La lumière ne se fait pas tout d'un coup dans l'histoire
des peuples de l'antiquité. Pour l'Italie aussi le jour naît en Orient,
pendant que la
Péninsule est encore noyée dans l'obscurité de l'avenir.
Les régions qui environnent le bassin de la Méditerranée,
à l'est, s'éclairent de toutes parts des lueurs d'une civilisation féconde.
Les peuples, à leur point de départ, trouvent d'ordinaire un modèle, un
dominateur dans un peuple fière. L'Italie n'a pas échappé à ce destin, tant
s'en faut. Mais ce n'est pas par la voie de terre qu'elle a reçu l'impulsion
civilisatrice. Sa situation géographique fait comprendre de suite pourquoi.
Les communications terrestres, entre l'Italie et la Grèce, étaient par
trop difficiles dans les anciens temps ; et nul vestige n'est resté d'un
courant établi par cette route. Que le commerce ait pu cependant franchir
quelquefois les Alpes, nous l'admettons. L'ambre a été apporté des côtes de la Baltique jusqu'aux
bouches du Pô, en des temps d'une antiquité reculée : la légende grecque a
placé sa patrie dans le Delta du grand fleuve. Une autre route, partant du
même point, traversait l'Apennin et venait droit tomber à Pise ; mais, en
réalité, elle n'introduisait pas l'élément civilisateur au milieu des
Italiques. C'est aux nations maritimes de l'Orient que revient la gloire
d'avoir donné à l'Italie, tout ce qu'elle a reçu du dehors, en fait de
culture étrangère.
Le plus ancien des peuples civilisés de la Méditerranée,
le peuple Égyptien, ne se risquait pas encore sur les mers : son influence
directe sur l'Italie a été nulle. Les Phéniciens ne firent pas davantage pour
elle. Les premiers, ils quittèrent leur patrie et l'étroite bande de terre
qu'ils occupaient ; et ils, allèrent, sur leurs maisons flottantes, se mêler
à toutes les races connues. Se lançant à la recherche des poissons, des
coquillages utiles ; puis bientôt s'ouvrant toutes les voies du commerce les
premiers, ils coururent les mers dans tous les sens, et se répandirent avec
une incroyable rapidité jusque dans les stations les plus reculées de la Méditerranée
occidentale. Ils précèdent les Grecs presque partout, dans les ports grecs
même ; en Crète, à Chypre, en Égypte, en Lydie, en Espagne, et aussi dans les
régions maritimes, à l'ouest de l'Italie. Thucydide rapporte qu'avant la
venue des Hellènes, ou tout au moins avant leurs émigrations et
l'établissement de leurs colonies, les Phéniciens avaient déjà fait le tour
de la Sicile,
fondé des comptoirs sur ses caps et dans les îles adjacentes ; n'occupant pas
les terres et se contentant du commerce avec les indigènes[1]. Avec le
continent italique ils n'agissent pas de même : on n'y a jamais connu
sûrement qu'une seule colonie phénicienne, la factorerie de Cœré, dont le
souvenir s'est conservé dans le nom d'une petite localité voisine (Punicum) , située sur la côte, et dans le
second nom de Cœré elle-même ; Agylla[2] qui n'a rien de
Pélasge, quoi qu'en dise la fable, est purement phénicien et signifie ville
ronde, à raison de la forme de l'enceinte, quand on la voyait du rivage.
Cette station était d'ailleurs peu importante ; elle fut promptement
abandonnée avec toutes celles, s'il y en eut d'autres, qui auraient été
fondées alors sur les côtes italiennes. Comment, en effet, dans l'hypothèse
contraire, tous les vestiges en auraient-ils disparu ? Ajoutons qu'il n'y a
pas de motifs sérieux de tenir ces établissements pour les aînés de ceux des
Grecs dans les mêmes contrées. Citons une autre et incontestable preuve. Le
nom latin des Phéniciens est emprunté à la dénomination usitée en Grèce [Φοινίχοι]
n'en faut-il pas conclure que les Chanaanites n'ont été connus dans le Latium
que par l'intermédiaire des Grecs ? C'est par les Grecs, en effet, qu'eut
lieu la première initiation de l'Italie aux mystères de la civilisation
orientale ; et, pour qui ne veut pas remonter jusqu'aux temps
anté-helléniques, le comptoir phénicien de Cœré peut fort bien n'avoir été
créé que plus tard, et à l'occasion de relations commerciales établies avec
Carthage. La navigation primitive n'était guère qu'un cabotage côtier : elle
resta telle pendant des siècles ; et, pour les caboteurs, le continent
italien était placé à la plus longue distance des côtes phéniciennes. Les
Phéniciens ne pouvaient y arriver par la Grèce occidentale, ou par la Sicile; et tout porte à
croire que les rapides progrès de la marine des Hellènes leur ont permis de
devancer leurs maîtres dans les parages des mers Tyrrhénienne et Adriatique.
Les Phéniciens n'ont donc point exercé, dès l'origine et directement, une
influence grande sur la civilisation italique : mais, plus tard, devenus
maîtres de la
Méditerranée occidentale, nous les verrons entrer en
rapports plus fréquents avec les peuples de la mer Tyrrhénienne.
