Les droits
politiques divers appartenant aux deux ordres, durant les siècles
historiques, tiennent à la fois, par leurs racines, et au droit public et au
droit privé. Ceux de la seconde espèce reposent sur la constitution de la
gens, et les plébéiens n’en jouissent que d’une façon nécessairement
restreinte; quant aux autres, qu’il s’agisse de l’accès aux fonctions
publiques, administratives, sacerdotales (V. Patriciens et plébéiens, § 2), ou de la participation aux
assemblées publiques et délibérantes, la seule qualité de patricien ou de
plébéien est la condition légale des aptitudes.
Nous ne voulons
traiter spécialement ici que des droits appartenant aux deux ordres dans les
assemblées publiques et délibérantes, et par suite :
I. Rappeler en peu
de mots quels étaient les droits des deux ordres dans les comices par
centuries, par curies et par tribus ;
II. Démontrer qu’il
n’y a pas eu d’assemblées séparées du patriciat sous la république ;
III. Faire
connaître les assemblées séparées de la plèbe dans les curies et les
tribus ;
IV. Dire quel fut
le sénat patricien sous la
République ;
V. Et quel fut le
sénat plébéio-patricien plus tard constitué ;
VI. Puis, après
avoir passé en revue les documents les plus certains, se rapportant à
l’époque historique, rétrograder vers les époques antéhistoriques, et
rechercher, en dehors ou à l’aide de la légende, mais en remontant du connu à
l’inconnu, quelles ont pu être les institutions originaires. D’ordinaire on
suit la voie contraire on prend pour point de départ les temps légendaires;
on les arrange, on les façonne suivant des hypothèses qui n’ont ni logique ni
méthode certaine. Delà, de graves erreurs. Ainsi, il est bien vrai que le
patriciat des temps ultérieurs se compose de tous les citoyens de la Cité primitive; mais de là
aux conséquences qu’on a déduites du fait, pour les époques où les patriciens
ne constituaient plus qu’une simple noblesse, il y a une énorme distance.
Il ne faut pas
moins dans une telle étude qu’un esprit de rigueur et de méthode inexorable,
si l’on veut se préserver des fautes dans lesquelles est tombée l’ancienne
critique historique.
Section I — Comices patricio-plébéiens sous la République
§ I. Comices par centuries.
La réforme de
Servius, en instituant les centuries, et dans ces centuries les classes ordonnées
selon le cens et la fortune des censitaires; cette réforme ne fit aucune
distinction entre les patriciens et les plébéiens. Ayant en vue surtout
l’organisation militaire, elle supprima sous ce rapport toutes différences
entre les ordres, et les fondit dans l’armée d’abord, puis dans les
assemblées du peuple. Cependant l’opinion commune veut que, par dérogation à
ce système d’égalité, sur les 18 centuries de chevaliers établies par la
constitution de Servius, il y an ait eu 6, celles formées des trois anciennes
tribus romuliennes des Titiens, des Ramniens et des Lucères, qui
auraient été exclusivement réservées aux patriciens. De ce que ces centuries,
dans l’origine, se composaient des trois doubles divisions de cavalerie
fournies par chacune des trois tribus primitives, alors qu’être citoyen,
c’était aussi être patricien, il s’ensuit simplement que ces 6 centuries
avaient rang d’ancienneté sur les 12 autres ; mais en aucune façon
qu’elles soient restées fermées aux plébéiens, lorsque la réforme Servienne
les eut tous fait entrer dans la milice, sur le pied de l’égalité avec les
patriciens originaires. Leurs noms anciens demeurant à ces centuries, les
choses, il faut le dire, avaient bien changé. Le système de Servius ne
comportait aucune dérogation à son principe, cela nous paraît indubitable. En
effet :
a). Les 12
centuries de chevaliers (equitum ceuturiœ) proprement dites étaient
plus considérées même que les 6 autres appelées, comme on sait, les sex
suffraqia. Ainsi le disent Cicéron (de Rep. 2, 22, 39) et
Tite-Live (4, 43 et 43, 16). Comment se rendre compte de ce fait, s’il était
vrai que les six suffrages aient été réservés aux seuls patriciens ?
b). Au dire de
Cicéron, Tite Live, et Denys d’Halicarnasse, les 18 centuries de chevaliers
ont été prises dans tout le corps des citoyens, et classées uniquement selon
la fortune (deinde equitum magno numero ex omni
populi summa separato, Cicéron, de Rep. 2, 22, 39). Servius n’a
donc pas voulu faire autre chose que répartir plus équitablement les charges
et les droits, sans rien changer au service équestre et au vote (Tite-Live,
4, 42 ; 1, 43, 10 : gradus facti).
Si les plébéiens n’avaient pu entrer dans les six suffrages ; si
vraiment les patriciens avaient plus tard conquis à leur égard un monopole
exclusif les annalistes n’eussent pas manqué de signaler un événement de
cette importance.
c). Quand Cicéron
et Tite-Live parlent de la chute du patriciat[1], ils ne disent pas un mot des six
suffrages. Si les six suffrages avaient jamais appartenu au patriciat, ces
écrivains n’auraient pas omis de constater qu’ils étaient emportés aussi dans
la ruine commune.
d). On connaît la
légende relative à l’Augure Attus Navius (Tite-Live, 4, 35 ;
Florus, 4, 5), qui s’opposait au changement du nom des trois centuries
équestres romuliennes (Titiens, Ramniens et Lucères), sans d’ailleurs
empêcher le remaniement, de leurs cadres et de leur nombre, alors doublé. Le
Roi qui innovait ainsi, aurait accordé, pour la forme, aux préjugés
aristocratiques et religieux la survivance du titre, au moment même où il
changeait tout le système.
e). Sur la création
des centuries de chevaliers, avec les six suffrages ou centuries
adjectices, nous possédons deux versions. — Suivant l’une, et la plus
communément acceptée, ce serait Tarquin l’Ancien qui, doublant les 3
centuries de Romulus, aurait ainsi institué les six suffrages (Cicéron, de
Rep., 2, 20, 36. prioribus equitum portibus secundis
additis MDCCC fecit equites, numerumque duplicovit). Servius aurait
conservé cette formation (Tite-Live, 1, 43), et il aurait en outre organisé
les 12 autres centuries. Suivant un autre récit (Festus, v° sex) c’est le
contraire qui aurait eu lieu : les six suffrages auraient été ajoutés aux 12
centuries jadis créées par l’Ancien Tarquin[2]. Mais Festus se tromperait évidemment, s’il
était vrai que les six suffrages n’eussent été composés que de patriciens.
Pour les archéologues de Rome comme pour ceux de nos jours, il demeure
constant que les institutions patriciennes ont toujours été les premières en
date. — L’une des deux traditions exclut l’autre.
Donc le système de
fusion des deux ordres institués par Servius, dans les comices par centuries,
ne comporte aucune exception. Les centuries équestres, comme les autres,
étaient toutes accessibles aux plébéiens et aux patriciens à la fois.
§ 2. Comices par curies.
Les curies
constituent la plus ancienne classification des citoyens. Elles avaient une
double importance, tant au point de vue de l’exercice des droits politiques,
que du culte, en ce qui touche, par exemple, la fête générale des Fornacales
(Fornacalia[3]).
Examinons-les
sommairement sous ces deux rapports seulement..
Durant les siècles
historiques, les curies, ont été composées de plébéiens et de patriciens
indistinctement : cela n’est pas douteux. D’assez bonne heure même nous y
voyons les premiers arriver aux dignités sacerdotales : en 545 [209 av.
J.-C.], un plébéien est fait grand curion (Tite-Live, 27.8) ; mais on peut à
bon droit inférer que, longtemps avant déjà, le collège des simples curions
s’était ouvert aux plébéiens.
On a soutenu que
les 30 curies avaient été postérieurement portées à 35, et identifiées par là
aux 35 tribus[4] ; mais les témoignages que l’on
invoque à l’appui de cette opinion sont d’une date récente, et formellement
contredits par les auteurs contemporains. Les curies furent nécessairement
moins nombreuses que les tribus; et il y avait beaucoup d’individus qui, tout
en appartenant à l’une des 35 tribus, ne savaient cependant pas dans quelle
curie ils avaient à se ranger. On les appelait les sots (stulti)
ils avaient leur fête à la fin de celle des Fornacales (feria
stultorum)[5].
Maintenant, si l’on
concède que les curies, pour tout ce qui tenait aux choses sacrées (sacra),
s’ouvraient aussi aux plébéiens, l’opinion commune veut par contre que le
droit de vote y ait toujours appartenu par privilège aux patriciens. Que si
vous cherchez des preuves de cette opinion, vous serez fort étonné de n’en
rencontrer aucune ; tandis que des preuves contraires il y a foule.
Citons-en quelques-unes.
1° — On peut
concevoir que les Plébéiens aient pu participer aux fêtes de la curie sans
avoir le vote; mais comment, dans ce cas, y auraient-ils été éligibles aux
fonctions sacerdotales ? Celui qui a l’éligibilité aux honneurs (jus
honorum), n’a-t-il pas nécessairement aussi le droit moindre de
l’électorat (jus suffragii) ?
2° — Au dire des
annalistes, plébéiens et patriciens, dès les temps de Romulus, se réunissent
et votent ensemble dans les assemblées des 30 curies[6]. Plus tard vient la constitution Servienne,
qui ne donne pas le vote à qui ne l’avait pas, mais qui seulement en change
l’ordre. Et s’il en fut ainsi sous les rois, il en fut de même sous la
république. Jamais les comices par curies n’ont été purement patriciens.
3° — Si les
patriciens y avaient seuls voté, Cicéron et Tite-Live, lorsqu’ils énumèrent
les conséquences de la chute du patriciat, n’eussent pas manqué de le dire,
et de constater que cette révolution aurait rendu désormais impossible toute
décision curiote. Au lieu de cela. ils se taisent.
