L'histoire d'une nation, de la nation italique entre
toutes, offre le phénomène d'un vaste synœcisme. Déjà Cette réunion de deux villes pareillement constituées n'a été, après tout, que l'agrégation de leurs deux populations, et non une révolution fondamentale et constitutionnelle. Mais un autre changement et d'autres incorporations s'opéraient insensiblement dans leur sein, qui eurent des conséquences bien plus profondes. Dès l'époque où nous sommes arrivés commence la fusion des citoyens proprement dits et des simples habitants (incolœ). On n'a pas oublié qu'il y eut de tout temps dans Rome, à côté des citoyens, les protégés, les clients des familles citoyennes ; la multitude, la plèbe (plebes, de pleo, plenus), comme, on l'appelait par allusion aux droits politiques dont elle était absolument privée[6]. La maison romaine, nous l'avons fait voir, contenait déjà les éléments de cette classe intermédiaire entre les hommes libres et non libres : dans la cité elle croit rapidement en importance, le fait et le droit y aidant sous deux rapports. D'une part la cité elle-même pouvait avoir ses esclaves, et ses clients à demi libres : il arriva notamment qu'après la conquête d'une ville et l'anéantissement de son état politique, la ville victorieuse, au lieu de vendre simplement tous les habitants à titre d'esclaves, leur laissa la liberté de fait, en les considérant comme ses affranchis, et les faisant ainsi tomber dans la clientèle du roi. D'un autre côté l'État, à l'aide du pouvoir qu'il exerçait sur les simples citoyens, put un jour aussi se mettre à protéger leurs clients contre les excès et les abus du patronat légal. De temps immémorial la loi romaine avait admis une règle, sur laquelle se fonda la situation juridique, de toute cette classe d'habitants. Lorsqu'à l'occasion d'un acte public quelconque, testament, procès, taxation, le patron a expressément ou tacitement résigné le patronage, il ne peut plus jamais, ni lui, ni son successeur, revenir arbitrairement sur cet abandon, soit contre l'affranchi lui-même, soit contre ses descendants. Les clients ne possédaient d'ailleurs ni le droit de cité, ni les droits de l'hôte : il fallait pour leur conférer la cité, un vote formel du peuple ; et pour obtenir l'hospitalité, il fallait d'abord être citoyen d’une ville alliée. Ils n'avaient donc que la liberté de fait, sous la protection de la loi ; mais, en droit, ils n’étaient pas libres. Aussi, durant longtemps, le patron, eut-il sur leurs biens les droits qu'il avait sur le bien de ses esclaves : il les représentait nécessairement en justice : et, par voie de conséquence, il levait sur eux des subsides : en cas de besoin, il les traduisait au criminel devant sa juridiction domestique. Peu à peu, néanmoins, ils se dégagèrent de ces chaînes ; ils commencèrent à acquérir, à aliéner pour leur compte ; et on les vit, sans qu'ils fussent formellement tenus à l'assistance de leur patron, comparaître devant les tribunaux publics, y réclamer et obtenir justice. Le mariage et les droits qu'il fait naître furent concédés aux étrangers sur le pied de l'égalité avec les Romains, bien avant d'être permis aux habitants non libres de droit, ou qui n'étaient pas citoyens d'un État quelconque ; mais il ne fut jamais défendu à ceux-ci de se marier entre eux, et d'engendrer ainsi certains rapports de puissance conjugale et paternelle, d’agnation et de famille, d'héritage et de tutelle, analogues au fond à ceux existant entre les citoyens. — Les mêmes effets se produisirent, en partie, par l'exercice de l'hospitalité (hospitium), aux termes de laquelle l'étranger pouvait venir se fixer à Rome, y établissait sa. famille, et y acquérait peut-être même des propriétés. L'hospitalité fut toujours pratiquée à Rome de la façon la plus libérale. Le Droit romain ignore les distinctions nobiliaires attachées ailleurs à la terre, ou les prohibitions qui ferment l'accès de la propriété immobilière. En même