L’étude sur Denys d’Halicarnasse que nous donnons ici est l’œuvre d’un jeune Normalien d’avenir, M. Mille, mort à l’École Normale en 1888. Cette étude nous ayant été communiquée par les amis de M. Mille, nous avons cru pouvoir nous rendre à leur désir de nous la voir publier. Les conditions dans lesquelles parait ce travail en expliqueront les légères imperfections. Nous n’y avons touché que d’une main très discrète, uniquement pour en faire disparaître quelques inexactitudes de détail.
Ch. CUCUEL.
On a sur Thucydide non pas un jugement, mais plusieurs jugements de Denys d’Halicarnasse. A vrai dire, dans le Traité de l’Arrangement des Mois, le Traité sur Démosthène et la seconde Lettre à Ammæus, il n’a étudié que le style de Thucydide ; la Rhétorique n’offre que l’appréciation de quelques discours ; et il n’y a dans l’Examen des Anciens qu’un résumé général très bref ; — mais la Lettre à Pompée et la Lettre à Ælius Tubéron (celle-ci avec bien plus de développements que celle-là) contiennent des jugements complets sur l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, considérée dans sa forme et dans son fond. Entre ces deux jugements, il n’y a pas tout à fait concordance. Dans les deux Lettres, l’œuvre de Thucydide est également[1], quoique diversement critiquée pour le fond ; mais la forme est beaucoup plus sévèrement appréciée dans la seconde lettre que dans la première. Même opposition entre la Seconde Lettre à Ammæus, qui complète la Lettre à Tubéron, et le Traité de l’Arrangement des Mots, le Traité sur Démosthène, la Rhétorique, l’Examen des Anciens, qui confirment la Lettre à Pompée. L’on a ainsi deux groupes de jugements qui, en un sens, différent. Où est la vraie pensée de Denys ? D’après Denys lui-même, la Lettre à Tubéron et la Seconde Lettre à Ammæus avaient été précédées d’un Traité sur l’Imitation[2] ou sur les Anciens Orateurs[3] (Denys lui donne l’un et l’autre titre) ; le traité dans son ensemble a disparu, mais les chapitres qui avaient trait aux Historiens sont reproduits dans la Lettre à Pompée. Le Jugement exprimé dans cette Lettre est donc le premier Jugement de Denys. Ainsi Denys a commencé par admirer sans beaucoup de restrictions le style de Thucydide. Ses idées sur ce point se sont donc quelque peu modifiées. Il y aurait pourtant de l’excès à dire qu’il a changé d’opinion. Les deux jugements se distinguent, ne s’opposent pas. Nous devons l’en croire là-dessus : c’est, dit-il, en se renfermant dans d’étroites limites qu’il avait tout d’abord parlé de Thucydide ; et il a cru sans doute que dans une courte appréciation de son style il ne devait y avoir place que pour l’éloge. — Dès qu’il a pu traiter le même sujet avec plus d’étendue, il y a eu lieu pour lui de joindre la critique à la louange. Ainsi la Lettre à Tubéron (dont dépend la Seconde Lettre à Ammæus) est le jugement développé et définitif ; — mais c’est dans la Lettre à Pompée qu’on peut saisir la pensée de Denys à son origine et dans son point de départ ; il sera donc prudent, en nous servant beaucoup de celle-là, de nous reporter souvent à celle-ci et aux jugements partiels qui la complètent. I On ne comprendrait guère les opinions de Denys, si on les examinait à part, sans les rattacher à Denys lui-même. Denys n’est pas un oisif qui dans les lettres cherche son plaisir, sans plus ; il n’a rien d’un dilettante. Il est professeur d’éloquence ; et il n’y a pour lui d’éloquence que dans l’imitation de ceux qui furent éloquents. A cet effet, il commente tous les jours en public[4] les grands écrivains grecs, en les proposant comme modèles à son auditoire. Il veut qu’on les imite, ou plutôt qu’on les reproduise : nous devons, dit-il[5], pratiquer leurs écrits assez assidûment pour qu’on retrouve en nous les caractères de chacun d’eux. Et l’imitation l’occupe toute sa vie ; il est, si l’on peut dire, professeur d’imitation. — Son goût littéraire a pris par suite un tour pratique, et il ne conçoit pas d’autres beautés de style que celles qui sont imitables. C’est pour lui la marque du grand écrivain, de pouvoir être utilement imité. D’autre part sa tache est double : après qu’il a signalé à ses élèves les exemples salutaires, il lui reste à leur faire éviter les exemples dangereux ; et il n’appréhende rien tant que les engouements littéraires qui font perdre au public studieux le discernement des bons et des mauvais modèles. Ce choix entre les divers modèles n’avait rien d’arbitraire. Il ne pouvait embarrasser un Rhéteur. La rhétorique est l’art de plaire, l’art de trouver des paroles qui caressent l’oreille et flattent l’esprit de l’auditeur. Pour cela, il y a des règles. On plan à l’oreille en employant l’un des deux genres d’élocution qui sont admis, légitimes et comme officiels, le style élevé et le style simple, qui ont chacun leur harmonie, âpre ou douce. On plait à l’esprit[6] en traitant un sujet glorieux, qu’on développe d’une façon variée et vive. — Comme peu d’écrivains, même parmi les plus grands, ont su plaire ainsi à la fois par le fond et par la forme, on conçoit qu’il importe beaucoup à Denys de fixer dans quelle mesure un auteur se recommande à l’imitation, et de prémunir ses élèves contre les admirations qui deviennent des engouements. Or, au temps de Denys, il y avait une ardeur et comme une fureur de goût qui portait les jeunes gens à l’étude de Thucydide. On l’admirait en tout, et en tout on l’imitait. Denys en témoigne en plus d’un endroit. Ce qu’était ce zèle aveugle, Lucien, quoique venu près de deux siècles plus tard, peut nous le faire comprendre[7] : dans son Traité de la Manière d’écrire l’Histoire, on