HISTOIRE ROMAINE

 

Depuis Rome fondée jusqu’à la suppression des rois

Chapitre II — Premières immigrations en Italie.

 

 

Nul récit, nulle tradition ne fait mention des plus anciennes migrations de la race humaine en Italie. L’antiquité, là comme partout ailleurs, croyait les premiers habitants sortis du sol. Laissons au naturaliste à décider dans sa science, de l’origine des diverses races, et de leurs rapports physiques avec les climats qu’elles ont traversés. L’histoire n’a pas d’intérêt, pas plus qu’elle n’en a le pouvoir, à rechercher si la population originaire d’une contrée a été autochtone, ou si elle est venue d’ailleurs. Ce qu’elle doit tenter de retrouver, ce sont les couches successives des peuples qui se sont superposés sur le sol. Par là seulement, et, en remontant aussi loin que possible en arrière, il lui sera donné de constater les étapes de toute civilisation quittant son berceau pour parcourir sa carrière de progrès, et d’assister à l’anéantissement des races mal douées ou incultes sous l’alluvion de celles marquées au coin d’un plus haut génie.

L’Italie est tout à fait pauvre en monuments de l’époque primitive, différant notablement en cela d’avec d’autres contrées, illustres au même titre. A en croire les recherches des antiquaires allemands, l’Angleterre, la France, l’Allemagne du Nord et la Scandinavie auraient été occupées, avant les migrations des peuples indo-germaniques, par un rameau de la branche tchoude[1], par un peuple-nomade encore peut-être, vivant de la chasse et de la pêche, fabriquant ses instruments usuels avec la pierre, les os ou l’argile, se parant avec des dents d’animaux ou des bijoux d’ambre, ignorant l’agriculture et le travail des métaux. Dans l’Inde aussi, les migrations indo-germaines rencontrèrent devant elles une population de couleur brune et moins accessible à la culture. Mais vous chercheriez en vain en Italie les vestiges d’une nation autochtone dépossédée de son ancienne demeure  tandis qu’on rencontre encore ceux des Lapons et des Finnois dans les contrées celtiques et germaniques, ou ceux des races noires dans les montagnes de l’Inde. Vous n’y trouveriez pas davantage les débris d’une nation primitive éteinte, ces squelettes, singulièrement conformés, ces tombeaux, ces salles de banquet appartenant à l’âge de pierre de l’antiquité germaine. Rien jusqu’ici n’est venu faire croire à l’existence en Italie d’une race antérieure à l’âge de l’agriculture, et du travail des métaux. S’il était vrai qu’il y ait jamais eu dans ce pays une famille humaine appartenant à l’époque première de la civilisation, à celle où l’homme vit encore à l’état sauvage, cette famille n’a laissé d’elle absolument aucun témoignage, si mince qu’il puisse être.

Les races humaines ou les peuples appartenant à un type individuel, constituent les éléments de la plus ancienne histoire. Parmi ceux que l’on trouve en Italie plus tard, les uns, comme les Hellènes, sont certainement venus par immigration ; les autres, comme les Brutiens et les habitants de la Sabine, procèdent d’une dénationalisation antérieure. En dehors de ces deux groupes, nous entrevoyons encore un certain nombre de peuplades, dont l’histoire ne nous apprend pas les migrations, mais que nous reconnaissons à priori pour immigrées, et qui assurément ont subi du dehors une atteinte profonde à leur nationalité primitive. Quelle a été cette nationalité ? C’est à la science de le rechercher et de le dire. Tâche impossible, d’ailleurs, et dont il faudrait se hâter de désespérer, si nous n’avions pour guides d’autres indications que le ramas confus des noms de peuples, et des vagues traditions soi-disant historiques, puisées dans les maigres esquisses de quelques voyageurs plus éclairés, et dans des légendes sans valeur, conventionnellement rassemblées ou fixées, et le plus souvent contraires au sens vrai de la tradition et de l’histoire. Une source seule nous reste, d’où nous puissions tirer quelques documents, partiels sans doute, mais du moins authentiques : nous voulons parler des idiomes primitifs des populations assises sur le sol de l’Italie, dès avant les commencements de l’histoire. Constitués au jour le jour avec la nation à laquelle ils appartenaient, ces idiomes portaient trop bien l’empreinte du progrès et de la vie pour pouvoir être jamais totalement effacés par les civilisations postérieures. De toutes les langues italiennes, il n’en est qu’une qui nous soit entièrement connue ; mais il reste assez de débris des autres pour fournir à la science des éléments utiles. A la faveur de ces données, l’historien discerne encore entre les races italiques les différences et les affinités, et le degré même de parenté des idiomes et des races. La philologie enseigne donc qu’il a existé en Italie trois races primitives, les Japyges, les Étrusques, et les Italiotes (c’est le nom que nous réservons au troisième groupe) ; et ceux-ci, à leur tour, se divisent en deux grandes branches, l’une se rattachant à l’idiome latin, l’autre au dialecte des Ombriens, des Marses, des Volsques et des Samnites.

Des Japyges nous ne savons que peu de chose. A l’extrémité sud-est de l’Italie, dans la péninsule messapienne ou calabraise, on a retrouvé des inscriptions assez nombreuses, écrites dans une langue toute particulière, et aujourd’hui disparue[2], débris certains de l’idiome japyge, que la tradition affirme avoir été totalement étranger à la langue des Latins et à celle des Samnites. De plus, à en croire aussi des traces assez fréquentes, et d’autres indications non dépourvues de vraisemblance, la race et la langue de ce peuple ont aussi primitivement fleuri en Apulie. Nous sommes d’ailleurs assez renseignés sur les Japyges pour les distinguer nettement des autres Italiotes ; mais quelle serait la place de leur nationalité ou de leur langue dans l’histoire de la famille humaine ? c’est ce que nous ne saurions affirmer. Les inscriptions qui leur appartiennent n’ont point été déchiffrées, et ne le seront sans doute jamais. Leur idiome toutefois semble remonter vers la source indo-germanique ; témoins leurs formes génitives AIHI et IIII, correspondant à l’ASYA du sanscrit, à l’OIO du grec. D’autres indices, l’usage par exemple des consonnes aspirées, l’absence complète des lettres m et t dans les terminaisons, établissent entre le dialecte japyge et les langues latines une notable différence, et le font au contraire se rapprocher en cela des langues helléniques. Cette parenté même semble attestée encore par deux faits : d’une part, on lit souvent dans les inscriptions les noms de divinités appartenant à la Grèce ; et, de l’autre, tandis que l’élément italiote a opiniâtrement résisté aux influences helléniques, les Japyges, au contraire, les ont acceptées avec une facilité surprenante. Au temps de Timée (vers l’an 400 de Rome – 350 av. J.-C.), l’Apulie est décrite encore comme une terre barbare ; au VIe siècle (150 av. J.-C.), sans le fait d’aucune colonisation directe par les Grecs, elle est devenue grecque à peu près complètement, et le rude peuple messapien laisse voir aussi les marques d’une semblable transformation. Nous croyons d’ailleurs que la science doit provisoirement arrêter ses conclusions à cette sorte de parenté générale ou d’affinité élective entre les Japyges et les Grecs ; en tous cas, il serait téméraire d’affirmer que la langue des Japyges n’a été qu’un rude idiome appartenant à la branche hellénique. Il conviendra d’ajourner tout système jusqu’à la découverte de documents plus concluants et plus sûrs[3]. Cette lacune nous cause après tout peu de regrets : quand l’histoire ouvre ses pages, déjà nous voyons cette race à demi éteinte descendre à jamais dans l’oubli. Absence de ténacité, fusionnement facile avec d’autres nations, tel est le caractère des Japyges : joignez-y la position géographique de leur contrée, et vous tiendrez pour vraisemblable qu’ils ont été sans doute les plus anciens immigrants, ou les autochtones historiques de la Péninsule. Les premières migrations des peuples ont eu lieu par les voies de terre, cela est certain : et l’Italie elle-même, avec ses côtes étendues, n’aurait été accessible par mer qu’à des navigateurs habiles, comme il n’y en avait point alors. Nous savons qu’au temps d’Homère encore, elle était totalement ignorée des Hellènes. Les premiers immigrants seraient donc venus par l’Apennin ; et de même que le géologue sait lire tous leurs soulèvements dans les couches des montagnes, de même le critique peut, hardiment soutenir que les races refoulées au bout de l’Italie en ont été les plus anciens habitants. Or, tel est le lot échu aux Japyges ; ils occupent, quand l’histoire les rencontre, la pointe extrême sud-orientale de la contrée.

