si vraiment il eût été la vivante moquerie de cette science, tout à la fois enfantine et vieillotte). Ce fut lui, en tous cas, qui l'enseigna aux Étrusques ; puis il mourût, sa tâche accomplie. Ses disciples et successeurs enseignèrent quels dieux lancent les éclairs : ils reconnaissaient la foudre de tel ou tel dieu, suivant le coin du ciel d'où elle était partie, ou la couleur dont elle avait brillé : ils disaient si l'éclair présage un fait permanent, ou un événement passager ; et dans cette dernière hypothèse, si l'événement aura une date immuable, ou si à force d'art il sera possible d'en reculer l'apparition dans de certaines limites : ils montraient à enfermer la foudre une fois tombée, à la contraindre à frapper, quand elle ne fait que menacer encore : se livrant à cent autres manœuvres où se laissent trop facilement voir les incitations de la cupidité professionnelle. Une méthode aussi compliquée n'était en rien conforme au système de la piété romaine ; et, ce qui le prouve, c'est que si, plus tard, elle fut parfois suivie dans Rome, jamais elle ne tenta de s'y établir à demeure. Les Romains trouvèrent toujours de quoi satisfaire leur curiosité pieuse dans les oracles indigènes ou grecs. Sous un autre rapport, la religion étrusque dépasse sa voisine, lorsque, s'emparant de ce qui fait absolument défaut chez celle-ci, elle ébauche, sous le voile des rites sacrés, une sorte de philosophie spéculative. Le monde étrusque a ses dieux, au-dessus desquels planent les dieux cachés, que le Jupiter toscan, lui-même, consulte : mais ce monde est fini et périssable ; et, comme il a eu son commencement, il tombera en dissolution, après un long temps, dont les siècles marquent les heures. Y avait-il quelque chose de sérieux au fond d'une telle cosmogonie et des systèmes philosophiques de l'Étrurie ? Question difficile à résoudre. Le dogme étroit de la fatalité ; le jeu aveugle des nombres, y semblent, en tout cas, prédominer tristement. |
[1] V. sur le Ve-jovis, Preller, p. 235.
[2] Laverna, déesse des voleurs. — Est autem dea furum, dit un ancien commentateur d’Horace, Epod., I, 16, 57 et suiv. Elle avait son autel sur la voie Salaria.
[3] V. Preller, à ces divers mots.
[4] Les portes des villes et des maisons, et aussi le matin (Janus matutinus) sont chers à Janus ; il faut l’adorer avant l’invocation à tout autre dieu : dans les séries monétaires, il passe même avant Jupiter, preuve incontestable de la notion abstraite de sa divinité. Il préside à tout ce qui s’ouvre ou commence. La double face, tournée de deux côtés opposés, indique aussi la porte qui s’ouvre en dedans et en dehors. Il. convient d’autant moins d’en faire un dieu annal ou solaire, que le mois appelé de son nom (Januarius, janvier) est le onzième de l’année romaine et nullement le premier. J’ajoute même que ce nom du mois lui vient sans doute de ce que, précisément après le repos forcé de la mi-hiver, les travaux des champs vont reprendre leur cours. Que si, plus tard, l’année commençant à dater de janvier, son début a été de même placé sous les auspices de Janus, nul ne peut et ne doit s’en étonner.
[5] Les Lases sont invoqués dans le chant des frères Arvales, le plus ancien monument connu de la langue romaine. On le trouvera reproduit, plus bas, chap. XV.
[6] Maurs est la forme la plus archaïque : elle donne naissance a des dérives divers, suivant que l’ù tombe ou se transforme Mars, Mavors, Mors. Le passage de l’u à l’ŏ (comme Pola, Paula, etc.) apparaît aussi dans la double forme Mar-Mor (comparez Ma-Mŭrius), à côte de Mar-Mar et Ma-Mers.
[7] On rencontre, en effet, les augures et les pontifes dans toute cité latine constituée à la manière romaine (Cicéron, de lege agr., 2, 35, 96. — V. aussi les inscriptions en grand nombre). Des autres il n’est jamais fait mention. Les augures et les pontifes appartiennent donc au fond commun du Latium primitif, et viennent en ligne avec les dix curies, les flamines, les saliens et les luperques. Au contraire les duovirs, les féciaux et les autres collèges, appartiennent à une époque romaine plus récente, comme les trente curies, les tribus et les centuries de Servius : aussi sont-ils demeurés spéciaux à Rome. Peut-être que le nom du second collège, celui des pontifes, a remplacé, dans les institutions latines et par l’effet de l’influence romaine, un nom plus ancien, et variable de sa nature ; peut-être encore qu’à l’origine (de sérieuses indications philologiques le donnent à croire) le mot pons signifiait-il simplement chemin et non pont ; d’où pontife (pontifex) eût voulu dire constructeur des chemins. — Quant aux augures, les sources varient sur le fait de leur nombre primitif. On a voulu qu’il fut toujours impair ; mais Cicéron, loc. cit., contredit formellement cette assertion. Tite Live aussi est loin de l’affirmer (10, 6). Il dit seulement que leur nombre est toujours divisible par trois ; d’où il suit qu’il est réductible à un chiffre impair. Selon le même auteur (cod. loc.), il y aurait eut six augures jusqu’à la loi Ogulnia ; ce qui cadre avec les détails fournis par Cicéron (de rep., 2, 9, I4), lorsqu’il enseigne que Romulus avait créé quatre augures, auxquels il en fut ajouté deux par Numa.
[8] Leges regiœ. Il n’en existe plus qu’un court fragment, qu’on trouvera notamment en tête du Grand Dict. latin de Freund, Paris, Didot, 1855), t. I, p. XXIV à l’appendice.
[9] Jurisprudentia est divinarum atque humanarum recrum notitia, dira aussi plus tard le jurisconsulte romain. — Instit., I, 4, et l. 40, § 2. - D. de Justitia et Jure.
[10] Une opinion trop prompte et irréfléchie sans doute n’a vu dans ce rite qu’un reste d’anciens sacrifices humains. — [Il s’agit ici des Argées (Argei) jetés par les vestales dans le Tibre du haut du Pont de bois (Sublicius)].
[11] Les corps réduits
en cendres, sont rendus à la bonne Mère,
[12] Sors, de serere, enfiler. Les sorts n'étaient, dans l'origine, qu'une série de petites tailles de bois, enfilées d'un cordon, et qui, jetées à terre, tombaient en décrivant diverses augures, à peu près comme les Runes scandinaves.
[13] V. Preller, p. 355.
[14] Ou Ditis pater.
[15] Quod sata in lucem proserpant, cognominatam esse Proserpinam. Arnob., III, 33.