voit que les imitateurs de Thucydide, qui lui empruntaient des tours, des locutions et jusqu’à des phrases entières, s’efforçaient aussi de choisir un sujet analogue au sien et de le développer d’après sa méthode. Il y avait lieu pour Denys d’intervenir, et d’appliquer à Thucydide ses règles ordinaires de jugement. Il l’a jugé pour faire couvre utile, pour marquer en lui ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas imiter. En écrivant ce traité, dit-il[8], dans sa Lettre à Tubéron, je cherche à être utile à ceux qui voudront imiter Thucydide ; ce qu’il dit aussi dans sa Lettre à Pompée[9]. C’est dans ces vues louables qu’il juge Thucydide, d’après sa conscience de rhéteur. Thucydide écrivait pour les Grecs : dans quelle mesure a-t-il travaillé à leur plaire ? Le sujet qu’il a choisi est bien étrange[10]. Il raconte c une guerre qui n’a été ni honorable ni heureuse, et telle enfin qu’il serait à souhaiter qu’elle ne fût pas arrivée.. Comment le lecteur grec prendrait-il plaisir au récit des malheurs de la Grèce ? Comment Thucydide n’aurait-il pas choqué[11] les Athéniens en les rendant responsables de cette guerre funeste ? Il est singulier que Thucydide ait méconnu ces lois de convenance historique. Denys a été plus avisé dans ses Antiquités Romaines[12] ; le problème était pourtant plus compliqué pour lui, puisqu’il avait à plaire à la fois aux lecteurs grecs et aux lecteurs romains : mais il s’est tiré de peine en montrant que Rome avait été fondée par des Grecs de haute race, et non, comme on le croyait, par des brigands du Latium. Quel que soit le sujet choisi, la division en est-elle claire ? Puis, y a-t-il entre toutes les parties du développement cette juste proportion qui plait à l’esprit ? — En distribuant les faits par étés et hivers, Thucydide a innové ; mais cette innovation est malheureuse[13]. Pour suivre les évènements qui se passent en la même saison dans des lieux différents, il a dû couper son récit par une foule de subdivisions, et l’impression d’ensemble est confuse. Comme exemple du morcellement des faits, Denys cite le troisième livre[14], ou, d’après lui, Thucydide ébauche et abandonne tour à tour plusieurs récits, entrecroisant dans sa narration les affaires de Mytilène, la guerre dans le Péloponnèse, le siège de Platées, la sédition de Corcyre, etc. Quant au développement des faits, il est à la fois monotone et inégal. Les faits analogues se suivent, se pressent, s’entassent[15], les batailles succédant sans relâche aux batailles, et les discours aux discours ; c’est toujours le même objet qui occupe et qui fatigue les yeux du lecteur. A peine y a-t-il en tout deux ou trois digressions (sur les Odryses, par exemple, et sur les villes siciliennes). — D’autre part, la proportion manque[16] entre les divers développements. Ainsi le prétexte de la guerre est étudié en bien plus grand détail que sa cause véritable ; et l’introduction dans son ensemble est beaucoup trop longue, comparée à ce qui suit : il fallait brusquer, le récit et résumer la situation. De même dans le corps de l’ouvrage, ce n’est pas toujours à propos que la narration est ample ou concise. Comment Thucydide peut-il si longuement raconter l’affaire de Sphactérie, puisque les Spartiates assiégés n’étaient pas plus de quatre cent vingt ? Pourquoi tel combat naval contre les Barbares est-il plus brièvement décrit que tel autre combat naval contre les Lacédémoniens quand il est reconnu que les Barbares avaient deux cents trirèmes, tandis que les Lacédémoniens n’en avaient que quarante-sept ? — Ce n’est pas là le seul genre d’inégalité que Denys trouve choquant chez Thucydide : il lui reproche[17] aussi de ne pas s’émouvoir de même sur tous les évènements tristes, et de paraître indifférent aux malheurs des Éginètes ou des Eubéens, lui qui ailleurs raconte d’une manière si touchante la ruine de Platées et celle de Mytilène. Ces défauts ne font pas oublier à Denys les grands mérites de Thucydide, sa véracité[18] et son impartialité[19] ; il met pourtant ceux-ci beaucoup moins en lumière que ceux-là. De même, examinant les discours[20], qu’il étudie à part, Denys y reconnaît bien une force d’invention admirable : il accorde que quelques-uns sont de tout point accomplis, l’apologie des Platéens par exemple, les discours de Nicias dans le sixième et le septième livre, celui de Périclès dans le premier livre. Mais la même irrégularité qu’il blâmait dans le développement des faits le choque dans la distribution des discours. C’est arbitrairement, lui semble-t-il, que Thucydide choisit parmi les harangues celles qui lui paraissent dignes d’être reproduites ; et ce choix arbitraire n’est pas toujours heureux. Ainsi il y a eu à propos des affaires de Mytilène deux assemblées et deux séries de discours : pourquoi rapporter tout ce qui fut dit dans la seconde assemblée, si l’on ne reproduit rien de ce qui concerne la première, plus importante pourtant et plus intéressante ? — Et c’est là le défaut du grand éloge funèbre[21] : il est prononcé à propos d’une perte insignifiante ; il n’a pas d’autre matière que la mort de quelques hommes dans un combat de cavalerie. Il fallait réserver cette douleur, et cet apparat, et cet hommage à un désastre comme celui de la Sicile, où périrent quarante mille Athéniens et alliés. — Un seul fait suffirait d’ailleurs à montrer combien est capricieuse cette distribution des discours dans l’ouvrage : il n’y a pas la moindre harangue dans le huitième livre[22], où sont pourtant rapportés des évènements considérables. — Mais considérons les discours en eux-mêmes : ils manquent souvent