Quant à l’Italie centrale, si loin que la tradition remonte, on la trouve habitée par, deux peuples, ou plutôt par deux groupes d’un même peuple, dont la place, dans la grande famille indo-germanique se détermine mieux que celle des Japyges. Ce peuple, nous l’appellerons Italien par excellence : c’est sur lui que se fonde essentiellement la grandeur historique de la Péninsule. Il se divise en deux branches : celle des Latins et celle des Ombriens, avec leurs rameaux méridionaux des Marses, des Samnites, et des peuplades issues des Samnites, depuis l’ère historique. L’analyse de leurs idiomes, à tous, démontre qu’ils n’ont formé jadis qu’un seul et même anneau dans la chaîne des Indo-Germains, et qu’ils ne s’en sont séparés qu’assez tard, pour aller constituer ailleurs le système un et distinct de leur nationalité. On remarque tout d’abord dans leur alphabet la consonne aspirante toute spéciale f, qu’ils possèdent en commun avec les Étrusques, mais par laquelle ils se distinguent des races helléniques, hellénico-barbares, et aussi même de celles parlant le sanscrit. En  revanche, les aspirées proprement dites leur sont primitivement inconnues, quand les Grecs et les Étrusques en font constamment usage, ces derniers mêmes ne reculant pas devant leurs sons les plus rudes. Seulement, les Italiens les remplacent par l’un de leurs éléments, tantôt par la consonne moyenne, tantôt par l’aspiration simple f ou h. Les aspirées plus délicates, les sons s, v, j, dont les Grecs s’abstiennent le plus qu’ils peuvent, se maintiennent presque inaltérés dans les langues italiques, et parfois même y reçoivent certains développements. El les ont aussi cela de commun avec quelques idiomes grecs et l’étrusque, qu’elles retranchent l’accent, et arrivent ainsi souvent à la destruction des désinences ; m,ais elles vont moins loin dans cette voie que le second, et elles y vont plus loin que les premiers. Si cette loi des éliminations des finales s’observe à un degré démesuré chez les Ombriens, il faut dire que, cet excès n’est point un résultat propre à leur langue, et qu’il dérive d’influences étrusques plus récentes, qui se sont de même, mais, plus faiblement, fait sentir à Rome. Par cette raison encore, dans les langues italiques, les voyelles brèves sont régulièrement supprimées à la fin des mots ; les longues disparaissent fréquemment aussi, et, quant aux consonnes, tandis qu’elles persistent à cette même place dans le latin et le samnite, l’ombrien les élimine encore. De plus, le verbe du mode moyen n’a laissé que peu de vestiges dans les idiomes italiques : il y est suppléé par un passif tout particulier en r. Les temps y sont formés, pour la plupart, à l’aide des racines es et fu ajoutées au mot principal ; tandis que les Grecs, grâce à leur augment et à la richesse de leurs terminaisons vocales, ont presque toujours, pu se passer des verbes auxiliaires. Comme l’éolien, les dialectes italiques n’usent pas du duel ; ils ont, en revanche, toujours, l’ablatif que les Grecs ont perdu, et quelquefois même le locatif. Avec leur logique droite et nette, ils se refusent, dans la notion du multiple, à séparer le duel et le pluriel proprement dits, conservant d’ailleurs, avec soin, tous les rapports des mots selon les inflexions de la phrase. Notons enfin, dans l’italique, une forme toute particulière, inconnue même au sanscrit, celle du gérondif et du supin : nulle langue, à cet égard, n’a jamais poussé aussi loin la transformation du verbe en substantif.

Ces quelques exemples, choisis dans une foule de phénomènes identiques, démontrent l’individualité bien tranchée de l’idiome italique, comparé à toute autre langue indo-germaine. Ils font voir que, par le langage, les Italiotes sont les proches parents des Hellènes, comme ils en sont les proches voisins géographiques : on peut dire des deux peuples qu’ils sont frères. Avec les Celtes, les Germains et les Slaves, leur affinité va, au contraire, s’éloignant. Cette unité primitive des races et des idiomes grecs et italiques semble, d’ailleurs, s’être de bonne heure révélée clairement à chacune des deux nations. Nous trouvons chez les Romains le vieux mot d’origine incertaine, Graius ou Graïcus, servant à désigner les Hellènes ; et, de même chez les Grecs, par une désignation analogue, le mot Ώπίxος (Opique) s’applique à toutes les races latines ou samnites connues d’eux, les Japyges et les Étrusques laissés en dehors.

A son tour, le latin, dans le système italique, se distingue nettement des dialectes ombro-samnites. De ceux-ci, d’ailleurs, nous ne connaissons, guère que deux idiomes, l’ombrien et le samnite ou l’orque ; et notre science encore est-elle, à leur égard, fort hésitante et pleine de lacunes. Quant aux autres, ou bien comme le volsque ou le marse, ils ne nous ont transmis que de trop minces débris pour qu’il nous soit possible de constater leur individualité même, ou de leur assigner un classement quelconque avec un peu de sûreté ou d’exactitude ; ou bien, comme le sabin, ils se sont totalement perdus, sauf peut-être quelques traces légères d’idiotismes conservés dans le latin provincial. Il suffira d’affirmer, en toute certitude, en s’appuyant sur les faits historiques et philologiques, que tous ils ont appartenu au groupe ombro-samnite, et que celui-ci, à son tour, plus voisin du latin encore que du grec, n’en avait pas moins son caractère et son génie tout particuliers. Dans les pronoms, et souvent aussi ailleurs, l’ombro-samnite met le p là où le romain emploie la lettre q (exemple pis, pour quis), phénomène qui se retrouve dans toutes les langues sœurs, et tardivement séparées. C’est ainsi qu’au p celtique, bas breton et gallois, se substitue le k dans le gaélique et l’irlandais. Le système des voyelles offre aussi ses particularités. Les dialectes latins, ceux du Nord surtout, altèrent les diphtongues, qui demeurent presque entières dans les dialectes du Sud : dans les composés, le romain affaiblit aussi la voyelle fondamentale qu’il conserve si fortement ailleurs. Les autres idiomes de sa famille, ne l’imitent point en cela. Chez ceux-ci, le génitif des noms en a se termine en as, comme chez les Grecs : à Rome, la déclinaison perfectionnée est en œ. Les noms en us finissent leur génitif en eis chez les Samnites, en es chez les Ombriens, en ei chez les Romains. Pendant qu’il demeure en pleine vigueur dans les autres dialectes italiques, le locatif tombe peu à peu en désuétude à Rome ; enfin, le latin seul a le datif du pluriel en bus. L’infinitif ombro-samnite en um est étranger aux Romains, et pendant que les Osques et les Ombriens formaient leur futur, comme les Grecs, au moyen de la racine es (her-est, en grec λέγ-σω), les Romains encore semblent l’abandonner tout à fait, et lui substituent l’optatif du verbe simple fuo, ou ses formations analogues (ama-bo). Souvent, d’ailleurs, et, par exemple, pour les désinences des cas, la diversité n’existe dans les dialectes que quand ceux-ci se sont développés chacun dans sa voie : aux débuts, ils concordent. - Constatons le donc : la langue italique a sa place toute indépendante à côté de la langue hellénique ; puis, dans son sein même, le latin et l’ombro-samnite se comportent entre eux comme l’ionien el le dorien ; enfin, l’osque, l’ombrien et les dialectes analogues sont les uns aux autres, à leur tour, ce que sont entre eux les dialectes doriens de la Sicile et de Sparte.