temps qu'il laisse à tout homme capable de disposer, les droits les plus absolus sur son patrimoine, sa vie durant, il autorise aussi quiconque peut entrer en commerce avec les citoyens de Rome, fût-ce un étranger ou un client, à acquérir sans nulle difficulté, soit des meubles, soit même des immeubles, depuis que les immeubles entrent aussi dans les fortunes privées. Rome enfin a été une ville de commerce, qui a dû au commerce international les premiers éléments de sa grandeur, et qui s'est empressée de donner largement et libéralement l'incolat à tout enfant né d'une mésalliance, à tout esclave affranchi, à tout étranger immigrant ou abandonnant son droit de cité dans sa patrie, et même à tous ceux, en grand nombre, qui voulaient rester citoyens de la ville amie d'où ils étaient sortis. Au commencement, il n'y avait que des citoyens patrons des clients, et des non-citoyens, clients ou protégés des premiers ; mais, comme cela arrive partout où le droit de cité est fermé au plus grand nombre, il devint bientôt difficile, et la difficulté alla croissant, de maintenir les faits en harmonie avec la loi. Les progrès du commerce, l'incolat donné par l'alliance latine à tout Latin venu dans la ville placée à la tête de l'alliance, le nombre des affranchis s'augmentant avec le bien être des habitants, élevèrent rapidement la population des non-citoyens à un chiffre démesuré. Vinrent ensuite les peuples des villes voisines conquises et incorporées ; lesquelles toutes, soit qu'elles fussent effectivement amenées dans Rome, soit qu'elles demeurassent dans leur ancienne patrie déchue à l'état de simple village, avaient dans la réalité échangé le droit de cité dans leur ville, contre la condition de véritables Métœques[7]. D'un autre côté les charges du service militaire pesant sur les anciens citoyens seuls, les rangs du patriciat allaient s'amoindrissant tous les jours, pendant que les simples habitants participaient aux profits de la victoire, sans l'avoir payée de leur sang. — Aussi devons-nous nous étonner de ne pas voir les patriciens disparaître plus vite qu'ils ne le faisaient ; s'ils sont restés nombreux durant longtemps encore, il n'en faut pas attribuer la cause à l'introduction de quelques familles considérables venues du dehors, et qui, abandonnant volontairement leur patrie, ou transportées par force après la conquête, auraient reçu la cité pleine. De telles admissions n'ont été d'abord que très rares ; et elles le devenaient davantage à mesure que le titre de citoyen romain avait acquis une haute valeur. Un fait plus sérieux explique ce phénomène : nous voulons parler du mariage civil qui, contracté sans les solennités de la confarréation, légitimait les enfants nés de la simple cohabitation prolongée des parents, et en faisait des citoyens complets. Très probablement ce mariage, pratiqué dès avant la loi des Douze Tables, sans produire, il est vrai, ses effets civils au début, a dû la faveur dont il a joui au besoin de mettre obstacle à la diminution croissante du patriciat[8]. Il faut reporter à la même cause les moyens imaginés pour propager dans chaque maison une descendance nombreuse. Il est probable enfin que les enfants nés d'une mère patricienne mésalliée ou non mariée ont été aussi plus tard admis à la cité. — Mais toutes ces mesures étaient insuffisantes : les simples habitants allaient toujours s'augmentant, sans que rien y mît obstacle : les efforts des citoyens, au contraire, n'aboutissaient tout au plus qu'à ne pas trop décroître en nombre. La force des choses améliorait la situation des premiers. Plus nombreux, ils devenaient nécessairement plus libres. Il n'y avait pas seulement parmi eux des affranchis, des étrangers patronnés : ils comptaient surtout dans leurs rangs, nous ne saurions trop le redire, les anciens citoyens des villes latines vaincues, et les immigrants latins vivant à Rome, non pas selon le bon plaisir du roi, ou des citoyens romains, mais