LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE TROISIÈME. — LE PEUPLE ET LE SÉNAT.

LE SÉNAT.

LA GUERRE.

 

 

La division de l’autorité militaire entre le conseil administratif suprême de l’État, d’une part, et les magistrats munis de l’imperium, de l’autre, est une des institutions les plus essentielles de Rome. Nous devons ici étudier la participation du sénat à la formation des troupes ; au partage du commandement consulaire ; à l’extension de l’imperium ; à l’établissement de commandements auxiliaires extraordinaires ; à la répartition des troupes entre les divers titulaires de l’imperium et à la concession des deniers et des autres fournitures nécessaires pour l’armée ; après quoi nous examinerons l’ordre chronologique de ces diverses résolutions et la façon dont elles se combinent entre elles. Puis nous terminerons en montrant comment, en revanche, le sénat n’intervient pas ou n’intervient qu’à titre secondaire dans le domaine de l’exécution des opérations militaires. Les rapports du sénat et des généraux en matière d’armistice et de conclusions de paix seront étudiés plus loin dans le chapitre des Relations extérieures.

 

I. FORMATION DE TROUPES.

La formation de l’armée est un acte prévu par la constitution. Par conséquent, non seulement il n’y a pas besoin, mais il serait constitutionnellement inadmissible d’interroger le peuple à ce sujet. La question de savoir s’il y a lieu de former des armées et des flottes, ou de quelle façon on doit le faire, ou dans quelle mesure, n’a, en aucun temps, été soumise au peuple romain ; elle ne dépend même pas de lui en ce sens qu’il doit être interrogé avant la déclaration de guerre ; car l’appel sous les drapeaux des individus obligés au service n’a pas pour condition l’état de guerre, ou plus correctement le peuple romain n’est jamais en état de paix avec les pays étrangers dépourvu de traités.

Au contraire, l’appel des individus soumis au service dépend en principe du conseil de la cité ; car, la constitution romaine ne connaissant pas d’armée permanente, la formation de l’armée est, en droit, un acte extraordinaire. Les rois respectueux des devoirs de leur charge ne doivent avoir appelé les citoyens sous les armes qu’après avoir soumis au sénat leur projet de levée et avoir pris à ce sujet son avis, que d’ailleurs ils n’étaient pas absolument obligés de suivre. La participation à la formation de l’armée peut donc être comptée parmi les droits primordiaux du sénat, et le droit du magistrat de former l’armée doit avoir été une des portions les plus essentielles de l’imperium auxquelles ait été lié l’assentiment préalable du sénat, depuis que le conseil de celui-ci a acquis une force obligatoire. Au cas de force majeure, la formation de l’armés peut, en face d’une nécessité extrême, être provoquée même par un particulier dans la formé de l’evocatio[1]. On peut naturellement encore moins refuser au magistrat le droit de faire en pareil cas sans autre formalité les citoyens prendre les armes. Mais cette faculté n’existe pour lui que dans la mesure où la force majeure le demande. Quand la procédure accélérée permise par la constitution romaine, le tumultes, doit s’appliquer dans le territoire domi, le magistrat peut s’y dispenser de toutes les autres formes plutôt que de l’interrogation préalable du sénat[2], qui, dans les institutions- romaines, est pour ainsi dire toujours en permanence. Même dans le territoire militiæ, les enrôlements accélérés ont plus d’une fois été prescrits par un sénatus-consulte[3], quoique par la nature des choses il ait fallu fréquemment se passer là du vote du sénat[4].