Toutes ces formations idiomatiques ont été les produits et les témoins d’un grand fait historique. Ils conduisent en effet à affirmer avec toute certitude, qu’à un jour donné, il est sorti de la contrée, mère commune des peuples et des langues, une grande race, comprenant tout ensemble les aïeux des Grecs et des Italiens ; qu’un autre jour ceux-ci ont pris une direction séparée ; puis, qu’ils se sont ensuite divisés en Italiotes orientaux et occidentaux ; puis, qu’enfin, le rameau oriental a projeté d’un côté, les Ombriens, et de l’autre les Osques. Où, quand ont eu lieu ces séparations ? Les langues ne l’enseignent point. La critique la plus hardie tente à peine de pressentir des révolutions dont elle ne peut suivre le cours, et dont les premières remontent sans nul doute jusqu’aux temps antérieurs à la grande migration, qui fit passer les cols de l’Apennin aux ancêtres des peuples italiotes. Du moins, la philologie, sainement et prudemment étudiée, nous fait assez exactement connaître à quel degré de culture étaient arrivés ces peuples, au moment même ou ils quittèrent leurs frères ; et par là, elle nous fait assister aux commencements de l’histoire, qui n’est autre chose que le tableau progressif de la civilisation humaine. Le langage, à de telles époques, est en effet l’image vraie et l’interprète des succès obtenus ; c’est en lui que les révolutions des arts, des mœurs, déposent tous leurs secrets : archive vivante où l’avenir ira encore chercher la science, quand la tradition directe des temps passés se sera évanouie.

Les peuples indo-germaniques ne formaient qu’un seul corps et parlaient encore la même langue, alors que déjà ils avaient conquis une certaine civilisation ; et leur vocabulaire, dont la richesse était en rapport avec leurs progrès, formait un trésor commun où chacun d’eux puisait selon des lois précises et constantes. Nous n’y trouvons pas seulement l’expression des idées simples, de l’être, de l’action, la perception des rapports (sum, do, pater) ; c’est-à-dire l’écho des premières impressions que le monde extérieur apporte à la pensée de l’homme ; nous y rencontrons aussi un grand nombre d’autres mots impliquant une certaine culture, tant par les radicaux eux-mêmes, que par les formes que l’usage leur a déjà données. Ces mots appartiennent à toute la race, et sont antérieurs soit à des emprunts faits au dehors, soit aux effets du développement simultané des idiomes secondaires. C’est ainsi qu’à cette époque si reculée, les progrès de la vie pastorale chez les peuples nous sont attestés par des dénominations invariables, servant à désigner les animaux devenus domestiques : le gâus du sanscrit est le boûs des Grecs, le bos des Latins. On dit en sanscrit ovis, avis en latin, όις en grec ; et dans le même ordre, nous avons encore les mots comparés, açvas, equus et ίππος ; hânsas, anser, χήν ; âtis, anas, νήσσα. De même encore les mots latins pecus, sus, porcus, taurus, canis sont du pur sanscrit. Ainsi donc, déjà la race à laquelle est due la fortune morale de l’humanité depuis les temps d’Homère, jusqu’à l’ère actuelle, avait franchi le premier âge de la vie civilisée, l’époque de la chasse et de la pêche  elle cessait d’être nomade et entrait dans les habitudes sédentaires d’une culture meilleure. Pourtant il ne serait point sûr d’affirmer que l’agriculture ait été dès lors trouvée. La langue semblerait même attester le contraire. Les noms gréco-latins dés céréales ne se retrouvent point dans le sanscrit ; sauf le grec ζεά, et le sanscrit yavas, qui désignent l’orge chez les Indiens, l’épeautre (triticum spelta) chez les Grecs. Non que de cette concordance remarquable dans les noms d’animaux d’une part, et de cette dissemblance absolue dans ceux des plantes utiles, il faille nécessairement conclure à la non-possession par la race indo-européenne des éléments d’une agriculture commune. Les migrations et l’acclimatation des plantes sont en effet, dans les temps primitifs, bien plus difficiles que celles des animaux : puis la culture du riz par les Indiens, celle du froment et de l’épeautre par les Grecs et les Romains, et celle du seigle et de l’avoine par les Germains, peuvent fort bien se rattacher à un ensemble de connaissances pratiques appartenant originairement à la race mère. D’un autre côté la même appellation, donnée par les Indiens et les Grecs à une graminée, fait voir seulement qu’avant la séparation des peuples, ceux-ci recueillaient et mangeaient déjà l’orge et l’épeautre croissant à l’état sauvage dans les plaines de la Mésopotamie ; mais elle ne prouve pas qu’ils les aient spécialement cultivés[4]. Ne tranchons donc rien témérairement ; mais notons encore un certain nombre de mots également empruntés au sanscrit, et qui, dans leur acception toute générale sans doute, se rattachent, pourtant. à une culture déjà avancée. Tels sont : agras, la plaine, la campagne ; kûrnu, mot à mot, le trituré ou le broyé ; aritram, le gouvernail ou le navire ; venas, la chose agréable, et surtout la boisson agréable. L’antiquité de ces mots est certaine ; mais leur sens spécial n’a point encore apparu : ils ne signifient pas encore le champ labouré (ager), le grain pour moudre (granum), l’instrument qui sillonne le sol comme le vaisseau sillonne les flots (aratrum), et le jus de la grappe (vinum). Ce n’est qu’après la dispersion des peuples qu’ils reçoivent leur acception définitive ; de là les différences que présentera celle-ci chez les diverses nations : le kûrun du sanscrit désignera tantôt le grain à moudre, et tantôt même la pierre à moudre, la meule, (quairnus, en gothique ; girnôs, en lithuanien). Tenons-le donc pour vraisemblable, le peuple indo-germain primitif n’a pas connu l’agriculture proprement dite ; ou s’il en a su quelque chose, elle n’a joué, dans sa civilisation, qu’un rôle sans importance. Elle n’a jamais été pour lui ce qu’elle fut plus tard, en Grèce et chez les Romains ; autrement sa langue on eut conservé des traces plus profondes. Mais déjà les Indo-Germains s’étaient construit des huttes et des maisons (dam(as), lat. domus, gr. δομος ; veças, lat. vicus, gr. οίxος ; dvaras, lat. fores, gr. θύρα) : ils ont construit des bateaux à rames ; ils ont le mot nâus ( lat. navis, gr. ναΰς) pour désigner l’embarcation ; le mot aritram (gr. έρετμός, lat. remus, tri-res-mus) pour désigner la rame. Ils connaissaient l’usage des chars ; ils attelaient les animaux comme bêtes de trait et de course. L’akshas du sanscrit (essieu et char) correspond au latin axis, au grec άξων, άμαξα ; et le joug se dit en sanscrit jugam (lat. jugum, gr. ζυγόν). Le vêtement se désigne en sanscrit, en grec et en latin de la même manière, vastra, vestis, έσθής. Siv en sanscrit, suo en latin, veulent dire coudre ; de même que nah, sansc. ; neo, lat. ; νήθω, gr. Toutes les langues indo-germaines offrent de semblables points de comparaison. L’art du tissage, en revanche, n’existait peut-être point encore, du moins rien ne le prouve[5]. Mais les Indo-Germains savaient user du feu, pour la cuisson des aliments ; du sel, pour l’assaisonnement des mets : ils travaillaient enfin les métaux que l’homme a les premiers utilisés pour s’en faire des ustensiles ou des ornements. Le cuivre (œs), l’argent (argentum), l’or même peut-être, ont leurs dénominations spéciales en sanscrit ; celles-ci, à leur tour, n’ont pu naître chez ces peuples avant qu’ils eussent appris a séparer les minerais et à les employer. Enfin, le mot sanscrit asis (lat. ensis) indique l’usage des armes en métal.

