HISTOIRE ROMAINE

 

Depuis Rome fondée jusqu’à la suppression des rois

Chapitre IV — Les Commencements de Rome.

 

 

À quelques trois milles allemands (six lieues) en amont de l'embouchure du Tibre, s'élèvent, près de ses rives, un certain nombre de collines, plus hautes sur la rivé droite, plus humbles sur la rive gauche : à ces dernières, depuis deux mille cinq cents ans, s'est attaché le grand nom de Rome. D'où est venu ce nom ? quand est-il apparu ? L'histoire l'ignore : selon les premières notions qui nous parviennent, les habitants de la cité fondée en ce lieu, ne s'appellent point les Romains mais les Ramniens (Ramnes), suivant la règle grammaticale de l'élision des voyelles, familière aux langues primitives, et que les Latins ont d'ailleurs promptement abandonnée[1]. L'orthographe du mot Ramnes est par elle-même un sur témoin de son antiquité immémoriale. D'où est-il dérivé ? quel sens a-t-il ? Rien ne nous l'indique d'une façon sûre : peut-être, par Ramnes, faut-il entendre les hommes de la forêt ou des bois.

Les Ramniens n'occupaient point seuls les collines Tibérines. La division administrative de l'ancienne Rome la montra sortie de la fusion de trois tribus, peut-être indépendantes à l'origine, celle des Ramniens, celle des Titiens et celle des Lucères. Il s'est passé là un phénomène de synœcisme pareil à celui qui a donné naissance à Athènes[2].

Cette triple division de la cité romaine remonte si haut, qu'elle est passée dans la langue politique. Les mots partager et partie, chez les Romains, expriment à proprement dire le partage par tiers (tribuere, tribus) seulement et à la longue, comme pour le mot quartier, chez les modernes, le sens primitif spécial s'est perdu dans une acception toute générale, et qui ne tient plus compte du nombre[3]. L'union accomplie, chacune des trois tribus primitives, posséda son tiers du territoire commun, et fut également représentée, soit à l'armée, soit dans le conseil des anciens. L'on retrouve aussi la trace du partage tripartite dans tout le système du culte. Les membres des anciens collèges sacerdotaux, les Vierges sacrées, les Saliens, les frères Arvales, les Lupercales, les Augures, sont toujours au nombre divisible par trois. Combien d’erreurs, d’absurdités, ont été d’ailleurs entassées dans les livres à l’occasion du triple élément de la cité romaine ? Il est le point de départ de la critique inintelligente qui a voulu faire sortir la nation romaine d'un mélange d'hommes accourus de divers cotés, ou qui, ailleurs, s'efforce de représenter les trois grandes races italiques comme ayant fourni chacune son contingent à la Rome primitive. Le peuple romain à un tel compte, ce peuple qui fut exclusif entre tous, qui a façonné à lui seul sa langue, sa constitution et sa religion ne serait plus qu'un informe ramassis de débris étrusques, sabins, helléniques ou même pélasgiques ! Laissons de coté toutes ces hypothèses fondées sur le vide ou contraires au bon sens, et disons en peu de mots tout ce que l’on peut savoir de l’origine des peuplades qui ont constitué la cité romaine.

Les Romains étaient latins cela ne peut faire un doute ; ils ont donné leur nom à la cité romaine nouvelle, ils ont essentiellement contribué à fixer la nationalité formée de l'union de ses divers membres. Des Lucères il est difficile de dire quelque chose. Rien d'ailleurs ne défend de voir aussi en eux une peuplade latine. Quant à la seconde tribu, celle des Titiens, les traditions sont unanimes à leur assigner la Sabinie pour lieu d’extraction. L’une de ces traditions, source de toutes les autres peut-être, appartenait à la confrérie appelée aussi Titienne[4], laquelle aurait été fondée à l’occasion même de l’entrée des Titiens dans la cité et en vue d'assurer la conservation des rites sabins qu'ils avaient apportés avec eux. Il est donc présumable qu’à une époque reculée, alors que les races latines et sabelliques n’étaient point encore aussi fortement séparées par la langue et les moeurs, que le furent plus tard les Romains et les Samnites, une tribu sabellique quelconque est entrée dans le sein d’une communauté latine. En outre comme d'après les données de leur tradition la plus ancienne et la plus vraisemblable, les Titiens ont maintenu leur existence indépendante en face des Ramniens, il faut croire qu'ils ont obligé ceux-ci à subir leur cohabitation (synœcisme). A ce point de vue nous en convenons, il y a eu là mélange de deux nationalités ; mais mélange superficiel et dont, quelques siècles plus tard l’établissement à Rome du Sabin Attus Clauzus (ou Appius Claudius), suivi de sa nombreuse clientèle, rappellera la forme et les conditions. Ni l’accueil fait aux Titiens parmi les Ramniens, ni le droit de cité donne aux Claudiens dans Rome, ne peuvent permettre de classer les Romains parmi les peuples de sang mêlé. A l’exception de quelques détails introduits dans le cérémonial religieux, vous ne trouvez nulle part chez eux les manifestations de l'élément sabellique : rien enfin dans la langue latine ne révèle l’atteinte sérieuse qu’elle en aurait dû recevoir dans une telle hypothèse[5]. Il serait étonnant, répétons le, que l’introduction parmi les Latins d’une seule tribu non latine ait suffit pour altérer d’une façon sensible le caractère national. Ajoutons aussi, car il ne faut point oublier ce fait, qu’au temps où les Titiens sont venus se fixer à coté des Ramniens, la nationalité latine avait le Latium tout entier, et non point seulement la territoire romain, pour centre. La cité nouvelle et tripartite de Rome, nonobstant l'immixtion de quelques éléments d'origine sabellique, n'a donc point cessé d'être ce qu'elle était en tant que cité des Ramniens, à savoir une fraction pure de la nation latine.