Suivant toute apparence, les navigateurs de la Grèce, ont été les
premiers, parmi les habitants de la mer orientale, à visiter les parages
italiques. De quelle contrée de la Grèce, en quel temps y sont-ils venus ? Sur la
question de date l'histoire se tait; mais elle est plus sûrement et plus
complètement renseignée sur l'autre. Le commerce grec s'était puissamment
développé dans les villes éoliennes et ioniennes de la côte de
l'Asie-Mineure. C'est de là que partirent les expéditions qui d'un côté
pénétrèrent dans la mer Noire, et de l'autre descendirent en Italie. Le
souvenir de la découverte des Côtes du sud et de l'est, par les marins de
l'Ionie, s'est perpétué dans les noms de la mer Ionienne, entre l'Épire et la Sicile , et du golfe
Ionien [mer Adriatique], que les Grecs donnèrent tout d'abord à ces deux
régions marines. Leur plus ancien établissement en Italie, Cymé [Cumes], à en
juger par son nom, et à en croire la tradition, est une colonie de la ville
de Cymé, sur la Côte
d'Anatolie. Enfin s'il faut en croire les récits faits par les Grecs, les
Phocéens de l'Asie-Mineure furent les premiers à parcourir les mers
lointaines de l'Occident. D'autres les suivirent sur ces routes nouvellement
ouvertes : les Ioniens de Naxos et de Chalcis d'Eubée, les Achéens, les
Locriens, les Rhodiens, les Corinthiens, les Mégariens, les Messéniens même
et les Spartiates. De même qu'après la découverte de l'Amérique on a vu, dans
les temps modernes, toute les nations de l'Europe civilisée accourir, comme à
l'envi, et y fonder des colonies; de même que les instincts de la solidarité
qui les doit unir toutes, se révélèrent plus puissants que dans leur ancienne
patrie chez ces émigrés d'origine diverse, de même les expéditions maritimes
des Hellènes dans l'ouest, et les établissements fondés à la suite, loin de
leur apparaître comme la chose d'une seule cité ou d'une seule famille, leur
semblèrent la propriété de tous. De même aussi que les colonies anglaises et
françaises, hollandaises et allemandes se sont mêlées et confondues sur le
sol de l'Amérique du Nord ; de même la Sicile grecque et la Grande-Grèce,
furent la création commune et indivise de toutes les peuplades helléniques, y
compris celles qui différaient le plus entre elles. Néanmoins, et laissant de
côté quelques établissements isolés, tels que ceux des Locriens à Hippone[3] et à Médana[4], ou que la
colonie fondée, vers la fin de cette période, à Hyélé
(Velia, Elea[5]), par les
Phocéens, on peut reconnaître trois principaux groupes. Le premier est le
groupe ionien, celui des cités chalcydiques, comme elles furent appelées plus
tard. Il comptait, en Italie, Cymé [Cumes] avec les autres colonies grecques aux
alentours du Vésuve, et Rhégion [Reggio]: en Sicile, Zankle
(la future Messana ou Messine) ; Naxos[6], Catane, Leontium[7], Himère[8]. Le second est le
groupe achéen, auquel se rattachent, Sybaris et la plupart des villes de la Grande-Grèce
; le troisième, enfin, est le groupe dorien, avec Syracuse,
Géla[9], Acragas [Agrigente
ou Girgenti] et la plupart des
colonies siciliennes avec Taras (Tarentum) et sa colonie d'Héraclée[10], en Italie. Les
plus anciennes migrations celles des Ioniens et des races péloponésiaques
antérieures à la grande conquête dorienne, ont été de beaucoup les plus
nombreuses : quant aux Doriens, ce n'est guère que de leurs villes à
population mixte, comme Corinthe et Mégare, que sont partis les colons : les
pays doriens purs ne fournissent qu'un contingent minime. Il devait en être
ainsi naturellement. Les Ioniens pratiquaient, depuis longtemps le commerce
et la navigation ; les races doriennes, au contraire, n'ont quitté que plus
tard leurs retraites perdues dans les montagnes, pour descendre vers les
côtes : elles étaient restées étrangères aux affaires commerciales. Les
différents groupes d'émigrés se distinguent d'une façon remarquable par le
titre de leur monnaie. Les Phocéens frappent la leur sur le pied de la
monnaie babylonienne, lequel prédomine en Asie. Les villes chalcydiques
suivent d'abord le pied éginétique, usité dans presque toute la Grèce européenne ;
puis elles adoptent la modification que l'Eubée a aussi admise. Les villes
achaïques suivent l'étalon corinthien ; les villes doriennes adoptent à la
fin les valeurs introduites par Solon dans l'Attique, l'an 160 de Rome [594
av. J.-C.]. Toutefois, Taras et Héraclée, pour toutes leurs monnaies
importantes, imitent de préférence celles de leurs voisins achéens, et se
séparait en cela de leurs compatriotes doriens de la Sicile.
Les premières expéditions des Grecs, leurs premiers
établissements remontent à une date qu'il sera toujours difficile de
préciser. Quelques conjectures semblent pourtant permises. Dans les plus
anciens monuments de la littérature hellénique (appartenant aux Ioniens de
l'Asie comme aussi les premiers actes de commerce avec l'Occident), dans les
poèmes d'Homère, l'horizon géographique, s'étend à peine encore au delà du
bassin oriental de la Méditerranée. Quelques navigateurs, jetés par
la tempête dans les parages occidentaux, avaient bien pu dire l'existence
d'une grande terre au delà ; ils avaient parlé sans doute des tourbillons
dangereux, et des îles vomissant le feu qu'ils avaient rencontrés. Il n'est
pas moins certain que, dans le pays même de la Hellade où fut ouverte à
la civilisation sa voie nouvelle, l'Italie, la Sicile étaient à peu près
inconnues. Les faiseurs de contes et les poètes de l'Orient pouvaient, sans
craindre un démenti, remplir de leurs inventions faites à plaisir les espaces
vides de l'Ouest, comme en d'autres temps les Occidentaux en ont rempli
l'Orient à leur tour. Viennent ensuite les poésies hésiodiques ; là, l'Italie
et la Sicile
commencent à apparaître. On y lit les noms de quelques peuples, de quelques
montagnes et de quelques villes ; mais l'Italie n'est encore pour le poète qu'un
groupe d'îles. Plus tard, les connaissances se sont accrues, et les écrivains
d'alors parlent de la Sicile
et de toutes les échelles italiennes en des termes généralement exacts. Nous
suivons donc assez bien les étapes successives de la colonisation. Au temps
de Thucydide, Cymé passait pour la plus ancienne colonie qui ait mérité ce
nom : et Thucydide ne se trompe pas, en se rangeant à l'opinion commune.