de convenance, ils expriment parfois des pensées inattendues et choquantes : conçoit-on les Athéniens disant aux Méliens[23] que la violence est permise aux forts contre les faibles ? c’est le langage d’un roi barbare s’adressant à des Grecs, ce n’est pas,celui des Grecs entre eux. De même Périclès[24], dans son apologie aux Athéniens, emploie le ton de la menace, quand il devrait recourir à la prière. Concluons donc, pour les discours en particulier, qu’ils sont presque toujours mal placés, et quelquefois mal conçus ; et, pour le fond en général, que, peu faite pour plaire au lecteur et construite sur un plan incommode, l’œuvre est distribuée et développée sans art, ou sans bonheur, — quelque admirables que soient d’ailleurs les fortes qualités, qui y paraissent. On ne peut se tromper sur la pensée de Denys : l’Histoire de la guerre du Péloponnèse est pour le fond un mauvais modèle. Denys a-t-il jugé aussi durement le style de Thucydide ? On le croit d’ordinaire quand on s’en tient à la Lettre à Tubéron, où le ton de la critique est un peu vif ; — on en est moins convaincu si on se reporte aux écrits antérieurs pour y chercher la pensée de Denys à son origine. Dans la Lettre à Pompée, Thucydide, jugé bien inférieur à Hérodote comme historien[25], est déclaré son égal comme écrivain[26]. Il a la pureté et la propriété de l’expression, la concision, l’art de peindre les choses par les mots ; il ex-celle à rendre les affections vives. Sans doute il est monotone dans sa véhémence ; mais il y a partout chez lui quelque chose de poétique qui est fort élégant. Son style, à le bien définir, a une beauté âpre et un peu farouche. Ce jugement de la Lettre à Pompée se retrouve — résumé — dans la Critique des anciens écrivains[27] ; il y est complété sur un point, puisque Denys y signale en plus la variété des figures. Nous voyons jusqu’ici Thucydide loué comme grand écrivain, d’une façon toute générale. Dans le Traité de l’Arrangement des mots, l’éloge devient plus particulier : Thucydide est grand écrivain dans un genre spécial, dans le style sévère (ή αύστηρά άρμονία). Denys fait remarquer[28] qu’on ne trouve guère chez lui de phrases douces à l’oreille et harmonieusement construites ; si beaucoup de commentateurs ont vu là un blâme, c’est faute de s’être reportés à la définition du style sévère donnée plus haut par Denys. Tel quel, ce genre, où avait excellé Pindare parmi les poètes, était admis par tous ; et loin de blâmer Thucydide de la rudesse de ses phrases, Denys s’étudie à découvrir par quels moyens il a pu donner ce caractère à son style. Il examine à cet effet[29] les trois premières phrases du premier livre, et il montre que, si elles produisent une impression de rudesse et d’âpreté, c’est grâce surtout à des chocs de lettres[30] ; plusieurs cas sont distingués, le choc des diverses consonnes (σ et ξ, — ν et τ, — ν et π, — γ et κ), le choc des voyelles (ι et α, etc.), le choc des semi-voyelles (ν et λ, etc.) : procédés qui donnent à la phrase une allure pénible et comme fatiguée ; l’oreille s’arrête forcément sur des sons aussi durs, et de ces heurts, de ces ressauts de la phrase il résulte une harmonie compliquée que savaient goûter les anciens. Pour rompre la continuité de la période, il a recours aussi à d’autres procédés : il termine la phrase[31] non par des mots qui se lient facilement à ceux qui précèdent, mais par un ou deux grands mots qui se suffisent en quelque sorte à eux-mêmes et qui s’isolent de l’ensemble, de sorte que la phase n’a pas à proprement parler ide fin, et se termine sans ménagements pour l’oreille, d’une manière abrupte (τών προγεγενημένων). Denys se résume en disant[32] que dans ces deux premières pages non seulement les phrases sont brisées par d’âpres dissonances, mais qu’il y a aussi entre les parties de chaque période des discordances voulues ; que les tours de phrase sont forcés, les formes de langage renouvelées, et que l’ordre logique est négligé. Quelques éditeurs ont cru que c’était autant de reproches que Denys adressait là à Thucydide ; il n’en est rien. Denys admirait fort le style rude, et semble avoir bien compris et bien exposé les qualités du genre : il termine[33] simplement son examen par ces mots : voilà tous les caractères du style rude que j’ai cru distinguer. — Et si l’on s’étonnait que Denys ait pu goûter cette forme un peu âpre, il ne faudrait que se reporter aux rhétoriques des Grecs pour voir à quel point elle était recherchée et étudiée. Le rhéteur Démétrius déclare[34] qu’au style magnifique, qui est le style de Thucydide, l’harmonie ordinaire ne convient pas. Presque toujours, dit-il, Thucydide évite les constructions de phrase trop ajustées et comme tirées au cordeau ; il a l’air de donner sans cesse contre des obstacles, en homme qui marche dans des chemins raboteux... Il cite un exemple et remarque que, si la forme eût été plus facile et plus douce, tout ce qui fait la grandeur du style aurait disparu. On voit que dans ses premiers écrits Denys admire et loue pleinement le style de Thucydide. Ce jugement est-il démenti dans la Lettre à Tubéron ? — Jusqu’ici, Denys déclare, comme tous les rhéteurs, que la manière de Thucydide est âpre et rude ; mais cette rudesse, cette âpreté, il l’admet et l’admire, il y voit le caractère même du genre adopté par Thucydide, et il étudie avec goût les procédés que Thucydide applique pour obtenir de pareils effets. A bien regarder les choses, on reconnaît sans peine que c’est encore ici sa méthode. Lui attribuer l’intention de dénigrer le style sévère, c’est faire une hypothèse injustifiable, et que les textes