Cependant, si la formation de l’armée n’est pas, dans son système, nécessairement annuelle ni soumise à un minimum fixe[5], et si elle est par suite soumise à la délibération préalable du sénat, l’État romain est arrivé, à une époque qui remonte bien au delà des débuts de notre tradition, non pas, il est vrai, à l’existence d’une armée permanente, mais à l’existence d’une levée permanente de l’armée, et le droit de délibération préalable des sénateurs a reçu par là une certaine limitation. L’histoire du tribunat militaire montre combien cela s’est produit tôt : l’emploi de ce tribunat pour remplacer la magistrature supérieure n’est parfaitement concevable qu’à condition qu’il fut aussi permanent que cette magistrature elle-même, et, la levée de l’armée et la nomination des officiers ayant toujours lieu en même temps dans le système romain, il faut que, dès l’époque où cette représentation a été admise, par conséquent peut-être dès la fondation de la République et eu tout cas dès une de ses premières phases[6], la formation de l’armée ait eu lieu non pas précisément tous les ans, mais cependant avec une permanence de fait. Une formation permanente de l’armée implique en outre un chiffre minimum de troupes permanent. On ne peut déterminer quel était primitivement ce chiffre : le nombre six, qui est le chiffre arrêté du tribunat militaire politique, implique qu’à l’époque où le tribunat fut employé à cette représentation la levée annuelle était la legio unitaire[7] ; mais cela ne suffit pas pour déterminer la force de l’armée ordinaire annuelle d’alors. La suite du développement du tribunat militaire montre que l’organisation postérieure, dans laquelle quatre légions de quatre à cinq mille hommes étaient mises chaque année sous les armes, existait déjà certainement vers le milieu du Ve siècle et peut facilement avoir existé alors depuis longtemps[8]. L’appel sous les drapeaux nécessaire à cette fin avait lieu même lorsque le service se trouvait en fait consister plutôt en exercices de campagne qu’en opérations de guerre[9] ; mais il pouvait et il devait souvent faire défaut, lorsque les circonstances ne permettaient pas de libérer les soldats sous les armes l’année précédente dans le cours de cette année. De là vint la règle, qui n’a guère pu être fixée législativement, mais que nous voyons observée par une pratique constante, selon laquelle chaque consul a le droit et le devoir de former ou, tout au moins de diriger une armée consulaire, c’est-à-dire une armée de deux légions[10] et a l’été de son année de pouvoir pour l’exercice de ce commandement. Dans la mesure où il fallait pour l’application logique de ce système, qui est le fondement de la bonne préparation militaire du peuple romain, une formation de l’armée, — et à l’époque ancienne, avant l’extension du service aux mois d’hiver, la conduite de l’armée devait nécessairement être précédée par sa formation, — le sénat n’était pas en situation de l’empêcher, même dans la période du plein développement de son pouvoir : elle appartenait, en réalité, comme l’administration de la justice, aux fonctions ordinaires du magistrat : la question de savoir si les citoyens devaient y être appelés ne pouvait être résolue négativement et par conséquent ne pouvait être posée que pour la forme.

Ce rapport légal des pouvoirs des consuls et du sénat a dominé le système de formation de l’armée de la République romaine. Il est dit dans des textes innombrables qu’un sénatus-consulte précède l’enrôlement régulier des armées consulaires[11] et il n’y a aucune preuve que cet enrôlement ait jamais eu lieu à l’encontre ou seulement en l’absence de la décision du sénat. A ce point de vue, la formation de l’armée reste ce qu’elle était à l’origine, un acte extraordinaire subordonné à la consultation préalable du sénat. Mais d’un autre côté, notre tradition ne nous parle jamais expressément, et son silence est parfois très éloquent[12], de la nécessité de l’autorisation du sénat pour cette formation de l’armée ; il se manifeste au contraire partout que le sénat ne peut pas efficacement empêcher la constitution ou le cas échéant la prise de direction d’armées consulaires par les consuls en exercice, qu’il ne peut refuser les votes que le magistrat lui demande à ce sujet. Le point le plus extrême jusqu’auquel le sénat se soit permis d’aller là, c’est, au cas où des consuls prenaient la direction d’armées consulaires déjà en campagne, de leur refuser de les remettre au complet[13]. Le droit du sénat sur la formation des armées, qui est, en principe, général, ne s’exerce efficacement qu’en tant que le droit des consuls à leur commandement habituel n’est pas touché par là.