Certes les navigateurs auraient pu aborder en maints lieux plus proches ;
mais ils y trouvaient les tempêtes ou les Barbares ; et l'île d'Ischia[11], où Cymé fut
fondée d'abord, leur offrait un sûr abri, ce qui n'était point une
considération sans importance ; car, quand la ville fut plus tard transportée
sur la terre ferme, on choisit aussi pour son nouvel emplacement, le rocher
escarpé, mais bien défendu, qui porte encore de nos jours le nom vénérable de
la métropole asiatique [Cuma, Cumes]. En nul endroit de l'Italie, autant que
dans les alentours de Cumes, ne se sont localisés en traits vivaces et
ineffaçables les détails de noms et de lieux dont fourmillent les contes
venus de l'Asie-Mineure. Là, l'esprit tout rempli des merveilles que la
légende plaçait dans l'Ouest, les premiers arrivants parmi les Grecs
foulèrent pour la première fois le sol du pays de la Fable ; là les rochers des
Sirènes, le lac d'Aornos [l'Averne], entrée des Enfers, sont demeurés comme
les restes de ce monde merveilleux où ils avaient cru mettre le pied. C'est à
Cymé que les Grecs se trouvèrent en contact avec les Italiens ; et, comme ils
avaient pour voisins immédiats, le petit peuple des Opiques, ils donnèrent
son nom pendant des siècles à tous les peuples italiques. On rapporte, et
cela peut être vrai, qu'un long temps s'écoula entre la fondation de Cymé et
les immigrations en masse qui remplirent l'Italie du sud et la Sicile. Les Ioniens
de Chalcis et de Naxos vinrent d'abord avant tous les autres. La Naxos sicilienne [Taormine,
Tauromenium] est la plus ancienne de
ces colonies : les Achéens et les Doriens ne vinrent qu'après. Il est
d'ailleurs impossible d'assigner des dates certaines à tous ces faits. Notre
unique point de repère, c'est la fondation de l'achéenne Sybaris, l'an 33 de
Rome [721
av. J.-C.] ; ou celle de la dorienne Taras
[Tarente], l'an 40 [708
av. J.-C.]. Voilà dans l'histoire gréco-italique les plus anciennes
dates dont il soit possible d'affirmer approximativement l'exactitude. Mais,
de même que nous ne saurions fixer l'époque des poésies homériques et
hésiodiques, de même nous ne pouvons dire de combien il faut remonter en
arrière pour préciser celle de la première colonisation ionienne. Si Hérodote
a assigné sa date vraie au siècle d'Homère [850 av. J.-C.],
l'Italie était encore inconnue des Grecs, un siècle avant la fondation de
Rome : mais cette opinion, comme toutes celles qui se réfèrent à l'époque
contemporaine d'Homère, n'a rien de probant en soi ; elle n'est elle-même
qu'une induction. Pour qui se reporté à l'histoire de l'alphabet italique ;
pour qui se rappelle que, chose remarquable, le monde hellénique a été révélé
aux Italiens avant que le nom plus nouveau des Hellènes ait pris la place du
nom des Grecs, bien plus ancien que lui[12], l'époque oit
les relations ont commencé entre les deux peuples semblera beaucoup plus
reculée encore.
L'histoire de la Grèce siculo-italienne ne fait pas partie de
l'histoire italique : les colons grecs de l'Ouest restèrent en rapports
quotidiens avec la mère patrie, prenant part à toutes les fêtes nationales,
exerçant tous leurs droits comme hellènes. Il n'en est pas moins utile de
rechercher les divers caractères des colonies grecques, et d'y retrouver les
sources multiples et variées de leur influence sur la civilisation de
l'Italie.
Parmi tous ces établissements, il n'en est pas où le
système des institutions soit aussi exclusif, aussi concentré que celui d'où
sort la ligue des villes achéennes. Elle se composait des villes de Siris, Pandosie,
Metabus [ou Métapontion, Métaponte],
Sybaris, avec ses colonies de Posidonie et Laos,
Crotone, Caulonia,
Temesa, Tena,
et Pyxus[13]. Les colons en
appartenaient, pour la plupart, à une race hellénique, qui conserva
obstinément son dialecte propre, différent du dorien, son voisin, sous
plusieurs rapports et notamment par l'absence de la lettre h (H)[14]. Cette race, de
même, continua à pratiquer l'ancienne écriture, au lieu d'accepter le nouvel
alphabet, usité partout ailleurs. Enfin, en s'associant dans une forte et
étroite ligue, elle sut défendre sa nationalité particulière, tant contre les
Barbares que contre les autres Grecs. Il convient d'appliquer à la ligue
achéenne de l'Italie ce que Polybe dira plus tard de la Symmachie achéenne du
Péloponnèse : Non seulement les Achéens vivent
dans les liens amicaux de la communauté fédérale, mais ils se servent des
mêmes lois, des mêmes poids et mesures, de la même monnaie ; leurs chefs, les
membres de leurs conseils, et leurs juges sont les mêmes. Une
telle ligue constate une véritable et solide colonisation. Les villes, à
l'exception de Crotone, avec sa rade médiocre, n'avaient ni havres, ni
commerce propre le Sybarite se vantait de vieillir entre les ponts de ses
lagunes ; les Milésiens et les Étrusques lui achetaient ou lui vendaient des
produits divers. Mais, ici, les Hellènes ne s'étaient point contentés d'occuper
la côte ; ils dominaient d'une mer à l'autre sur le pays du vin ou des boeufs (Οίνωτρία ; Ίταλία) ou encore la Grande-Grèce. Les paysans
indigènes subirent l'esclavage ou la clientèle, cultivant pour les Grecs les
terres, ou leur en payant la rente. Sybaris, en son temps, la plus grande
ville d'Italie, commandait à quatre peuplades barbares, et à vingt-cinq plus
petites villes elle fonda sur l'autre rivage Laos et Posidonie. Les vallées
plantureuses du Crathis et du Bradanus[15] enrichissaient
de leurs récoltes les habitants de Sybaris et de Métaponte ; et c'est sur
leur territoire, peut-être, que les céréales ont été pour la première fois
cultivées en vue de l'exportation. — Les cités achéennes arrivèrent
incroyablement vite à l'état le plus florissant : témoins, les quelques
ouvrages artistiques que nous possédons encore : témoins, ces monnaies, du
travail antique le plus sévère et le plus pur, que les Achéens commencèrent à
frapper dès l'an 174 [580 av. J.-C.], et qui sont les plus
anciens monuments, parvenus jusqu'à nous, de l'art ou de l'écriture en
Italie. Non contents de se tenir au courant des progrès si merveilleux de la
plastique dans la mère patrie, les Achéens occidentaux la dépassèrent même
dans les procédés techniques : au lieu des pièces d'argent épaisses, frappées
d'un seul côté, et d'ordinaire sans légende écrite, ayant cours alors aussi
bien dans la Grèce
propre que chez les Doriens italiques, les Achéens frappant en foule, avec
une habileté toute originale, de grandes et minces monnaies du même métal,