4° — L’assemblée
des curies s’appelle toujours le peuple (populus), ou la réunion des
citoyens, tant plébéiens que patriciens. Jamais le mot populus ne se
dit des réunions exclusivement patriciennes[7].
5° — Dans l’ancien
temps, dit Cicéron, le peuple votait deux fois pour l’élection des
magistratures (majores de singulis magistratibus bis
vos sententiam ferre voluerunt : de leg. agr., 11, 26). Le
premier vote constituait l’élection, à proprement parler, le second conférait
l’Imperium. Cicéron ne tiendrait pas un tel langage, si le vote
d’investiture avait appartenu à la noblesse, le peuple n’ayant de voix qu’à
l’élection.
6° — En droit, il
suffisait de trente licteurs pour représenter les curies, et voter la lex
de Imperio. Or, une telle compétence ne leur advenait qu’à raison de leur
droit de vote dans les curies ; et ils étaient plébéiens.
7° — Il va de soi
que pour tester et adroger devant les curies, il fallait y
avoir entrée : de là tout d’abord, et par voie de conséquence, sont
naturellement exclus ceux qui sont incapables de ces actes du droit
civil privé, les non citoyens, les femmes, les enfants. Mais les plébéiens
ont ici les mêmes droits que les patriciens. Quand on voit le Testament
militaire se faire devant les centuries à la fois plébéiennes et
patriciennes, comment peut-on songer à revendiquer un privilège, pour
ceux-ci, dans la confection du Testament civil ? En matière d’Adrogation,
parmi les quelques exemples que nous pourrions citer, nous en rencontrerions
précisément, où l’adrogeant a été plébéien (dans l’adrogation de Clodius,
par exemple).
Nous pourrions,
s’il en était besoin, multiplier encore les preuves. Nous ferions voir dans
certains cas, la plèbe se réunissant seule et votant dans les curies,
et les listes du sénat patricien et plébéien dressées par curies.
Maintenant, à
quelle époque remonte l’entrée des plébéiens dans les assemblées curiates ?
Nul témoignage historique n’a fixé cette date. On voit bien que dés l’année
261 [493 av. J.-C.] la plèbe peut toute seules e réunir et émettre un vote
qui sera régulier : d’où l’on peut conclure que les comices composés de
patriciens et de plébéiens étaient plus anciens. La tradition les fait même
remonter jusqu’à l’époque de la fondation de Rome. Ils seraient alors
antérieurs aux comices par centuries. Sans aller jusqu’à admettre les dires
des annalistes qui, suivant cette tradition sans la contrôler, reportent
l’institution curiate jusqu’au règne de Romulus, il suffit de constater que
dans les temps anciens, le peuple [populus] tout entier a été
distribué et a voté dans les curies.
Donc, et pour
conclure, ni dans les curies, ni dans les centuries, les patriciens ou les
plébéiens n’ont jamais eu de vote exclusif: dans les unes comme dans les
autres leurs droits étaient les mêmes, sauf les différences dans les
catégories et dans l’ordre des votants.
§ 3. Comices par tribus.
Dans l’organisation
Servienne, les tribus ne constituent pas à l’origine un mode de classement du
peuple, mais, simplement un mode de distribution du territoire romain. Point
de doute que la tribu n’ait été d’abord attachée au sol : elle s’acquérait et
se perdait à chaque mutation de résidence du possesseur foncier. Mais cette
régie s’est bientôt modifiée et elle tomba en désuétude, à mesure que le
peuple romain, admettant dans son sein des êtres italiques par lui vaincues,
leur laissait une sorte d’existence municipale qui, plus tard, elle aussi,
prit fin. A un moment fort important de cette crise, les droits civiques
tinrent à la patrie d’origine (origo) et non au domicile réel,
la tribu restant alors rattachée à la première. Quand Tusculum, par exemple,
fut reçue dans la tribu Papiria, tous les Tusculans acquirent par là,
pour eux et leurs descendants, le droit de voter dans cette même tribu,
qu’ils y eussent, dans sa circonscription territoriale ou ailleurs, leur
établissement. Pour qu’un changement intervienne alors, il faut aussi un
changement dans la patrie d’origine. Des vétérans sont-ils conduits (deductio)
dans une autre ville, par exemple, l’origine et la tribu sont à la fois
transférées[8]. Mais les autres changements d’État
n’affectent en rien cette dernière ; ni l’Incolat porté ailleurs
avec admission aux honneurs municipaux, ni l’adoption elle-même. Quant à la
répartition dans les tribus des citoyens originaires de Rome, de tous les
patriciens, par conséquent, et aussi d’un grand nombre de très anciennes
familles plébéiennes, les documents nous font défaut. La règle n’a pu être
ici, celle appliquée plus tard aux Tusculans de la tribu Papiria, aux Arpinates de la tribu Cornelia. Très
probablement la tribu n’a été pour eux qu’un statut personnel et héréditaire,
indépendant de la propriété foncière, bien qu’au début chaque citoyen ait été
une fois pour toutes classé à raison de la situation de son fonds de terre à
cette époque. Que si plus tard l’origine et la tribu n’étaient pas
déterminées, la tribu Fabia recevait le citoyen romain égaré.
Relativement aux personnes,
il faut tenir que tout d’abord, plébéiens ou patriciens, tous les possesseurs
fonciers, sont également entrés dans les tribus. En vain l’on a voulu placer
le patriciat en dehors d’elles, jusqu’au temps des Decemvirs et des XII
Tables, tout au moins : c’est là une assertion sans fondement, et qui
trouve entre autres son démenti péremptoire
dans ce fait, que toutes les tribus rustiques de la première
création postérieure à Servius ont porté des noms patriciens.
Dans les tribus,
pas plus que dans les curies et les centuries, il n’était fait de distinction
entre les deux ordres. Seulement, comme les possesseurs fonciers seuls y
entraient ; comme les citoyens non possesseurs n’en firent pas partie
d’abord, il n’y eut pas non plus de comice par tribus à cette époque
ancienne. L’assemblée du peuple veut en effet la réunion de tout le peuple
votant : très facile dans les curies et les centuries, cette réunion
était impossible, on le voit, dans les tribus. Pour la première fois, en 442
et 450 [312, 304 av. J.-C.], les censeurs Appius Clodius et Q.
Fabius fondirent les non possesseurs dans les quatre tribus
urbaines : à dater de ce moment, il n’y a plus de citoyen qui ne soit
classé dans sa tribu ; comme dans sa curie, comme dans sa
centurie ; et l’ère véritable des comitia tributa commence.
Mais avant, quelle
était la portée légale des décisions des tribus ? Il semblerait qu’elles
n’eussent pu valoir comme lois publiques, à l’égal des lois curiates et
centuriates. Et pourtant il est certain que dès avant le classement
complémentaire des citoyens non possesseurs, les décisions des tribus ont en
force légale.
Non qu’elles aient
été admises à titre de plébiscites. C’est là une erreur énorme si
pourtant généralement répandue. Le plébiscite n’était pas toujours voté dans
les tribus, nous le verrons plus loin (sect. III); et la nomenclature
juridique des Romains met d’ailleurs leurs décisions sur la même ligne que
les lois curiates et centuriates. Toujours; à leur occasion, on
voit, cités les mots populus, comitia, lex ; jamais
les dénominations spéciales au plébiscite : plebs, concilium,
scitum. Il ne saurait être ici, en effet, question de la plèbe seule (concilium
plebis), des plébéiens se réunissant sous la présidence d’un patricien,
après que celui-ci a pris les auspices[9]. Le plébiscite n’a pas besoin d’être
confirmé par le sénat, comme la loi (lex publica populi romani).
Cette, confirmation est requise au contraire pour les décisions d’une
certaine importance, votées dans les tribus. Las patriciens ont longtemps
contesté que les plébiscites fussent obligatoires pour eux ; ils
n’étaient pas revêtus, disaient-ils, de la sanction patricienne (patrum
auctoritas[10]); ils n’élevèrent jamais cette objection
contre les décisions des tribus. Dans trois circonstances enfin nous leur
voyons donner la confirmation Sénatoriale : lors de l’élection des premiers
édiles curules, en 387 [367 av. J.-C.][11] ; lors du vote d’une loi d’impôt, en
397 [-357][12] ; et enfin lors de l’élection du
premier grand curion (curio maximus) plébéien, en 545 [-209][13].
Il est donc vrai de
dire que la décision votée par les tribus, sous la présidence d’un patriciat,
a valu aussitôt à l’égal d’un vote de tout le peuple, patriciens et plébéiens
compris.
Reste à se demander
comment et dans quelles circonstances les tribus étaient ainsi consultées.
Les faits vont répondre et faire connaître la pratique suivie.
Vers 307 [447 av.
J.-C.], on le sait, la nomination directe des questeurs fut enlevée
aux consuls, et le peuple eut à les désigner désormais sur les propositions
qui lui étaient faites. La rogation en ce cas fut portée, non devant
les centuries, m’ais devant les tribus. Après 387 [367 av. J.-C.], on procéda
de même au regard des édiles curules[14], des magistrats et officiers de second
ordre, et, enfin de quelques-uns des tribuns militaires, quand les magistrats
suprêmes ne les avaient pas directement nommés.
Pour ce qui est des
lois émanées des comices par tribus, nous n’en rencontrons qu’à une
époque relativement récente. On ne saurait réputer telle la sentence
arbitrale rendue en 308 [-446] entre Aricie et Ardée, et supposer que les
consuls avaient saisi les tribus du litige. Cette sentence ne touchait en
rien au droit des citoyens romains ; elle est simplement qualifiée du
nom d’avis ou de consultation (concilium populi :
Tite-Live, 3, 74). Il faut bien descendre jusqu’à la loi d’impôt précitée de
397 [-357]. — Les comices par tribus sont fréquemment convoqués comme pouvoir
légiférant après la préture instituée (388 [-366]) ; et la raison en est
évidente. En dehors des cas de grand criminel, le préteur n’avait pas qualité
pour convoquer les centuries ; il lui fallait bien en référer aux tribus.