Le droit de faire des levées accordé par le sénat aux magistrats comporte en général une détermination du nombre des soldats à enrôler. Le chiffre n’a peut-être été expressément laissé à la discrétion du magistrat qui faisait la levée, qu’une seule fois au profit du dictateur Q. Fabius Maximus, tout puissant dans le sein du sénat, après la bataille du lac Trasimène[14]. Mais le chiffre des hommes à enrôler a pu, au cas de tumultus, rester plus d’une fois livré au gré du magistrat.

La différence des magistratures ne change, autant que nous sachions rien aux droits du sénat par rapport aux levées. Il est possible, sans pouvoir être prouvé, que le dictateur ait eu à ce point de vue une situation plus indépendante[15]. En général, la formation de l’armée dépend, dans la mesure où elle a lieu à Rome en vertu des besoins ordinaires, de la compétence des consuls, et elle n’est faite qu’exceptionnellement par le préteur, même lorsque les troupes sont destinées à être mises sous un commandement prétorien[16]. Lorsque le commandement ordinaire a été transféré par Sulla de la magistrature à la promagistrature, le droit de faire les enrôlements est resté à la magistrature : c’est le consul qui forme l’armée qui doit être commandée par lui comme proconsul ou par un autre comme propréteur. Mais les enrôlements ne sont demeurés une prérogative consulaire que parce que le sénat charge de cette fonction en général les consuls et en charge les préteurs seulement en vertu de considérations spéciales. Il est advenu que le sénat, mécontent de la conduite des consuls, les ait confiés à un préteur[17].

Autant la diversité des magistratures fait peu de différences pour le droit du sénat, autant il importe peu que le recrutement des troupes soit accompli en vertu de la loi ou par l’admission de volontaires[18]. Même dans le second cas, le magistrat a besoin de l’autorisation du sénat. Le droit de faire des enrôlements, emporte toujours celui d’admettre des volontaires, les volontaires devant d’ailleurs être compris dans le calcul du maximum lorsque, comme c’est la règle, un maximum a été imposé au magistrat recruteur[19]. A l’inverse, il est arrivé que le sénat ait refusé au magistrat le droit de faire le dilectus, mais lui ait accordé celui de recevoir des volontaires[20].

Enfin le droit du sénat est le même, que la formation de troupes se présente comme aboutissant à la constitution de corps nouveaux ou à l’introduction d’hommes supplémentaires dans les vides produits par congés ou par cas fortuit dans les corps d’armée sous les armes. Les dispositions prises d’année en année par le sénat au sujet de la formation de troupes comprennent toujours la mise au complet des légions transmises de l’année précédente[21].

Au droit de former des troupes de citoyens correspond, comme étant de même nature, quoique naturellement plus récent[22], celui de convoquer les contingents des alliés italiques ou non italiques et des sujets. Le magistrat ne peut non plus exercer ce dernier, en dehors de cas de force majeure, qu’avec l’assentiment du sénat. Les forces non-italiques n’ont été, sous la République, employées que rarement et d’une façon irrégulière[23]. Au contraire les contingents des villes alliées italiques ont, tant qu’il y en a eu, été levés constamment. La fixation du nombre de troupes à fournir par chaque cité dans un cas donné parait avoir encore été laissée parle sénat à l’arbitraire du général dans les limites des traités au commencement de la guerre d’Hannibal[24]. Mais, à partir de la fin de cette guerre, le sénat fixe aux magistrats, pour la levée des alliés comme pour celle des citoyens, un maximum total tant pour l’infanterie que pour la cavalerie[25]. La répartition entre les différentes cités alliées semble leur avoir été laissée même postérieurement[26], sauf que naturellement toute cité alliée doit nécessairement avoir eu la faculté de recourir au sénat au cas d’abus, quoique nous n’en ayons pas d’exemples positifs. Les secours fédéraux fournis par des cités alliées indépendantes rentrent dans le cercle de la politique extérieure et y trouveront leur place.

Relativement à la flotte qui est formée polir partie par le peuple romain, pour partie par les villes alliées italiques ou non, le magistrat a besoin d’une autorisation symétrique du sénat. Là encore ce dernier semble, à l’époque ancienne, avoir fréquemment laissé à l’appréciation des magistrats la détermination du chiffre et de la nature des hommes et des embarcations à fournir par les cités alliées[27].