portant deux empreintes pareilles : partie en creux, partie en relief, et
ayant toujours leur inscription spéciale. Comme à cette époque, les faux
monnayeurs savaient déjà appliquer deux minces feuilles d'argent sur une
plaque de métal grossier, la forme des empreintes monétaires fut calculée en
vue d'empêcher une telle falsification, les précautions prises à cet effet
dénotent déjà une organisation savante. — Malheureusement cette civilisation
fleuri sans porter de fruits. Placés en face d'indigènes qui se soumettaient
sans résistance, menant sans travail une vie facile, les Achéens
s'endormirent dans leurs loisirs, et virent s'éteindre en eux et l'énergie de
l'esprit et la vigueur du corps. Il n'est sorti du milieu d'eux aucun de ces
hommes dont le nom éclatant, dans les arts et la littérature, a honoré la
civilisation grecque. Pendant que la Sicile les produit en foule ; pendant que la
chalcydique Rhégium donne naissance à Ibycus, que la dorienne Tarente compte
Archytas parmi ses enfants, ce peuple, pour qui la broche tourne toujours devant le foyer ne sait rien
inventer que les luttes du pugilat. L'aristocratie dominait, et ne laissait
pas surgir un tyran. Elle avait de bonne heure pris en main la direction
politique dans les cités ; et, en cas de besoin, elle trouvait un sûr appui
dans le pouvoir fédéral central. Mais on devait craindre de la voir dégénérer
peu à peu en oligarchie alors surtout que les familles privilégiées
s'associaient entre elles, et s'entraidaient de cité à cité. Telle était, à
n'en pouvoir douter, cette association des Amis
fondées dans les conditions d'une solidarité réciproque ; et à laquelle se
rattache le nom de Pythagore. Elle prescrivait d'honorer
à l'égal des dieux les citoyens de la haute classe ; d'assujettir à l'égal des animaux les
habitants des classes serves. La mise en pratique de ces théories iniques a
eu promptement une réaction terrible. Les Amis furent détruits, et l'ancienne
confédération fut renouvelée. Mais le mal était sans remède. Les querelles
furieuses des partis, les soulèvements en masse des esclaves, les embarras
sociaux de toute espèce, les applications maladroites d'une philosophie
politique quasi impraticable ; bref, tous les maux d'une civilisation
dégénérée, concoururent comme à l'envi à jeter la perturbation au sein des
cités achéennes, et amenèrent la chute de leur puissance. — Qu'on ne s'étonne
donc pas du peu d'influence réelle exercée par les Achéens sur la civilisation
italienne. Cette influence était réservée aux autres colonies grecques. Les
colons agriculteurs des villes achéennes ne la recherchaient nullement au
delà de leurs frontières ; tandis que les cités commerçantes, au contraire,
ne visaient qu'à l'étendre.
Chez eux, les Achéens réduisaient les indigènes en
esclavage ; étouffaient tous les germes nationaux, sans ouvrir aux Italiens
une voie nouvelle au sein de l'Hellénisme. Aussi les institutions grecques de
Sybaris et de Métaponte, de Crotone et de Posidonie, après s'être montrées
d'abord pleines de vie, en dépit de toutes les disgrâces politiques, se
sont-elles ensuite évanouies, sans laisser de traces, sans gloire ; et plus
fugitives qu'en nulle autre contrée un peuple mêlé, parlant les deux langues,
naquit plus tard des débris indigènes et achéens, et des récentes migrations
des bandes sabelliques. Il ne prospéra pas davantage : mais la catastrophe
qui l'attend n'appartient pas à la période actuelle [V. infra,
liv. II, chap. V].
Nous avons dit que les colonies fondées par les autres
Grecs étaient toutes différentes, et que leur action fut grande au sein de
l'Italie. Non qu'elles aient méprisé l'agriculture et la richesse foncière :
les Hellènes n'avaient pas pour habitude, depuis qu'ils se sentaient forts surtout,
de se contenter de simples comptoirs créés en terre barbare, à la mode
phénicienne. Mais ces colonies n'en avaient pas moins été fondées pour le
commerce, d'abord, et, par cette raison, elles avaient été placées, chose à
laquelle les Achéens ne songeaient jamais, sur les points de débarquement,
sur les meilleurs havres de la côte. L'origine, le motif, l'époque de la
fondation de chacune d'elles variaient nécessairement. Mais il s'était établi
entre elles, et notamment en face de la ligue achéenne, une sorte de
communauté d'usages, d'intérêts et de vues. Elles suivaient, par exemple, le
nouvel alphabet des Grecs[16]. Le dialecte
dorien fut généralement adopté partout, même dans les cités, qui comme Cymé[17], avaient
originairement suivi le doux parler ionien. On conçoit, d'ailleurs, que
toutes ces colonies aient très diversement influé sur la civilisation
italienne, les unes en plus, les autres en moins. Qu'il nous d'entrer dans
quelques détails à l'égard de deux d'entre-elles, dont l'importance a été
plus décisive : la dorienne Tarente, et l'ionienne Cymé, dont nous avons
souvent cité, les noms.
Aux Tarentins est échu le rôle le plus brillant. Un port
excellent, le seul bon port de la côte méridionale, faisait de leur ville
l'entrepôt du commerce maritime dans ces parages, et même d'une partie de
celui de la mer Adriatique. Les pêcheries abondantes du golfe, la production
et le travail des laines fines du pays, leur teinture à l'aide du coquillage
tarentin, dont la pourpre luttait avec celle de Phénicie, toutes ces
industries fécondes apportées de Milet, d'Asie-Mineure, occupaient des milliers
de bras, et fournissaient ample matière au transit et aux exportations. Les
Tarentins frappèrent la monnaie, même celle d'or, en quantités plus
considérables que les autres Grecs-Italiques. Tous les jours encore on en
retrouve des spécimens attestant la grandeur et l'activité du commerce de ce
peuple. Déjà, à l'époque où nous sommes, Tarente disputait à Sybaris le
premier rang ; et, déjà, par conséquent, ses relations s'étaient agrandies au
dehors. Toutefois elle ne semble pas s'être jamais appliquée, avec un succès
durable, à l'extension de son domaine dans l'intérieur des terres, ainsi que
l'avaient fait les villes de la ligue achéenne.
Tandis que les colonies grecques, de l'Est prenaient de là
un essor rapide et éclatant ; celles situées plus au nord, au pied du Vésuve,
accomplissaient des destinées plus modestes en apparence. Là, les Cyméens,
quittant leur île fertile d'Ænaria [Ischia], descendaient sur la terre ferme, et se
construisaient une seconde patrie au sommet d'une colline dominant la mer.
Puis ils fondaient aux environs le port de Dicœarchia
[plus tard Puteoli, Pouzzoles] et les villes de Parthénopée et de Néapolis.