repousseraient d’eux-mêmes. Quand Denys, au début de ce chapitre XXIV, nous dit que Thucydide a introduit dans l’histoire un langage négligé jusque-là (ϊδιόν τινα χαρακτήρα, καί ταρεωραμένον άπασι), il ne prétend pas le blâmer, et nous devons donner à παρεωραμένος son sens ordinaire de négligé. Ce que Denys expose ensuite, ce sont les procédés mis en couvre par Thucydide dans cette heureuse innovation. Il détaille minutieusement[35] toutes les figures qu’il a employées ; il montre comment il a interverti les parties du discours (un nom pour un verbe, et inversement), les voies verbales, les nombres, les genres ; comment tour à tour il condense une phrase en un mot, ou développe un mot jusqu’à en tirer une phrase ; procédés qu’il examine de plus près[36] en citant des exemples à l’appui, dans la Seconde Lettre à Ammæus. C’est sans intention critique qu’il désigne[37] comme qualités, comme propriétés organiques du style de Thucydide le caractère poétique des mots, la variété des figures, la rudesse des sons, la promptitude avec laquelle l’idée se dégage. Telle est, ajoute-t-il, l’essence du style de Thucydide, style par lequel il s’est placé au-dessus des autres historiens[38]. Prises dans leur sens naturel, les paroles de Denys ne veulent pas dire autre chose : Thucydide, qui pour employer le style sévère a dû violenter la grammaire et dompter la langue, est supérieur comme écrivain aux autres historiens. Est-ce à dire qu’il soit sans défauts ? Denys ne le croit plus, et c’est là qu’est proprement et uniquement la hardiesse de sa critique. Auparavant il louait sans réserve le style de Thucydide ; maintenant — quoiqu’il le maintienne toujours à son rang — il lui trouve des défauts, et il le dit. Ces défauts sont de deux sortes. Tout d’abord Thucydide, maître dans le style sévère[39], a abusé des procédés qui donnaient à son style ce caractère de sévérité. A certains moments il y a surcharge[40] ; l’effet produit est trop fort. Qu’il y ait des mots étrangers ou inventés, qu’il y ait aussi des tours forcés ou embarrassés, Denys l’admet sans peine ; mais suivant lui, Thucydide en use trop, et ne sait pas garder dans leur emploi la mesure nécessaire. Par là il devient obscur[41] ; grave reproche, qui n’était exprimé ni dans la Lettre à Pompée, ni dans le Traité de l’Arrangement des Mots, mais que le Jugement sur Thucydide et le Traité sur Démosthène énoncent formellement. Cela c’est l’exagération du style sévère. L’autre défaut de Thucydide est d’avoir employé des artifices étrangers à ce style[42] : les antithèses puériles, les périodes à membres symétriques et à chutes consonantes ne devraient pas trouver place dans son œuvre, parce qu’elles n’ont rien de commun avec le genre sévère, et l’usage qu’en a fait Thucydide est toujours un abus. A ces deux observations se bornent les critiques de Denys sur le style de Thucydide. Elles atténuent sans doute les grands éloges qu’il lui a donnés ; il n’en reste pas moins vrai que pour lui Thucydide est un admirable écrivain, dont il a voulu surtout analyser les beautés. C’est comme historien qu’il le critique et qu’il le blâme ; et c’est le fond de son œuvre que, suivant lui, on ne doit pas imiter. II La manière dont Denys apprécie pour le fond l’Histoire de Thucydide nous étonne ; nous ne jugeons plus ainsi. Denys voyait en Thucydide un écrivain qui avait négligé de plaire, et à tort ; nous le regardons, nous, comme un historien qui cherchait à comprendre, et qui y a réussi. Pour nous, Denys s’est mépris, et il n’est presque aucune de ses critiques qui porte. D’après Denys, le sujet même est mal choisi, puisque la guerre du Péloponnèse a été à la fois honteuse et malheureuse pour la Grèce. Mais c’est justement le mérite propre de Thucydide d’avoir su se dégager des préjugés grecs et de s’être considéré simplement comme homme, par un effort presque unique en cette antiquité. Ce qui l’émeut, ce sont les choses humaines, et non plus seulement les intérêts grecs ; et s’il a entrepris de raconter la guerre du Péloponnèse, c’est qu’il a vu en elle un évènement considérable, dont la portée dépassait la Grèce : Ce mouvement, dit-il[43], est le plus grand qui ait jamais troublé les Grecs, agité une partie des Barbares, et se soit étendu, pour ainsi dire, à la majeure partie du genre humain. Cette grande vue a échappé à Denys. Denys a fort attaqué le plan suivi par Thucydide et la division en saisons. — Mais d’abord qu’on ne s’exagère pas l’importance que cette division avait pour Thucydide : son histoire, c’est, dit-il[44], le récit des faits exposés dans une succession ininterrompue, à mesure que chacun s’est produit, et distribués par étés et par hivers. On voit que cette distribution n’est pour lui qu’un moyen de classer les faits, et que ce qui importe c’est la continuité, la marche suivie des événements. Pourquoi a-t-il choisi ce procédé de classement ? Il nous le dit lui-même[45] : Il faut plutôt avoir égard à l’ordre des temps qu’aux magistrats qui ont rempli quelque part la dignité d’archontes ou quelque autre charge, et dont les noms servent à désigner les époques des évènements ; car on ne voit pas exactement si une chose est arrivée au commencement ou au milieu, ou à un point quelconque de leur magistrature... Il faut donc une manière de compter le temps qui s’adapte aux faits, qui ait avec eux une liaison naturelle : or l’été (les huit mois qui suivent le printemps) est la saison des campagnes et de l’activité guerrière, l’hiver le temps du repos ; tel est le principe — très sensé — de la division. Il ne faudrait pourtant pas être dupe de l’apparente rigueur de cette