Nous ne saurions décider d’ailleurs si le droit de rogation au peuple,
en matière de législation, a été donné à la préture au moment même de sa
création, ou seulement à une époque postérieure. La plus ancienne loi
connue votée par les tribus, est celle de 422 [-332], qui conféra la cité aux
Acerrans, sur la proposition du prêteur L. Papirius[15].
Mais aux termes de
la loi des XII Tables, les grands crimes demeurèrent réservés au maximus
comitiotus, c’est-à-dire aux comices centuriates, où se réunissait le peuple
tout entier : propriétaires fonciers et non propriétaires. On ne cite
pas au effet d’exemple d’un procès capital porté devant les tribus. Elles ne
furent jamais saisies que des condamnations pécuniaires, prononcées par un
magistrat patricien, par l’édile curule surtout, ou le grand pontife, et
comportant l’appel au peuple à raison de leur taux[16].
C’est donc à juste
titre que Cicéron, par opposition aux grands comices centuriates,
appelle ceux par tribus comitia leviora[17] ; en matière d’élection, de procès, de
législation, ils ne sont saisis que des affaires d’une moindre
importance ; les auspices pris devant eux sont des auspicia minora ;
et des magistrats mineurs les convoquent[18]. Leur compétence est d’ailleurs régie par
la pratique bien plutôt qu’aux termes d’une loi expresse, sauf en un cas ou
deux.
Ainsi, encore
limités vers 307 [-447] à l’élection de quelques magistrats, juges d’appel
plus tard dans les causes du petit criminel, puis enfin devenus pouvoir
légiférant au moment de l’institution de la préture ou peu après la préture
instituée, les comices par tribus, plébéiens et patriciens compris,
acquièrent une grande importance au plus tard vers l’an 422 [-332]. Mais,
dira-t-on, s’il est vrai que jusque vers le milieu du Ve siècle, les comices
par tribus ne représentaient pas la totalité des citoyens, il a fallu de toute
nécessité que la constitution vint expressément leur donner le pouvoir
législatif, et rendit les lois votées par eux obligatoires dans toute la
cité. Je reconnais que ce texte manque. Pour les simples plébiscites la loi
Hortensia, de 467 [387 av. J.-C.] est formelle, et pour la première fois elle
leur confère la force légale. D’où vient cependant que Tite-Live et Denys
d’Halicarnasse, racontent que, dès 305 [-449], les consuls L. Valerius et M.
Horatius avaient fait décréter une loi déclarant le peuple tenu de tout ce
qui est ordonné dans les tribus (ut quod
tributim plebs jussisset, populum teneri[19]) ? D’où vient que le même Tite-Live
rapporte qu’en 415 [-339][20], le dictateur Q. Publius fit la motion que
tous les citoyens eussent à obéir aux plébiscites (ut plebiscita omnes quirites tenerent) ? N’y
a-t-il pas là une erreur dans les termes,
et les deux lois en question n’ont-elles pas trait plutôt aux décisions du
peuple (populus) prises dans les comices par tribus ? Toute
contradiction cesserait à ce compte[21]. Remarquez, d’ailleurs, que les dates ici
concordent: les deux lois se placent en 305 et 415 [449, 339 av. J.-C.],
alors que l’élection pour la questure est donnée aux tribus, comme nous
l’avons vu, en 307 [-447], et que les rogations par le préteur, créées en 388
[-366], deviennent de pratique ordinaire vers 422 [-332].
Section II — Il n’y a pas eu d’assemblées séparées du
patriciat sous la
République
Suivant une opinion
fort répandue, et que j’ai soutenue longtemps moi-même[22], à dater du jour où il y eut des patriciens
et des plébéiens dans la cité romaine, et où le patriciat forma un ordre
distinct dans l’assemblée des citoyens, cet ordre aurait aussi, dans
certaines circonstances autorisées par la constitution, tenu des assemblées
séparées. J’avoue qu’aujourd’hui je me range à l’avis contraire, et cela par
les plus sérieuses raisons. L’ordre noble ayant ses réunions exclusives,
c’eût été là, il en faut convenir, une institution allant droit à l’encontre
d’un système politique basé précisément sur la fusion des patriciens et des
plébéiens. Mais, dit-on, la plèbe a bien eu ses assemblées ? Rien n’est plus
vrai; seulement l’anomalie s’explique par les événements politiques, et tient
à des circonstances bien connues : elle est le produit d’une révolution toute
démocratique. Pour qu’il en arrivât de même à l’égard du patriciat, il eût
fallu une cause non moins péremptoire. Or, la noblesse n’avait pas de
révolution ni de conquêtes à faire; elle avait plutôt des défaites à subir.
Au temps des luttes des ordres, les institutions publiques lui donnaient la
suprématie. D’autre part, je ne rencontre nulle trace manifeste d’un droit de
réunion séparée. Tout fait défaut à ces prétendues assemblées nobles, et la
forme, et le nom, et la compétence. — Ni dans les curies, ni dans les tribus,
les patriciens ne sont seuls convoqués, alors que la chose eut été
certainement possible; et nous ne voyons point quel magistrat ou quasi
magistrat aurait jamais ou convoqué ou présidé une pareille assemblée. — Quel
nom lui donner ? La langue n’en a pas. Le mot pères (patres)
s’applique au sénat patricien, nous le verrons plus loin (sect. IV). Le mot peuple
(populus) désigna tout d’abord, étymologiquement[23] et en fait, l’ensemble des levées
patricio-plébéiennes, ou les centuries de Servius ; puis bientôt il
signifia l’ensemble de tous les citoyens des deux ordres, la plèbe comprise[24] ; enfin et dans le langage usuel et moins
rigoureux on entendit, par le mot populus, les simples citoyens non
nobles, souvent même par opposition aux nobles : ce dernier sens se retrouve
chez tous les modernes[25]. Mais populus, n’a jamais été
synonyme de patriciens. C’est Niebuhr qui a inventé, pour le besoin de
sa thèse, une signification exceptionnelle que rien, absolument rien ne
justifie : les textes cités par lui ne le disent point, et sont
incomplets ou mal compris. On a cité Tite-Live, par exemple, surtout dans les
cas où il se sert de l’expression concilium populi. Voilà bien, a-t-on
dit, l’assemblée patricienne ! Erreur ! Le conseil du peuple,
c’est tantôt l’assemblée populaire qui se réunit pour tout autre chose que
pour voter et prendre une décision : tantôt le mot s’applique, dans les
auteurs, à l’assemblée d’un peuple étranger, tantôt enfin à un conciliabule
révolutionnaire. Enfin le concilium c’est toute assemblée qui ne
saurait porter le nom spécial de comices[26]. Je me résume : ordinairement le mot populus
comprend le corps entier des citoyens, plébéiens et patriciens réunis ;
quelquefois aussi, et rarement, il désigne les plébéiens tout seuls ;
mais à moins de n’avoir plus de signification propre, il ne peut pas encore
et dans d’autres cas, désigner aussi les seuls patriciens.
D’ailleurs, quel
eut été le rôle d’une assemblée purement patricienne ? On ne trouve pas
sa place dans le mécanisme constitutionnel de Rome. Bien plus, si l’on avise
une circonstance où elle aurait pu ou dû intervenir, jamais on ne l’y voit en
action ! Nous savons que nul n’a jamais acquis le patriciat sous l’ère
républicaine, sauf par voie d’adoption. Or, la procédure dans ce cas unique
se suit devant les patriciens et les plébéiens réunis : encore ici le peuple
vote-t-il plutôt sur une question d’état civil et civique, que sur une
question d’anoblissement. L’anoblissement n’eût pu être conféré que par les
nobles eux-mêmes, ce qui n’a jamais eu lieu. — Enfin quand César, à la fin de
la république, anoblit certaines familles pour remplir les vides faits dans
les cadres du patriciat, il procède par une loi (loi Cassia, de 740 [44 av.
J.-C.]) qu’il fait voter dans l’assemblée du peuple? La motion n’eût-elle pas
été portée devant l’assemblée patricienne, si cette assemblée eût eu sa place
et sa compétence sous la république[27] ?
Rien de plus
logique et plus conforme à l’histoire que cette conclusion négative. Sous les
Rois, le patriciat constitue seul le corps de la cité ; c’est par les Rois
seuls que les droits civiques ou le patriciat, c’est tout un, sont conférés
aux non citoyens. Plus tard le patriciat n’est plus que l’ordre noble à côté
des autres citoyens, et la noblesse n’est plus conférée à personne, parce
que, d’une part, l’anoblissement suppose le consentement des nobles, et que
d’une autre part, l’ordre noble n’est pas constitué de manière à émettre
exclusivement son vote. Organisation éminemment vicieuse, et qui empêchait
tout mélange, tout rapprochement entre les patriciens, et les plébéiens, mais
qui fit l’affaire de tous ! Elle était une satisfaction pour l’orgueil des
uns, elle ôtait aux autres la crainte de voir leurs chefs passer en
transfuges dans les rangs de leurs adversaires ! Dès qu’il s’agit de castes
et de privilèges, chacun perd la vue claire de son intérêt selon la justice
et la vérité.
Section III — Assemblées séparées de la plèbe dans les
comices et les tribus.
Le plébiscite, à
l’origine, est la décision prise par la plèbe, pour la plèbe seule, en
assemblée spéciale. Voici les principaux caractères qui le distinguent :
1° — Le président
de l’assemblée qui le vote est un plébéien d’ordinaire, l’un des deux
fonctionnaires ayant charge plébéienne ; tribun du peuple ou édile du
peuple[28].
2° — Les plébéiens
seuls prennent part au vote.