Avec presque toutes les villes chalcydiques de l'Italie et de la Sicile, ils suivaient les
lois rédigées par Charondas de Catane
(en l'an 100 [654 av. J.-C.]), instituant une
démocratie tempérée par un cens élevé, donnant le pouvoir à un conseil de
citoyens choisis parmi les riches : lois durables par cela même, et qui
préservèrent souvent les cités ioniennes de la tyrannie des usurpateurs, et
de la tyrannie de la multitude. D'ailleurs, nous ne savons que peu de chose
de l'histoire extérieure des Grecs Campaniens. Par la force des choses, ou
par leur libre choix, ils restèrent, plus que les Tarentins même, enfermés
dans des limites territoriales très circonscrites : ils n'en sortirent jamais
en conquérants pour assujettir les indigènes ; et, nouant avec eux de simples
rapports d'amitié ou de commerce, ils se créèrent une douce et heureuse
existence, et prirent à la fois le premier rang parmi les missionnaires de la
civilisation grecque en Italie.
Les deux cités du détroit de Rhégium,
tout le rivage méridional, et tout le rivage occidental jusqu'au Vésuve, sur
la terre ferme; dans la
Sicile, la plus grande moitié orientale de l'île, étaient
devenue terres grecques. Il n'en fut pas de mêmes des régions de l'Ouest, au
nord du Vésuve, et de toute la côte orientale de la Péninsule. On
ne trouve nulle part trace d'établissements créés sur le rivage italien de
l'Adriatique. Entre ce fait remarquable, et la rareté presqu'aussi grande des
colonies, presque toujours sans importance, fondées en face, sur la côte
illyrienne, ou dans les îles nombreuses qui la bordent, il y a une concordance
singulièrement frappante. Toutefois, sur un point tout rapproché de la Grèce propre, deux
places commerciales considérables, Epidamne (plus tard Dyrrachium,
Durazzo), et Apollonie (non loin d'Avlona), s'étaient élevées dans les temps qui
précédèrent l'expulsion, des rois romains : la première, en 127 [627
av. J.-C.] ; la seconde, en 167 [587 av. J.-C.].
Plus au nord, sauf le petit établissement de la Corcyra
Melœna [Corcyra
Niyra, aujourd'hui Curzola],
datant de 174 environ [580 av. J.-C.], il n'y a plus rien.
Quelle fut la raison de cette abstention ? C’est ce dont on n'a pu bien se
rendre compte. La nature elle-même semblait appeler les Hellènes dans ces
contrées : les routes du commerce s'y étaient depuis longtemps ouvertes à la
marine corinthienne, à celle de Corcyre
[Kerkyra, Corfou], colonie
presque contemporaine de la fondation de Rome (vers 44 [710
av. J.-C.]). Les villes placées aux bouches du Pô, Spina, Hatria,
étaient des entrepôts importants. Les orages de l'Adriatique, les dangers de
la côte inhospitalière, la sauvagerie des Illyriens barbares, ne sauraient
suffire pour expliquer une telle singularité. Quoi qu'il en soit, ce fut pour
l'Italie un événement de haute importance que de recevoir l'élément
civilisateur par la région de l'Ouest, et non immédiatement par sa côte
orientale. En même temps, la dorienne Tarente, la plus orientale des places
de la
Grande-Grèce, entra en concurrence, dans ces parages, avec
Corinthe et Corcyre : et par la possession d'Hydrus
(Hydruntum, Otranto), elle commanda l'entrée de l'Adriatique, du côté
italien. Comme, à l'exception des Itavres du Pô, il n'y avait pas alors, dans
toute la longueur de l'Adriatique, un seul marché méritant ce nom (les succès
d'Ancône commencent plus tard, et bien plus tard encore ceux de Brundisium [Brindisi,
Brindes]), on comprend que le plus
souvent les navires d'Epidamne et d'Apollonie allaient aussi atterrir à
Tarente. Enfin, les Tarentins avaient ouvert avec l'Apurie des relations
assez suivies par voie de terre, et il faut leur attribuer les quelques
éléments de civilisation grecque qui avaient pu pénétrer dans la région du
sud-est. Mais, à cette heure, ces éléments sont à l'état de germes seulement
; ils ne se développeront que dans les siècles postérieurs.
Il ne faut pas douter en revanche, que la côte
occidentale, au nord du Vésuve, n'ait été fort anciennement visitée par les
Hellènes, et qu'il n'y ait été créé des comptoirs sur les promontoires et
dans les îles. Nous avons, ,tout d'abord, un témoignage précieux de ce fait
dans la légende d'Ulysse, qui place les aventures de son héros, non loin des
plages tyrrhéniennes[18]. On croyait
retrouver les îles d'Éole, dans le groupe de Lipari ; l'île de Calypso, près
du promontoire Lacinien [île d'Ogygie]
; l'île des Sirènes, près du cap Misène ; l'île de Circé, près du cap
Circéien [maintenant Cireco] ; le
tombeau élevé d'Elpénor, au sommet de la roche escarpée de Terracine. Les Lestrigons
habitaient près de Caïéta et de Formies [Gaëte,
et Mola di Gaeta]. Les deux fils
qu'Ulysse avait eus de Circé, Agrios (c'est-à-dire le sauvage), et Latinos,
régnaient sur les Tyrrhéniens dans le coin le
plus reculé de l'île sacrée. Une autre version, plus récente,
mentionne Latinus, l'unique fils d'Ulysse et de Circé, et Ausone, fils
d'Ulysse et de Calypso. Ne sont-ce point là de vieux contes rapportés par ces
marins d'Ionie, que l'image de la douce patrie avait accompagnés jusque dans
les mers tyrrhéniennes ? L’imagination vive et brillante qui se joue dans le
cycle poétique de l'Odyssée ionienne, mettait le sceau à la légende, en en
transportant le théâtre dans les environs de Cymé et dans tous les parages
fréquentés par la marine cyméenne. Ces indices d'anciennes expéditions
helléniques ne sont pas les seuls. On en rencontre d'autres encore dans le
nom de l'île d'Æthalia (Ilva, Elba,
l'île d'Elbe), qui semble, après celle
d'Ænaria [Ischia],
avoir été la plus tôt visitée : peut-être aussi dans le nom du port de Télarnom [Telamone
porto], en Étrurie ; dans celui des deux villes de la côte de
Cœré, Pyrgi [près Santa Severa] et Alsion
[près de Palo]. L'origine hellénique
de ces villes se révèle en outre dans l'appareil architectural des murailles
de Pyrgi, lequel est absolument différent des systèmes cœritique, et surtout
étrusque. L'Æthalia, l'île du feu,
a probablement joué tout d'abord un rôle dans ce mouvement maritime. Ses
riches mines de cuivre et de fer rappelèrent l'affluence des étrangers, et y
constituèrent un centre commercial entre eux et les indigènes : car, sans
commerce avec la terre ferme, cette île étroite et non boisée, n'aurait pu
fournir le combustible nécessaire à la fonte des minerais. Les Grecs enfin
ont peut-être connu et exploité les mines d'argent de Populonia, situées sur un promontoire, en face
de l'île d'Elbe [Piombino].