La capacité requise chez les officiers et les soldats était déterminée en général par la loi, en particulier par l’appréciation du magistrat. Cependant les dispositions du sénat ont fréquemment exercé là une influence décisive. La suspension des nominations d’officiers faites par les comices ne peut 8tre prononcée que par le peuple[28]. Mais le sénat a souvent réglé à titre extraordinaire la capacité des officiers, de ceux nommés par les comices aussi bien que de ceux nommés par les magistrats[29]. On a soumis au peuple la formation de légions d’esclaves[30] et l’enrôlement d’hommes âgés de moins de dix-sept ans[31]. Mais le sénat peut inviter le magistrats ou bien à enrôler de préférence des hommes ayant déjà servi, cas auquel on rencontre même des empiétements sur la limite d’âge fixée pour le service actif[32], ou à l’inverse à s’abstenir d’enrôler les citoyens ayant un long temps de service[33] ; de même, il peut, lorsque le général a un certain nombre d’hommes à congédier à la suite de la réception de contingents complémentaires ou d’un ordre de réduire l’effectif total, donner au général des instructions relatives au choix, en particulier, lui prescrire de conserver sous les drapeaux les hommes plus jeunes et moins éprouvés[34]. Le sénat ayant le pouvoir d’approuver ou de repousser la levée, on ne peut lui refuser celui de subordonner l’approbation à des conditions[35].

Le droit du sénat de provoquer les levées de troupes n’a jamais été contesté théoriquement dans la période républicaine, mais nous le trouvons en décadence constante longtemps avant la chute de la République. Il se brisa au gouvernement d’outre-mer. La formation et le complément des légions étaient théoriquement sur le même pied d’autant plus que le sénat pouvait, comme nous verrons plus tard, en provoquer la dissolution. Mais néanmoins son influence était bien plus grande dans le premier cas que dans le second. Si la puissance du sénat, qui marche essentiellement avec son action sur la formation des troupes, nous parait bien plus intense pendant les grandes guerres du vie siècle que dans la période de la République qui suit, cela vient sans doute en partie de ce que les annales de Tite-Live, qui nous ont seules conservé l’image de la pénétration constante du sénat dans le gouvernement, ne nous sont conservées que pour la première époque. Mais l’équilibre politique se déplace aussi progressivement alors au désavantage du sénat, et au profit non pas de la magistrature en général, mais des gouverneurs, principalement parce que la formation de la légion est de plus en plus remplacée militairement par sa remise au complet. C’est là un changement de fait plus que de droit, qui était la conséquence nécessaire de l’extension de la puissance romaine au delà des frontières de l’Italie, et il commence aussi avec elle[36], s’il n’arrive à sa conclusion que sous le Principat, avec la suppression de la dissolubilité des divers corps de troupe jusque-là maintenue en théorie et avec l’introduction de l’armée permanente. — Un autre affaiblissement de la puissance du sénat fut provoqué par une conséquence du gouvernement d’outre-mer, par l’accroissement des levées de troupes extra-italiques. La formation de troupes faite à Rome était soumise au contrôle du sénat, même lorsqu’elle avait lieu selon la forme accélérée. Dans les provinces, surtout dans les provinces lointaines, le gouverneur docile lui-même ne pouvait, en pareil cas, qu’agir sous sa propre responsabilité, et lui seul pouvait décider s’il fallait consulter le sénat sur la levée on y procéder sans autre forme. Il faut ajouter qu’en même temps que tout l’empire se peupla de citoyens, le recrutement des troupes de citoyens cessa de pouvoir se faire exclusivement à Rome et en Italie. Enfin le dernier coup donné au gouvernement du sénat fut l’émancipation des généraux de l’autorité du sénat par les comices : la loi sur laquelle se fonda le droit consulaire de César de faire des levées[37] fut le point de départ du système qui écarta, sous le Principat, le sénat de la formation de l’armée. Un reste de ses anciens pouvoirs a d’ailleurs subsisté jusque sous l’Empire, en s’y limitant au recrutement forcé fait en Italie et dans les provinces du sénat[38].