aux termes même d'un traité d’alliance. Maîtres absolus de leur fortune ils acquéraient de l'argent et des biens dans leur patrie nouvelle ; ils laissaient leur héritage foncier à leurs enfants, et aux enfants de leurs enfants. En même temps se relâchait le lien de la dépendance étroite qui les attachait tous aux familles des patrons. L'esclave affranchi, l'étranger nouvellement venu dans la ville, étaient isolés jadis ; aujourd'hui, des enfants, des petits enfants les ont remplacés, qui s'entraident, et tentent de repousser dans l'ombre l'autorité du patron. Jadis le client, pour obtenir justice avait besoin de son assistance : mais, depuis que l'État en se consolidant avait à son tour amoindri la prépondérance des gentes et des familles coalisées, on avait vu souvent le client se présenter seul devant le roi, demander justice, et tirer réparation du préjudice souffert. Et puis, parmi tous ces anciens membres des cités latines disparues, il en était beaucoup qui n'étaient jamais entrés dans la clientèle d'un simple citoyen ; ils appartenaient à la clientèle du roi, et dépendaient d'un maître auquel tous les autres citoyens, à un autre titre si l'on veut, étaient aussi tenus d'obéir. Or le roi qui, à son tour, savait son autorité dépendante du bon vouloir du peuple, dut trouver avantageux de se former avec ces nombreux protégés tout une utile classe d'hommes, dont les dons et les héritages pouvaient remplir son trésor, sans compter la rente qu’ils lui versaient en échange de sa protection ; dont il appartenait à lui seul de déterminer les prestations et les corvées, et qu'il trouvait toujours prêts enfin à s'enrôler pour la défense de leur protecteur. — Ainsi donc, à côté des citoyens romains une nouvelle communauté d'habitants s'était fondée : des clientèles était sortie la plèbe. Le nom nouveau caractérise la situation. Certes, il n'y a pas de différence en droit entre le client et le plébéien, le subordonné et l'homme du peuple ; en fait, il en existe une grande. Le client, c'est l'homme assujetti au patronage fort lourd d'un des citoyens ; le plébéien est le Romain auquel manquent les privilèges politiques. A mesure que s'éteint chez lui le sentiment de la dépendance vis-à-vis d'un particulier, le simple habitant supporte impatiemment son infériorité civique ; et, sans le pouvoir suprême du roi, qui s'étend également sur tous, la lutte s'ouvrirait promptement entre l'aristocratie privilégiée et la foule des déshérités. Le premier pas vers la fusion totale des deux classes n'eut pas lieu cependant par l'effet d'une révolution, quoiqu'il semble qu'une révolution fût la seule issue. La réforme attribuée au roi Servius Tullius se perd dans les ténèbres qui enveloppent tous les autres événements d'une époque, dont le peu que nous en savons ne nous est pas parvenu par la tradition historique, et ne consiste que dans les inductions de la critique après examen des institutions postérieures. Cette réforme, on le voit par elle-même, n'a point été faite à la demande et dans l'intérêt des plébéiens : elle leur impose des devoirs, sans leur conférer des droits. Elle est due, sans doute, ou à la sagesse d'un roi, ou aux instances des citoyens, jusque-là chargés tout seuls du service militaire, et voulant aussi que les simples habitants concourussent enfin au recrutement des légions. A dater de la réforme Servienne, le service à l'armée et, par voie de conséquence, l'impôt à payer à l'État en cas de besoins pressants (tributum), ne pèsent plus seulement sur les citoyens. Ils ont dorénavant la propriété foncière pour base ; tous les habitants contribuent dès qu'ils habitent un domaine (adsidui), ou dès qu'ils le possèdent (locupletes), qu'ils soient ou non citoyens. Les charges deviennent réelles, de personnelles qu'elles étaient. Entrons davantage dans les détails. Tout homme domicilié est astreint au service militaire, de seize à soixante ans, y compris aussi les enfants du père