En ces temps, on menait de front le commerce et la piraterie sur terre et sur
mer. Les nouveaux venus ne se firent, sans doute, nul scrupule de piller et
de brûler quand ils en trouvaient l'occasion, et d'emmener en esclavage les
habitants des contrées qu'il visitaient. Ceux-ci, de leur côté, exercèrent de
justes représailles. La légende, d'accord en cela avec la réalité, rapporte
que les Latins et les Tyrrhéniens surent se défendre avec énergie et succès.
Les Italiques, dans la région moyenne, repoussèrent vigoureusement les
étrangers : ils se maintinrent dans leurs villes et leurs havres, ou les
reconquirent promptement : et de plus, ils demeurèrent les maîtres des mers
avoisinantes. L'invasion hellénique, qui apportait l'oppression et la
dénationalisation aux races du Sud, n'a fait autre chose, contre le gré des
envahisseurs eux-mêmes, que d'enseigner les arts de la navigation et de la
colonisation aux peuples latins et toscans. On les vit alors échanger leurs
radeaux et leurs bateaux infimes contre la galère à rames des Phéniciens et
des Grecs. Alors aussi grandirent et se développèrent les places de commerce
les plus importantes : Cœré dans le sud de l'Étrurie, et Rome sur le Tibre,
que les Grecs n'avaient point fondées ; et dont l'origine purement italique
est attestée par leur nom d'abord, puis par leur éloignement de la côte ;
semblables en tout cela aux deux cités des bouches du Pô, Spina et Hatria, et
à celle plus méridionale d'Ariminum [Rimini]. L'histoire, on le comprend,
n'est point en mesure de raconter ce mouvement de la réaction italique contre
l'invasion grecque : elle le constate seulement, et fait voir, en outre, ce
qui est d'un haut intérêt pour l'avenir de la civilisation italienne, que
cette réaction nationale dans l'Étrurie du sud et dans le Latium a suivi une
route tout autre que dans l'Étrurie propre et dans les pays circonvoisins.
C'est la légende qui, la première, oppose les Latins aux Tyrrhéniens farouches, et les atterrages
faciles des bouches du Tibre aux plages inhospitalières du pays des Volsques.
Il n'en faudrait pas conclure, pourtant, que les établissements grecs
auraient été tolérés dans certaines contrées de l'Italie moyenne, et repoussés
dans d'autres. Au nord du Vésuve, il ne s'est jamais fondé de cité grecque
indépendante, à dater de l'époque historique ; et, si telle a été l'origine
de Pyrgi, cette ville était du moins retombée dans les mains des Italiques,
c'est-à-dire des Cœrites, avant même que le livre des Traditions commence à
s'ouvrir. Mais, sur les côtes de l'Étrurie du sud, du Latium, et sur la côte
occidentale, il y avait paix et commerce avec les négociants étrangers. Ce
qui n'existait pas ailleurs. L'attitude de Cœré est avant tout remarquable.
Strabon dit des habitants de ces contrées que
les Grecs les estimaient fort, à cause de leur bravoure et de leur justice ;
et parce que, si puissants qu'ils fussent, ils s'abstenaient du pillage.
Non que par ce dernier mot il entende la piraterie : le négociant cœrite la
pratiquait à l'égal de tous les marins ; seulement Cœré était devenue une
sorte de port franc pour les Phéniciens et les Grecs. Déjà nous avons
mentionné l'échelle phénicienne de Punicum, et les deux stations grecques de
Pyrgi et d'Alsion : c'étaient là les ports que les Cœrites s'abstenaient de
piller. Grâce à ces stations Cœré, qui n'avait qu'une mauvaise rade, et ne
possédait pas de mines dans les environs, atteignit de bonne heure un haut
degré de prospérité, et devint pour le commerce grec un marché beaucoup plus
considérable que les ports italiques des bouches du Tibre et du Pô, placés
pourtant dans des conditions naturelles infiniment plus favorables. C'est par
toutes ces villes aussi que s'établirent les communications religieuses entre
la Grèce
et l'Italie moyenne. Le premier barbare qui ait offert ses dons au Jupiter
Olympien, fut le roi toscan Arimnos, le maître d'Ariminum [Rimini]. Sans doute, Spina et Cœré, comme
toutes les cités ayant avec la divinité du lieu des rapports réguliers,
possédaient leurs trésors particuliers dans le temple d'Apollon Delphien ;
les traditions de Cœré et de Rome, les légendes des sanctuaires de Delphes et
de l'oracle de Cumes, entremêlent fréquemment leurs fables. Ces villes, enfin,
dont les Italiques étaient les paisibles maîtres, et où ils vivaient sur un
pied amical avec les commerçants étrangers, dépassèrent toutes les autres en
richesses et en puissance, et, comme elles étaient le marché de tous les
produits industriels de la
Grèce, elles furent aussi le lieu où la civilisation
grecque déposa et fit éclore ses germes les plus féconds.
Il n'en fut point ainsi chez les farouches Tyrrhéniens. Les mêmes causes
qui, dans les pays latins et dans les régions de la rive droite du Tibre,
assujetties à la suprématie étrusque plutôt qu'elles n'étaient Étruriennes,
et enfin dans les cantons du Pô inférieur, avaient amené l'émancipation des
indigènes à l'encontre des puissances maritimes étrangères introduisirent et
développèrent aussi dans l'Étrurie propre une marine et une piraterie
locales, lesquelles s'accrurent dans de grandes proportions, soit par l'effet
de circonstances particulières, soit à raison du génie et du caractère de ces
peuples enclins à la violence et au pillage. Ceux-ci en effet ne se
contentèrent pas de refouler les Grecs de l'Æthalie et de Populonia ; ils ne
souffrirent pas parmi eux la présence d'un commerçant étranger, et l'on vit
bientôt les corsaires étrusques balayer au loin la mer. Leur nom fut l'effroi
des Hellènes. Pour ces derniers le grappin d'abordage était une invention
étrusque. La mer Tyrrhénienne devint pour eux aussi la mer d'Étrurie.