3° — Le plébiscite
n’est point une loi populaire (lex populi) ; il n’est fait que
pour la plèbe : l’assemblée n’est réunie qu’en conseil (concilium),
et non dans les comices[29] : sa décision n’est qu’un avis (scitum)
4° — La loi a
besoin de deux formalités, l’une préalable, les auspices, l’autre
complémentaire, la confirmation par le sénat. Il n’en est point de
même en matière de plébiscite.
5° — Enfin,
celui-ci n’est pas obligatoire dans toute la cité; il ne lie que les seuls
plébéiens[30].
Tel est l’état du
droit ancien, sous la république. — Ces caractères sont, on le voit, d’une
nature plutôt négative les plébiscites ressemblent sous tous les rapports à
des décisions émanant de corporations séparées, au sein de la cité.
État de fait, la plèbe n’est autre à l’origine qu’une grande et libre
corporation (sodalitium), ayant son autonomie propre dans l’État, et
usant de tous les droits reconnus aux associations par la loi publique
ancienne et par la loi des XII Tables[31]. A ce titre elle s’est tout d’abord désigné
des chefs, et a pris des arrêtés obligeant tous ses membres. Elle se soumet
même à une quasi juridiction criminelle à l’intérieur, non pas en tant
que peuple (populus), mais en vertu de son droit de légitime défense,
en vertu du serment que tout plébéien a prêté, pour lui et pour tous ses
descendants, de frapper l’ennemi qui fait courir des dangers à la
corporation, ou attente à ses chefs. Il y a là, à vrai dire, une sorte de loi
de Lynch organisée.
Que si l’on
recherche les formes selon lesquelles la plèbe se constitue, délibère et
vote, ou constate, qu’elle suit en cela le modèle des délibérations du peuple.
Toutes les associations, tous les collèges, quels qu’ils soient,
font la même chose à Rome. Le conseil plébéien (concilium plebis)
se réunit à l’instar des comices populaires (comitia populi).
Il suit pour les convocations le jour du calendrier patricien. L’intérêt est
le même, et quand la justice, chôme, quand il y a fête publique, il ne peut
pas plus y avoir conseil qu’il n’y a comices. La promulgation des motions
se fait trois neuvaines (trinundinum) à l’avance, aussi bien
dans l’assemblée plébéienne que dans les curies, les centuries et les tribus.
C’est par la voie
révolutionnaire, lors de la sécession sur le mont Sacré, que la plèbe s’est
pour la première fois organisée en assemblée distincte (260 [494 av. J.-C.]).
Elle était à ce moment distribuée en centuries, puisque alors elle
portait les armes ; puisqu’en se nommant ses chefs, elle leur donna des
noms d’officiers légionnaires, et que ses résolutions furent votées en la
forme militaire, homme par homme (concilium plebis centuriatum). Il
n’en eût pu être autrement d’ailleurs : les curies n’existaient plus en dehors
du pomœrium : elles étaient purement civiles ; et quant aux
tribus, ce n’est que plus tard qu’elles entrèrent en scène avec des
attributions politiques certaines et considérables.
Il fallait bien
pourtant donner aussi à la plèbe son organisation civile : elle l’obtint
définitive de la loi Publilia de 283 [-471]; dès ayant, nous voyons
ses chefs nommés dans les curies. De même que plus tard on la convoquera
seule dans les tribus; de même on la convoque à cet effet, par curies, mais
alors à l’exclusion des patriciens qu’elles renferment. La tradition, je le
sais, fait nommer les tribuns du peuple dans les comices
plébéio-patriciens ; mais la tradition est évidemment dans l’erreur[32]. Les annalistes ont confondu les comices
purement plébéiens d’alors avec les comices curiates ordinaires. Quel était le mode du vote ? Nul
document ne nous l’enseigne : mais la raison indique assez qu’on a suivi
là, pour les rogations de toute espèce, résolutions ou jugements, la
même formalité qu’en matière d’élection: la plèbe votait distribuée par
curies.
Mais voici qu’en
283 [-471], sur la motion du tribun Volero Publilius, la plèbe décide
que ses élections et tous ses autres votes se feront à l’avenir dans les
tribus : moyen efficace, dit Tite-Live, d’enlever aux patriciens l’influence
qu’ils exerçaient encore au moyen de leur clientèle[33]. En effet, comme nous l’avons vu, les
tribus à l’origine ne renferment que les possesseurs et les résidents
fonciers : elles excluent la foule des plébéiens sans domaine, toute
cette masse mouvante d’affranchis et de gens non indépendants,
dédaigneusement appelée la multitude foraine ou la plèbe urbaine
(turba forensis, plebs urbana)
Une autre
différence est encore à signaler dans le nouveau mode de vote. A cette
époque, la curie se détermine suivant la gens ; mais la
tribu est attachée au lieu de la situation du domicile foncier. Tandis que
dans les curies les clients des grandes maisons votaient en masse, dans les
tribus le vote est émis par les paysans d’une agglomération de bourgs et de villages.
Aussi avec la loi Publilia, les vieux annalistes le disent fort bien, la
lutte des ordres devient intense ; les coups suivent les coups ; la
législation décemvirale, la communauté des mariages, les fonctions publiques,
l’aptitude aux pouvoirs consulaires sous un autre nom, le consulat lui-même,
sont arrachés successivement à la noblesse. L’opposition plébéienne avait ses
racines dans la classe moyenne des possessionnés : dés qu’on en écarte
les citoyens sans résidence foncière, celle-ci se montre puissamment
organisée et conquiert irrésistiblement sa place.
La plèbe, en votant
dans les tribus, suit la même formalité que celle pratiquée dans les curies.
De même que dans les curies, elle est distribuée en un certain nombre de
circonscriptions électives, qui seront successivement portées de 21 à 53, et
dont l’ensemble composera le concilium tributum. Nul doute que la loi
Publilia n’ait d’abord eu affaire aux quatre tribus du temps des lois et aux
seize tribus portant les noms des seize gentes patriciennes
primitives ; et quant à la vingt-et-unième, la tribu Crustuminienne,
dont le nom rappelle la sécession de Crustumère,
ou pour mieux dire, la promotion de la plèbe à l’état de corps politique,
tout porte à croire qu’elle a dû sa création à la loi Publilia même, et
qu’elle a eu pour objet d’assurer l’imparité du nombre, toujours
nécessaire en matière de suffrages. — Du reste, le vote dans chaque tribu a
lieu par tête, et à égalité de valeur pour chaque vote.
De même que parmi
les curies, le sort décide de la priorité de l’appel au vote, de même les
tribus y suivent le rang que le sort, leur désigne. Les centuries se
convoquent militairement et hors du pomœrium, selon la loi de leur
organisation ; les tribus, au contraire, comme les curies, se
rassemblent civilement sur le Forum ou au Capitole :
leur réunion serait nulle se tenant hors des murs. Tout cela, sauf exception
dans les premiers temps des tribus[34]. Plus tard les comices civils, par curies
ou par tribus, peuple tout entier ou plèbe seule, seront toujours convoqués
au Forum. C’est là qu’est le local consacré, le comitium : c’est là,
entre le Forum et le Comitium proprement dit, que les tribuns
du peuple se tiennent debout sur la tribune aux harangues !
Ainsi les tribus
plébéiennes se modèlent de tous points sur les curies : preuve nouvelle de ce
fait, que les plébéiens eurent aussi leurs entrées dans ces dernières (sect.
I, § 2).
Nous venons de dire
le mode ancien des plébiscites : alors entre la plèbe et le peuple (plebs,
populus), il y avait une grande différence, et en fait et en droit. Plus
tard, les situations, quoique toujours les mêmes, seront moins tranchées. —
En résumé :
1° — Les
plébiscites ont toujours été votés sous la direction d’un magistrat plébéien.
Une fois, cependant, il en advint autrement au rétablissement du tribunal,
après le renversement des décemvirs, l’élection fut présidée par le grand
pontife (patricien).
2° — De droit, les
patriciens ont été exclus de l’assemblée que convoquaient les tribuns ou les
édiles plébéiens. Les écrivains qui traitent du droit public de Rome, même
sous les empereurs, l’ont reconnu[35].
3° — La
terminologie ancienne ne change pas ; mais le plébiscite ayant acquis aussi
force de loi, à côté de la loi du peuple, on citera désormais celle de la
plèbe, en les plaçant sur la même ligne (ad populum
plebemve ferre : comitia conciliumve habere[36]). Le plébiscite ne s’appellera jamais lex
populi ; mais il sera tenu à la loi (lex plebive scitum).
4° — La loi du
peuple romain a pour préalable nécessaire les auspices. Il n’en est pas de
même du plébiscite Denys d’Halicarnasse l’atteste[37]. Il en est surtout ainsi pour les élections
; et Tite-Live le proclame : plebeius magistratus
nullus auspicato creatur[38]. Reconnaissons pourtant que les signes
célestes survenus et constatés durant l’assemblée exercèrent aussi une
influence considérable sur les résolutions de la plèbe. Par exemple, le
tribun la dissoudra, s’il s’élève un orage pendant le vote. Ainsi encore, en
462 [-292], les tribuns ; en 552 [-202], les édiles plébéiens résigneront
leurs fonctions comme ayant été nul nommés (vitio creati). Les augures
eux-mêmes peuvent d’office suspendre les délibérations plébéiennes ou leur
laisser libre cours, mais c’est d’ordinaire le magistrat, directeur des
délibérations, qui les arrête à la vue du pronostic ou du prodige (obnuntiatio[39]). En 600 [-154], le plébiscite d’Ælius
et Fufius décide qu’à l’avenir la dénonciation faite par un magistrat,
égal en pouvoirs au magistrat directeur, sera pour celui-ci obligatoire, et
forcera à reporter la convocation à un autre jour. Moyen facile de dissoudre
le concilium plebis, et dont il a été fait un fréquent usage au VIIe
siècle, tant par les tribuns que contre eux[40] !
5° — La confirmation
sénatoriale (patrum auctoritas) n’a non plus jamais été requise en
matière de plébiscite : nous reviendrons sur ce point, dans la section qui suit.