Si l’enrôlement des soldats ne peut avoir lieu sans l’adhésion du sénat, il n’en est pas de même de leur renvoi. L’entrée au service ayant toujours lieu sans terme extinctif légal, la continuation en est normale et le sénat ne peut intervenir à ce sujet contre la volonté du magistrat : il ne peut ni forcer le général à licencier les soldats placés sous son commandement[39], ni à l’inverse l’empêcher de les licencier à la date qui lui plaît[40]. C’est seulement au moment du renouvellement de la magistrature que le sénat peut amener le renvoi des soldats en ne confiant pas à nouveau le commandement sur eux.

 

 

 



[1] V. tome I, la théorie de la Représentation des magistrats, sur les fonctions de magistrat exercées par les citoyens en cas de force majeure dans le territoire domi.

[2] Tite-Live, 32, 26, rapporte un exemple de l’an 556, dans lequel le préteur urbain, après avoir consulté le sénat, quitte la ville sans troupes et requiert et enrégimente en route les citoyens propres à porter les armes. De même, Tite-Live, 40, 26. Le tumultus est au reste sans doute aussi décrété par le sénat pour faciliter les enrôlements.

[3] Tite-Live, 35, 2, 7. c. 23, 8. 37, 2, 8.

[4] Un exemple de l’époque ancienne est donné par Tite-Live, 31, 2, 5, sur l’an 553. César procède de même comme préteur en Espagne ultérieure (Plutarque, Cæs. 12). Il est inutile d’étudier ici l’étendue avec laquelle il a été fait usage du dilectus tumultuarius provincial pendant les guerres civiles.

[5] La relation des annales sur l’an 407 : Tributo ac dilectu supersessum (Tite-Live, 7, 27, 4), prouve, alors même qu’elle ne serait pas historique, que, dans l’opinion de nos autorités, il était encore légalement possible au commencement du Ve siècle que le consul n’exerçât pas ses droits de général.

[6] Il n’y a aucun fond à faire sur la tradition selon laquelle le tribunat consulaire aurait été introduit en 310 ; il peut avoir appartenu aux institutions primitives de la République (v. tome III, la théorie du Tribunat consulaire, sur le rapport des tribuns consulaires et des tribuns ordinaires).

[7] V. tome III, la même théorie, loc. cit.

[8] Le maintien du chiffre 6 pour le tribunat militaire politique n’implique pas son maintien pour le tribunat militaire en général. Le transfert aux comices, en 392, de l’élection de six tribuns militaires, est un argument pour que, dès cette époque, il n’y ait pas eu annuellement qu’une légion sous les armes ; car il est impossible que la nomination des officiers par les magistrats ait été écartée en principe dés ce temps-là (v. tome IV, le début de la section des tribuni militum a populo). La loi de 443, en vertu de laquelle les comices nomment annuellement seize tribuns militaires, implique positivement la levée faite régulièrement chaque année de quatre légions, des officiers desquelles le tiers restait nommé par les magistrats.

[9] Le système militaire romain ne connaît pas théoriquement, autant que nous sachions, d’exercices de campagne ; mais, si les consuls sont invités à opérer avec leurs troupes hors de Rome, ou, conformément au langage de la période moderne, si l’Italie leur est attribuée comme département officiel, cela aboutit fréquemment à des manœuvres de campagne qui à la vérité étaient en général accompagnées d’applications pratiques dans le Nord de la péninsule. A l’époque la plus ancienne, cette façon d’agir était exclue par, la situation géographique de Rome, et les troupes à exercer (exercitus) n’avaient à peu près comme champ d’exercice que le Champ de Mars.

[10] V. tome I, la théorie de la Collégialité, sur la division des légions.