Corsaires audacieux et féroces, les Étrusques en parcoururent tous les
parages ; et bientôt on les vit descendre à leur tour sur les côtes latines
et campaniennes. Les Latins résistèrent dans le Latium : les Grecs se
maintinrent aux alentours du Vésuve ; mais ils ne purent empêcher les
Étrusques de fonder, au milieu ou à côté d'eux, les établissements d'Antium [Porto d'Anzio] et de Surrentum [Sorrente]. Les Volsques subirent leur clientèle
; les forêts volsques fournirent à leurs galères les quilles et la charpente
; et s'il est vrai, que la conquête romaine ait seule mis fin à la piraterie
des Antiates, on s'explique facilement comment les Grecs avaient placé sur le
rivage méridional des Volsques, la patrie des Lœstrygons. Le cap escarpé de
Sorrente qui, avec le rocher de Capri, plus escarpé et plus inabordable
encore, commande tout le golfe de Naples et de Salerne, et surveille au loin
la mer Tyrrhénienne, fut de bonne heure occupé par les marins étrusques. Ils
paraissent enfin avoir fondé même une Dodécapole en Campanie : l'histoire
mentionne des cités de langue étrusque, debout encore à l'intérieur du pays
jusque dans des temps comparativement rapprochés ; et qui ont dû assurément
leur origine à la domination maritime des Toscans, et à leur rivalité avec
les Cyméens du Vésuve.
Les Étrusques, d'ailleurs, ne couraient pas toujours à la maraude et au
pillage. Ils eurent aussi d'amicales relations avec les villes grecques,
témoins les monnaies d'or et d'argent frappées dès l'an 200 [550
av. J.-C.], sur le modèle et d'après le titre des pièces grecques,
dans les villes de l'Étrurie, et notamment à Populonia. Ajoutons que ce
modèle, ils ne l'allaient pas prendre dans la Grande-Grèce,
ils copiaient les monnaies de l'Attique ou de l'Asie-Mineure, de préférence ;
preuve nouvelle et sans réplique de leur hostilité vis-à-vis des
Gréco-Italiens.
Pour ce qui est du commerce, leur situation était des plus
favorables. Ils avaient sous ce rapport un grand avantage sur les Latins.
Occupant l'Italie moyenne d'une mer à l'autre, ils étaient en possession des
grands ports francs de la mer de l'ouest. A l'est, ils étaient maîtres des
bouches du Pô, et de la
Venise de ces temps : enfin, ils dominaient l'antique voie
de terre, allant de Pise sur la mer Tyrrhénienne à Spina, sur la mer
Adriatique dans l'Italie du sud, ils possédaient les riches plaines de Capoue
et de Nola. A eux appartenaient le fer de l'Æthalie [Elbe], le cuivre de Volaterra [Volterre] et de la Campanie, l'argent de
Populonia, et l'ambre, qui leur était apporté dela Baltique. A l'aide de leur
piraterie, et comme par l'effet d'un acte de navigation grossier, leur
commerce prospéra : le négociant de Milet, débarquant à Syburis, y trouvait
la concurrente du négociant Étrusque. Mais si celui-ci, s'enrichit vite dans
son double métier de corsaire et de grand commerçant, il rapporta vite aussi
dans la mère patrie le luxe effréné et les moeurs licencieuses, cet
infaillible poison qui tua si rapidement la puissance étrurienne.
La lutte des Étrusques, et aussi, dans de moindres
proportions, celle des Latins contre l'hellénisme colonisateur, ne resta pas
circonscrite entre ces peuples Hellènes. Ils entrèrent forcément dans le
cercle plus vaste des rivalités qui se disputaient alors le commerce et la
navigation de la Méditerranée tout entière. Les Phéniciens et
les Hellènes se rencontraient alors partout. Ce ne serait point ici le lieu
de décrire les combats des deux grands peuples maritimes, au temps des rois
de Rome : combats dont la
Grèce, l'Asie-Mineure, la Crète, Chypre, les côtes africaines, espagnoles
et celtiques étaient tour à tour le théâtre. Mais si ces batailles ne furent
point livrées sur le sol de l'Italie, elle n'en ressentit pas moins longtemps
et profondément les contrecoups. Le plus jeune des peuples rivaux l'emporta
tout d'abord, grâce à son énergie toute neuve et à l'universalité de son
génie. Les Hellènes firent disparaître tous les comptoirs phéniciens créés
jadis dans leurs deux patries européenne et asiatique ; puis, ils chassèrent
les Phéniciens des îles de Crête et de Chypre ; et mettant le pied en Égypte,
et de là allant à Cyrène, ils se répandirent, comme on l'a vu, dans l'Italie
du sud, et occupèrent la plus grande partie de la Sicile orientale.
Partout, leur colonisation plus puissante balaya les petites étapes
commerciales de la Phénicie. Déjà ils avaient fondé Sélinonte (426 [628 av. J.-C.])
et Acragas [Agrigente], (174 [580 av. J.-C.]), dans la Sicile occidentale ; déjà
les hardis Phocéens de l'Asie-Mineure avaient parcouru les mers de l'ouest,
fondé Massalia [Marseille] sur la côte celtique (vers 150 [699
av. J.-C.]), et fait la reconnaissance des rivages espagnols. Mais
tous ces progrès s'arrêtent soudain vers le milieu du second siècle de Rome,
et nous ne pouvons douter que ce temps d'arrêt ne soit dû à un fait
contemporain aux progrès merveilleux de Carthage ; la plus puissante des
colonies phéniciennes de la
Libye ; de Carthage, qui tenta de conjurer les dangers que
couraient toutes les races puniques. Tout n'était point perdu encore. Si le
peuple, qui avait ouvert la Méditerranée au commerce et à la navigation, se
voyait obligé de partager sa conquête avec un peuple plus jeune ; s'il
n'était plus seul en possession des deux voies de communication entre
l'Orient et l'Occident ; s'il n'avait plus le monopole commercial des deux
grands bassins de la Méditerranée, il lui était possible encore demain
tenir sa suprématie à l'ouest de la Sardaigne et de la Sicile. Telle fut
la tâche que Carthage osa entreprendre avec l'énergie, l'obstination et
l'ampleur de vues propres à la race Araméenne. A dater de ce moment, la
colonisation phénicienne et la résistance se transforment. Jusque-là les
établissements puniques, ceux de Sicile, par exemple, que Thucydide a
décrits, n'étaient que de simples comptoirs de commerce. Carthage se met à
pratiquer le système des conquêtes territoriales : elle a des sujets nombreux
dans les pays qu'elle conquiert ; elle y élève des forteresses grandioses.