distinction. En beaucoup d’endroits, on voit que les campagnes commencées en été s’achèvent en hiver ; les mêmes intérêts se débattent, les mêmes entreprises se poursuivent ; par exemple, la quinzième année de la guerre[46], les affaires d’Argos sont en jeu dans les deux saisons, c’est même en hiver que les campagnes importantes ont lieu. L’hiver, en général, marque seulement l’achèvement des entreprises, la solution des grosses difficultés soulevées au début de l’année, ou bien un simple ralentissement dans les hostilités. Du reste, cela n’atteint pas le principe même de la division : car l’été reste la saison importante, et le commencement de l’été est toujours accompagné d’une nouvelle reprise de la lutte. C’est dire que la véritable unité de temps est l’année. L’ère employée par Thucydide est ainsi simple et pratique, elle commence avec la guerre elle-même, au printemps de l’année 431. Telle quelle, cette division n’est pas admise par Denys : elle produit, dit-il, le morcellement des faits, et il emprunte au livre III des exemples de ce morcellement. Mais la dispersion qu’il y signale est plus apparente que réelle : Thucydide n’abandonne un instant les affaires de Mytilène pour parler de Lacédémone que parce que les Lacédémoniens sont directement intéressés aux affaires de Mytilène ; il n’y a en somme dans cette première partie du troisième livre que deux récits importants, celui de la révolte de Mytilène et celui du siège de Platées[47] ; à un certain moment, les deux récits s’entrecroisent, il est vrai, mais sans qu’il y ait confusion. A la vérité, l’exemple pris par Denys n’est qu’à moitié mal choisi, et la fin extrême du IIIe livre est curieuse à étudier ; du chapitre 102 au chapitre 416 et dernier, il y a un singulier enchevêtrement des faits qui se sont produits dans un seul hiver : nous assistons, au chap. 103 à des combats en Sicile ; au chap. 104 à la purification de Délos ; dans les chap. 105-114 à la continuation de la guerre d’Ambracie, au chap. 115 à d’autres combats en Sicile, et au chap. 116 à l’éruption de l’Etna. — Ici Denys a raison, il y a morcellement, et morcellement excessif. Mais en s’égarant ainsi, Thucydide applique une méthode réfléchie, non pas un procédé instinctif, et nous avons le droit de nous demander ce qui fonde pour lui la valeur de cette méthode. Les faits que nous venons d’énumérer sont par eux-mêmes sans rapport les uns avec les autres : quel lien Thucydide met-il entre eux ? Ce qui unit le second fait (les combats en Sicile) au premier (la guerre d’Ambracie), ce sont ces mots : L’hiver qui suivit (τοΰ έπιγιγνομένου χειμώνος)[48] ; puis le second fait est lié au troisième, le troisième au quatrième, et le quatrième au cinquième[49] par cette formule trois fois répétée : Ce même hiver (τοΰ δ' αύτοΰ χειμώνος). Une foule d’exemples pourraient appuyer cette remarque. — Eh bien ! cette formule, qui pour un autre historien serait peut-être une transition banale, a pour Thucydide une valeur sérieuse,[puisque pour adopter cet ordre singulier il renonce à la disposition naturelle des faits et brise la continuité des événements. C’est dire que d’après lui le simple rapport de simultanéité ou de succession dans le temps est aussi réel que le rapport de causalité, et qu’il faut tenir en histoire autant de compte du premier que du second. Des faits qui n’ont entre eux aucun lien naturel, qui n’influent pas les uns sur les autres, sont unis pourtant d’une façon réelle s’ils se passent dans le même temps ou dans des temps qui se suivent immédiatement. Le synchronisme enchaîne les faits au même titre que la causa lité ; là où nous dirions pour les mêmes causes, il dit dans le même temps. Le temps est donc pour lui le vrai lien des faits ; et pour qu’il en soit ainsi, il faut que le temps soit quelque chose de réel, le milieu où les faits, pour ainsi dire, naissent. Du reste l’application de cette théorie a des bornes — car autrement Thucydide aurait dû faire un synchronisme universel ; elle est limitée par le sujet même qu’il a posé. Il n’étudie qu’une portion de l’immense simultanéité du temps : ce qui se passe en terre grecque durant la guerre du Péloponnèse. Mais, dans ces limites, la théorie est strictement appliquée, puisqu’il parle même de l’éruption de l’Etna[50] ; ce fait, d’après lui, n’est pas sans rapport avec les autres faits ; puisqu’il leur est simultané ; ou plutôt, il a avec eux ce rapport intime, de leur être simultané. Le développement des faits n’est pas moins critiqué par Denys que le plan lui-même. Il y a partout des disproportions qui le choquent. D’abord, à son gré, l’introduction est trop longue. Mais, à bien examiner ce qu’a voulu faire Thucydide, on voit qu’elle devait avoir cette longueur : car, si la guerre du Péloponnèse est le plus grand événement de l’histoire grecque, tous les faits qui l’ont précédée n’ont servi qu’à la préparer, et il faut pour la comprendre remonter aux origines de la Grèce. On voit combien Denys se trompe quand il reproche à Thucydide d’avoir surtout étudié le prétexte de la guerre : à proprement parler rien n’est prétexte, et tout est cause. Je ne sais si Denys a bien rendu sa pensée quand il a accusé Thucydide d’entasser les faits sans répit, et de fatiguer le lecteur par une accumulation de récits analogues, les batailles suivant toujours d’autres batailles, etc. Denys serait mal venu d’adresser ce reproche à Thucydide, après avoir dit que son plan n’est défectueux que parce qu’il brise la continuité des faits ; et en effet, par suite de ce morcellement, ce sont parfois des faits tout différents qui se suivent dans la