L’édifice de la civilisation indo-européenne repose sur la base de notions et d’usages également contemporains de ces époques primitives. Tels sont les rapports établis entre l’homme et la femme ; la classification des sexes, le sacerdoce du père de famille ; l’absence d’une caste sacerdotale exclusive, ou de castes séparées ; l’esclavage à l’état d’institution légale ; les jours légaux et publics, et la distinction entre la nouvelle et la pleine lune. Quant à l’organisation positive de la cité et au partage du pouvoir entre la royauté et les citoyens, quant à la prééminence entre les races royales et nobles en face même de l’égalité absolue appartenant à tous, ce sont là autant de faits plus récents, en tous pays.

La science et la religion portent ainsi la trace de l’antique communauté des origines. Jusqu’au nombre cent, les nombres s’appellent de même : (sansc. çatam, ékaçatam ; lat. centum ; gr. έ-xατον ; goth. hund) : la lune tire son nom de ce fait, qu’elle sert à mesurer le temps (mensis). La notion de la divinité (sansc. dévos ; lat. deus ; gr. θεός), les plus anciennes conceptions religieuses, et les images mêmes des phénomènes naturels sont déjà dans le vocabulaire commun de ces peuples. Le ciel est pour eux le père des êtres : la terré est leur mère. Le cortége solennel des dieux, qui, montés sur des chars, se transportent d’un lieu à un autre, par des routes soigneusement unies ; la vie des âmes dans l’empire des ombres, après la mort, sont aussi des croyances ou des conceptions qui se retrouvent dans l’Inde, dans la Grèce., en Italie. Le nom des dieux est souvent le même sur les bords du Gange, de l’Ilissus et du Tibre. L’Ouranos grec est le Varounas des Indiens : le Djâuspitâ des Védas correspond à Ζεύς, Jovis pater ou Diespiter. Telle création de la mythologie grecque est demeurée une énigme, jusqu’au jour où l’étude des anciens dogmes de l’Inde est venue jeter sur elle une lumière inattendue. Les vieilles et mystérieuses figures des Erinnyes ne sont point filles de la poésie grecque ; elles sont venues du fond de l’Orient avec le flot des émigrants. Le lévrier divin Saramâ, qui garde pour le souverain du ciel les troupeaux dorés des étoiles et des rayons solaires, qui ramène aux étables où on les liait les vaches célestes, les nuages nourrissants de la pluie, qui enfin conduit aussi les morts pieux dans le monde des bienheureux, se transforme chez les Grecs en fils de Saramâ, Saraméyas (l’Hermeias ou l’Hermès). Et vraiment, n’est-ce point là qu’on pourrait trouver la clef de la légende du vol des bœufs du Soleil ; peut-être même celle de la légende latine de Cacus, où il ne faudrait plus rien voir qu’un vague ressouvenir poétique et symbolique du naturalisme de l’Inde ?

Tout ce que nous venons de dire de la civilisation indo-européenne avant la séparation des peuplés appartient davantage à l’histoire universelle de l’ancien monde : mais le sujet même de ce livre nous impose la tâche de rechercher plus particulièrement à quel point en étaient arrivées les nations gréco-italiques, lorsqu’elles se séparèrent à leur tour. Étude assurément, importante, et qui, prenant sur le fait la civilisation italienne à son début, fixe en même temps le point de départ de l’histoire nationale de la Péninsule.

On se souvient que, suivant toute probabilité, la vie des Indo-Germains a été purement pastorale, et qu’ils connurent à peine l’usage de quelques graminées encore sauvages. De nombreux vestiges attestent, au contraire, que les Gréco-Italiotes ont cultivé les céréales, et peut-être même déjà la vigne. Nous ne parlerons pas de la communauté de leurs pratiques agricoles ; c’est là un fait trop général pour qu’on en puisse déduire la communauté des origines nationales. L’histoire nous signale en effet d’incontestables rapports entre l’agriculture indo-germanique et celle des Chinois, des Araméens et des Égyptiens ; il est certain pourtant que tous, ils n’ont aucune parenté de race avec les Indo-Germains, ou que, du moins, ils ne se seraient séparés d’avec eux qu’à une époque bien antérieure à l’invention de la culture rurale. Les races douées d’un certain génie ont de tout temps, autrefois et aujourd’hui, échangé entre elles les instruments et les plantes agricoles. Quand les annalistes chinois font remonter l’agriculture de leur pays à l’introduction, à une certaine date, de cinq espèces de céréales, par un roi qu’ils nomment ; leur récit n’est autre chose que l’expression frappante du fait tout général de la propagation des procédés de la primitive agriculture. Agriculture commune, alphabet commun, emploi commun des chars de combat, de la pourpre, de certains ustensiles ou de certains ornements, tout cela prouve le commerce international, mais nullement l’unité originaire des peuples. En ce qui touche les Grecs et les Romains, et malgré les rapports suffisamment connus qui existent entre leurs deux civilisations, il serait absolument téméraire de soutenir que l’agriculture chez les seconds, pas plus que l’écriture ou la  monnaie, aurait été importée de chez les premiers. Nous n’y méconnaissons pas pourtant les nombreux points de contact, la communauté même des plus anciens termes techniques (ager, άγρός ; aro, aratrum, άρόω, άροτρον ; ligo, rapproché de λαχαίνω ; hortus,  χόρτος ;  hordeum,  χριθή ; milium, μελίνη ; rapa,  ραφανίς ; malva, μαλάχη ; vinum, οϊνος). Nous voyons aussi ces ressemblances se produire jusque dans la forme de la charrue qui est la même sur les monuments anciens de l’Attique et de Rome ; dans le choix des céréales primitives, le millet, l’orge, l’épeautre dans l’emploi de la faucille pour couper les épis ; dans le battage des grains foulés par le bétail sur l’aire unie ; enfin même jusque dans leurs préparations alimentaires (puls, πόλτος ; pinso, πτίσσω ; mola, μύλη) ; la cuisson du pain au four est de date plus récente, et nous voyons dans le rituel romain figurer seulement la pâte ou la bouillie de farine. La vigne a de même précédé en Italie les premiers contacts de la civilisation grecque : aussi les Grecs ont-ils, appelé cette terre Œnotrie (Οίνωτρία : pays du vin), et cela, ce semble, dès l’arrivée de leurs premiers immigrants. On, sait aussi de science certaine que la, transition du régime pastoral nomade au régime de l’agriculture, ou plutôt que la fusion, de tous les deux, pour s’être effectuée après le départ des Indo-Germains de la patrie d’origine, remonte cependant à une date antérieure à la division du rameau italo-hellénique. A cette même époque les deux peuples se confondaient avec d’autres encore dans une seule et grande famille : et la langue de leur civilisation tout à fait étrangère à celle des rameaux asiatiques de la même souche indo-germaine, renferme des mots communs aux Romains, aux Hellènes, aux Celtes, aux Germains, aux Slaves et aux Lettes[6].