Longtemps avant l'établissement d'une ville proprement dite sur les bords du Tibre, les Ramniens, les Titiens et les Lucères paraissant avoir occupé séparément d'abord, et plus tard. en commun, les diverses collines Tibérines. Ils avaient leurs forteresses sur les sommets, et leurs villages dans la plaine inférieure, où ils cultivaient leurs champs. Nous voyons un vestige traditionnel de ces anciens temps dans la fête du loup (lupercalia). C'était bien là la fête des laboureurs et des pasteurs : elle était célébrée sur le Palatin par la gens Quinctia, avec ses jeux et ses récréations d'une simplicité naïve et patriarcale. Chose remarquable, elle s'est perpétuée, plus qu'aucune autre des solennités païennes, jusque dans la Rome christianisée.

Tels furent les premiers établissements d'où semble être sortie la cité de Rome. La ville ne fut point, à proprement parler, fondée tout d'une pièce ainsi que le raconte la légende : bâtir Rome n'a pu être l'oeuvre d'un jour. D'où vient donc sa prééminence politique si précoce parmi les autres villes latines, alors que tout semblait la lui interdire dans la constitution physique du sol ? Le sol en effet est moins sain, moins fertile à Rome que dans le voisinage des autres anciennes localités du Latium. La vigne et le figuier n'y prospèrent point : les sources vives y sont rares et maigres. La source, excellente d'ailleurs, des Camènes devant la porte Capène, ne fournit que peu d'eau : et il en faut dire autant de la fontaine Capitoline, plus tard enfarinée dans le Tullianum[6]. De plus, le territoire était exposé aux fréquentes inondations du fleuve, qui, grossi par les torrents descendus de la montagne dans la saison des pluies, n'avait point un écoulement suffisamment rapide vers la mer, et refluant alors dans les vallées et les dépressions d'un terrain entre les collines, y formait de nombreux marais. Cette région n'offrait par elle-même aucun attrait à l'émigrant, et les anciens eux-mêmes reconnaissent que si la colonisation est venue s'établir sur ce sol malsain et infertile, elle ne s'y est point spontanément et naturellement portée ; qu'il a, en un mot, fallu la nécessité ou un motif spécial et impérieux pour déterminer la fondation de Rome. La légende aussi semble témoigner de l'étrangeté du fait : de là, la fable de la construction de la ville par une bande de transfuges venus d'Albe sous la conduite de deux princes de race royale : Romulus et Remus. Ne faut-il point voir, dans ce conte, l'effort naïf de l'histoire primitive essayant d'expliquer l'établissement singulier de Rome en un lieu aussi peu favorisé par la nature, et voulant en même temps rattacher les origines romaines à l'antique métropole du Latium ? La véridique et sévère histoire doit avant tout faire bon marché de toutes ces fables, qui n'ont pas même les mérites d'une poétique ébauche. Mais, allant plus loin, ensuite, il ne lui sera pas refusé de tirer de l'examen des circonstances locales, sinon le récit de la fondation de Rome, du moins la raison de ses progrès si étonnants, si rapides ; et l'explication du rang tout spécial qu'elle a occupé dans le Latium.