6° — le dictateur Q.
Hortensius (entre 465 et 468 [-289, -286]) qui fit Voter la loi
centuriate, aux termes de laquelle les plébiscites devinrent obligatoires
pour tous les citoyens[41]. Il fut en rien dérogé, d’ailleurs, à la
compétence des diverses assemblées : les élections continuèrent d’appartenir
aux comices qui en avaient été précédemment investis : les curies gardèrent
leurs attributions dans les matières intéressant les gentes : les procès
capitaux furent toujours déférés aux centuries ; mais peu à peu, pourtant, la
compétence plébéienne s’agrandit et se généralisa, sauf les cas
particulièrement réservés. D’un autre côté, devenant l’égal de la loi, le
plébiscite n’a pas juridiquement besoin de l’assentiment préalable que le
sénat doit donner à la loi. C’est là un principe, que la tradition et que de
nombreuses preuves confirment; mais en fait, le sénat est souvent consulté à
l’avance, même par les tribuns. Ils y voient un moyen d’éviter ou une
intercession ou une dénonciation qui autrement pourrait venir mettre obstacle
à leur motion, avant même qu’elle ne se produise, ainsi qu’il arrivera à Tib.
Gracchus et à tant d’autres. Enfin, et en 666 [88 av. J.-C.], Sylla astreint
les tribuns à demander toujours l’assentiment sénatorial, avant de porter
leur motion dans les tribus[42], et un plébiscite de 683 [-71] commence par
ces mots : de senatus sententia[43]. Révolution toute aristocratique et qui ne
pouvait durer ! L’année suivante (684 [-70]), Pompée rétablit les tribuns
dans leurs anciens droits.
Mais quelle a été
la force légale du plébiscite avant la
loi Hortensia, c’est-à-dire avant 465 [-269] ? Question ardue, la plus
ardue même de toutes celles que nous avons à résoudre ici. D’une part, la
plèbe, cela est certain, en sa qualité d’association distincte, était
constitutionnellement en droit de prendre des résolutions la concernant. — a)
Elle usait de ce droit tout d’abord pour l’élection de ses chefs. — b) Elle
en usait dans toutes les matières d’intérêt plébéien exclusif : ainsi en
fut-il du plébiscite de 260 [-494], d’où procède l’institution et
l’inviolabilité des chefs plébéiens; du plébiscite Icilien qui donne
garantie et protection à ses assemblées et défend de les interrompre ;
du plébiscite Publilien qui retire le droit de vote dans les tribus
aux plébéiens non résidents fonciers; et de toutes autres résolutions se
rattachant à l’institution même de l’association plébéienne[44]. — c) J’en dirai autant de la
quasi-juridiction criminelle des tribus. Il est arrivé même que la plèbe a
porté sentence contre un non plébéien[45] ; mais c’était là une usurpation
manifeste, une mesure extraordinaire et défensive. Le gouvernement dut l’accepter.
A dater de 263 [491 av. J.-C.], et du premier procès de ce genre, celui de
Coriolan, les tribuns et édiles plébéiens n’ont plus voulu demander
l’assentiment du sénat préalable à la mise en accusation. — d) Bientôt la
plèbe ne se renferme plus, dans les cas qui précèdent, et dés avant la loi
Hortensia qui la consacre en droit, elle étend sa compétence à une foule
d’affaires d’intérêt général. Citons les plébiscites Térentilien de 292 [-462], Canuléien
de 309 [-445], Licinien et Sextien de 387 [-367], Ogulnien de 454 [-300]. Ils ont
conquis aussitôt force de loi générale, et combattus quelquefois, ils ont
toujours triomphé. Quoiqu’il en soit, même à cette époque, et jusqu’en 465
[-280], les plébiscites, sauf exception, ne constituaient pas un lien de
droit, pour les patriciens. La loi Hortensia est partout représentée par les
anciens auteurs comme une innovation capitale. Avant elle, ce n’est point
dans la formalité que résident les obstacles mis à profit par les adversaires
de la plèbe, c’est le vote même qu’ils empêchent, et cela pendant des années
entières; en sorte qu’il dépendait en réalité du sénat de faire que le
plébiscite fut ou non obligatoire à l’égal de la loi. Quelquefois les
patriciens[46], de guerre lasse, laissent les plébéiens
voter la résolution; mais une telle concession n’implique ni l’abandon de
leur propre droit, ni la concession d’un autre droit à la plèbe. Donc, et en
dépit de toutes les assertions contraires, assertions qu’il est facile de
réfuter, ce n’est qu’après 465 [-289] que la plèbe, pour voter le plébiscite
ayant force de loi générale, n’aura plus besoin de l’attache préalable du
sénat. — Mais ce préliminaire lui-même, à quelle époque remontait-il ? ici
nous en sommes réduits à des conjectures. Serait-ce la loi Valeria Hortensia,
de 305 [-449], qui la première aurait validé les plébiscites pourvus à
l’avance de l’autorisation sénatoriale ? Ne faut-il pas remonter plutôt
jusqu’au plébiscite Térentilien, de 292 [-462], qui semble déjà supposer
l’existence de la condition ? Remarquons cette autre disposition de la loi Valeria
Hortensia, qui ordonne la remise des sénatus-consultes aux édiles
plébéiens, et leur dépôt dans le temple de Cérès, formalité tombée en
désuétude dans la dernière période de l’ère républicaine[47] ? Quand la force légale du plébiscite
dépend de l’autorisation préalable, l’intérêt est grand pour la plèbe
d’empêcher la soustraction ou la falsification des sénatus-consultes qui
donnent la vie a ses résolutions ; mais à dater de la loi Hortensia, de même
que, l’autorisation sénatoriale n’est plus requise en droit, de même les
édiles n’ont plus de dépôt à effectuer. — Quoiqu’il en soit, l’époque où
cette autorisation entre en usage en matière de plébiscite, demeure fort
incertaine. Les données chronologiques précises nous manquent, et les annales
sont muettes. Tout porte à croire qu’il conviendrait de s’arrêter à la loi
Publilia de 283 [-491]. La tradition n’en sait pas plus long que les
annales ; elle semble même admettre, avec celles-ci, sans doute, que
l’autorisation préalable ait été tout d’abord une formalité substantielle de
l’ancien plébiscite. On aurait ainsi voulu le mettre absolument sur le même
pied que la loi curiate générale et ordinaire.
Section IV — Le sénat patricien sous la République
Si le patriciat n’a
jamais a eu d’assemblées générales exclusives, comme nous l’avons dit plus
haut (sect. II), il n’est pas moins incontestable que, tant qu’a duré la
république, il y a au des réunions où, seuls, les patriciens entraient en un
certain nombre : 1° pour nommer les interrois ; 2° pour autoriser les lois
générales du peuple romain. Ces réunions, qui ne sont plus qu’une formalité
extérieure dans les derniers temps républicains, remontent aux origines mêmes
de la constitution. S’il est vrai de dire qu’à en retracer les règles au
temps de Cicéron, où elles avaient perdu leur importance, il n’y a pas grand
profit pour l’intelligence des institutions politiques des époques
historiques ; du moins, ouvre-t-on par là quelques aperçus utiles sur le
droit public des époques lointaines où ces institutions ont pris naissance,
et ont vécu et fleuri. On y gagnera surtout de constater exactement quels ont
été les privilèges originaires des patriciens, quelle a été la constitution
même du patriciat.
A. L’interrègne (interregnum)
Sur l’institution
de l’Interroi, il existe deux versions chez les anciens annalistes. Les uns
se rattachent à la chronique fabuleuse ou conventionnelle de Rome. A les
entendre, l’interrègne s’est produit pour la première fois à la mort de
Romulus ; et ils racontent en grand détail comment alors il y fut pourvu. Les
autres, se renfermant dans les faits certains des temps historiques, disent
comment la nature des choses a amené les interrègnes, et se contentent
d’énumérer pour les temps plus anciens les noms d’interrois dont
l’intercalation est nécessaire, à raison des variations de l’année officielle
des magistratures d’une part, et de la continuité de la chronologie, d’autre
part.
Suivant Tite Live,
Denys d’Halicarnasse et Plutarque, le sénat (exclusivement patricien) se
réunit à la mort de Romulus, et se partage en dix décuries, figurant le
nombre primitif des cent pères (centum patres). Dans chaque
décurie, le sort désigne alors un décemvir ; et les dix décemvirs gouvernent
(singulis in singulas, decurias creatis qui summœ
rerum prœessent) à tour de rôle, se repassant tous les jours et les
faisceaux et le pouvoir, dans l’ordre aussi réglé par le sort (decem imperitabant, unus cum insignibus et lictoribus erat
; quinque dierum spatio finiebatur imperium[48]). — L’interrègne devait durer cinquante
jours. Au-delà de ce terme, un nouveau collège de décemvirs était tiré au
sort, et ainsi de suite jusqu’à épuisement du sénat (per
omnes in orbem ibat, centum pro uno domino foatos). C’était donc le
sénat, à vrai dire, qui régnait durant la vacance.
Cette, version de
Tite-Live et des autres écrivains à la suite repose évidemment sur
d’anciennes données parfaitement concordantes ; mais elle est en
contradiction avec les faits. D’une part, comment concilier l’interrègne
d’une année assigné par Tite-Live, quand on voit les décemvirs institués pour
cinquante jours seulement, mais pouvant se perpétuer pendant cinq cents ? Et
puis, s’il est dit dans la légende que Romulus avait appelé cent pères au
conseil, n’y est-il pas dit aussi qu’après l’entrée des Sabins dans Rome,
leur nombre avait été porté à deux cents ; et qu’enfin Tarquin l’Ancien fit
du chiffre trois cents le chiffre normal du sénat ? Il y aurait donc eu au
moins deux cents sénateurs à la mort de Romulus.