Faire dans les mœurs et dans la langue le partage de ce qui a appartenu à tous ces peuples, ou de ce qui a été la conquête propre à chacun d’eux, constitue la plus épineuse des taches : la science n’a pu descendre encore tous les échelons et suivre tous les filons de la mine : la critique philologique commence à peine ; et l’historien trouve plus souvent commode d’emprunter le tableau des anciens temps aux muettes pierres de la légende, au lieu d’aller feuillet les couches fécondes des idiomes primitifs. Contentons nous, en ce moment, de bien marquer la différence des caractères de l’époque gréco-italique d’avec ceux de l’époque antérieure, alors que la famille indo-germaine réunissait encore tous ses membres. Constatons dans une vue d’ensemble l’existence des rudiments d’une civilisation à laquelle les Indo-Asiatiques sont demeurés étrangers : lot commun au contraire de tous les peuples de l’Europe, et que chacun de leurs groupes, les Helléno-Italiques, les Slavo-Germains ont agrandi, dans la direction propre à leur génie. Plus tard l’étude des faits et des langues en apprendra sans doute davantage. L’agriculture a certainement été pour les Gréco-Italiens comme pour tous les autres peuples, le germe et le noyau de la vie publique et privée ; et elle est restée l’inspiratrice du sentiment national. La maison, le foyer, que le laboureur s’est construits à demeure, au lieu de la hutte et de l’âtre mobile du berger, prennent bientôt place, dans le monde moral, et s’idéalisent dans la figure de la déesse Vesta, ou Έστία, la seule peut-être du panthéon helléno-grec qui ne soit pas indo-germaine, alors pourtant qu’elle est nationale chez les deux peuples. Une des plus anciennes traditions italiques fait honneur au roi Italus, ou, pour parler comme les indigènes, au roi Vitalus (ou Vitulus), d’avoir substitué le régime agricole à la vie pastorale : elle rattache, non sans raison, à ce grand fait la législation primitive de la contrée. Il faut attribuer le même sens à une autre légende ayant cours chez les Samnites : Le bœuf de labour a conduit, disent-ils, les premières colonies ; enfin on trouve dans les plus anciennes dénominations du peuple italiote celles des Siculi ou des Sicani (faucilleurs), celles des Opsci (travailleurs des champs). La légende des origines romaines est donc en contradiction avec les données de la légende commune, lorsqu’elle attribue, la fondation de Rome à un peuple de pasteurs et de chasseurs : la tradition et les croyances, les lois et les mœurs, tout fait voir dans les Helléno-Italiens une famille essentiellement agricole[7].

De même qu’ils possèdent en commun les procédés, de la culture rurale, les deux peuples mesurent et limitent les champs selon les mêmes règles : on ne conçoit pas en effet le travail de la terre sans un arpentage, si grossier qu’il soit. Le vorsus, de cent pieds au carré, des Osques et des Ombriens, répond exactement au pléthron des Grecs. Le géomètre s’oriente vers l’un des points cardinaux : il tire deux lignes, l’une du nord au midi, l’autre de l’est à l’ouest : il se place au point de rencontre (templum, τέμενος, de τέμνω) ; puis, de distance en distance, il trace des lignes parallèles aux perpendiculaires principales, couvrant ainsi le sol d’une multitude de rectangles, délimités par des pieux ou pieds corniers (termini, τέρμονες dans les inscriptions siciliennes ; όροι dans la langue usuelle). Ces termes existent aussi en Étrurie, bien qu’ils ne soient pas d’origine étrusque : les Romains, les Ombriens, les Samnites en font usage ; on les trouve même jusque dans les anciens documents des Héracléotes Tarentins ; et certes, ceux-ci ne les ont pas plus empruntés aux Italiens, que les Italiens aux habitants de Tarente : c’est là une pratique commune à tous. En revanche, les Romains, ont poussé loin l’application toute, spéciale et très caractéristique du système rectangulaire : là même où les flots et la mer viennent former une limite naturelle, ils n’en tiennent pas compte, et le dernier carré plein de leurs figures planimétriques constitue seul la limite de la propriété.

L’affinité étroite des Grecs et des Italiens se manifeste aussi dans les autres détails primitifs de l’activité humaine. La maison grecque, telle que la décrit Homère, diffère peu de celle que les Italiens ont de tout temps construite. La pièce principale, celle qui comprenait ordinairement l’habitation tout entière dans la maison latine, est l’atrium (chambre obscure) avec l’autel domestique, le lit conjugal, la table des repas et le foyer. Or l’atrium c’est aussi le mégaron d’Homère, également pourvu de son autel, de son foyer, et recouvert de son toit enfume. En matière de navigation, les mêmes rapprochements ne sont plus possibles. Le canot à rames est bien d’origine indo-germaine : mais on ne saurait soutenir que l’invention de la voile se rapporte à l’époque gréco-italique : le vocabulaire de la mer ne contient pas de mots qui n’étant pas indo-germains, soient, d’un autre côté, propres et communs tout à la fois aux seuls Italo-grecs. Les paysans dînaient tous ensemble au milieu du jour, et cet antique usage se rattachant au mythe de l’introduction de l’agriculture, a été comparé par Aristote aux syssitiès crétoises : de même aussi les premiers Romains, les Crétois et les Laconiens mangeaient assis, et non couchés sur un lit, comme ils l’ont fait plus tard. Le feu allumé par le frottement de deux morceaux de bois d’essences différentes, a été dans la pratique commune de tous les peuples ; mais le hasard n’a certes pas fait que les Grecs et les Italiens aient employé les mêmes mots pour désigner le trépan (τρύπανον, terebra) et le plateau (στόρευς, έσχάρα, tabula, qui vient de tendere, ou τέταμαι), les deux instruments producteurs du feu. Le vêtement est identique aussi chez les deux peuples : la tunique (tunica) n’est autre que le chitôn des Grecs : la toge n’est aussi que leur himation à plis plus amples et il n’est pas jusqu’aux armes, sujettes à tant de changements selon le pays, qui ne se ressemblent chez eux. Ils ont du moins pour principales armes offensives, l’arc et le javelot : d’où, chez les Romains les noms donnés à ceux qui les portent : quirites, samnites, pilumni, arquites[8] : il est vrai de dire aussi qu’alors, on ne combattait guère de près.

Ainsi donc, dans la langue et les usages des Grecs et des peuples italiques, tout ce qui se rattache aux bases matérielles de l’existence humaine trouve une commune et élémentaire expression : et les deux peuples vivaient encore dans le sein d’une société unique, quand il leur a été donné de franchir ensemble les premières étapes de la condition terrestre.

Dans le domaine de la culture intellectuelle, la scène change.