Parcourons d'abord les limites primives du territoire romain. A l'est, nous rencontrons les villes d'Antemnœ, de Fidènes, de Cœnina, de Collatie, de Gabie, situées dans un rayon tout rapproché, à moins de deux lieues des portes de l'enceinte de Servius. La frontière romaine devait donc presque toucher l'emplacement de cette enceinte. A l'est encore, on rencontrait à six lieues les cités puissantes de Tusculum et d’Albe ; de ce coté le territoire n’a pas dû aller au delà de la fossa Cluiliana (à deux lieues). A l'ouest la frontière était à la sixième borne milliaire, entre Rome et Lavinium. Mais pendant qu'il est ainsi renfermé dans des frontières étroites du coté de la terre, le domaine primitif de la ville s’étend, sans obstacle, le long des rives du Tibre en allant vers la mer. Entre Rome et la côte on n’a jamais connu ici une cité antique quelconque, ni une localité, ni une limite de bourgade indépendante. La légende, qui sait toutes les origines à sa manière, raconte comment le roi Romulus a enlevé aux Véiens les possessions romaines de la rive droite, les sept bourgs (septem pagi) et les salines importantes placées à l’embouchure du Tibre ; comment le roi Ancus a fortifié la tête de pont, le mont de Janus (ou Janicule) sur la rive droite et a construit sur la rive gauche, le Pirée romain, le port et la cité commandant les bouches du fleuve (Ostia). Les campagnes longeant la rive étrusque ont tout d’abord, on le voit, appartenu à Rome : ce que rien n'a démontré mieux que l'existence d'un sanctuaire consacré dans un temps reculé à la bonne déesse (Dea Dia[7]), et placé à la hauteur de la quatrième borne milliaire sur la route plus tard construite pour aller au port (via portuese). Là se célébraient les grandes fêtes de l’Agriculture, et les processions des frères Arvales. Là vivait, de temps immémorial, la gens Romilia ; la plus illustre entre toutes les familles romaines. Le Janicule fit donc originairement partie de la ville, et Ostie fut sa colonie, son faubourg, allais-je dire. Qu'on ne croie pas que le hasard a été pour quelque chose dans toutes ces créations. Le Tibre était pour le Latium, la route naturelle du commerce : son embouchure, sur une côte sans découpures, y offrait au navigateur un unique et nécessaire ancrage. Le Tibre aussi constitua, de tout temps pour les Latins, une utile défense contre l'invasion des peuples établis au Nord. Il y fallait bien un entrepôt pour la traite fluviale et maritime, et une citadelle pour assurer aux Latins la possession de leur frontière du côté de la mer. Or, quel lieu était plus propre à cette destination que l'emplacement de Rome, réunissant à la fois les avantages d'une forte position et du voisinage du fleuve ; de Rome, qui commandait les deux rives jusqu'à l'embouchure : qui offrait une escale facile aux bateliers descendus par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge, plus sûr que les autres refuges de la côte, aux petits navires d'alors fuyant devant les pirates de la haute mer ? Rome doit donc sa précoce, importance, sinon sa fondation même, à des circonstances toutes commerciales et stratégiques.

Citons-en d'autres preuves, bien plus concluantes que les contes faits à plaisir et jadis acceptés par l'histoire. Notons d’abord las anciennes et étroites relations, avec Cœré, qui jouait, en Étrurie, le rôle de Rome dans le Latium ; relations créées par la voisinage et l'amitié commerciale. Notons l'attention singulière prêtée au pont du Tibre, à sa construction et à son entretien; regardés comme l'un des objets intéressant la république[8] : notons la galère placée dans les armes de la ville ; les droits de douanes prélevés dès cette époque sur toutes les importations ou exportations d'Ostie destinées à la vente (promercale) ; celles réservées à la consommation personnelle du maître de la cargaison, en demeurant affranchies (usuarium). De même encore, l’argent monnayé a été de bonne heure en usage à Rome, et des traités de commerce avec les places trans-maritimes y ont déjà été conclus. Tout cela fait comprendre, ce que d'ailleurs la légende confirme, comment Rome n'a pas été fondée et bâtie d'un seul coup ; comment elle s'est faite peu à peu ; comment enfin, parmi les villes latines, elle fut la plus récente, peut-être, au lieu d'être la plus vieille. Avant l'établissement du grand marché (emporium) sur les bords du Tibre, les terres antérieures ont été occupées et peuplées ; le mont Albain et les autres collines de la campagne s'étaient couronnées de leurs citadelles. Que Rome ait été créée en vertu d'une décision prise par les Latins confédérés : qu'elle doive plutôt sa naissance au coup d'oeil et à l'entreprise d'un fondateur oublié depuis ; ou qu'elle soit le produit naturel de ce mouvement commercial, attesté par de sûrs indices, peu importe après tout : nous ne tenterons pas, à cet égard une conjecture peut-être impossible.