[11] Deux des exemples peuvent être rapportés ici. En l’an 554, la levée de l’armée est prescrite pour la guerre de Macédoine dans Tite-Live, 31, 8 : De exercitibus consulum prætorumque actum. Consules binas legiones scribere jussi, veteres dimittere exercitus... et consules duas urbanas legiones scribere jussi. Ces six légions sont indiquées comme constituant alors la totalité des forces militaires, dans lesquelles d’ailleurs, ainsi qu’il arrive fréquemment, on ne tient pas compte des armées qui sont en Espagne. Pour l’année 572, où les circonstances sont ordinaires (consulibus nullaprovinciapræter Ligures quæ decerneretur erat), on décide selon Tite-Live, 40, 1 : Dilectus habere consules jussi. Ils forment en conséquence pour leurs deux commandements quatre nouvelles légions, chacune de 5.200 hommes et de 300 cavaliers, et envoient en outre en Espagne comme troupes de renfort 4.000 hommes et 200 cavaliers.

[12] Nous avons déjà remarqué tome I, dans la théorie du Commandement militaire, au sujet de la formation de l’armée, que Polybe, 6, 19, en exposant quelle est la dépendance des consuls envers le sénat, ne parle pas du dilectus.

[13] Tite-Live, 28, 45, 13, sur l’an 549 : Scipio cum ut dilectum haberet neque impetrasset neque rnagnopete tetendisset, ut voluntarios ducere sibi milites liceret tenuit ; de même Appien, Lib. 7. Tite-Live, 42, 10, 12, sur l’an 582 : Postulantibus (les Ligures sont attribués comme provincia aux deux consuls) deinde, ut novos exercitus scribere aut supplementum veteribus liceret, utrumque negatum est, afin de’ les forcer à faire une proposition délirée par le sénat. Dans les deux cas, les sénatus-consultes ne retirent aucunement le commandement aux consuls ; mais, dans un cas, ils les renvoient à compléter leur effectif par l’enrôlement des volontaires et dans l’autre ils leur refusent de le compléter.

[14] Tite-Live, 22, 11, 2.

[15] La nomination d’un dictateur peut avoir entraîné d’elle-même le tumultus comme le justitium ; tout au moins Tite-Live, 6, 38, 8. 7, 9, G. 9, 29, 4, ne mentionne pas là de sénatus-consulte. Mais nous montrerons, au sujet de la nomination des magistrats, que l’établissement de la dictature dépendait lui-même en fait du sénat.

[16] V. tome III, les théories du Consulat et de la Préture, sur le dilectus et la représentation du consul par le préteur.

[17] V. tome III, la théorie du Consulat, loc. cit.

[18] Les exemples sont fréquents, même pour les temps anciens (Tite-Live, 3, 57, 9. 10, 25, 1. 42, 32, 6. c. 34, 6. 10. Denys, 10, 43). Depuis qu’on n’a plus tenu compte de la capacité déterminée par le cens, la formation de l’armée a eu pour base régulière les enrôlements volontaires. A cette époque, les hommes, après avoir été formés en cohortes et avoir été armés au lieu des enrôlements, par les agents de recrutement (conquisitores) étaient conduits à Rome et étaient passés en revue par le consul (Varron, De r. r. 3, 2, 4 : Cum ad rem publicam administrandam hæc — la villa publica au Champ de Mars — sit utilis, ubi cohortes ad dilectum consulis adductæ considant, ubi arma ostendani).

[19] Le fait que le centurion M. Centenius Pœnula obtient 8.000 soldats et y adjoint à peu prés autant de volontaires (Tite-Live, 25, 19) s’accorde avec la caractère suspect de l’ensemble de la relation. La considération de la solde suffit à exclure l’admission d’un nombre exagéré de volontaires.

[20] Tite-Live, 28, 45, 13. Le sénat invitait sans doute aussi les généraux à provoquer rengagement volontaire de soldats ayant déjà servi qu’on ne voulait plus soumettre à un enrôlement forcé (Tite-Live, 31, 8, 6. c. 14, 2. 32, 4, 3).

[21] Tite-Live, 29, 13, 8. On trouve partout d’autres exemples.

[22] Le plus ancien témoignage des annales qui nous ait été conservé se rapporte à l’an 458, où 15.000 alliés sont adjoints à l’une des armées consulaires et 12.000 à l’autre (Tite-Live, 10, 18) ; en fait, l’appel des contingents alliés est aussi ancien que l’hégémonie de Rome sur le Latium et remonte sûrement à l’époque royale.

