LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE PREMIER. — LA MAGISTRATURE.

LES ATTRIBUTIONS DES MAGISTRATS.

 

 

VIII. — LE DROIT D’AGIR AVEC LE SÉNAT ET DE LUI ADRESSER DES COMMUNICATIONS.

Le droit du magistrat[1] d’agir avec le sénat et de lui proposer un sénatus-consulte (jus referendi) coïncide il l’origine absolu ment avec le droit d’agir avec le peuple, et cette coïncidence est forcée ; car le sénatus-consulte primitif, dont le caractère a été déterminant pour le développement de ce droit (auctoritas patrum), n’est pas autre chose que la présentation au sénat et l’approbation par ce dernier de la rogatio soumise aux comices par le magistrat et acceptée par eux. Le principe a, même par la suite, été maintenu sans réserves pour les magistrats patriciens. Le jus agendi cum populo et le jus referendi sont là en corrélation absolue[2] ; si bien qu’on doit admettre comme légitime la conclusion tirée de l’existence ou du défaut de l’un à l’existence ou au défaut de l’autre. Le droit de convoquer le sénat appartient sans conteste au roi, à. l’interroi, aux consuls, au dictateur, aux préteurs, aux tribuns militaires consulari potestate[3], et aux magistrats supérieurs extraordinaires dont la compétence s’applique à la ville, décemvirs legibus scribundis et triumvirs reipublicæ constituendæ. Son existence n’est pas non plus douteuse au profit du maître de la cavalerie[4] et du præfectus urbi[5]. En revanche, ce droit fait défaut aussi bien au promagistrat cum imperio[6] qu’aux censeurs et à tous les magistrats inférieurs dépourvus de l’imperium. — La question de savoir dans quelle mesure le consul a pu avoir, en face du préteur, uni droit supérieur pour l’a convocation du sénat sera discutée dans la partie du Consulat.

Les magistrats supérieurs plébéiens n’ont jamais reçu le jus agendi cum populo ; on est arrive à reconnaître leurs pouvoirs de magistrats supérieurs, en attribuant une efficacité égale au jus agendi cum plebe qu’ils avaient déjà comme chefs de la plèbe. Par rapport au sénat, l’attribution du jus referendi aux tribuns du peuple fut une des conditions nécessaires de l’égalisation des chefs de la plèbe et des magistrats patriciens. En fait, ils ont acquis ce droit à une époque relativement précoce. Quant à la question difficile de savoir quand et comment s’est accomplie cette évolution, nous la réserverons pour le chapitre du Tribunat. — Les édiles plébéiens n’ont naturellement jamais eu le droit de convoquer le sénat.

Le droit de convoquer le sénat et de lui faire prendre une résolution n’appartient qu’aux magistrats qui ont l’imperium. Le droit de parler au sénat[7] est au contraire accordé même aux magistrats inférieurs et aux promagistrats[8]. Le droit de faire une communication en qualité de magistrat est essentiellement différent du droit d’exprimer son opinion et de voter qui appartient aux sénateurs. L’un exclut même l’autre ; car le jus sententiæ dicendæ est suspendu pour lés magistrats en fonctions. Par suite la communication émanant du magistrat peut être faite à un moment quelconque des délibérations du sénat, taudis que, comme on sait, le droit d’exprimer son opinion s’exerce dans un ordre hiérarchique. Par suite encore, le droit qui appartient aux magistrats de faire des communications au sénat est indépendant du point de savoir si le magistrat qui l’exerce est sénateur, comme le censeur et l’édite curule, ou,, comme le questeur jusqu’à Sulla, ne l’est pas ; le magistrat de la première catégorie ne prend pas la parole en vertu de son jus sententiæ dicendæ, à son rang hiérarchique, mais en vertu de ses pouvoirs de magistrat, par exemple de ses pouvoirs d’édile, au moment qu’il veut. — Les magistrats inférieurs aux questeurs n’ont pas ce droit, on peut le conclure avec certitude de ce qu’ils ne paraissent jamais au sénat. On peut même dire plus. La séparation profonde, faite entre les magistratures inférieures à la questure et les autres magistratures y compris celle-ci, et même le mouvement progressif achevé par Sulla, fait dans le but de rattacher les fonctions sénatoriales à l’exercice de la questure, doivent être ramenés à ce que les portes de la curie étaient ouvertes au questeur et ne l’étaient ni au tribun militaire ayant la qualité de magistrat, ni au triumvir capitalis. Nous ignorons depuis quand il en est ainsi ; et du reste, la tradition ne parle jamais théoriquement de ce droit important. Il peut être aussi vieux que la questure ou, ce qui est la même chose, aussi vieux que la République ; on peut avoir essayé des le principe, de donner au questeur une situation plus indépendante en face du consul, en l’admettant dans la curie.

 

 

 



[1] Une assemblée du sénat comme celle tenue sous Caligula, (Dion, 59, 44), qui n’est pas convoquée et dans laquelle on ne propose rien, est une anomalie.

[2] C’est pourquoi Cicéron, De leg. 3, 3. 6, traite le jus cum populo patribusque agendi, comme un droit unique pour les magistrats patriciens, tandis que, pour les plébéiens, il sépare le jus cum patribus agendi et le jus agendi cum plebe.