À ces considérations sur l'heureuse situation commerciale de Rome, d'autres observations viennent utilement s'ajouter. Quand l'histoire éclaire ces temps de ses premières lueurs, la ville apparaît déjà dans son unité exclusive, avec son enceinte fermée, au milieu de la confédération latine. Tandis que les Latins persistant à habiter des villages ouverts, et ne se rassemblent dans la citadelle commune qu'aux jours de fêtes ou de conseil, ou qu'en cas de péril imminent, il semble probable que ces habitudes de vie à l’extérieur ont été plus tôt et plus facilement abandonnées chez les Romains. Loin de nous de prétendre que le Romain ait pour cela cessé d'occuper sa maison des champs, et qu'il n'ait pas continué d'y voir son véritable foyer domestique : mais l'air de la campagne était malsain, et les habitants se sentirent entraînés souvent à se bâtir aussi une demeure sur les collines, où ils respiraient dans une atmosphère plus pure et plus salubre. Puis, à côté des paysans se faisant citadins, vint bientôt s'établir une population non agricole nombreuse, composée à la fois d'indigènes et d'étrangers. C'est là ce qui fait comprendre l'intensité même de la population totale de l’ancien territoire romain qui, n'ayant au plus que onze lieues carrées d'étendue, sur un sol moitié marais et moitié sable, pouvait déjà, sous l'empire de la constitution politique primitive, fournir trois mille trois cents hommes libres armés pour la défense de la ville, et contenait une population de 10.000 habitants libres, au moins. Ce n'est pas tout. Quand on connaît Rome et son histoire, on sait que le trait le plus frappant de ses institutions publiques et privées y a été l'organisation fortement exclusive du droit de cité et de commerce : au regard des autres Latins et, notamment, de tous les italiques, elle se distingua surtout par la séparation tranchée qu'elle avait établie entre les citoyens proprement dits et les paysans. N'allons pas pourtant, chercher dans Rome une place de négoce à la façon de Corinthe ou Carthage ; le Latium était, avant tout, pays agricole ; et Rome a été et est demeurée ville latine. Mais elle a dû à sa position commerciale, et par là même, à l'esprit exclusif de ses citoyens, de prendre un rang à part et à la tête des autres cités latines. Comme elle était le marché du pays, les pratiques de la vie urbaine se sont rapidement et puissamment développées à côté et au-dessus de celles de la vie des champs, auxquelles les Latins étaient demeurés fidèle. Ces pratiques lui ont fait une condition plus haute. Certes, la recherche et l'étude des progrès commerciaux et stratégiques de la cité Tibérine sont autrement fécondes et importantes que l'analyse minutieuse des conditions à peu près invariables dans lesquelles ont végété tant d'autres sociétés des anciens temps. Nous retrouvons enfin la trace, et comme les étapes du progrès de Rome dans les traditions relatives à ses diverses enceintes, et à ses fortifications successives. Leur construction a effectivement marché pas à pas, et au fur et à mesure des agrandissements de la cité elle-même.

La première ville, noyau de la Rome future que de longs siècles viendront agrandir, n'a du occuper, s'il faut en croire des témoignages très plausibles, que le sommet du Palatin : elle s'appela un peu plus tard Rome carrée (Roma quadrata), à raison de la forme même de la colline, qui s'étendait alors en un carré irrégulier. Les portes et les murs de l'enceinte primitive étaient encore visibles au temps des empereurs : l'emplacement de deux de ces portes, celui de la Porta Romana (non loin de Santo-Georgio in Velabro), et celui de la Porta Mugionis (près de l'arc de Titus), nous sont connus ; et Tacite décrit, comme l'ayant vu, le mur de l'enceinte Palatine du côté de l'Aventin et du Cœlius. C'est là, de nombreux vestiges l'indiquent, que furent l'emplacement et le centre primitif de l'ancienne Rome. Sur le Palatin se trouvait le symbole sacré de la ville, le Mundus [mundus, xόσμος, ordonnance de l'univers] où chacun des premiers habitants avait enfoui en quantité suffisante tous les objets de nécessité domestique, et une motte de terre apportée du champ patrimonial. C'est aussi là qu'était le bâtiment public où se réunissaient toutes les curies (curiœ veteres), chacune à son foyer particulier, pour les choses du culte ou pour toute autre cause. C'est là que se voyait l'édifice, où s'assemblaient les Saliens ou sauteurs (curia saliorum), où l'on conservait les boucliers sacrés de Mars ; c'est là, enfin, qu'était placé le sanctuaire du loup (lupercal), et la demeure du prêtre de Jupiter. Sur cette même colline, ou autour d'elle, la légende de la fondation de la ville avait en outre arrangé toute la scène, tous les souvenirs de ses fables. On y montrait aux croyants la chaumière de Romulus ; la cabane de berger de son père nourricier Faustulus ; l'olivier sacré près duquel le berceau des deux jumeaux avait été apporté sur les eaux ; la cornouiller né du javelot que Romulus lança de l'Aventin, par-dessus la vallée du Grand Cirque, et qui était allé tomber dans l'intérieur de l'enceinte Palatine : sans compter d'autres monuments non moins merveilleux encore. De temples proprement dits, pareils à ceux bâtis plus tard, il n'y en avait alors ni sur le Palatin ni ailleurs : l'époque ne les comportait pas. Le lieu du conseil a été changé de bonne heure, et le souvenir s'en est perdu ; on peut conjecturer pourtant que le sénat et les citoyens s'assemblèrent primitivement, sur la place laissée libre autour du Mundus, et appelée plus tard place d'Apollon : le théâtre postérieurement construit sur le Mundus lui-même a occupé sans doute l'emplacement du conseil de la cité.

Plus tard, l'établissement romain s'étend autour du Palatin. La fête des sept montagnes (septimontium) atteste les accroissements successifs par l'effet, desquels les faubourgs s'ajoutant à la ville, chacun avec son enceinte séparée, quoique moins forte sans doute, et s'appuyant aux hauts murs du Palatin : dans le marais en bas, les digues extérieures s'appuient aussi à la digue principale. Les sept enceintes sont alors celles du Palatin ; du Cermale, contrefort du Palatin descendant vers le marais jadis existant entre lui et le Capitolin (Velabrum) ; de la Vélie, qui joint la Palatin à l'Esquilin, et que les constructions impériales ont plus tard complètement aplanie ; celles du Fagutal, de l'Oppius et du Cispuis, formant les trois têtes de l'Esquilin ; celle enfin de la Sucûsa ou Subûra, dans la vallée située entre l'Esquilin et le Quirinal, et en dehors du mur de terre qui défendait la ville neuve du côté des Carines (au dessous de San Pietro in Vincoli). Toutes ces constructions nous font en quelque sorte assister aux progrès de l'ancienne Rome Palatine : et leur histoire se complète par la division des quartiers attribués à Servius Tullius, laquelle, aussi, prit pour base l'ancienne distribution des sept collines.