L’homme doit vivre en harmonieuse entente avec lui-même, avec son semblable, avec le monde qui l’entoure : mais la solution de ce problème peut varier autant de fois qu’il y a de provinces dans l’empire de notre Père céleste ; et le caractère et le génie des peuples et des individus se diversifient surtout dans l’ordre moral. Durant la période gréco-italique, les oppositions ne pouvaient encore se faire jour : elles n’avaient alors point de cause : mais à peine la séparation a-t-elle eu lieu, qu’on voit se manifester un contraste profond, dont les effets se sont perpétués jusqu’à nos jours. Famille et état, religion, beaux-arts, se développent et progressent chez, l’un et l’autre peuple, dans un sens éminemment national et propre à chacun d’eux : et il faut à l’historien une clairvoyance grande parfois, pour retrouver le germe commun sous la végétation puissante qu’il a devant les yeux. Les Grecs tendent à sacrifier l’intérêt général à l’individu ; la nation à la commune ; la commune au citoyen : leur idéal dans la vie, c’est le culte du beau et du bien-être, souvent même la jouissance du doux loisir : leur système politique consiste à approfondir chaque jour au profit du canton ou de la tribu, le fossé séparatif du particularisme primitif ; à dissoudre même dans chaque localité tous les éléments du pouvoir municipal. Dans la religion ils font des hommes de leurs dieux ; puis bientôt ils les nient : ils laissent à l’enfant toujours nu le libre jeu de ses membres : à la pensée humaine l’indépendance absolue d’un essor majestueux, parfois même effrayant. Les Romains au contraire garrottent le fils dans la crainte du père, le citoyen dans la crainte du chef de l’État, et eux tous dans la crainte des dieux ; ils ne veulent rien, n’honorent rien que les actes qui sont utiles. Pour le citoyen, tous les instants de sa courte vie doivent être remplis par un travail sans relâche. Chez les Romains, dès le plus bas âge, d’amples vêtements doivent voiler et protéger la chasteté du corps ; c’est être mauvais citoyen que de vouloir vivre autrement que tous les citoyens. Chez eux enfin l’État est tout, et la seule haute pensée permise, est celle de l’agrandissement de l’État. Certes, il est difficile, après tant de contrastes, de remonter jusqu’aux souvenirs de l’unité primitive, où les deux peuples un instant confondus avaient puisé les éléments de leur civilisation postérieure. Bien téméraire serait celui qui essayerait de lever ces voiles. Nous esquisserons pourtant en quelques mots les commencements de la nationalité italique, et les traits par où elle se rattache à l’époque plus ancienne ; non point tant pour abonder dans les idées préconçues du lecteur, que pour lui montrer du doigt la direction à suivre.

L’élément patriarcal dans l’État, ou ce qui peut s’appeler de ce nom, repose en Grèce et en Italie sur les mêmes fondements. Et tout d’abord, le régime conjugal est institué selon les règles de l’honnête et de la loi morale[9].La monogamie est prescrite au mari : l’adultère de la femme est puni sévèrement. La mère de famille a autorité dans l’intérieur de la maison : ce qui atteste à la fois l’égalité de la naissance chez les deux époux, et la sainteté du lien qui les associe. Mais aussitôt, l’Italie se sépare de la Grèce en conférant à la puissance maritale, et surtout à la puissance paternelle, des attributions absolues et indépendantes de toute acception de personnes : la subordination morale de la famille se transforme en un véritable servage légal. De même chez les Romains, l’esclave n’a pas de droits, conséquence naturelle de l’état de servitude, et qui se poursuit jusqu’à la plus extrême rigueur : chez les Grecs, au contraire, les faits et la loi apportant de bonne heure des adoucissements à la condition servile, le mariage conclu avec une esclave fut reconnu comme légitime.

La famille ou l’association formée de tous les descendants du père commun, a sa base dans la maison commune : et à son tour, en Grèce comme en Italie, c’est de la famille que naît l’État. Mais chez les Grecs, où l’organisation politique se développe, moins puissante, le pouvoir familial persiste fort tard à l’égal d’un véritable corps constitué en face même de l’État ; en Italie, au contraire, l’État surgit immédiatement, et prédomine. Neutralisant complètement l’influence politique de la famille, il ne représente plus l’association des familles réunies, mais seulement la communauté de tous les citoyens. Aussi l’individu lui-même atteint-il bien plus vite, en Grèce à la pleine indépendance de sa condition et de ses actes : il se développe librement en dehors même de la famille. Et ce fait si important se reflète jusque dans le système des noms propres, lequel, semblable à l’origine chez les deux peuples, s’est diversifié singulièrement plus tard : les Grecs dans les anciens temps, soudent fréquemment, et comme un adjectif, le nom de la famille à celui de l’individu : les lettrés romains au contraire, attestent que, chez leurs ancêtres, on ne portait qu’un nom, celui qui devint ensuite le prénom. Puis, tandis qu’en Grèce le nom de famille adjectif est abandonné de bonne heure, à Rome et aussi chez tous les Italiotes il devient l’appellation principale à laquelle se subordonne le nom individuel, le prénom. Ici, le prénom perd son importance, et on le retrouve chaque jour moins souvent accolé à l’autre : là, au contraire, il se produit plein et poétique dans son sens et dans sa résonance, nous faisant ainsi voir comme dans une image palpable, à Rome et dans l’Italie, le niveau social passé sur toutes les têtes ; en Grèce, les franchises entières laissées à l’individu. On se peut figurer par la pensée les communautés patriarcales de la période hélléno-italique : appliqué aux systèmes ultérieurs des sociétés grecque et italienne une fois séparées, ce tableau ne serait plus, suffisant, sans doute, mais il contiendrait encore les linéaments premiers des institutions édifiées en quelque sorte nécessairement chez l’un et l’autre peuple. Les prétendues lois du roi Italus restées en vigueur au temps d’Aristote contenaient des prescriptions qui étaient au fond communes. La paix et l’ordre légal au dedans de la cité, la guerre et le droit de la guerre au dehors, le gouvernement domestique du chef de la famille, le Conseil des anciens, l’assemblée des hommes libres et pouvant porter les armes, la même constitution primitive enfin, s’étaient à la fois établis en Grèce et en Italie. L’accusation (crimen, xρίθείν), la peine (pœna, ποίνη), la réparation (talio, ταλάω, τλήναι) dérivent de notions communes. Le droit si rigoureux appartenant au créancier qui s’en prend au corps même du débiteur en cas de non payement de la dette est en vigueur à la fois chez les Italiques et chez les Tarentins d’Héraclée. S’il en faut croire les détails fournis par Aristote sur l’ancienne constitution de la cité, le sénat, l’assemblée du peuple, maîtresse de rejeter ou d’accepter les propositions émanées du sénat et du roi, toutes ces institutions, si exclusivement romaines, se rencontrent aussi chez les Crétois, puissantes et vivaces autant que nulle part. Chez les Latins et les Grecs on distingue à un degré égal la tendance à former de grandes fédérations d’États ; ils affichent entre eux la fraternité politique et s’efforcent de fondre en un même corps les races voisines jusque-là indépendantes (symmachies, synœcisme, συνοιxισμός), tendances communes d’autant plus remarquables qu’elles ne se révèlent pas, chez les autres peuplés indo-germaniques ! C’est ainsi, par exemple, que la commune germanique ne ressemble en rien à la cité gréco-italique avec son roi électif au sommet. Mais pour reposer sur les mêmes bases, les institutions politiques n’en différaient pas moins beaucoup chez les Grecs et, les Italiens : avec les progrès et les perfectionnements dus au temps, elles revêtirent même en chaque pays un caractère tranché et exclusif, que nous aurons lieu de constater plus amplement[10].