domicilié, sans distinction de naissance ; d'où l'affranchi lui-même sert, si par exception il possède une propriété foncière. Quant aux étrangers propriétaires, on ne sait pas s’il en était de même : probablement pas la loi ne leur permettait pas d'acquérir un héritage, à moins de se fixer à Rome, et d'entrer par là dans la classe des domiciliés ; auquel cas, ils auraient dû aussi le service. Les hommes destinés à l'armée furent partagés en cinq classes ou appels (classes, de calare). Ceux de la première classe seuls, c'est-à-dire ceux qui possèdent au moins un lot formant plein domaine, doivent venir au recrutement avec une armure complète : ils sont appelés miliciens des classes plus spécialement (classici). Quant aux quatre autres ordres des petits propriétaires, de ceux qui ne possèdent que les trois quarts, la moitié, le quart, ou le huitième de l'heredium, ils sont également tenus à servir, mais leur armure est moins compliquée. A cette époque, les héritages pleins comprenaient à peu près la moitié des terres ; à l'autre moitié appartenaient les parcelles ne contenant que tout juste les trois quarts, la moitié, le quart, ou le huitième et un peu plus du huitième même de l'heredium. Aussi fut-il décidé que quatre-vingts propriétaires de la première classe étant levés comme fantassins, il en serait levé vingt dans chacune des trois classes suivantes, et vingt-huit dans la dernière. La considération des droits politiques n'entrait donc pour rien dans le recrutement de l'infanterie. Pour la cavalerie, on opéra différemment. La cavalerie civique fut maintenue avec ses cadres antérieurs ; mais il lui fut adjoint une troupe de cavaliers plus nombreuse du double, et composée en tout ou en grande partie d'habitants non citoyens. Sans doute de sérieuses raisons présidèrent à cet arrangement nouveau. Les cadres de l'infanterie n'étaient formés jamais que pour l'entrée en campagne : puis elle était licenciée au retour. Mais la cavalerie, les exigences de l'arme le voulaient ainsi, était au contraire maintenue, hommes et chevaux, sur le pied de guerre, même en temps de paix : elle était journellement exercée : les revues et les manoeuvres de la chevalerie romaine ont duré fort longtemps et ont été même des sortes de fêtes[9]. Voilà comment il s'est fait que le premier tiers des centuries de chevaliers, dans une organisation nouvelle qui ne tenait plus compte de la distinction entre citoyens et non citoyens, a continué cependant d'être exclusivement recruté parmi les premiers. Cette anomalie n'a rien de politique ; elle tient uniquement à des considérations militaires. Du reste, on prit pour former la cavalerie les plus riches et les plus considérables parmi les propriétaires de l'un et de l'autre ordre : on voit de bonne heure, dès le début peut être, exiger la possession de propriétés d'une certaine étendue pour l'admission dans les cadres. Ceux-ci en outre comptaient un nombre notable de places gratuites pour lesquelles les femmes non mariées, les enfants mineurs, les vieillards sans enfants ayant des propriétés foncières et ne pouvant servir par eux-mêmes, étaient tenus de fournir à leur remplaçant les chevaux (chaque homme en avait deux), et le fourrage. En somme il y avait à l'armée, neuf fantassins pour un cavalier, et dans le service actif la cavalerie était mélangée davantage. Les gens non domiciliés, les prolétaires (proletarii, procréateurs d'enfants) fournissaient à l'armée les musiciens et les hommes de peuple, et aussi quelques milices accessoires (les adcensi, aides surnuméraires) qui marchaient sans armes avec l'armée (velati) ; et qui, une fois en campagne comblaient les vides et se plaçaient dans le rang, en prenant les armes des malades, des blessés et des morts. Pour faciliter les levées, la ville et la banlieue furent
de recrutement ; partagées en quatre quartiers ou tribus; et l'ancienne
division fut abandonnée, tout au moins quant à la désignation des localités.