[23] Il n’y a pas d’intérêt pour le droit public à relever tous les actes extraordinaires de ce genre. C’est ainsi par exemple qu’en 516, à la suite d’une alarme, le consul demande des troupes, sur l’ordre du sénat, aux cités de la Gaule cisalpine qui ne faisaient pas alors partie de l’Italie (Tite-Live, 41, 5).

[24] Au commencement de la guerre d’Hannibal, dans les circonstances normales, deux légions étaient affectées à chacun des consuls et l’on s’en remettait à eux de fixer le contingent des alliés (et socium quantum ipsis videretur : Tite-Live, 21, 17, 2). Naturellement, après la bataille du lac Trasimène, on fit pour les alliés la même chose que pour les citoyens. Il s’accorde bien avec cela que, selon Tite-Live, 23, 24, 8, le préteur L. Postumius lève à sa guise des contingents des socii ab supero mari. Pendant la guerre d’Hannibal, on ne rencontre pas de sénatus-consulte réglant numériquement le contingent des alliés ; le sénatus-consulte mentionné dans Tite-Live, 26, 17, 1, n’est pas un sénatus-consulte de cette espèce.

[25] Tous les envois de troupes en Espagne cités note 36, et en général tous ceux qui ont été faits à la même époque ou depuis paraissent avoir été réglés de cette façon.

[26] Polybe, 6, 21, 4. Tite-Live, 34, 56, sur l’an 561. Il est tout au moins difficile qu’il y ait eu, à cette époque, des listes officielles du cens de toutes les cités alliées : cf. tome IV, la théorie de la Censure, à la section de la confection des rôles, sur l’étendue de l’obligation au cens. Les traités doivent avoir posé des chiffres généraux, mais qui n’avaient certainement qu’une valeur comparative et qui ne liaient pas absolument les autorités romaines. Il est aussi croyable, quoique cela ne puisse être conclu de Polybe, 2, 24, 5 et ss., que l’appel isolé n’était pas fait à la manière d’une simple opération mathématique ; il est parfaitement possible que toutes les cités n’y aient pas participé à chaque fois et que l’égalité ait été établie entre elles par un roulement s’étendant sur plusieurs années.

[27] Dans Tite-Live, 21, 17, 2, le sénat décide classis quanta parari posset ; on arme 220 pentères et 20 celoces.

[28] Tite-Live, 42, 31, 7. 43, 12, 7 ; cf. tome IV, la section des Tribuni militum a populo, sur leur élection par le peuple, in fine.

[29] Le sénat dispose, en 583, qu’un tribun militaire pris dans le sénat sera mis à la tête de chacune des quatre légions de réserve que doit lever le préteur (Tite-Live, 42, 35, 4) ; en 586, que tous les tribuns militaires qui seront nommés soit par le peuple soit par les consuls devront avoir administré une magistrature (Tite-Live, 44, 21, 2).

[30] Val. Max. 7, 6, 1.

[31] Tite-Live, 25, 5, 8.

[32] V. tome II, dans la théorie des Causes d’inéligibilité relative, le paragraphe du service militaire, sur les dix ans de service du temps des Gracques, 2e alinéa. En 583, le sénat décide veteres centuriones quam pluri mos ad id bellum (contre Persée) scribi nec ulli qui non major annis quinquaginta esset vacationem militiæ esse (Tite-Live, 42, 33, 4, rapproché de c. 31, 4, et 40, 26, 7).

[33] Le sénat interdit au consul de soumettre aux enrôlements forcés pour la guerre de Macédoine, en 554, les citoyens sortis avec leur congé de l’armée victorieuse d’Afrique (Tite-Live, 31, 8, 6) ; tandis qu’à l’inverse ces citoyens furent choisis de préférence lors des enrôlements de 556, où ils n’étaient protégés par aucune prohibition (Tite-Live, 32, 9, 1). Dispositions analogues dans Tite-Live, 26, 28, 13.