Dans les choses de la religion, il en a été de même. Les croyances populaires de l’Italie et de la Grèce reposent sur un fond commun de notions puisées dans l’ordre physique, et transformées en allégories et en symboles : aussi l’analogie est-elle grande entre les Panthéons grec et romain ; et l’on sait quel rôle immense a joué plus tard chez les deux peuples le monde des dieux et des esprits. Ce n’est point le pur hasard qui produit de telles ressemblances, qui crée ces figures divines si souvent pareilles, Jupiter (Zeus, Diovis), Vesta (Hestia, Vesta) ; qui apporte la notion commune de l’espace sacré (templum, τέμενος), des sacrifices et des cérémonies appartenant aux deux cultes. Et pourtant, chacune de ces religions se fit nationale et exclusivement grecque ou italienne : plus tard même, toute trace de cet ancien patrimoine commun y devint à peu près méconnaissable, et il fut, du moins, ou ignoré ou compris à rebours. Quoi d’étonnant à cela ? De même que chez les deux peuples les contrastes principaux de leur génie, masqués d’abord sous l’écorce primitive de la civilisation helléno-italique, vont se séparant et s’approfondissant chaque jour davantage, de même, dans l’ordre religieux, les idées et les images perdues en un tout confus dans l’âme humaine, se dégagent peu à peu et apparaissent au jour. Quand ils voyaient, les nuages cassés dans le ciel, les paysans incultes s’écriaient que la chienne céleste poussait, devant elle les vaches effrayées des troupeaux d’en haut. Le Grec oublia bientôt que ce nom donné aux nuages n’était qu’une naïve métaphore, et du fils de leur gardienne, chargé comme elle d’une mission toute spéciale, il fit le messager des dieux, apte à tout faire, et toujours agile. Quand le tonnerre retentissait sur les montagnes, il croyait voir Jupiter (Zeus) assis sur l’Olympe, et lançant la foudre : quand le ciel redevenu bleu lui souriait de nouveau, il lui semblait se mirer dans les yeux brillants d’Athénée, fille de Zeus. Mais les créations de son esprit étaient si vives qu’il ne vit plus bientôt en elles que des figures humaines revêtues de tout l’éclat et de toute la puissance des forces naturelles ; et sans la libre richesse de sa fantaisie il les façonna encore, et les dota de tous les attributs compatibles avec les lois de la beauté. Le sens religieux chez les Italiotes ne fut pas moindre, mais il suivit une autre direction : attaché fortement à l’Idée, il ne la laissa pas s’obscurcir sous la forme extérieure. Le Grec, quand il sacrifie, a les yeux tournés au ciel ; le Romain, lui, se voile la tête ; l’un contemple quand il prie ; l’autre pense. Au milieu de la nature, le Romain voit toujours l’universel et l’immatériel. Toute chose physique, l’homme et l’arbre, l’État et le magasin domestique ont, pour lui leur génie qui naît et périt avec eux[11] : toute la nature physique enfin se répercute et revit dans les esprits qu’il imagine ; il a un Génie viril pour l’homme, une Junon, pour la femme, un dieu Terme pour la limite des champs, un Sylvain pour la forêt, un Vertumne pour l’année et ses saisons changeantes ; et ainsi de suite. Il a des divinités même pour les fonctions et les actes spéciaux : le cultivateur invoque le dieu de la jachère, celui du labour, des sillons, des semailles ; il en invoque d’autres encore quand il recouvre les semences, quand il herse ; et plus tard encore quand il enlève la moisson, quand il engrange, il quand il ouvre ses greniers[12]. Enfin le mariage, la naissance et, tous les autres événements de la vie ont dans son rituel une consécration pareille. Plus l’abstraction s’étend loin, plus aussi s’élève le dieu, et plus s’accroît la crainte qu’il inspire : Jupiter et Junon deviennent l’idéal de l’homme et de la femme ; la Dea Dia ou Cérès représente, la force productive, Minerve la puissance de la mémoire ; et la bona Dea ou Dea supra des Samnites est la bonne déesse. Chez les Grecs tout est concret  tout prend un corps ; chez les Romains l’abstraction et ses formules parlent seules à l’esprit les premiers rejettent en grande partie les légendes des anciens temps, parce qu’elles sont trop simples, et que leur plastique est trop nue : le Romain les repousse bien davantage encore, parce que l’allégorie, même sous le plus léger de ses voiles, vient obscurcir la sainteté sévère de ses idées pieuses. Il n’a pas conservé le plus lointain souvenir des mythes primitifs qui ont couru le monde ; il ne sait rien, par exemple, du Père commun des hommes survivant à un immense déluge, alors que la tradition s’en est conservée chez les Indiens, les Grecs, et même chez les Sémites. Les dieux de Rome ne se marient pas : ils n’engendrent point d’enfants comme les dieux grecs ; ils ne circulent pas invisibles parmi les mortels ; ils n’ont pas besoin de boire le nectar. Ces notions immatérielles sembleront bien effacées à des critiques superficiels : et pourtant tout démontre quelle impression profonde et vivace elles avaient faite sur les âmes. Si l’histoire ne disait pas combien elles ont exercé plus de puissance que n’en eurent jamais en Grèce les figures divines créées à l’image des hommes, le nom tout romain de la Religion (Religio), expression du lien moral par lequel elle nous attache, nous apporterait aussitôt une idée et une appellation qui n’ont rien de commun avec la langue et la pensée des Hellènes. Comme l’Inde et l’Iran avaient puisé aux mêmes sources, l’une, les formes pleines et splendides de son épopée religieuse ; l’autre les abstractions du Zend-Avestâ, ainsi les mêmes notions religieuses ont été le point de départ des mythologies grecque et romaine. Mais, tandis qu’en Grèce on s’attache davantage à la personne des dieux, à Rome l’idée de la Divinité prédomine. En Grèce, l’imagination se meut dans la liberté : à Rome, elle s’arrête devant ,un type obligé.

Les arts sont l’expression de la vie d’un peuple ; non pas seulement dans leurs travaux sérieux, mais aussi quand ils la reflètent dans les jeux et la plaisanterie. En tout temps et surtout aux époques où, pour la première fois, l’homme est entré dans l’entière et naïve possession de son existence, ces jeux, loin d’exclure la pensée sérieuse, l’enveloppent et la vêtissent. Les éléments primitifs de l’art ont été les mêmes en Grèce et en Italie ; la danse grave des armes, et les sauts déréglés (triumpus, θρίαμβος, όι-θυραμβος) ; les mascarades des hommes au ventre plein (σάτυροι satura), qui terminent la fête, affublés de peaux de brebis ou de bouc, et se livrant à des jeux de toutes sortes ; le joueur de flûte accompagnant ou réglant la danse solennelle ou folle des accents mesurés de son instrument, tous ces détails sont communs aux Italiques et aux Hellènes.

Nulle part autant qu’ici n’apparaît en plein jour l’étroite affinité des Hellènes et des Italiotes ; et nulle part aussi les deux peuples ne se sont jetés dans des directions plus opposées. Chez les Latins, l’éducation des jeunes gens se fait à huis clos, dans l’étroite enceinte de la maison paternelle : en Grèce, on poursuit avant tout les perfectionnements multiples et harmonieux de l’esprit et du corps ; l’on invente la gymnastique et la pœdeutique, ces deux sciences nationales que tous pratiquent à l’envi, et qu’ils estiment comme les institutions les meilleures. Le Latium est stérile en productions artistiques : les peuples sans culture ont fait autant de progrès que lui : en Grèce, une rapide et incroyable fécondité fait jaillir les mythes et la plastique sacrée des notions religieuses populaires ; puis bientôt surgit tout ce monde merveilleux de la poésie et de la statuaire que nous n’avons plus revu depuis. Dans le Latium, les vérités, puissantes et reconnues de la vie publique et privée sont la prudence, la richesse, la force : il a été donné aux Grecs d’obéir par-dessus tout à la bienheureuse suprématie du beau. Sensuel et idéal tout ensemble, leur culte enthousiaste s’attache au brillant et toujours jeune Éros ; et quand leur courage faiblit dans les combats, la voix d’un chantre divin les l’anime.

Telles étaient, les deux nations par qui l’antiquité a atteint le point culminant de sa civilisation ; il y a chez elles parité de naissance, et divergence des voies parcourues. Les Hellènes ont eu sur leurs rivaux l’avantage de l’intelligence plus compréhensive, et d’un plus lumineux éclat : mais le sentiment profond de l’universel dans le particulier ; l’abnégation volontaire et le sacrifice personnel ; la croyance sévère et ferme dans les dieux du pays, sont restés la richesse de la nation italique. L’un et l’autre peuple a suivi chacun sa route, et chacun aussi avec un égal et complet succès ! Il y aurait petitesse d’esprit à reprocher à l’Athénien de n’avoir pas su comprendre la cité comme les Fabius et les Valérius ; ou au Romain d’en n’avoir pas appris à sculpter comme Phidias, à écrire des vers comme Aristophane.