Il ne faut voir,
dans la chronique, que l’exposé tant bien que mal conçu des institutions
politiques dans leur forme ancienne, sans trop se préoccuper des faits
légendaires : à ce compte l’interrègne appartient assurément à l’ancienne
constitution patricienne.
Quant à la version
postérieure et historique, elle assigne la constatation de l’interrègne et la
nomination du chef de l’État, dans cette circonstance, au sénat, suivant les
écrivains grecques[49] ; suivant les Latins[50] aux pères (patres), ou même
aux patriciens (patricii)[51]. Il est clair, en effet, que comme
l’interroi est toujours un patricien, les plébéiens n’ont jamais à prendre
part à sa nomination. Sous ce rapport la relation historique est conforme à
la donnée légendaire. Mais de là aussi il faut conclure non seulement à
l’existence du sénat exclusivement et nécessairement patricien, ce qui est un
point d’ailleurs acquis, mais aussi à l’installation de l’interrègne par les
sénateurs patriciens ou par le patriciat. Ici commence la divergence. Suivant
la légende, le Sénat nomme l’interroi, et le prend dans son sein : selon la
version historique, il est institué par le patriciat tout entier.
Certainement le mot pères, dans la langue usuelle, a signifié tantôt
le sénat, tantôt les patriciens ; mais à l’origine, il n’a eu
ni l’une ni l’autre de ces deux acceptions. Il a désigné très strictement le sénat
patricien ; excluant à la fois et les patriciens non sénateurs et les
sénateurs plébéiens. Les patres sont les cent conseillers choisis par Romulus
; les patricii ne sont que leurs enfants et descendants non sénateurs
; et quand les sénateurs plébéiens leur sont adjoints, la langue juridique
les appelle tous du nom de patres [et] conscripti[52]. La racine des deux mots patres et patricii
était la même, la signification différant, on le voit, beaucoup. Par suite,
nous devons tenir aussi pour constant que ce sont les pères sénateurs
seuls (le sénat patricien)
qui ont pourvu d’abord aux interrègnes ; Cicéron l’indique formellement : lorsqu’il n’y aura plus ni consuls, ni magistrature,
dit-il, les pères prendront les auspices, et
tireront de leur sein celui qui, les comices convoqués en due forme, fera
élire les nouveaux consuls[53]. — Nous n’insistons pas sur les raisons
tirées d’ailleurs des faits et des vraisemblances, et qui viennent confirmer
notre interprétation. Remarquons enfin que chez les historiens grecs de Rome,
le mot πατριχιος
est synonyme de sénateur.
Donc le sénat
patricien a eu la nomination de l’interroi. Après la république fondée, les
sénateurs patriciens étant de jour en jour moins nombreux en face des plébéiens
conscripti, leurs décuries s’amoindrirent de même ;
et, tout en subsistant encore, l’institution patricienne exclusive perdit
elle-même dans le sénat son ancienne importance. Il n’y avait pas de
magistrat spécial pour convoquer séparément les sénateurs patriciens ; et
l’on vit bientôt les tribuns du peuple exercer par le droit d’intercession
une influence décisive en cas d’interrègne. Le plébiscite Licinien-Sextien
leur avait conféré le droit de provoquer le sénatus-consulte de interregno.
Leur motion à ce sujet devenant la règle désormais ils conquirent par là le
droit de casser la décision sénatoriale, et de mettre obstacle à
l’interrègne. Le sénat patricien ne revendiqua plus son ancien droit de façon
à le faire triompher ; et l’on, voit, dans les derniers temps de l’ère
républicaine, en 702 [52 av. J.-C.], le tribunat s’opposer au dernier
interrègne tant et si longtemps, qu’il n’y a pas d’interrois nommés, et que
l’intercession elle-même prend un jour finn, de guerre lasse.
B. De la confirmation des lois.
Il un est ici de
même qu’en matière d’interrègne. La plus ancienne loi (lex popali
rom.) n’appartient pas au règne de Romulus (on sait qu’il donna ses lois
toutes faites au peuple[54]) ; mais, elle est rendue précisément pour
l’institution du second roi. On raconte que le peuple ayant alors élu son
successeur, les pères auraient confirmé l’élection. De là le droit
qu’ils exercent par la suite.
Ici encore par le
mot pères, il faut entendre le sénat patricien. Les anciens
auteurs mettent sur la même ligne, à raison de l’analogie et à raison des
faits, et l’interrègne et l’autorisation ou ratification légale (auctoritas
patrum)[55]. Plus tard, patrum auctoritas sera
même pris quelquefois dans le sens de sénatus-consulte.
L’autorisation
sénatoriale patricienne est requise pour toutes les lois votées en assemblée
du peuple, dans les comices curiates ou centuriates, et aussi dans les
assemblées des tribus plébéiennes, présidées par un patricien[56], en matière d’élection, comme de
législation proprement dite. — Elle n’est pas nécessaire quand le peuple
n’est convoqué qu’à titre de témoin pour l’inauguration du roi des
sacrifices et dit flamine majeur, par exemple, ou pour promettre
son obéissance, et reconnaître l’Imperium du magistrat suprême. Il on est
de même de la faction du testament dans les curies, à moins qu’elles
n’aient un vote à émettre, comme en matière d’adrogation. Elle n’a pas
non plus à intervenir lors de la désignation du dictateur par les consuls.
Quelle était la
portée de cette autorisation sénatoriale ? Le sénat patricien
pouvait-il la refuser ou la donner suivant son bon plaisir ? Certains le
croient, et en cela ils se trompent. C’eût été mettre le droit d’annulation
du vote populaire dans la main du sénat. On cite bien cinq exemples de
résistance ou de refus : en 305 [-449], à l’occasion des lois Valeriœ-Holraciœ
; en 388 [-366], lors de l’élection du premier consul plébéien ; en 397
[-357], à propos d’une loi votée au camp ; en 450 [-304], alors que le
magistrat directeur de l’assemblée avait rayé un plébéien porté sur la liste
de candidature ; et enfin, en 545 [-209], lors de l’élection du premier
curion plébéien[57]. — Mais qu’on se donne la peine d’examiner
de près les questions alors en litige, on verra qu’elles touchaient toutes à
des points essentiels du droit public ; aussi est-il vrai de dire que
si la faculté de l’autorisation avait pour corollaire la faculté du
refus, il n’était permis au sénat d’en faire usage qu’au seul cas d’inconstitutionnalité,
comme quand, par exemple, pour l’élection d’un plébéien, il y avait
incompatibilité entre sa fonction et sa condition plébéienne, au point de vue
du droit des auspices.
En 415 [-339], la
loi Publilia est rendue ; et, dans la seconde moitié du Ve siècle, la
loi Mœnia, relative non pas seulement aux votes législatifs
populaires, mais aussi aux élections, dispose que l’autorisation sera
préalable[58] ; nouvelle atteinte portée aux droits
sénatoriaux.
Au résumé, le
droit, d’autorisation est exercé comme celui des augures, qui eux aussi
donnent ou refusent l’auctoritas en
cas de violation des formes religieuses[59] ; et même, on voit le patriciat, quand
il a été vaincu sur le terrain purement politique, s’efforcer jusque dans les
derniers temps républicains de reconquérir son influence perdue, au moyen des
pratiques augurales. Quand la noblesse patricio-plébéienne a remplacé le
patriciat pur, le collège des augures est aussi ouvert (vers le milieu du Ve
siècle) aux nobles plébéiens et le droit, de cassation est transféré, tout
aussitôt à ce collège : il n’appartient plus qu’en sous-ordre au sénat
patricio-plébéien.
En quelle forme
était-il procédé à l’autorisation ? Tout indique qu’on suivait les voies ordinaires
des délibérations : l’autorisation constituait, d’ailleurs la plus ancienne
et la plus importante des attributions sénatoriales. Le magistrat patricien
qui portait la motion devant le peuple, demandait ensuite la ratification du
vote. Après les lois liciniennes, la même requête dut être portée par le
magistrat, alors plébéien, que la réforme avait investi de fonctions jadis
exclusivement patriciennes. — Avons-nous besoin de rappeler aussi que si,
dans l’origine l’auctoritas était vraiment une ratification postérieure
de la loi votée par les comices[60], elle se transforme plus tard en une simple
autorisation préalable et éventuelle[61] ? Le mot auctoritas [d’augere]
exprimait aussi l’a ratification complémentaire. Elle avait toujours,
lieu par acte séparé.
Un dernier mot
encore, on a souvent soutenu que l’auctoritas et que la loi curiata
de imperio ont été une seule et même chose. Il est vrai que, pour en
arriver là, on fait du mot patres le synonyme de patriciat, et
qu’enfin on confond le patriciat avec les curies.
Niebuhr s’est fait l’avocat de cette thèse inadmissible[62]. Déjà combattue et réfutée par Huschke[63], par Rubino[64] et par d’autres excellents critiques, elle
a trouvé accueil dans bon nombre d’écrits sur le droit public de Rome. Nous
ne reviendrons pas sur tout ce que nous avons dit plus haut (sect. I, § 2).
Nous croyons avoir établi que les curies étaient ouvertes à tous les citoyens
de l’un et de l’autre ordre ; nous avons démontré tout à l’heure que le mot patres
ne désigne que le Sénat patricien. Mais, dit-on, comment expliquer le passage
du de Rep. de Cicéron, où à la place de l’élection du second roi,
ratifiée suivant la forme décrite par Tite-Live, le grand orateur dit que
cette élection fût confirmée par une loi curiate de imperio ? Je
n’y vois, quant à moi, nulle difficulté. Cicéron cumule deux ordres de faits
législatifs dans le passage en question ; le peuple élit d’abord Numa, avec
l’autorisation du sénat (Nunam regem patribus
auctotibus sibi ipse populus adscivit). Mais Numa, quand il arrive à
Rome, ne se contente pas de sa nomination complète et parfaite aux yeux de la
loi : il fait encore voter une loi curiate qui lui confère surabondamment
l’imperium (qui ut huc venit quamquam populus
curiatis eum comitiis regem esse jusserat, tamen ipse de suo imperio curiatam
legem tulit). Ce serait étrangement confondre les mots, le droit et
l’histoire, que d’identifier la loi (lex) qui émane de tout le
peuple, et l’auctoritas qui ne procède que d’une partie du peuple, du
sénat patricien tout seul.
