L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Appendices

Des Commentaires de César et de la foi qui leur est due.

 

 

Tous les historiens, anciens ou modernes, qui ont raconté la conquête des Gaules, ont pris le Récit de César pour guide unique ou principal, et nécessaire à vrai dire. Ainsi ont fait chez nous, entre autres, MM. Amédée Thierry, dans son livre excellent, Henri Martin, et tout récemment encore M. de Saulcy. Ainsi l’a fait l’empereur Napoléon III, dans l’étude qui forme jusqu’ici le plus remarquable et le plus intéressant épisode de sa Vie de César (tome II). M. Mommsen, je l’ai dit ailleurs, se préoccupant moins des questions de topographie et de tactique militaire, épuisées par ce dernier livre, s’est attaché davantage à marquer le caractère hautement historique et civilisateur de la conquête. En ce qui touche la politique du moment, et les résultats féconds dont cette conquête apportait le germe, il ne s’est point astreint à suivre pas à pas les Commentaires : il les contrôle sans cesse à l’aide d’Appien, de Plutarque, de Cicéron, et d’une foule d’autres, soit contemporains, soit postérieurs.

M. Mommsen voit dans les Commentaires sur la guerre des Gaules, ainsi que dans ceux relatifs à la guerre civile, de véritables mémoires apologétiques. C’est ainsi qu’il les qualifie en termes exprès, sous la rubrique : Littérature historique accessoire : Rapport de César. On ne peut nier en effet que César ne fût violemment attaqué dans Rome au cours de son proconsulat. Au moment où il dicta son livre, les récits les plus dénigrants, souvent les plus mensongers, étaient colportés sur son compte. Dès le commencement de la guerre des Gaules, Ariovist, à l’aide des intelligences qu’il avait nouées dans Rome avec les ennemis du général romain, osait se vanter qu’on lui saurait grand gré s’il parvenait à le vaincre et à le détruire (B. g, I, 44)[1]. Plus tard, les comptes-rendus envoyés par César au Sénat n’étaient reçus qu’avec méfiance ; et l’on aimait mieux en croire les plus sottes rumeurs. On se les murmurait à l’oreille et en secret : tantôt le Proconsul avait perdu sa cavalerie, tantôt la septième légion était détruite : les Bellovaques le tenaient enfermé et coupé de son armée (Cicéron, ad fam, 8, 1)[2], etc., etc. — Pendant la première guerre civile, quand César était devant Ilerda, le bruit courait dans Rome, à la grande joie du parti, qu’il avait été battu (B. c., I, 53). — Il lui importait donc grandement d’éclairer ses amis et ennemis.

De là les Commentaires, œuvre rapidement conçue, rapidement écrite, émerveillant ceux qui les entendirent dicter, bien plus même que la postérité qui les lit (Hirtius, B. g. 8. 1).

Au dire de quelques-uns (Plut. Cæs. 22. Opp. 1, 90), César tenait un journal de ses campagnes (έφημερίδες) : ce journal hâtif et complet, et aussi les rapports écrits ou faits de vive voix de ses lieutenants, lui auraient plus tard servi de canevas. Mais dans un tel travail, à en croire Asinius Pollion, il se serait glissé bien des oublis, des inexactitudes; souvent même de graves réticences l’auraient déparé, et César aurait songé plus tard à le corriger et à le récrire (Suet. Cœs. 56)[3].

Cette assertion est-elle fondée ? Nous partageons l’avis des bons critiques, de Nipperdey, entre tous (dans la préface de son édition : Leipzig : Tauchnitz) : que César ait tenu ou non un carnet ou journal de ses guerres, il y a identité entre les Éphémérides des historiographes grecs, et les Commentaires, parvenus jusqu’à nous dans un état fâcheux de mutilation, il est vrai.

Les Commentaires ont été écrits à des dates différentes. Ils l’ont été d’ailleurs d’une haleine. Leur texte, les allusions à des faits postérieurs, la composition savante et comme d’un jet, le style, tout le démontre. On a aussi sur ce point le témoignage, d’Hirtius (B. g. 8, 1)[4].

Pour le récit de la guerre des Gaules, Nipperdey en place la rédaction et la publication vers l’an 704 [50 av. J.-C.]. Durant les deux années qui précédèrent, César, à l’entendre, ayant sur les bras la grande insurrection gauloise, n’aurait pas pu donner ses soins à un tel travail.