Les quatre tribus nouvellement circonscrites furent : celle du Palatin,
renfermant le mont Palatin et Les hommes capables de porter les armes furent distribués dans deux catégories de recrutement. A la première appartenaient les plus jeunes (juniores), ceux âgés de plus de quinze ans jusqu'à leur vingt-quatrième année révolue ; ils étaient de préférence employés au service au dehors. A la seconde, chargée de la défense de la ville, appartenaient les plus âgés (seniores). Dans l'infanterie, la légion demeure l'unité militaire. Elle n'était rien moins qu'une vraie et complète phalange de trois mille hommes, rangés et équipés suivant le mode dorique, ayant six rangs de profondeur, sur un front de six cents hommes pesamment armés. Il s'y joignait l'important accessoire de nulle deux cents vélites (velites, voir chapitre V, note 50) armés à la légère. Les quatre premiers rangs de la phalange étaient occupés par les hoplites, en armure complète, levés parmi les habitants de la première classe, ou les possesseurs d'un domaine normal ; au cinquième et au sixième rang étaient les propriétaires ruraux de la seconde et de la troisième classe, ceux-là moins complètement équipés ; enfin les hommes des deux dernières classes, (4e et 5e) formaient le dernier rang ou combattaient aux côtés de la phalange : ils étaient légèrement armés. De sages mesures pourvoyaient au comblement facile des vides amenés par la guerre, et toujours dangereux pour la phalange. Chaque légion se divisait en quarante-deux centuries, faisant quatre mille deux cents hommes au total, dont trois mille hoplites, deux mille de la première classe, cinq cent de la deuxième, cinq cent de la troisième puis venaient les mille deux cents vélites, dont cinq cent appartenaient à la quatrième, sept cent à la cinquième classe. Chaque quartier fournissait ses mille cinquante hommes à la légion, soit vingt-cinq hommes par centurie. D'ordinaire deux légions entraient en campagne ; deux autres, tenant garnison dans la ville : d'où l'on conclut que les quatre légions composaient un corps d'infanterie de seize mille huit cents hommes, se divisant en quatre-vingts centuries tirées de la première classe, et vingt centuries tirées de chacune des seconde, troisième et quatrième ; et en vingt-huit centuries tirées de la cinquième (cent soixante-huit centuries au total) ; sans compter deux centuries d'hommes de renfort, les ouvriers et les musiciens. Ajoutez à cela la cavalerie, qui comptait mille huit cents chevaux ; dont un tiers appartenait aux citoyens. Lorsqu'on faisait campagne, il n'était adjoint à la légion que trois centuries de cavaliers. Ainsi donc l'effectif normal de l'armée romaine, de premier, et de second ban, se montait à vingt mille hommes approximativement : et ce chiffre correspond au nombre vrai, sans doute, des hommes en état de porter les armes, à l'époque où cette organisation fut introduite. Quand la population s'accrut plus tard, on n'augmenta pas le nombre des centuries : on se contenta d'augmenter les sections en y introduisant des hommes, de surcroît sans pour cela abandonner le nombre normal ; de même que l'on voit, aussi les corporations civiles, avec leur nombre presque sacramentel, s'augmenter en fait d'une multitude de membres surnuméraires, et tourner par ce moyen, leurs limites légales, sans les renverser. Avec la nouvelle organisation militaire, l'État fit marcher de pair un cadastre exact des domaines fonciers. Il fut prescrit alors, ou tout au moins soigneusement réglé, qu'un livre terrier serait ouvert, sur lequel les propriétaires faisaient inscrire leurs champs, avec toutes leurs appartenances et servitudes actives et passives, avec tous les esclaves et les bêtes de trait ou de somme qui y étaient installés. Toute aliénation non faite publiquement et devant témoins était tenue pour nulle. Le rôle foncier, qui était aussi le rôle de la conscription, était révisé tous les quatre ans. Ainsi, la mancipation (mancipatio) et le cens (census) sont sortis des règlements militaires de la constitution Servienne. On voit clairement se dessiner le but premier de toutes
les institutions de Servius. Dans tout ce plan, savamment compliqué, on ne
trouve rien qui n'ait trait à l'arrangement des centuries, en vue de la
guerre et, pour quiconque s'est habitué à réfléchir sur ces matières, il
devient évident qui ce n'est que plus tard qu'il a été possible de tourner