Section V — Le Sénat patricio-plébéien sous la République
Au dire des
annalistes, la fonction du Sénat ou Conseil des Anciens (Senatus)
est double. En cas de vacance il exerce la puissance royale, il rejette ou
confirme les résolutions du peuple. — En second lieu, il a qualité et devoir,
pour donner au roi l’avis que celui-ci lui demande. Quand le roi ou les chefs
de l’État gouvernent, le vicariat du Sénat repose, et sa mission se concentre
dans les deux offices de la ratification des lois, et du conseil (auctoritas,
concilium)[65]. Après les rois, sous la république, les
deux attributions se divisent encore la ratification légale appartient aux
seuls patriciens sénateurs (patres), le droit de conseil à tout
le sénat, ancien et nouveau (pères et conscripti). Le plébéien
qui n’a pas la capacité pour occuper les grandes charges, n’a pas non plus
celle de ratifier les lois votées ; en revanche, il peut très bien
donner, un avis, que le magistrat suprême, après tout, est libre de suivre ou
de rejeter.
Nous serions
entraînés au delà de notre cadre, si nous voulions pousser ces détails plus
loin, et montrer comment le droit de confirmation ou ratification sénatoriale
des patriciens ayant dégénéré en formalité pure, le droit de conseil
du sénat patricio-plébéien, au contraire, à peu à peu gagné en importance, et
conquis enfin aux conseillers le pouvoir souverain dans la république.
Nous ne voulons
faire ici qu’énumérer les privilèges appartenant au sénat mixte.
Rappelons
rapidement que le sénat, purement patricien sous les rois, et reçu
l’adjonction de nombreux plébéiens à la fondation de la république. Par voie
de conséquence, si pendant la monarchie la dignité sénatoriale et le
patriciat ne faisaient qu’un, il n’en sera plus de même désormais.
L’admission au sénat ne change plus l’état du citoyen élu ; s’il
est patricien, il se place parmi les sénateurs patriciens ; s’il est
plébéien, il reste tel.
Mais quelle
différence y avait-il entre les patriciens et les plébéiens dans le sein du
sénat ? Ici la question devient complexe ; et nous nous la poserons
d’abord, en ce qui touche a) l’admission même dans le Sénat : b) puis en
ce qui touche les droits dont les sénateurs étaient investis.
a) Admission au
Sénat. — Le même mode de procéder parait avoir été suivi à l’égard des citoyens
des deux ordres. Dans les temps plus récents, et surtout aux termes du
plébiscite Ovinien, de peu d’années postérieur, ce semble, aux lois
licitiennes, les censeurs portent sur les listes, d’abord les sénateurs de la
liste ancienne, puis les citoyens ayant, depuis sa confection, occupé une
charge curule, à moins que de sérieux motifs ne les fassent exclure, et
auquel cas ces motifs doivent être énoncés. Que s’il reste ensuite des places
vacantes pour arriver au chiffre de trois cent, les censeurs ont la pleine
liberté du choix. Avec le temps, les charges inférieures, jusqu’à la questure
inclusivement, conférèrent l’aptitude à la dignité sénatoriale. On voit par
tout cela que la noblesse n’a plus le monopole des candidatures nobles ou
plébéiens, peu importe les censeurs élisent les candidats à raison de leur
tut rite ou des services tendus[66].
Avant le plébiscite
Ovinien, s’il faut en croire la tradition, c’était aux consuls que
compétait le droit d’élire qui il leur semblait bon. Nulle part nous ne voyons
qu’il ait été exclusivement réservé de places aux patriciens ils n’ont même
pas eu la majorité au lendemain de l’appel des conscripti : dès cette
époque, on en compte 136 seulement, contre 164 plébéiens. Seulement les 136
patriciens représentent encore les antiques gentes nobles auxquelles
ils appartiennent, même quand ils sont nouveaux élus : les plébéiens, au
contraire, ne se rattachent à rien, et dépendent entièrement du pouvoir
arbitraire d’élection laissé au consul.
b) Droits des
sénateurs patriciens. - En ce qui touche les privilèges assurés aux
sénateurs patriciens, les documents ne nous manquent pas, quoiqu’ils aient
été jusqu’ici bien peu mis à profit.
Tout d’abord, les
plébéiens n’ont pas le titre de pères appartenant exclusivement à
ceux-ci : ils ne sont qu’inscrits à titre de sénateurs
complémentaires (conscripti ou adlecti)[67].
Le costume
extérieur distingue les sénateurs entre eux, en ce que ceux qui sont
patriciens portent le soulier ou la bottine rouge (calceus
patricius), nouée par des cordons noirs, que retient la lunule ou
croissant d’ivoire[68]. Il est probable aussi que, longtemps
encore après l’admission des plébéiens, les sénateurs de l’ordre noble ont
porté seuls la tunique laticlave ou à large bande de pourpre, tandis
que leurs collègues sortis de la plèbe portaient celle dite augusticlave
[à bande étroite, comme les chevaliers[69]].
Ainsi le titre et
le costume diffèrent. Pourquoi ? Si ce n’est qu’à raison de leur origine
inférieure, les conscripti n’ont pas à prendre part aux actes sénatoriaux,
quand il s’agit de commander et d’autoriser. — La même où il
s’agit de délibérer seulement ils se placent aussi au second rang. Les
premiers qui donnent leur avis sont les anciens magistrats, ou les magistrats
désignés, dans l’ordre même de leurs fonctions : quant à ceux qui fi ont
point occupé de charge, ou ne sont pas fonctionnaires désignés, quant aux pédaires
(senatores pedarii) comme on les appelle[70], ils n’opinent point. Seulement au moment
du vote, ils prennent part à la division. Quant aux magistrats en
exercice, ils assistent à la séance sans y voter. Ces règles sont fort
anciennes, quoique non contemporaines de la fondation de la République et encore
moins des Rois ; elles sont restées toujours en vigueur. D’ailleurs et
en suivant l’ordre ci-dessus, les patres sont appelés au vote avant
les conscripti. Témoin le prince du sénat (princeps senatus)
qui toujours est un patricien[71], et même doit appartenir à l’une des plus
anciennes gentes patriciennes[72]. De même sous les empereurs, dans les sénats
des municipes, les patrons de la ville seront appelés selon
leur rang dans leur classe, soit sénatoriale (clarissimi viri), soit
équestre[73].
Pour nous résumer,
et remontant aux premiers temps de la République, voici les règles qui furent, ce
nous semble, alors suivies.
A. Le Sénat était
partagé en curies (curiatim) conformément à sa première origine, et en
maintenant les droits de priorité de rang appartenant aux dix curies ramniennes
sur les vingt curies des Titiens et des Lucères[74]. D’ailleurs les curies ne furent plus
représentées en nombre égal, puisque l’appel au sénat dépendait du choix du
roi ; puis, plus tard de celui des censeurs.
B. La liste du
sénat comprenait tous ses membres, les patriciens placés en tête, les
plébéiens nommés après eux. Le mot conscripti l’indique assez.
C. Tous les
patriciens sénateurs avaient droit d’avis motivé et de discussion à
l’origine. Il n’en est pas de même des plébéiens ; et plus tard, ils ne
l’ont obtenu que pour ceux ayant occupé les charges curules. On comprend que
le sénat étant purement patricien sous les Rois, tous ses membres y aient eu
la parole. Quant aux conscripti ou pedarii (ce qui est même
chose) ils’ ne furent appelés, on vient de le voir, qu’à titre, de
complément, et quoique choisis primitivement parmi les chevaliers, ils
ne furent pas d’abord regardés comme des sénateurs, à dire le vrai[75]. — Maintenant et parmi les patriciens, rien
de plus facile à concevoir que l’ordre de vote adopté sous la République. Les
consulaires parlent d’abord que si un non sénateur arrive à une charge
curule, il est provisoirement aussi investi du droit de discussion et du
vote. Il tient de la qualité de patricien une aptitude innée[76], que ne possède pas le plébéien. Celui-ci
écoute et ne parle pas ; puis il se range du côté de ceux dont il
partage l’opinion. Mais surviennent les réformes : des magistrats sont
créés ayant la puissance consulaire, sans porter les noms de consul.
Décemvirs ou Tribuns militaires, incontestablement, ils réclament et obtiennent
le vote[77]. Le mutisme des plébéiens a duré jusqu’en
388 [-366], c’est-à-dire pendant un siècle et demi à dater de leur entrée
dans le sénat. Puis les lois liciniennes et autres leur ayant successivement
ouvert le consulat et les charges curules, les plébéiens consulaires ont
enfin la parole, et votent avec les consulaires patriciens. C’est ce résultat
qui est un jour consacré légalement, par le plébiscite Ovinien.
Enfin, et quant au
patricien non revêtu, de charges curules, si dans l’ancien temps, il est certain,
comme nous l’avons dit, qu’il a été appelé au vote, il parait certain aussi
que, dans les siècles postérieurs, il a été peu à peu repoussé sous ce
rapport dans la classe des pédaires.
Tels ont été les
privilèges des sénateurs patriciens : tel l’ordre du vote, au commencement,
puis à la fin de la
République.
Section VI — Les citoyens et le Sénat dans les temps
antéhistoriques
Laissons de côté
maintenant la constitution républicaine historique, et les institutions
successivement réformées ou modifiées qui s’y rattachent ; et remontons
aux époques primitives et légendaires.