M. Mommsen (livre V, ch. VII), et d’autres ont adopté au contraire une date un peu antérieure. Suivant eux, la rédaction se placerait au cours de l’hiver de 702-703 [-52/-51], et la publication au printemps de 51 av. J.-C., avant la rupture avec Pompée. Au livre VIe en effet (B. g. 6, 1)[5], César fait une allusion directe aux mesures d’ordre prises par Pompée, après le meurtre de Clodius. Nous renvoyons ici aux détails et aux justifications qu’on lira plus loin (livre V, ch. XII). — César avait distribué son récit par années et par livres : mais dans les deux dernières années, les soucis croissants et l’approche de la guerre civile ne lui laissèrent plus de temps, et le VIIIe livre complémentaire, on le sait, est sorti de la plume d’Hirtius, son lieutenant.

Après la guerre civile, achever son rapport sur la conquête des Gaules, ne lui tenait plus à cœur : il jugea plus utile de rédiger le journal de la guerre contre Pompée, et il écrivit vers l’an 708 [46 av. J.-C.] les trois livres de Bello civili, qui ne furent publiés qu’après sa mort[6].

Nous ne voulons rien dire ici du style des commentaires, de leur simplicité magistrale et élégante, à désespérer les historiens postérieurs (Hirtius, B. g., 1, 1. — Cicéron, Brutus, 75).

Mais quelle foi est due aux Commentaires ? Question souvent, agitée, et répondue en des sens bien divers ? [7]

Déclarons-le. Les Commentaires ne disent rien ou que peu de chose des événements de la politique intérieure. Constitution du triumvirat, refoulement de l’aristocratie, mainmise sur le pouvoir, en s’aidant d’une démocratie toujours docile, répartition des, provinces entre les chefs coalisés, formation de l’armée des Gaules, instrument de la conquête au dehors, et de l’absolutisme militaire au dedans, conférences de Lucques, expédition de Crassus en Asie, troubles dans Rome, gouvernement de Pompée, César absent, tout cela est comme passé sous silence, ou il n’y est fait que de rares où lointaines allusions.

De là ressort pour le critique la nécessité d’une distinction importante. Ne s’agit-il que des événements militaires, de ceux que l’écrivain voulait surtout faire connaître, on peut, on doit prendre son livre pour guide. Ce livre est bien l’œuvre excellente d’un soldat, d’un capitaine (στρατιωτιxού λόγος άνőρός. Plutarque, César, 3). César a écrit comme il a fait la guerre[8]. Non que vous ne puissiez ça et là signaler certaines atténuations, certaines réticences même. Les contemporains, on l’a vu plus haut, ne s’étaient pas fait faute d’en parler. Mais faudra-t-il pour cela refuser toute confiance à ces Mémoires militaires ? Sans doute, ils sont apologétiques, comme le veut M. Mommsen. Sans doute, César éloigné de Rome, où Pompéiens et Catoniens l’attaquaient chaque jour, il s’efforça d’éclairer l’opinion, de la façonner et, de la ramener à lui. Il voulut fournir des matériaux à l’histoire vraie de la conquête. Or, un témoin peu suspect de partialité, déclare que dans cette tâche qu’il s’imposait, il a merveilleusement réussi[9]. Et ce serait mal juger ce grand et puissant génie, que de le croire menteur ou dissimulé par système.

En ce qui touche la Guerre des Gaules, veut-il faire connaître le but extérieur et la nécessité de la conquête ? Il parle clairement, nettement. La Gaule divisée, affaiblie, allait périr envahie par les Germains[10]. il fallait empêcher ce désastre à tout prix, et porter sur le Rhin la frontière de Rome. Qu’on lise Cicéron (de prov. consul, 13, 32, 33). Le langage est le même. Tout homme d’État sage, s’écrie-t-il, a dû avoir l’œil de tout temps sur la Gaule… attaqués autrefois tous les jours, nous avons enfin porté là nos extrêmes frontières.

Son but exposé et défini, César entre dans le détail des opérations, et en dit l’objet, l’importance et la marche (verissima scientia suorum consiliorum explicandorum ! Hirtius, B. g. 8, 1).

On l’accuse d’avoir eu bien des faits répréhensibles, de n’avoir pas raconté  les spoliations des temples des dieux et des sanctuaires regorgeant d’ex-voto, la destruction des villes livrées au pillage, pour le pillage même, plutôt que pour punir, les richesses odieuses par lui amassées, etc.. César n’a pas tout dit, il faut bien le reconnaître. Mais il est loin d’avoir tout caché. D’ailleurs, si supérieur qu’il fût aux hommes de son siècle, si enclin qu’il fût à la douceur et au pardon, il était Romain et, devant les Barbares il gardait l’inflexible hauteur et la dureté impitoyable des Romains. Que de fois il raconte froidement les massacres en masse, dictés par les besoins de la conquête, par les nécessités de la répression ou de l’intimidations Il traite humainement d’abord les Helvètes (B. g. I, 27) et les Nerviens (B. g. 1, 27 — 2, 28) : mais plus tard il raconte sans hésitation, qu’il a puni les Aduatuques, et qu’il en a vendu 53.000 comme esclaves (B. g. 2, 33) ; il raconte de même le massacre du Sénat Venète, la vente des autres habitants (B. g., 3, 16) : la chasse donnée à Dumnorix, l’Eduen, avec ordre de le tuer (B. g., 5, 8) : le pillage et le massacre en masse des Eburons (B. g., 6, 34) : les 40.000 habitants d’Avaricum, dépouillés et tués, hommes, femmes et enfants (B. g. 7, 28), etc. Hirtius, à son tour, nous fait connaître qu’à Uxellodunum, tous les défenseurs de la ville eurent les mains coupées, en punition éclatante de leur méfait, César ne craignant point qu’on le taxât de cruauté, alors que sa clémence habituelle était bien connue (B. g., 8. 44).