ces institutions vers la politique intérieure. S'il en était autrement,
comment expliquer la règle qui excluait le sexagénaire des centuries ? N'en
ressort-il pas qu'elles n'étaient rien moins qu'une forme représentative, à l'égal
et à côté des curies ? Et, comme, d'un autre côté, l'adjonction des simples
domiciliés aux citoyens dans les rangs de l'armée n'a certainement eu lieu
que pour augmenter celle-ci, il serait vraiment absurde d'y aller découvrir
l'introduction de la timocratie dans Rome. Ne méconnaissons pas pourtant,
qu'à la longue, l'entrée des simples habitants dans l'armée amena des
modifications essentielles à leur condition politique. Quiconque est soldat,
doit pouvoir devenir officier dans un État sainement constitué. Aussi ne
fait-il pas doute que, dès cette époque, il ne fut plus interdit à un
plébéien de s'élever aux grades de centurion et de tribun militaire ; et, par
suite, même de pénétrer dans le Sénat. Rien n'y mettait obstacle du côté de
la loi. Mais, quand, par le fait, les portes venaient à s'ouvrir pour lui, il
n'en résultait nullement l'acquisition de la cité[10]. Que si les
privilèges politiques appartenant aux citoyens dans les comices par curies ne
subirent aucun amoindrissement par l'institution des centuries, les citoyens
nouveaux et les domiciliés, qui composaient ces dernières, n'en obtinrent pas
moins aussitôt et par la force des choses, tous les droits qui compétaient
aux citoyens, en dehors des curies et dans les cadres des levées militaires.
C'est ainsi que désormais les centuries donneront leur assentiment au
testament, fait par le soldat in (procinctu) avant la bataille ; c'est à
elles aussi qu'il appartiendra maintenant de voter la guerre offensive, sur
rogation royale. Cette première immixtion des centuries dans les affaires
publiques veut être soigneusement remarquée l'on sait jusqu'où elle les a
conduites. Mais qu'on ne l'oublie pas, la conquête de leurs droits ultérieurs
a été plutôt un progrès successivement gagné par voie de conséquence médiate,
qu'il n'a été voulu et prévu par la loi. Avant comme après la réforme de
Servius, l'assemblée des curies fut toujours la vraie, la légitime assemblée
des citoyens ; là, seulement, le peuple continua de prêter au roi l'hommage
qui lui conférait la toute puissance. A côté de ces citoyens proprement dits,
il fallut néanmoins tenir état des clients et des domiciliés, des citoyens
sans suffrage (cives sine suffragio),
comme ils furent appelés plus tard, qui participaient aux charges publiques,
au service militaire, aux impôts, aux corvées (d'où leur autre appellation de
municipes, municipaux, contribuables)[11]. Ils cessèrent
aussi, à dater de ce moment, de payer la rente de patronage, qui demeura
imposée aux individus vivant hors des tribus, aux métœques
non domiciliés (œrarii). Jadis, la
population de la cité ne comportait que deux catégories, les citoyens et les
clients ; il y en a trois aujourd'hui : il y a des citoyens actifs, des
citoyens passifs et des patronnés, division qui, durant de nombreux siècles,
a formé la clef de voûte de là constitution romaine. Somme toute, les institutions de Servius ne sont pas sorties d'une lutte des classes : elles portent plutôt le cachet d'un législateur agissant dans son initiative réformatrice, comme l'ont fait Lycurgue, Solon, Zaleucus. D'une autre part, elle semble inspirée par l'influence grecque. Laissons de côté certaines analogies facilement trompeuses, celle, par exemple, déjà constatée par les anciens eux-mêmes, de la fourniture du cheval du cavalier aux frais des veuves et des mineurs, que l'on retrouve aussi à Corinthe. Mais, chose plus grave, les armes, la formation légionnaire, sont copiées manifestement sur le système des hoplites grecs. Ce n'est point là un fait dû au hasard. Rappelons-nous que, pendant le second siècle de Rome, les États grecs de l'Italie méridionale modifièrent de même leurs constitutions basées jadis sur l'influence pure des familles ; et que chez eux aussi le pouvoir passa dans les mains des possesseurs des terres[13]. Or, voilà bien le mouvement qui se propagea jusque dans Rome, et y amena la réforme dite de Servius. La même pensée s'y fait au fond reconnaître ; et, si des différences notables s'y rencontrent dans les applications d'un commun principe, elles tiennent au génie et à la forme puissamment monarchique de l'État, dans la cité romaine. |
[1] V. Preller, Vesta, p. 540.