[3] Cicéron, De leg. 3, 3, 6 : Cum populo patribusque agendi jus esto consuli prætori magistro populi equitumque eique quem patres produnt consulum rogandorum ergo, Aulu-Gelle, 14, 7 : Varro... in litteris quas ad Oppianum dedit... ponit qui fuerint, per quos more majorum senatus haberi soleret eosque nominal dictatorem, consules, prætores, tribuns plebi, interregem, præfectum urbi, neque aliis præter hos jus fuisse dicit facere senatus consultum... deinde extraordinario jure tribunos quoque militares, qui pro consulibus fuissent ; item decemviros quibus imperium consulare tum esset (peut-être consulare fuisset), item triumviros rei publicæ reconstituendæ causa creatos jus consulendi senatum habuisse. Il n’est pas besoin d’autres preuves.

[4] Cicéron le lui accorde expressément (note 3). Il n’y a pas d’exemples certains de l’époque ancienne ; car les séances du sénat que décrit Tite-Live, 8, 33, 4. 23, 24, 5. c. 25, 2, peuvent avoir été provoquées par une convocation du préteur. Dion seulement ce droit a été exercé par les maîtres de la cavalerie de César (Dion, 42, 27) ; mais, dans le titre émanant de César rapporté dans Josèphe, Ant. 14, 10, 6 (v. à ce sujet L. Mendelssohn, Acta soc. phil. Lips. 5, 236), les ambassadeurs étrangers sont invités à solliciter leur introduction devant le sénat du dictateur ou du maître de la cavalerie. Il est assurément très surprenant que Varron omette le maître de la cavalerie dans la liste rapportée note 2, et l’on peut facilement être porté à se demander s’il n’a pas en sa qualité de Pompéien, voulu contester au maître de la cavalerie de César le droit de convoquer le sénat, pour lequel les précédents pouvaient bien faire défaut d’après la nature des choses. Mais le témoignage de Cicéron ne soulève aucune objection ; et l’on ne voit pas d’ailleurs comment un magistrat muni de l’imperium, qui est assimilé au préteur, pourrait être dépourvu du droit de convoquer le sénat, si rarement qu’il se trouve en pratique en situation de l’exercer.

[5] Varron (note 3) le lui accorde expressément, et les annales fournissent des exemples à l’appui (Tite-Live, 3, 9, 6. c. 29, 4). On peut ajouter l’assertion de la table de Salpensa (c. 25), selon laquelle le préfet a tous les droits du magistrat, sauf celui de nommer un préfet. L’omission du præfectus dans Cicéron (note 3) s’explique sans nul doute par la considération que le seul préfet existant à son époque, le præfectus feriarum Latinarum causa, ne faisait, à raison de la brièveté de ses fonctions, en fait, aucun usage de ce droit. Le droit en question lui a bien été contesté par Junius Gracchanus, quoniam ne senator quidem sit neque jus habeat sententiæ dicendæ, cum ex ea ætate præfectus fiat, quæ non sit senatoria ; mais, d’après le témoignage d’Aulu-Gelle (14, 8), Varron, Tuberon et Capiton se prononcèrent en sens contraire, en s’appuyant avec raison sur ce que le droit de convoquer le sénat et le droit de voter dans le sénat n’avaient rien de commun, et en le prouvant par l’exemple des tribuns. Probablement la contradiction du commentateur du droit publie ami des Gracques n’est qu’une opposition d’ordre politique. Le principe d’après lequel un jeune homo nobilis, à peine déclaré pubère, pouvait, en qualité de préfet de la ville, c’est-à-dire sans être élu par le peuple, se trouver dans le cas d’exercer les pouvoirs les plus élevés, devait choquer d’une manière très concevable l’opposition démocratique.

[6] L’opposition ressort avec une netteté spéciale quand le sénat délibère avec un général en exercice, ayant les haches dans ses faisceaux, qui évite de pénétrer dans la ville pour ne pas perdre les auspices. Si c’est un consul ou un préteur, il convoque lui-même le sénat dans un temple situé hors du pomerium (Tite-Live, 31, 47, 6. 33, 21, 1. 36, 39, 5) ; mais, pour le proconsul et le propréteur, le sénat doit en pareil cas être réuni, leur être donné par un magistrat urbain (Tite-Live, 26, 21, 1. 28, 38, 2. 38, 44, 9. 41, 6, 4). Ici moins encore que pour les comices, la différence ne peut se rattacher aux auspices ; elle ne peut tenir qu’au rapport dans lequel sont la magistrature et la promagistrature.

[7] C’est F. Hofmann (Rœm. Senat, p. 78 et ss.) qui a le premier apporté la lumière dans cette théorie. Les matériaux sont excessivement restreints. Ils consistent : d’une part, dans une démonstration qui ne pourra être fournie que lorsque nous étudierons le sénat, dans la démonstration que les magistrats en fonctions, sénateurs ou non, ne sont jamais appelés ni à exprimer leur avis, ni à voter ; d’autre part, dans les textes nombreux où ces magistrats, sans faire de propositions, prennent la parole au sénat. Le développement de ces arguments ne peut se séparer de l’exposé du règlement intérieur du sénat, et nous y reviendrons à ce sujet (VII).

[8] Le proconsul ou le préteur ne peut convoquer le sénat, mais il peut prendre la parole dans le sénat convoqué par un autre ; la preuve en est déjà dans les textes cités plus haut, note 6.