[34] Tite-Live, 26, 8, 7. 8. 31, 8, 8. 34, 56, 8. 39, 38, 11. 40, 36, 10. 43, 12, 4.

[35] La restriction exceptionnelle du dilectus à une partie des tribus doit aussi avoir été décidée par le sénat.

[36] Les commencements peuvent être suivis clairement dans les deux Espagnes, bien que les lacunes des relations de Tite-Live laissent des doutes multiples sur les détails. Selon toute apparence, chaque province a été munie de deux légions lors de l’organisation définitive, en 558 (selon Tite-Live, 33, 26, 4, une légion y est envoyée à chacune pour se joindre à la garnison existante ; selon Tite-Live, 39, 38, 11, il y a, en Espagne, quatre légions ; autre allégation contradictoire non pas précisément dans Tite-Live, 39, 30, 12, mais dans Tite-Live, 38, 36, 3 : Hispaniis singulæ legiones quæ tum in iis provinciis erant decretæ). L’envoi de légions complètes, auquel était vraisemblablement toujours lié le rappel de celles qui se trouvaient lé, est rapporté en 574 (Tite-Live, 40, 36, 8) et 577 (Tite-Live, 41, 9, 3), mais il peut avoir eu lieu plus souvent et avoir été omis ailleurs dans les relations. Cependant d’autre part l’envoi de simples renforts régulièrement attesté (Tite-Live, 34, 56, 8. 36, 2, 8. 37, 50, 12. 39, 20, 3. 40, 1, 7. c. 18, 6. c. 44. 41, 15. c. 21. 42, 1. c. 10, 13. c. 18, 6. 43, 12), implique qu’en règle générale ce changement de légion n avait pas lieu. On peut invoquer dans le même sens le fait qu’en 570 les anciens gouverneurs demandèrent le rappel des anciennes légions ou de quelques-unes d’entre elles et qu’il fut refusé sur les instances des nouveaux (Tite-Live, 39, 38). Mais avant tout l’invitation faite par le sénat en 574 de donner leur congé à tous les légionnaires appelés au service avant 568 (Tite-Live, 40, 36) prouve une permanence de fait du service qui n’aurait pas pu se produire en présence d’un renouvellement constant des légions. Il est probable que la même chose a eu lieu à la même époque dans les autres provinces et que les nécessités de l’administration militaire ont partout été victorieuses des exigences de la politique intérieure. Les armées consulaires envoyées dans les provinces au cas de guerres proprement dites étaient régulièrement ramenées par leurs généraux, comme celle d’Espagne l’a été par Caton (Tite-Live, 33, 43, 3. 34, 44 ; 8. c. 46, 3) ; au contraire, les garnisons permanentes ont de plus en plus été simplement complétées par des renforts et, au cas le plus favorable, on n’y, a congédié que les hommes des classes les plus anciennes.

[37] Cf. tome III, la théorie du Consulat, sur le dilectus.

[38] Cf. tome V, les chapitres de l’imperium ou puissance proconsulaire du prince et de l’Administration des provinces impériales, sur le dilectus. C’est aussi sans doute à cela que se rattachent les délibérations de Tibère avec le sénat de legendo vel exauctorando milite (v. au même tome, le chapitre des Affaires étrangères, sur l’administration militaire, 1re note).

[39] Le sénat peut provoquer la retraite du magistrat ; il n’y a pas, à ma connaissance, d’exemple qu’il l’ait forcé à congédier ses soldats. Il est même arrivé qu’un consul auquel le sénat confiait, outre deux nouvelles légions, deux anciennes exclusivement pour les licencier, les ait au contraire remises à un préteur (Tite-Live, 32, 9, 5, c. 26, 2).

[40] C’est ainsi que le consul de 463, L. Postumius Megallus licencie son armée au lieu de la remettre à son successeur, comme le souhaitait le sénat (Denys, 17-18, 5). Naturellement le magistrat agit là d’ordinaire d’accord avec le sénat (Tite-Live, 32, 3, 1. 40, 17, 7).