[2] V. chapitre IV la note 10.
[3] Il s'agit ici des Lares Viales
ou Compitales, placés à l'angle
d'intersection des rues :
… Geminosque ... qui compita servant
Et vigilant nostra semper in urbe Lares.
Ovide, Fastes, II, 613. V. Preller, p 492.
[4] Priores, posteriores.
[5] A l’exception de quelques conjectures de fort peu de valeur sur l'époque de leur entrée dans la cité (Cicéron, de Rep., II, 30, 35.-Tite Live, I, 35. - Tacite, Annales, 11, 25. – Victor, viri ill., 6), l'antiquité ne nous fournit rien ou presque rien à leur égard. Elle nous fait seulement connaître qu'elles avaient le dernier rang dans le vote au Sénat (Cicéron, loc. cit.) et que les Papiriens étaient une gens minor (Cicéron, epist. ad fam., IX, 21), fait curieux, ensuite duquel un canton rural avait reçu ce nom. La même remarque s'applique aux Fabiens, qui paraissent d’ailleurs avoir appartenu à la cité Colline.
[6] Habuit plebem in clientelas principum descriptam dit Cicéron, de Rep., II, 2.
[7] Μέτοιχος, étrangers domiciliés à Athènes, et dont Thucydide par exemple, fait fréquemment mention.
[8] Les dispositions des Douze Tables sur la prescription par l'usage (usus) montrent clairement la préexistence du mariage civil à l'époque de leur rédaction. Son antiquité est aussi démontrée par cette circonstance que, tout en emportant la puissance maritale, absolument comme le mariage religieux, il n'en différait que par le mode d'acquisition de cette puissance. Dans le connubium le mari acquérait sa femme directement, et par une voie légale toute spéciale au mariage : par la voie civile, il empruntait une formalité commune à tous les actes d'acquisition ordinaire. Ici, la tradition de la femme donnée en mariage, où la prescription accomplie à son égard pouvaient seules donner un fondement juridique au pouvoir marital, et par là aussi assurer à l'union la valeur des Justes noces. [V. Gaius, comment., I, § 56 et 111 et suiv.]
[9] Déjà et par le même
motif l'infanterie ayant été augmentée par le fait de l'annexion des Romains de
[10] Aussi dit-on les archéologues du temps des empereurs soutenir que les Octaviens de Vélitres avaient été introduits dans le Sénat par Tarquin l'ancien : mais qu'ils n'avaient été admis à la cité que sous le règne de son successeur (Suétone, Octave, 2).
[11] V. chapitre V, la note 15 sur le mot mœnia.
[12] Déjà, vers 450
avant J.-C., les lots de 7 jugera [4 hect.
[13] Il convient de
noter une autre analogie. La constitution servienne rappelle singulièrement le
régime sous l'empire duquel vivaient les métœques de l'Attique. Athènes a fait
de bonne heure comme la cité romaine. Elle a ouvert ses portes aux simples
domiciliés, puis les a fait contribuer aux charges publiques. Que si l'on ne
veut point admettre l'existence de certaines relations plus ou moins directes
entre les deux villes, encore faudra-t-il reconnaître combien les mêmes causes,
— la centralisation et les progrès de