Le Palatin a donc été le site primitif de la cité romaine ; il a été enfermé, par sa première et alors unique enceinte : mais ici comme ailleurs, les habitants, non contents de demeurer à l'intérieur de la ville, ont en outre construit leurs maisons au dehors, et au-dessous de la forteresse. Les plus anciens faubourgs, ceux qui plus tard sont entrés dans le premier et le second quartier Servien, s'étalèrent en cercle au bas du Palatin. Tel était celui qui occupait les pentes du Cermale, et la rue des Étrusques, et dont le nom rappelle d'anciennes et fréquentes relations de commerce entre la ville Palatine et les habitants de Cœré ; tel encore celui de la Vélie. Ces deux faubourgs réunis à la colline Palatine fortifiée, ont formé plus tard l'un des quartiers de la ville de Servius. Un autre quartier engloba de même le faubourg bâti sur le Cœlius, et qui probablement n'en couvrait que la pointe extrême, au-dessus de l'emplacement du Colysée ; celui construit aux Carmes, ou sur la hauteur qui prolonge l'Esquilin vers le Palatin ; et enfin celui compris dans la vallée, avec l'ouvrage avancé de la Subûra, qui plus tard lui a donné son nom. Ces deux quartiers réunis étaient toute la ville ancienne ; et quant à la Subûra, qui, partant d'au-dessous de la citadelle, allait de l'Arc de Constantin jusqu'à S. Pietro in Vincoli, et remplissait toute la dépression intermédiaire, elle semble avoir alors constitué une localité plus importante, et primant, par son ancienneté, les autres parties comprises ensuite dans la circonscription palatine de Servius. Elle passe du moins avant le Palatin dans la liste des quartiers. Le souvenir de ces deux localités, alors séparées et distinctes, s'est perpétué dans l'un des plus anciens rites de Rome, le Sacrifice du cheval[9], qui se célébrait au Champ de Mars, au mois d'octobre de chaque année. Dans cette fête, on vit longtemps les hommes de la Subûra disputer la tête du cheval aux hommes de la rue Sacrée (via Sacra) ; et, suivant que les uns ou les autres l'emportaient, cette même tête était clouée à la tour Mamilienne (dont on ignore l'emplacement), ou contre la demeure royale, sur le Palatin. C'était donc les deux moitiés de la vieille ville qui luttaient ensemble, à armes et droits égaux. A cette époque, les Esquilies (Ex-quiliœ), dont le nom, pris à la lettre, exclut complètement les Carines, étaient réellement ce que leur appellation indique, des constructions extérieures (ex-quiliœ, in-quilinus, de colere), un faubourg. Elles devinrent le troisième quartier dans l'organisation postérieure ; et, à côté du Palatin et. de la Subûra, elles furent toujours tenues en moindre estime. Nous croyons enfin que la ville aux sept monts a pu encore englober, d'autres hauteurs voisines, le Capitole et l'Aventin. Mais le pont sur pilotis (pons sublicius), venant se soutenir sur l'étai naturel de l'île Tibérine, existait aussi dès époque : le collège des Pontifes, déjà institué, l'atteste ; et je crois même volontiers que les Romains n'avaient pas dû négliger le Janicule, cette tête de pont commandant la rive étrusque. Ni l'un ni l'autre pourtant n'étaient compris dans l'enceinte de la cité. Il demeura toujours de rite religieux qu'il n'entrât aucun morceau de fer dans la construction ou dans l'entretien du pont ; ce que l'on conçoit, en se reportant aux nécessités de la défense de la Rome ancienne. Il fallait là un pont volant, qui pût être rapidement abattu ou brûlé : ce qui prouve que, pendant longtemps, la possession du passage du fleuve demeura incertaine, ou qu’elle fut souvent interrompue.

On a vu que la cité romaine se divisait en trois tribus, dès une époque fort reculée. Les établissements et les enceintes actuels avaient-ils quelque rapport avec cette division ? Rien n'autorise à le croire. Que les Ramniens, les Titiens et les Lucères, puisqu'ils ont été indépendants les uns des autres, se soient aussi fixés chacun à part, nous le croyons ; mais ils n'ont point eu leurs forteresses séparées, sûr les sept collines ; et tout ce qui a été imaginé à cet égard dans les anciens temps, ou chez les modernes, paraît, aux yeux de la critique prudente, devoir être rejeté bien loin, avec la fable du combat sur le Palatin, et l'agréable roman de la trahison de Tarpéia. Peut-être que déjà chacun des deux quartiers de la ville primitive, la Subûra et le Palatin, et même aussi les faubourgs, se subdivisaient en trois districts affectés aux Ramniens, aux Titiens el aux Lucères. Du moins, on pourrait le conjecturer quand on voit, dans l'un et l'autre de ces deux quartiers, et dans, tous ceux ajoutés plus tard à la ville ancienne, s'élever en triple couple les chapelles des Argées[10]. La ville Palatine aux sept collines a peut-être eu son histoire. Pour nous, il n'en reste rien que la tradition de son existence à une date reculée. Mais, de même que les feuilles des bois sont un message envoyé au printemps futur, alors qu’elles tombent sans attirer le regard des hommes, de même la ville oubliée du Septimontium a préparé la place à la Rome de l'histoire.