Nous avons devant
nous, comme toujours, des patriciens et des plébéiens, composant les
assemblées générales populaires. En dehors d’autres réunions sans caractère
ni droits politiques (contio, conventio), ces assemblées
constituent les comices (comitia calata), où les citoyens
assistent comme témoins de certains actes publics ou privés, où ils viennent
promettre fidélité au magistrat, et où ils délibèrent et votent. Là sont
consacrés les rois et les trois hauts pontifes[78] ; là sont proclamées les dernières volontés
du père de famille, et la nomination des nouveaux sénateurs. — La promesse de
foi et hommage y est prêtée au regard de tous les magistrats, grands et
mineurs, à l’exception de l’interroi. Du reste, l’hommage n’est point
légalement indispensable ; il n’est qu’une utile confirmation des
pouvoirs conférés au magistrat[79]. — Enfin le peuple se réunit pour délibérer
et voter, soit en matière d’élection, soit qu’il s’agisse d’une cause
criminelle sur appel (provocatio), soit encore qu’une loi ait été
proposée.
L’assemblée est
civile ou militaire : civile, elle a lieu dans les comices curiates (des
30 curies) ; militaire, dans les comices centuriates (des 193 centuries),
tous les citoyens de tous ordres y étant d’ailleurs convoqués. Aux curies
appartiennent plus spécialement les affaires où le peuple este en
témoignage, et les actes de foi et hommage (lex curiata de imperio).
Quant aux actes législatifs, les curies n’en connaissent que dans certains
cas, lorsqu’un citoyen va entrer en vertu d’une loi dans une autre gens,
par adrogation par exemple, ou lors qu’ayant perdu la gens ou la cité,
elles vont lui être restituées. Les curies n’ont enfin rien à voir aux
élections des magistrats, et à l’institution des tribunaux populaires. Ces
dernières attributions appartiennent au contraire aux centuries, lesquelles à
leur tour, restant d’ordinaire étrangères aux actes de formalité pure, sont
cependant aussi convoquées pour l’ouverture et la clôture solennelle du cens,
et pour la consécration des prêtres des divinités guerrières, Mars et
Quirinus. Devant elles aussi, en face de l’ennemi, le soldat citoyen peut
faire son testament [testamentum in procinctu].
Dans les curies,
quand elles témoignent, ou quand elles prennent une résolution : dans
les centuries, quand il y a inauguration, la présidence revient de
droit au Grand, Pontife : il a ses licteurs curiaux. — Que si les
curies sont réunies pour la foi et hommage, le consul les préside, lui, ou le
magistrat mis en son lieu et place. Dictateur ou interroi, il en est de même
pour les centuries, sauf au cas unique de consécration sacerdotale dont nous
avons parlé ci-dessus.
De tout cela, il
résulte, ce qui a été constaté souvent, qu’après avoir été les plus
importants d’abord, les comices par curies se sont peu à peu éclipsés, et que
les comices centuriates au contraire ont conquis le premier rang. Le
militaire l’a emporté sur le civil, base première et plus ancienne de la
cité, cependant. Les curies ne conservent que les attributions tenant
essentiellement à l’organisation primitive, la promesse d’obéissance au
magistrat civil, notamment. Elles gardent les actes tenant à l’organisation
de la gens et de la famille, les testaments, l’adrogation, parce que
les centuries n’ont rien à voir dans ce qui touche à la gens et à la
famille. C’est là tout ce qui leur reste d’une compétence infiniment plus
étendue au début. Les centuries, qui votent naturellement la déclaration de
guerre, et qui assistent au testament militaire, enlèvent peu à peu aux
curies les élections, les appels, et les lois. Aussi la tradition, conforme
en cela au fait vrai, fait les unes postérieures aux autres : elle attribue
les curies à Romulus, les centuries à Servius. Les curies sont démocratiques,
les centuries tiennent visiblement de la timocratie. Les premiers
citoyens sont tous patriciens, en ce sens que leurs droits sont égaux, et
que, par suite, une sorte de démocratie pure les régit. Plus tard, il s’est
formé une plèbe citoyenne : vis-à-vis d’elle, leur condition devient
aristocratique ; la lutte s’engage et le régime patricio-plébéien se
fonde. Dans les centuries, si le privilège aristocratique ne domine, plus
absolument du moins l’avantage y reste à la richesse.
Le Conseil des anciens
ou sénat est également une institution primitive. Quand il admet des
plébéiens dans son sein, il ne les admet qu’à titre de conseil (concilium).
Le pouvoir ratifiant, l’autorité reste aux sénateurs patriciens. Le
sénat se complète en cas de vacance par les nominations laissées au choix des
hauts magistrats ; mais leurs attributions ne sont pas sans contrepoids.
De même qu’à l’origine la Cité
se compose d’un certain nombre de familles ou gentes, dont les chefs ou pères ont entrée au sénat, dont
les membres enfants et descendants, sont patriciens, et dont la clientèle
constitue la plèbe[80], de même la cité grandit en conservant son
cadre. De nouvelles gentes sont reçues à côté des anciennes :
leurs chefs entrent d’emblée dans le sénat et leurs clients tombent dans la
plèbe, tandis que leurs membres se glissent dans l’ordre noble. Ainsi en
est-il des Albains, sous Tullus ; ainsi en est-il de la famille Claudia
plus particulièrement[81]. Les gentes ont donc un droit de représentation
sénatoriale, dont jusqu’à un certain point, les magistrats électeurs tiennent
compte. Et leurs représentants sont désignés sous le nom de patres majorum ou minorum
gentium, suivant le rang des familles auxquelles ils appartiennent. Nous
produirions facilement d’autres preuves s’il en était besoin. Donc au regard
des gentes, comme au regard du roi, l’ancien sénat patricien diffère
essentiellement du sénat mixte postérieur. Tandis que celui-ci n’est plus en
rapport avec l’antique organisation des familles, et que le choix du
magistrat électeur y fait loi, le sénat primitif est au contraire
l’expression vraie du système des gentes : le roi, qui élit les
nouveaux sénateurs, voit son choix circonscrit dans les familles patriciennes
et il ne peut leur donner à chacune qu’une place. Quant aux plébéiens, privés
de tous les droits de cité d’abord, ils ne les acquièrent que plus tard, et
par une autre voie, que les familles reçues au patriciat. Les chefs de
celles-ci sont admis à leur tête, et avec elles au titre de citoyens ;
les plébéiens au contraire, n’ont pas la gens. Ils sont ou non libres
ou affranchis et clients ; ils se rattachent par les liens de la
servitude ou de la subordination aux familles patriciennes ; et quand
ils obtiennent la cité, elle ne leur est pas concédée en masse, comme aux
Albains, comme à la gens Claudia. Appelés à l’assemblée du peuple, au
sénat même, ils sont dans ce dernier cas l’objet d’un choix purement
individuel sans relation avec leur famille ; et ils ne prennent point
part active aux débats. — Mais, refoulés ainsi dans une condition inférieure,
ils savent bientôt mettre à profit les principes et les droits de leur libre
association : ils se constituent en plèbe fortement organisée en État
dans l’Etat, et conquièrent enfin l’égalité civile et politique après
deux siècles de combats acharnés.
Ce n’est pas tout.
Le sénat patricio-plébéien sous la République, commence par n’avoir, en quelque
sorte que voix consultative : le sénat primitif a, lui, voix
consultative et délibérative tout ensemble. Il participe à la puissance
légiférante, en ce sens qu’il autorise ou rejette les résolutions qui lui
sont rapportées. Nous nous sommes déjà expliqués là-dessus. Il constitue une
véritable cour de cassation législative. Il est un collège organisé
pour maintenir la constitutionnalité en cette matière, et sa ratification est
substantiellement requise à l’égal de l’assentiment préalable du roi. Le
collège des interrois est pris dans son sein ; chaque sénateur a donc en
lui le principe de la fonction suprême et l’aptitude à cette fonction :
de là, ses insignes. Le roi porte la toge toute de pourpre, ou à bandes de
pourpre ; de même la toge du premier magistrat de la République est laticlave ;
le sénateur porte également la tunique laticlave en dessous. La
chaussure royale est une bottine haute, le mulleus : la magistrat
républicain porte la solea[82], et le sénateur le calceus patricius
; qui tous les trois, de hauteur différente, sont toujours de couleur rouge,
tandis que la chaussure du vulgaire est noire.
Oublions maintenant
pour un instant le sénat patricio-plébéien des temps républicains
légendaires, et celui dont la création remonte à la fondation de la
république même : plaçons-nous au sein de la cité primitive, alors que règne
la constitution des gentes ; alors que celui-là seul est citoyen,
qui est membre d’une gens. Que trouvons-nous ? Une société
politique ayant son chef à vie, son roi à sa tête ; son assemblée du
peuple ; et pour troisième pouvoir, son Conseil des anciens, modérateur
à la fois du pouvoir royal et du pouvoir populaire. Les gentes furent
de véritables et libres corporations, à l’origine ; et, leurs droits se
perpétuant jusque dans les temps historiques, on les vit se réunir encore,
tantôt pour statuer sur l’exposition des enfants, tantôt pour donner
un nom à tel de leurs membres, ou pour toute autre cause. Qui oserait
soutenir qu’à cette antique époque, qui n’est plus pour nous que ténèbres, ce
ne sont pas les gentes aussi qui ont envoyé au sénat les pères
chargés d’y représenter chacun d’elles dans le conseil du roi ? —
Quoiqu’il en soit, ces temps d’indépendance absolue n’ont pas duré, si jamais
ils ont existé ; et le roi bientôt a eu l’élection du sénateur
pris dans la gens. Mais à l’heure où la République fut
fondée, il demeura au fond des traditions ou des institutions sénatoriales un
élément patriarcal et aristocratique assez puissant pour résister deux cents
ans à l’assaut des plébéiens !
Cet élément
aristocratique, ni les autres historiens et hommes d’État qui ont jugé la
constitution romaine, ni moi-même, dans mes autres récits, nous n’en avions
tenu compte, peut-être ; aussi ai-je cru faire chose utile en le
remettant aujourd’hui en pleine lumière.
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