Jusque-là les Phéniciens des colonies avaient lutté isolés contre les Grecs :
Carthage concentre dans la virile unité de sa puissance toutes les forces
défensives de la famille phénicienne. L'histoire de la Grèce n'offre rien
de comparable à cette organisation compacte et savante. Mais la phase la plus
remarquable de cette révolution coloniale est assurément celle où, pour mieux
lutter contre les Grecs, les Carthaginois entrèrent en relations intimes avec
les Siciliens et les Italiens. De là d'incalculables conséquences. Quand,
vers l'an 175 [579 av. J.-C.], les Cnidiens et les
Rhodiens voulurent s'établir à Lilybée
[Lilybœon, aujourd'hui Marsala], au milieu même des colonies
phéniciennes de la Sicile,
ils furent chassés par les indigènes, les Élymiens de Ségeste [aujourd'hui Alcamo] unis aux Phéniciens. Quand les Phocéens, vers l'an
217 [537 av. J.-C.], descendirent à Alalia [Alérie],
en Corse, juste en face de Cœré, la flotte unie des Étrusques et des
Carthaginois, comptant cent vingt voiles, accourut pour les repousser, et
bien que l'escadre phocéenne, moins forte de moitié, se soit attribué la
victoire dans ce combat naval, l'un des plus anciens dont fasse mention
l'histoire, il n'en est pas moins vrai que les marines coalisées atteignirent
leur but. Les Phocéens laissèrent la
Corse, et allèrent s'établir à Hyélé
[Velia], sur la côté tucanienne, moins
exposée aux coups de l'ennemi. Un traité conclu entre Carthage et l'Étrurie,
réglait tout ce qui était relatif à l'importation des marchandises, au droit
international et aux choses de la justice ; il avait de plus institué une
alliance armée, une symmachie dont les importants résultats furent attestés
par cette bataille d'Alalia, que nous avons mentionnée plus haut. Chose non
moins grave, on vit alors les Cœrites lapider les prisonniers Phocéens sur la
place de leur marché ; puis, pour expier leur attentat, envoyer une ambassade
à l'Apollon de Delphes.
Quant au Latium, il ne s'était pas engagé dans la lutte,
contre les Hellènes. On rencontre même trace dans les temps les plus reculés,
d'un commerce d'amitié entre les Romains et les Phocéens de Hyélé et de
Massalie ; et l'on affirme que les gens d'Ardée ont concouru avec les
Zacynthiens à la fondation de Sagonte en Espagne. Mais, pour n'être point
ennemis des Grecs, les Latins en général se gardèrent bien de se ranger de
leur côté : la preuve s'en trouve tout à la fois dans les liens étroits qui
unissaient Rome à Cœré, et dans les vestiges longtemps subsistants
d'anciennes relations commerciales avec Carthage. C'est par l'intermédiaire
des Hellènes, que les Romains ont connu les Chanaanites ; puisque, comme nous
l'avons vu, ils ne les désignent que par l'appellation grecque de Phéniciens
(Pœni, Φοίνιχοι);
mais ce n'est point aux Grecs qu'ils avaient emprunté les noms qu'ils
donnaient à Carthage[19], et au peuple
Africain[20].
Les marchandises tyriennes s'appelaient sarraniennes chez les anciens Romains[21] et ce nom exclut
aussi toute idée d'une provenance hellénique. Enfin, la plus forte et
dernière preuve du mouvement commercial existant anciennement et directement
entre Rome et Carthage ressort des traités qui furent plus tard conclus entre
les deux peuples.
Associés dans leurs efforts, les Phéniciens et les
Italiotes restèrent les maîtres de la moitié occidentale de la Méditerranée.
Le nord-ouest de la Sicile avec les havres considérables de Sobéïs et de Panormos
[Palerme] sur la côte septentrionale,
de Motyé sur le cap tourné vers l'Afrique, leur appartinrent directement ou
médiatement. Au temps de Cyrus et de Crésus, alors que Bias le Sage
conseillait aux Ioniens d'émigrer en masse, et quittant l'Asie-Mineure,
d'aller s'établir en Sardaigne (vers 200[22]), le général
carthaginois Malchus les y avait déjà devancés, et avait soumis à la pointe
de l'épée une grande partie de cette île vaste et importante. Un demi-siècle
plus tard toutes ses côtes sont en la possession incontestée des Phéniciens.
Quant à la Corse,
elle échut aux Étrusques avec ses villes d'Alalia et de Nicœa. Les indigènes
leur payaient un tribut des pauvres produits de leur île, en poix, en cire et
en miel. Les Étrusques et les Carthaginois alliés commandent également dans
les eaux de l'Adriatique, et à l'ouest de la Sicile et de la Sardaigne. Pourtant
les Grecs ne désertèrent pas la lutte. Chassés de Lilybée, les Rhodiens et
les Cnidiens s'établirent fortement dans l'archipel situé entre l'Italie et la Sicile, et y fondèrent la
ville de Lipara [Lipari] (175[23]). Massalie
prospéra en dépit de son isolement, et s'empara bientôt de tout le commerce,
depuis Nice jusqu'aux Pyrénées. Sous les Pyrénées même, les Lipariens
fondèrent la colonie de Rhoda [Rosas] : les Zacynthiens, nous l'avons dit,
descendirent à Sagonte ; on peut même que des dynastes grecs aient trôné à Tingis [Tanger],
en Mauritanie. Quoi qu'il en soit, c'en était fait des progrès de
l'hellénisme. Après Acragas [Agrigente] bâtie, les Grecs n'ont plus occupé
que de faibles parcelles de territoire ; soit dans l'Adriatique, soit dans la
mer de l'Ouest, les eaux espagnoles et celles de l'océan Atlantique leur
demeurant à peu près interdites. Le combat se prolongea d'année en année
entre les Lipariens et les pirates
toscans ; entre les Carthaginois et les Massaliotes, les Cyrénéens et tous
les Grecs de Sicile ; mais sans résultat décisif de part ni d'autre ; et
après des siècles d'hostilités le statu quo se maintint partout.
Concluons. C'est aux Phéniciens que l'Italie a dû de ne
pas voir la colonisation grecque affluer dans les régions moyennes et du
nord. Là naquit et se développa, en Étrurie notamment, une puissance maritime
nationale. Mais vint bientôt le temps pour les Phéniciens de jalouser, à leur
tour (il en est toujours ainsi), la forte marine de leurs alliés Étrusques,
sinon celle des Latins. La lutte sourde des intérêts rivaux des deux peuples
se trahit déjà dans ce que les historiens racontent d'une expédition étrusque
dirigée vers les îles Canaries, et que les Carthaginois auraient arrêtée au
passage. Vrai ou faux, le récit a son importance caractéristique.
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