La Rome palatine n'a point seule, été enfermée dans les murs de Servius : tout près et en face d'elle, il existait une autre cité sur le Quirinal. L'ancienne citadelle (Capitolium vetus), avec ses sanctuaires dédiés à Jupiter, Junon et, Minerve, avec son temple du Dieu de la fidélité (Deus fidius), où se concluaient publiquement tous les contrats politiques, a sa contrepartie exacte dans le Capitole nouveau, avec ses temples de Jupiter, de Junon et de Minerve ; avec son autel dédié à la bonne foi romaine, où sont de même établies les archives du Droit des gens international. Le Quirinal fut donc bien certainement le chef-lieu d'une cité indépendante. Ce qui le prouve encore, c’est le culte de Mars établi sur le Quirinal aussi bien que sur le Palatin : Mars est le prototype de l'homme de guerre ; il est en même temps le dieu principal de toute communauté italique. Ajoutons que les corporations de ses serviteurs, les deux antiques collèges des Saliens et des Luperques, existaient encore en double dans la Rome républicaine ; qu'il y avait à la fois les Saliens du Palatin, et les Saliens du Quirinal ; et qu'à côté des Loups ou Luperques Quinctiens du Palatin, il y avait aussi les Loups Fabiens, dont les rites se célébraient probablement sur l'autre colline[11]. Tous ces indices sont bien, décisifs par eux mêmes : ils le deviennent plus encore, lorsque l'on voit l'enceinte exactement connue de la ville aux sept monts, laisser le Quirinal en dehors ; et, plus tard, celui-ci joint au Viminal, son voisin, former le quatrième quartier de la ville de Servius Tullius ; les trois premiers comprenant exclusivement l'ancienne cité Palatine. On s'explique aussi, désormais, les motifs de la construction de la forteresse avancée de la Subûra, dans la vallée située entre l'Esquilin et le Quirinal. Les limites des deux territoires se touchaient ici ; et les Palatins, maîtres du vallon, avaient dû le fortifier et le défendre contre les gens du Quirinal. — Enfin, ceux-ci se distinguaient encore par le nom des habitants de l'autre colline. La ville Palatine est la ville des sept monts, Ses citoyens s'appellent les montagnards (montani), et ce nom de montagne (mons), appliqué d'ailleurs à toutes les collines qui en dépendent, est surtout donné au Palatin. D'autre part, le Quirinal avec le Viminal, son appendice, quoique plus élevé que les sept monts, est spécialement tenu pour une colline (collis) ; et, de plus, dans la langue des rites religieux, la colline, tout court, le désigne particulièrement. De même, la porte par où l'on descend de la hauteur, est appelée la porte de la colline (porta collina) ; le collège des Prêtres de Mars s'appelle le collège des Saliens de la colline (Salii collini), par opposition, aux Saliens du Palatin (Salii Palatini) ; et, enfin, la Tribu colline (Tribus collina), est la dénomination ordinaire du quatrième quartier de Servius[12]. Quant au nom de Romains, comme il était attaché à toute la contrée, les habitants de la colline l’ont pris (Romani collini), aussi bien que les gens du Palatin. Il se peut, d'ailleurs, que les deux cités aient eu une population d'origine différente, sans que rien vienne indiquer, pourtant, qu'il y ait jamais eu là une immigration d'une peuplade étrangère à la souche latine[13].