narration. Ajoutez qu’à ce compte les deux récits que Denys considère comme des digressions, l’histoire des Odryses[51] et celle des viles de Sicile[52], ni seraient plus des digressions, mais des faits pareils aux autres faits : car l’histoire des Odryses par exemple, qui est racontée à propos d’une campagne des Athéniens, est elle-même toute de batailles. — Denys a plutôt voulu dire que Thucydide s’en tient toujours aux faits contemporains ; il ne parle des événements qu’en tant qu’ils sont simultanés ou successifs ; il n’y a pas chez lui ces retours en arrière, ces récits du passé qui plaisent tant dans Hérodote et à cet égard les deux seules digressions de Thucydide sont bien en effet l’histoire des Odryses et celle des villes Siciliennes, par laquelle il se reporte à des temps lointains. Cette liaison immédiate de tous les faits dans le temps est singulièrement intéressante ; c’est elle qui fait de l’histoire de Thucydide un ensemble si serré, si dense et si compacte, que par là elle reproduit quelque chose de la plénitude de la vie et de la connexité universelle des faits[53]. Dans les développements particuliers, Denys se plaint qu’il y ait disproportion, et que tous les faits ne soient pas également étudiés. C’est que Denys n’admet entre eux qu’un ordre de proportion, une proportion numérique ; et il voudrait voir l’étendue des récits de batailles varier d’après le nombre des combattants engagés. C’est faire trop de place à l’arithmétique dans l’histoire. — Pour Thucydide, un fait n’importe qu’autant qu’il se rattache à la guerre d’Athènes et de Lacédémone[54] ; et parmi ceux qui y ont trait directement, Thucydide ne développe que les plus significatifs. S’il s’étend sur un combat naval contre cinquante trirèmes de Lacédémone, c’est qu’il y voit la première épreuve que firent les Lacédémoniens de leur force sur mer, épreuve dont l’insuccès leur fut une grande déception. — Quant à la prise de Sphactérie, Thucydide explique[55] pourquoi il y a insisté : c’est que, de tous les événements de la guerre, ce fut pour les Grecs le plus inattendu. Car on croyait que ni la faim ni aucune extrémité ne pourraient obliger les Lacédémoniens à livrer leurs armes, mais qu’ils mourraient sans les abandonner. On voit toute l’importance du fait, et quelle émotion il a produite en Grèce. Quand Denys examine les Discours, ce qui nous prouve d’emblée qu’il ne les a guère compris, c’est qu’il les étudie à part, sans leur trouver de lien avec le fond de l’ouvrage, et en les traitant comme des hors-d’œuvre oratoires. Il se plaint que les discours soient arbitrairement placés. Pourquoi, quand dans les mêmes circonstances il y a eu deux discours prononcés, pourquoi Thucydide ne reprend-il qu’un seul de ces discours ? — C’est qu’en réalité les circonstances ne sont pas les mêmes : par exemple, s’il y avait des raisons pour rapporter le discours des députés lacédémoniens à Athènes au moment du singe de Sphactérie[56], il n’en était pas de même du discours des députés athéniens à Lacédémone après la seconde invasion du Péloponnèse[57]. L’affaire de Pylos marque une crise : c’est le seul revers des Lacédémoniens, et c’est aussi le seul moment où les Athéniens pouvaient faire la paix à leur gré. Au contraire la députation à Lacédémone n’a rien de significatif ; elle a lieu dans une de ces phases de découragement si habituelles aux Athéniens et si passagères ; ce fut même à peine une ambassade officielle, puisqu’elle fut envoyée sans l’aveu de Périclès et de son parti. — Thucydide ne prétend pas reproduire tous les discours qui ont été prononcés : il choisit ceux qui résument une situation. Chacun de ceux qu’on trouve dans son œuvre se rapporte non précisément à un fait, mais à une série de faits. Il n’en faudrait pas conclure que chaque série de faits trouve ainsi son résumé, et que Thucydide écrit un discours toutes les fois que l’exige la composition de son ouvrage ; non, l’art de Thucydide s’ajoute à la réalité, il ne la trouble pas. Denys, qui pour le fond avait apprécié Thucydide en rhéteur, se contentait pour juger son style de le soumettre aux règles du genre, c’est-à-dire aux lois du style sévère. Il l’étudiait comme forme pure, distincte de la pensée ; nous cherchons au contraire dans quelle mesure il se prête et s’ajuste à la pensée. Suivant nous, c’est donc d’une façon tout extérieure que Denys a étudié le style de Thucydide. Mais sur les dehors mêmes de ce style il a fait des observations qui nous sont précieuses ; par lui nous connaissons ce qui est la technique de l’art de Thucydide, les combinaisons de lettres où se heurtent les sons. Il ne semble pas non plus qu’il ait mal jugé les artifices les plus extérieurs du style de Thucydide, les parisoses, paronomases, et autres procédés d’harmonie emprunté à Gorgias. Chercher des propositions qui aient le même nombre de syllabes, terminer deux phrases par le même son, opposer symétriquement les divers membres de deux périodes, ce sont là des curiosités de style qui nous touchent fort peu dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Pour défendre ces minuties, les éditeurs allèguent qu’il y a là un remarquable effort pour faire percevoir le sens d’une phrase par le son des mots, et rendre ainsi la pensée sensible à la fois à l’esprit et à l’oreille. A voir sainement les choses, cet effort même est à critiquer. La prose n’a pas besoin de rendre pour ainsi dire matérielle à ce point la pensée qu’elle traduit : il lui suffit de la suggérer ; c’est à la poésie de la raire vibrer dans les mots. Si deux idées sont de même ordre, il est inutile de les reproduire dans des formes