Reste le massacre des Usipètes et des Tenctéres (B. g., 4. 11, 16). Ici, à la cruauté envers ces malheureuses tribus, se joint une atroce violation du droit des gens envers leurs députés, ce droit des gens dont César s’est montré ailleurs (B. g., 3, 16) le rigoureux vengeur au regard des Vénètes. Cet acte paraît avoir soulevé contre le proconsul un orage de colères et d’accusations fondées dans tout le parti catonien. Aussi son récit est-il bien singulièrement disculpatif. Les faits y sont arrangés évidemment en vue de colorer d’un motif spécieux l’ordre d’exécution barbare prononcé. Et les critiques qui récusent en doute la véracité générale des Commentaires n’ont-ils pas manqué de signaler ce passage !

Parlerons-nous des trois livres sur la guerre civile ? En ce qui touche le journal des faits militaires, même netteté, même précision, et, ce semble, même fidélité générale dans la plupart des détails. D’autre, part, il ne se pouvait faire que César n’y parlât pas de la situation des partis, et de sa rupture politique avec Pompée et le Sénat. Dans leur ensemble et dans leur but, il ne tait ni ses prétentions, ni les mesures par lui prises. Il écrit quand il a vaincu, n’ayant plus à ménager ni amis ni ennemis ; il dit ses défaites et ses succès, avant la journée décisive de Pharsale ; et pour ses lieutenants, quand ils n’ont point réussi, comme Curion, comme Corn. Sylla, il sait les excuser, ou les louer encore après les fautes commises (B. c., 2, 38-44. - 3, 50-51 - et 3, 79).

Toutefois, lorsqu’il parle des Pompéiens, ses ennemis, il semble ne plus garder toujours son calme sang-froid et indulgence habituelle de ses appréciations ; il fait en maints endroits ressortir l’injustice des votes agressifs, des mesures. violentes délibérées et adoptées pour couper court à son proconsulat, avant le terme fixé, pour lui enlever ses légions et pour le désarmer : il fait ressortir, en face de la douceur, de ses procédés, de ses tentatives de conciliation et de ses concessions réitérées, l’ambition, la cruauté, la cupidité et toute cette armée de passions malsaines qui a comme élu domicile dans le camp de ses adversaires. Sur tous ces points, on l’a vu par les notes nombreuses que nous avons ajoutées au texte de M. Mommsen, on ne peut nier qu’il ne soit dans le vrai ; et les autres contemporains ou les historiens postérieurs rapportent à qui les consulte un témoignage qui n’infirme en rien celui des Commentaires.

Disons seulement que chez les lieutenants de César, on, trouvait ambition désordonnée et passions pareilles : la démoralisation, la violation de la loi étaient partout, et sans vouloir le moins du monde innocenter le vainqueur de l’Aristocratie romaine, il faut bien arriver aussi à cette conclusion, que la victoire de Pompée eût été pareillement la ruine de la République : alors on ne combattait plus que pour la Monarchie.

Nous faisions plus haut cette remarque qu’au cours de son récit, César, irrité, ne ménage plus ses adversaires. Il n’oubliera point, par exemple, de montrer Metellus Scipion, le beau-père de Pompée, pillant l’Asie, menaçant de piller le temple d’Éphèse (B. c., 3, 32-33, et 105), et il se gardera de raconter l’enlèvement violent, ordonné et exécuté par lui-même, des sommes déposées au Trésor public (B. c., 1, 14. et 23). Il se contentera de dire, à ce propos, qu’on a perdu trois jours à Rome en disputes et en atermoiements. Assurément, il y a eu à ce sujet, chez César, écrivant ses commentaires, un de ces manques de mémoire, qu’Asinius Pollion et tant d’autres après lui, ont aussitôt noté.