Ainsi donc, à l'époque où nous sommes, deux cités séparées et souvent luttant entre elles, occupaient l'emplacement de Rome ; celle des montagnards du Palatin, et celle des Romains de la colline du Quirinal (n'y a t-il pas encore aujourd'hui les Montigiani et les Trasteverini ?). La Rome des sept monts était bien plus forte que la Rome du Quirinal : elle avait poussé plus loin sa ville neuve et ses faubourgs : et plus tard, les Romains de la colline durent se contenter du rang inférieur dans l'organisation de la Rome unie de Servius. Mais dans la ville Palatine elle-même, on rencontre aussi les traces d'une lutte entre les divers éléments de la population. La fusion complète et l'uniformité des droits ne s'y ont opérées qu’à la longue. Nous avons déjà cité la lutte annuelle entre la Subûra et le Palatin pour la possession de la tête du Cheval de Mars. Il y avait également des instincts et des intérêts divers dans chacune, des sept montagnes, et dans les curies même, la ville n'avait point de foyer sacré commun : chaque curie avait le sien, placé dans la même localité, à côté de celui des autres. De là, un sentiment séparatiste, plutôt que d'union ; de là, dans cette Rome d'alors, un assemblage de petites communautés urbaines, plutôt qu'une cité agrégée en un seul corps. De nombreux indices nous disent enfin que les maisons des anciennes et plus puissantes familles étaient des espèces de forteresses, si pauvres qu'elles fussent. Pour la première fois, le mur monumental attribué à Servius a enfermé les deux villes du Palatin, du Quirinal, et les hauteurs du Capitole et de l'Aventin ; et définitivement fondé la Rome nouvelle, la Rome de l'histoire universelle. Mais une révolution nécessaire avait précédé cette grande entreprise : et la position de Rome, au milieu du pays environnant, s'était déjà modifiée. Durant une première époque, le paysan établi sur l'un des sept monts, mène sa charme comme en toute autre terre latine : les lieux de refuge, au sommet des collines, sont vides en temps ordinaire, et n'offrent encore que des ébauches d'établissements à poste fixe, tels qu'ils existent partout dans le Latium, alors que ni le commerce, ni l'activité sociale ne viennent encore vivifier l'histoire. Plus tard, une cité s'est formée sur le Palatin ; elle devient florissante, et s'enferme dans la septuple enceinte ; elle s'assure en même temps la possession des bouches du Tibre. La Rome ancienne, et avec elle les Latins eux-mêmes, déploient alors un certain mouvement dans l'organisation de leurs libertés et de leur commerce. Les moeurs urbaines se développent à Rome ; les peuplades séparées s'y réunissent en un centre plus compact, et s'allient entre, elles ; et, enfin, l'unité définitive de la grande ville se fonde, le jour où se construit le mur de Servius. A dater de ce moment, elle va prétendre à la préséance et à l'hégémonie dans la Confédération latine ; elle luttera pour la conquérir, et elle deviendra assez forte pour achever enfin sa conquête.

 

 

 

 



[1] On trouve dans nombre de mots d'ancienne formation des altérations et des changements analogues. Cf. pars, portio ; mars, mors ; fareum antique forme d'horreum ; Fabii, Fovii ; Valerius, Volesus ; vacuus, vocivus.

[2] Le fait de s'établir ensemble sur le même lieu n'entraîne point forcement le synœcisme, et chaque tribu peut encore demeurer maîtresse sur son propre terrain ; mais bientôt il n'y a plus qu'une seule maison commune pour le conseil et les magistrats. - (Thucydide, 2, 15 ; Hérodote, 1, 170.)

[3] Quand l'on rapproche le mot attique τρίττύς du mot ombrien trifo, on se demande aussitôt si la triple division de la cité n'est pas d'institution purement gréco-italique. S'il en était ainsi, il faudrait alors ne plus voir dans la cité romaine l'ensemble d'un certain nombre de races indépendantes qui se seraient fondues en une seule société politique. Mais, pour en arriver là, il conviendrait de ne plus tenir aucun compte de la tradition. Et puis comment alors la triple division ne se retrouverait-elle pas plus généralement dans les cités gréco-italiques, à l'état, on le répète, d'institution fondamentale. Ce n'est peut-être qu'à leurs contacts avec Rome et l'influence prédominante des Romains, que les Ombriens ont dû l'usage du mot tribu : on ne le trouve pas, ce semble, chez les Osques.

[4] [Sodales Titii, institués par Tatius, dit Tacite, retinendis Sabinorum sacris (Annales, 2, 54. – Varr., I , I, V, 85). – V. Preller, Rœm. Mythologie, au mot Sodales Titii.]

[5] Aujourd’hui que l’on a de tous cotés abandonné l’ancienne opinion suivant laquelle l’idiome latin n’eut été qu’un mélange du grec avec d’autres idiomes, il s'est encore rencontré des savants éclairés pourtant (sic Shwegler, Rœm. Gesch. (Hist. Rom.) I, 184, 193) selon lesquels la langue des Romains serait formée du mélange de deux dialectes italiens rapprochés d’abord par une mutuelle affinité. Mais, pour croire à ce phénomène il faudrait en trouver la raison dans les nécessités philologiques ou historiques. Or, cette preuve nous la cherchons en vain. Et puis quand une langue se fait mixte, et exprime la fusion de deux autres langues il n’est point de philologue qui ne le sache, cela peut tenir autant à un certain développement organique qu’à un mélange purement extérieur.

[6] [On donnait ce nom à la prison creusée sous le Capitole. (V. aux notes du chapitre VII)]

[7] [V. sur la Dea Dia, et ses rites, comme aussi sur le lucus à elle dédié, Preller, Rœm. Myth., p. 425 et suivantes.]

[8] [Les ingénieurs du pont exercent un sacerdoce : d'où pontifex, pontife (V. chapitre XII).]

[9] [Equus bellator, - Preller, p. 399.]