de langage parallèles ; la symétrie interne suffit, elle se passe de toute autre. Ainsi l’assonance finale et la correspondance syllabique des phrases ne servent en rien à la pensée pure : c’est pour traduire des images, et non des idées, qu’il faut en user. A cet égard, Thucydide s’est trompé, et Denys a bien jugé[58]. Il n’en est pas de même de son autre critique. S’il déclare le style de Thucydide tourmenté et obscur, nous sommes d’accord avec lui : mais il le juge mauvais par là même, et il se trompe sans doute ; car, s’il y a obscurité, il n’y a pas réellement confusion, et sous cet embarras de la construction il y a des idées nettes. Telle quelle, la phrase de Thucydide porte la marque d’un effort puissant, l’effort pour rendre la pensée en elle-même et pour la suivre jusqu’au bout. Thucydide aurait trouvé artificiel le style coupé des modernes ; c’est le langage qui isole ainsi les idées ; dans l’esprit, elles ne paraissent pas une à une. Il y a entre elles des affinités fondamentales qui les attirent, qui les rapprochent et qui les groupent ; elles se forment par niasses, que maintient une secrète cohésion. Pour Thucydide, la phrase doit reproduire un de ces groupes d’idées. Elles ne sont pas mêlées, liées sans ordre : il y a dans chaque groupe une hiérarchie profonde, une exacte subordination des idées secondaires à l’idée principale : on trouve de même dans la phrase de Thucydide un ordre de groupements que Denys n’a pas vu. Telle période, critiquée par Denys pour son apparente confusion, nous parait, au contraire, remarquable en ce qu’elle présente avec force les rapports de subordination et de coordination des idées ; par exemple la période citée dans le chapitre 25 sur Thucydide : sur les dix membres de cette phrase[59], les neufs premiers qui se tiennent entre eux par des liens de coordination sont subordonnés au dixième : celui-ci exprime l’action, ceux-là les circonstances de l’action. La phrase entière est donc le fait, précédé de son explication ; et Denys, en prétendant reporter la dernière proposition au milieu de la phrase, a détruit l’harmonie des idées. On trouve aussi la construction inverse, également naturelle, le fait suivi de son explication. A proprement parler, dans les deux cas la construction dramatique est substituée à la construction logique. Dans les propositions circonstancielles qui expliquent le fait, Denys remplace volontiers les participes par des tournures conjonctives : l’analyse de la pensée est ainsi plus claire, mais la série des participes marquait bien mieux l’accompagnement des circonstances ; il semblait que le rapport de coordination fût plus intime. Qu’il y ait des phrases embarrassées, cela ne l’ait pas de doute ; mais c’est l’embarras même des idées qui naissent et se présentent simultanément à l’esprit, et la phrase de Thucydide est l’expression directe, la plus immédiate qui fut jamais, de l’ordre de naissance des idées et de leur groupement naturel. L’ordre des mots dans la phrase n’est pas moins librement ni moins fortement réglé par lui que l’ordre des propositions dans la période. L’ordre prétendu logique lui importe peu ; pour qu’on fût en droit d’employer toujours la même construction régulière, il faudrait que les faits à exprimer eussent tous le même aspect pour l’esprit. Or, il n’en est rien, et la phrase doit être assez souple et assez mobile pour représenter tour à tour les faces diverses des choses. A cet effet, on peut faire mouvoir dans la phrase les mots importants, en donnant successivement à chacun d’eux la place où il sera le mieux en saillie et comme en lumière. Thucydide abonde en tours inversifs, et les corrections que Denys en propose sont fort intéressantes, parce qu’elles opposent la logique des grammairiens à la logique de Thucydide, qui est supérieure. Comparez la phrase originale : Καί όρκοι, εϊ που άρα έγίγνοντο ξυναλλαγής, έν τώ αύτίκα πρός τό άπορον έκατερω διδόμενοι, ϊσχυον; ούκ έχόντων άλλοθεν δύναμιν à la correction de Denys : Οί δέ περί τής φιλίας όρκοι, έϊπου άρα γένοιντο, άπορία πίστεως άλλης, έκατέρω διδόμενοι, έν τώ παραχρήμα ϊσχυον. La phrase de Thucydide a deux mots forts, όρκοι, placé en avant de tout le reste et dégagé même de l’article, et ϊσχυον, isolé au centre de la phrase et séparé de son complément circonstanciel. Ainsi les mots sont à divers plans dans la phrase, qui s’étend en profondeur, tandis que la construction régulière ne donne qu’un alignement de termes. Les critiques de détail formulées par Denys sont nombreuses ; elles portent en général sur des changements de nombre, de genre, et autres singularités grammaticales, qui nous intéressent encore ; car si Thucydide fait aux mots cette espèce de violence, c’est pour renouveler ou nuancer leur sens. Quand Denys substitue cette phrase correcte : Οί τ' έπιβουλεύοντες έτέροις, εί κατορθώσειαν, δεινοί à ce tour bref : Έπιβουλεύσας δέ τις, τυχών τε, ξυνετός, il exprime la pensée plus clairement peut-être, mais avec beaucoup moins de concision et de force. On pourrait citer bien d’autres exemples de ces curieuses concentrations de sens. En résumé, quand Denys a bien apprécié le style de Thucydide, ç’a été comme d’instinct, et en dehors des règles. En général, ce qui a nui à ses jugements, c’est sa profession de rhéteur. Il a mal jugé Thucydide, parce qu’il ne pensait pas qu’un écrivain pût jamais chercher autre chose que plaire ; et Thucydide n’a cherché qu’à comprendre. Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux — 1889 |
[1] Notons toutefois que la deuxième rétracte quelques critiques injustes : choix du sujet, manque de patriotisme, p. ex.