Résumons : les Commentaires ne sont point l’œuvre d’un génie candide : mais on en méconnaît l’objet et la portée, comme on méconnaît César lui-même, quand on se montre envers son récit plus exigeant qu’il ne faut l’être. Lui reprochera-t-on enfin cette froide et sèche mention de la mort de Pompée qui se rencontre à la fin du IIIe livre ? Comme si Plutarque (César, 48. Pompée 80) ne racontait pas sa noble attitude, son émotion et le châtiment qu’il fit subir aux assassins ! Si les Commentaires avaient fait montre de cette émotion indignée, qui sait ? On taxerait César d’hypocrisie, peut-être !

Qu’on lise donc les Commentaires tels qu’ils sont œuvre complète en tant que document militaire, utile à consulter avec précaution, je le répète, en ce qui touche les faits politiques. Mais qu’on ne l’oublie pas non plus, ce que César tait, ce n’est point, le plus souvent et sauf de rares exceptions, qu’il l’ait voulu cacher, c’est que, tout. simplement, son plan étant. donné, il n’avait point à le dire. Il s’est placé d’abord in medias res : et il veut, en tant qu’historien, être jugé dans toute la franche puissance de son génie et de son caractère.

Si César était né sur le trône, dit Niebuhr[11], ou s’il avait vécu dans un autre temps que celui de la dissolution totale de la République et d’un gouvernement désormais impossible, au temps des Scipions, par exemple, nul doute qu’il ne fût glorieusement parvenu au terme de sa carrière s’il avait vécu en un siècle républicain, il n’eut jamais songé à se placer au-dessus de la loi : mais à l’époque qui fut la sienne, il n’avait pas le choix. Il lui fallait être enclume ou marteau. Il n’était point dans sa nature, comme chez Cicéron, de chercher et de prendre le vent. Il sentit qu’il avait à lutter corps à corps avec les événements, et que bon gré mal gré il ne pouvait changer d’attitude : le flot invincible l’emportait. Caton, lui, pouvait bien encore rêver d’une restauration républicaine : mais les temps en étaient passés.

Ce jugement d’un maître sur le caractère de César donne aussi la clef de son livre.

 

 

 



[1] Quod si eum interfecerit multis sese nobilibus principibusque populi Romani gratum sese facturum, etc. (B. g 1. 44).

[2] Ignavissimo euique fidem tribuo (Cicéron, ad fam. 7, 18). — Crebri et non belli de eo rumores : sed susurratores duntaxat veniunt : alius equitem perdidisse, quod opinor certe factum est, alius septimam legionem vapulasse ; ipsum apud Bellovacos circumsederi interclusum ab exercitu neque adhuc certi quidquam est, neque hœc incerta tamen vulgo jactantur, sed inter paucos, quos tu nosti, palam, secreto, narrantur. (ad fam. 8, 1.).

[3] Pollio Asinius parum diligenter parumque integra veritate compositos putat, quum Cœs. pleraque et quœ per alios erant gesta temere crediderit, et quœ per se, vel consulto vel etiam memoria lapsus, perperam ediderit, existimatque rescripturum et correcturum fuisse. (Suet. Cœs. 56).

[4] Qui surit editi... cujus lamen rei major nostra quam reliquorum est admiratio : ceteri enim, quam bene atque emendate, nos etiam quam facile atque celeriter eos perfecerit, scimus. (B. g, 8. 1.).

[5] Simul ab Gn. Pompeio proconsule petit, quoniam ipso ad urbem cum imperio reipublicœ causa remaneret. (B. g. 6, 1).

[6] Hirtius, B. g. 8, 1. — On attribue aussi à Hirtius le livre de Bello Alexandrino : quant à ceux, imprimés d’ordinaire à la suite et relatifs aux guerres d’Afrique et d’Espagne, ils ne consistent qu’en des notices sèches, incomplètes : ils trahissent la main de quelque subalterne.

[7] V. entre autres Vossius, de historie. latin. : Dœring, de G. J. Cœsaris fide historica. Freiberg, 1837 : Schneider (Weehler’s Philomathie), qui relèvent point par point les lacunes, les omissions préméditées, et les dissimulations qu’on pourrait, selon eux, justement imputer à César.

[8] … ut eum eadem animo dixisse quo bellavit, appareat (Quintil, 10, 1).

[9] Dum voluit alios habere parata unde sumerent, qui vellent scribere historiam.... sanos quidem homines a scribendo deterruit (Cicéron, Brutus, 75) — V. aussi Hirtius, B. g. 8, 1.

[10] Futurum esse paucis annis uti omnes ex Galliœ finibus pellerentur, atque omnes Germani Rhenum transirent (B. g. 1, 31)

[11] Vortrœg. üb. rœm. Gesch. (articles crit., sur l’hist. Rom. de Schmitz et Zeiss, 2, p. 46).