[10] [On sait assez mal ce qu'étaient les Argées et leurs chapelles, et leur culte attribué à Numa. Ils étaient probablement des génies protecteurs des Quartiers. La légende en fait des compagnons d'Hercule, venus avec lui d'Argos à Rome. (Varro. I, I, V, 45. – V. Preller, p. 514-515)]

[11] [Sur les Luperques ou Lupercales, V. Preller, hec verbo] — Les Luperques Quinctiens avaient rang avant les Fabiens. Ce qui le démontre, c'est que la légende attribue la création des premiers à Romulus, celle des seconds à Remus (Ovide, Fastes, 2, 373 et s. ; Victor, de Orig., 22). Les Fabiens appartenaient aux Romains de la Colline ; on le voit par le lieu de leurs sacrifices, le Quirinal (Liv. V, 46, 52) Peu importe que, dans l'exemple cité, il se soit ou non agi des fêtes Lupercales. — Les inscriptions nomment le Luperque Palatin, Quinctialis : Lupercus Quinctialis veus (Orelli, 2253). Le prénom Cœso, qui, très probablement, se rattache à leur culte (V. Rheins. Mus. (musée Rhénan), Nlle suite : 15, 179) se rencontre exclusivement chez les Fabiens et les Quinctiens — Du reste, on commet une grave et fréquente faute en écrivant, avec d’anciens auteurs, Lupercus Quinctilianus ou Quinctilius. Le collège des Luperques n'appartenait pas aux Quinctitiens, gens relativement récente, mais bien à celle des Quinctiens infiniment plus ancienne. Que si au contraire, les Quinctiens (liv. I, 30) ou Quinctiliens devaient être rangés tous parmi les familles albaines (Dionysos, 3, 29), il faudrait alors préférer la seconde leçon, et ne plus voir dans le mot Quinctii qu'un mode d'écrire palœo-Romain.

[12] Si, plus tard, cette colline a été appelée colline de Quirinus, il n'en faut nullement conclure que, par une sorte de privilège, les citoyens établis sur le Quirinal auraient gardé pour eux l'ancien nom de Quirites, qu'ils avaient originairement porté. En effet, le seul nom qu'ils ont eu au début est celui de Collini ; les plus anciens monuments en font foi ; et il n'est pas moins certain que le mot Quintes n'a jamais voulu dire autre chose que les citoyens ayant la plénitude des droits de cité. Il n'a rien de commun avec les montani et les collini (V. chap. V). Dans l'origine d'ailleurs, le Mars Quirinus, le Dieu de la mort, armé de la lance, a été adoré à la fois sur le Quirinal et sur le Palatin. Les inscriptions les plus anciennes trouvées dans les ruines du temple appelé Temple de Quirinus, dans les temps postérieurs, donnent au dieu le nom de Mars, seulement. Ce n'est que pour les distinguer qu'à une époque relativement récente, le Dieu des Romains montagnards a été appelé plus spécialement Mars, et celui des Romains de la colline, Quirinus. Quelquefois enfin, le Quirinal porte le nom de colline Agonale (collis Agonalis, colline des Sacrifices), par allusion à la religion des Romains collins qui y avaient leurs principaux sanctuaires. [V. Preller, - V° Agonia, Agonius, etc. p. 159, note 2, et 320, et 321.]

[13] La théorie contraire (V. Schwegler, par ex., Hist. R., I, 480) repose sur une hypothèse mise en avant par Varron, et adoptée à l'envi par tous les historiens. Cette hypothèse à la fois étymologique et historique, rattache les mots latins Quiris, Quintes à l'appellation de la ville sabine de Cures. Dés lors dit-on, ce sont les Sabins de Cures, qui sont venus peupler le Quirinal. Qu’il y ait entre ces mots une affinité philologique, je le veux bien : mais qu’on en déduise, comme conséquence historique, l'immigration Sabine c’est ce que je n'admets pas en l'absence de toute raison sérieuse. On a soutenu, sans le prouver, que les sanctuaires du Quirinal avaient été sabins. Mais on trouvait au Quirinal aussi, une colline dite Latine (Letiaris). Mars Quirinus, le Soleil (Sol), la déesse de la Santé (Salus), Flore (Flora), Semo sencus ou le Deus Fidius [v. Preller, his vis], sont à la fois des divinités sabines et latines, inventées par la piété, à l'époque où Sabins et Latins ne s'étaient point encore séparés. Plus tard, sans doute, certains noms de dieux sont restés particulièrement attachés aux sanctuaires du Quirinal, rejetés cependant au dernier rang (citons, par ex., le Semo sencus ; d'où la porta Senqualis, à laquelle il a donné son nom) ; mais, ces noms se retrouvent parfois ailleurs (comme le Semo sanctus, dans l'île Tibérine). Puis, cette circonstance, tout en démontrant aux yeux d'une critique impartiale l'antiquité même du culte, ne sera nullement la preuve d'un emprunt fait en pays voisin. Je ne nie pas la possibilité de certains antagonismes de race, et de leurs effets naturels ; mais, s'ils se sont réellement produits, leur écho n'est même pas arrivé jusqu'à nous ; et les considérations à perte de vue auxquelles nos contemporains s'abandonnent au sujet de l'élément sabin dans la cité romaine, me semblent devoir être écartées. Tout nous avertit ici qu'il faut craindre d'entasser le vide sur le vide.