[2] De Th. Judic., I (p. 810-811).
[3] Ad. Amm., c. 1 (p. 788).
[4] De Compos. Verborum, c. 20 (p 144, 12).
[5] De Priscis script. Censura, c. 1 (p. 415).
[6] V. la préface des Antiquités romaines, t. I, p, 1-8.
[7] Quomodo hist. Conscrib. sit, c. 15.
[8] De Th. Judic., c. 25 (p. 871).
[9] Comp. Ad Pomp., fin., p. 787, 10.
[10] Ad Pomp., c. 3 (p. 767).
[11] Ibid. (p. 769, 10).
[12] Antiq. Rom., I, 5 (t. I, p. 14, 14).
[13] De Th. Judic., c. 9 (p. 826).
[14] Ibid., c. 9 (p. 838).
[15] Ad Pomp., c. 3, (p. 771, 11).
[16] De Th. Judic., c. 13-14 (839-841).
[17] De Th. Judic., c. 15, p. 845, 1.
[18] Ibid., c. 6 (p. 822).
[19] Ibid., c. 8 (p. 824-825). Il corrige donc ici encore ce qu’il avait dit dans sa Lettre de Pompée.
[20] Ibid., c. 16-19 (p. 846-853).
[21] De Thuc. Jud., c. 18 (p. 852).
[22] Ibid., c. 16 (p. 847).
[23] Ibid., 41 (p. 918-919).
[24] Ibid., c. 43-44 (p. 923-924).
[25] Ad Pomp., c. 3. p. 766-774.
[26] Ibid., c. 3, p. 775-776.
[27] De vet. script. censura, c. 3 (p. 424-425).
[28] De comp. verb., c. 22, p.165, 10.
[29] Ibid. c. 22, p. 166-169.
[30] Ibid., c. 22, p. 169, 7.
[31] Ainsi Thucydide, I, 1 : καί έλπίσας μέγαν τε έσεσθαι καί άξιολογώτατον τών προγεγενημένων.
[32] De comp Verb., c. 22, p. 169.
[33] Ibid., p. 170, 1.
[34] Δημητρίου περί Έρμηνείας, c. 45-49. — Walz, Rhet. Græc., t. 9, p. 27.
[35] De Th. Judic., c. 24 (p. 866).
[36] Ad Amm., p. 788, 809.
[37] De Th. Jud., c. 24, p. 869, 12.
[38] De Thuc. Judic., c. 24, p. 870, 3.
[39] De Admir. vi dicendi in Demosth., c. 39, p. 1071, 2.
[40] Ibid., c. 29, p. 885, 18, et c. 21, 870, 9.
[41] Ibid. ; — II ad Amm. 2., c. 18. — p. 806, 11 ; — De Admir. vi dicendi in Demosth., c. 10 — p. 982, 7.
[42] De Thuc. Jud., c. 24, p. 869, 2.
[43] Thucydide, I, 1, 2.
[44] Thucydide, II, 1.
[45] Thucydide, V, 20.
[46] Thucydide, V, 82-83.
[47] Thucydide, livre III : affaires de Mytilène, chap. 2-20, 25-50 ; affaires de Platées, 20-24 ; 51-68.
[48] Thucydide, III, 103, 1.
[49] Thucydide, III, 104,1 ; 105, 1.
[50] Thucydide, III, 116.
[51] Thucydide, II, 29 ; II, 96 et suiv.
[52] Thucydide, VI, 2-5.
[53] Thucydide, I, 100.
[54] Thucydide, II, 83-81 et suiv.
[55] Thucydide, IV, 40, 1.
[56] Thucydide, IV, 17-21.
[57] Thucydide, II, 59.
[58] Ainsi, quand Denys (Ad Tuber, c. 29) critique la phrase suivante : Τόλμα μέν γάρ άλόγιστος, άνόρία φιλέταιρος ένομίσθη . μέλλησις δέ προμηθός, δειλία εύπρεπής (Thucydide, III, 82), il semble bien avoir raison : la ressemblance des chutes et l’égalité des membres n’ajoute rien à la force du sens, et la correction de Denys nous parait plus élégante en sa simplicité : Τήν μέν γάρ τόλμαν άνόρίαν έκάλουν . τήν δέ μέλλησιν δειλίαν.
[59] Thucydide, IV, 34. Au chapitre XV de la deuxième lettre à Ammæus est cité un exemple analogue. Thucydide (I, 2) dit que, pour telles et telles causes, les premiers Hellènes émigraient facilement ; et, suivant son habitude, il fait précéder le membre de phrase qui exprime l’action (ού χαλεπώς άπανίσταντο) de tous ceux qui expriment les causes de l’action (τής γάρ έμπορίας ούκ οϋτης, ούδέ έπιμιχνύντες άδιώς άλλήλοις..., etc.). Denys en est choqué, et voudrait insérer le ού χαλεπώς άπανίσταντο après les premières propositions participiales : il ne voit pas que ce serait détruire le double rapport de coordination et de subordination qui est rendu si exactement dans la phrase de Thucydide.