Ce furent ses qualités les meilleures et les plus exclusives qui rendirent impossible au peuple grec le passage de l’unité nationale à l’unité politique, sans échanger aussi les libertés civiques contre le despotisme. Le monde du beau idéal était tout pour l’Hellène, et compensait ce qui lui faisait défaut dans le cercle de la vie réelle. Quand nous voyons les aspirations vers l’unité en Grèce se manifester dans les tendances populaires, tenons pour certain qu’elles ont bien moins pour mobiles les conseils directs de la politique, que l’entraînement des jeux et des arts. Les luttes olympiques, les chants des homérides, la tragédie d’Euripide, voilà les liens qui rattachaient les Grecs en un seul faisceau. L’Italien, au contraire, immola sans, réserve son libre arbitre, à la liberté politique il apprit de bonne heure à obéir à son père, pour que celui-ci put obéir à l’État. L’individu asservi disparaissait sans doute ; les germes les plus riches du génie humain pouvaient être étouffés dans son âme : mais il y gagnait une patrie, un patriotisme inconnu de la Grèce ; et c’est aussi pour cela que, seul entre tous les peuples civilisés de l’ère antique, le peuple romain, avec un gouvernement fondé sur le pouvoir populaire, sut conquérir l’unité nationale ; et par l’unité, en passant par dessus les ruines de l’édifice hellénique lui-même, arriver à la domination du monde.

 

 

 

 



[1] Ou appartenant à la grande famille boréale dite ongrienne, et venue des steppes européo-asiatiques du Nord. (V. Maury, la Terre el l’Homme, Paris, 1857, p. 381).

[2] Citons deux inscriptions tombales, afin d’en donner une idée, du moins pour l’oreille : Œotoras artahiaihi bennarrihino, ou encore : Dazihonas platorrihi bollihi.

[3] On est allé jusqu’à admettre aussi l’existence d’une affinité quelconque entre l’idiome des japyges et l’albanais moderne ; mais les points de comparaison sur lesquels s’appuie une telle doctrine sont vraiment en petit nombre et peu significatifs. Que si cette affinité de race était jamais reconnue ; que si d’une autre part, les Albanais, qui, comme les Hellènes et les Italiotes, appartiennent à la souche indo-germanique n’étaient qu’un débris de ces anciens peuples helléno-barbares, dont les traces fourmillent dans toute la Grèce, et surtout dans la région nord, il faudrait conclure de là que les races anté-helléniques devraient être aussi classées parmi les anté-italiques, sans que pour cela on dût aussitôt dire que les Japyges seraient venus en Italie par la voie de la mer Adriatique.

[4] Au nord-est d’Anah, sur la rive droite de l’Euphrate, poussaient à l’état sauvage l’orge, le froment et l’épeautre (Alphonse de Candolle, Géographie politique raisonnée, t. II, p. 934). L’orge et le froment, indigènes en Mésopotamie, sont mentionnés par l’historien babylonien Bérose. (V. George le Syncelle, éd. de Bonn, p. 50.)

[5] On a bien voulu rattacher les mots vico, vimen du latin, à un radical primitif, qui serait aussi celui du mot weben (en allemand tisser) et de ses similaires ; mais tout au plus les premiers avaient-ils, avant la séparation des groupes hellénique et italique, la signification générale de tresser ; ce n’est que plus tard, vraisemblablement, que le sens plus spécial se référant au tissage leur aura été ajouté par le mouvement séparé des idiomes, dans chaque contrée. Toute ancienne qu’elle est, la culture du lin ne remonte point jusqu’aux temps primitifs. Si les Indiens ont connu cette plante, ils n’en ont jamais fait, même de nos jours qu’extraire l’huile. Quant au chanvre les Latins l’ont cultivé plus tard encore que le lin ; du moins, leur mot canabis à tout l’aspect d’un emprunt assez récent.

[6] Aro, aratrum, se retrouvent dans aran ou eren selon quelques dialectes (labourer), et dans erida, de l'idiome germanique primitif ; dans les mots slaves orati, oradlo, dans ceux lithuaniens arti, arimnas, dans ceux celtiques ar, aradar. — À côté de ligo, cf. rechen ; à côté de hortus, cf. garten en allem. — Mola, en latin, se dit mühle en allem., mlyn en slavon, malunas en lithuanien, malin en celtique. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons admettre qu'il ait été un temps ou les Hellènes, dans toutes les contrées de la Grèce, aient uniquement vécu de la vie pastorale. La richesse en bétail en Grèce et en Italie, bien plus que la propriété foncière, a sans doute été le point de départ, et l'intermédiaire de la richesse privée ; mais il n'en faut point conclure que l'agriculture ne soit née que plus tard. Il est vrai seulement qu'elle a commencé par la communauté des terres. Ajoutons qu'avant la séparation des races, il n'y a pas eu d’agriculture proprement dite : l'élève du bétail y entra toujours pour une proportion variable suivant les localités, mais, en tous cas, bien plus grande que dans les temps postérieurs.

[7] En veut-on une preuve plus saisissante encore ? On la trouve dans les rapports étroits par lesquels, dans les idées anciennes, le mariage et la fondation des villes se rattachaient aux usages agricoles. Les divinités qui président directement, au mariage sont, chez les Italiens, Cérès et la Terre (Tellus), ou l'une ou l'autre des deux (Plutarque, Romulus, 22 ; Servius, ad Œneid., 4, 166 ; Rossbach, Rœm. Ehe (mariage romain), p. 257, 301) ; chez les Grecs, Démêter, (Plutarque, Conjug. prœc., préambul.). Dans l'ancien formulaire grec, la production des enfants s'appelle une moisson (V. note 9) enfin, les formalités du mariage romain primitif, la confarreatio, empruntent leur nom et leurs rites à la culture des céréales. - On sait aussi l'usage fait de la charrue au moment de la fondation des villes.

[8] Les armes à l'usage des deux peuples, durant l'époque primitive, ne semblent pas, d'ailleurs, pousser cette ressemblance jusqu'à l'affinité du nom : sans doute, il y a quelque rapport entre la lancea et la λόγχη ; mais le mot latin est d'une date bien plus récente il a été emprunté peut-être aux Germains ou aux Espagnols, et enfin, il paraît avoir son similaire dans le grec σαυνίον.

[9] La ressemblance des principes se continue d'ailleurs jusque dans les détails, comme, par exemple, dans la définition des justes noces, ayant pour but la procréation des enfants légitimes (γάμος έπί παίδων γνησίων άρότω - matrimonium liberorum quœrendorum causa). [Remarquer le mot άρότω, qui signifie labourage, ensemencement].

[10] Mais n'oublions pas que l'identité des conditions premières conduit toujours à des conséquences identiques. Le plébéien de Rome est vraiment le fils des institutions politiques de la cité romaine ; et pourtant, il rencontre aussi son pareil dans toute cité qui admet une classe de domiciliés non citoyens, à côté des citoyens proprement dits. Concédons pourtant son influence au hasard. Il ne se fait pas faute d'intervenir dans les faits, avec ses caprices et ses contradictions, nous nous empressons de le reconnaître.

[11] [Genius publicus, patrius, etc., arculus, etc.]

[12] [V. sur tous ces détails Preller, Rœmische Mythologie, Berlin, 1858. Ch. X, Schicksal und Leben, et surtout les §§ 3 et 4. Il cite les divinités agricoles, les Dea Runcina, Messia, Tutulina, Terensis, etc., et le Tellumo ou Seturnus vervactor, obarator, occator, messor, convector, promitor, etc.]