Depuis l’établissement de l’empire, le pouvoir devint plus
arbitraire, et la société se reforma peu à peu d’une manière aristocratique.
Le grand mouvement de recomposition, qui avait commencé au 9 thermidor,
allait toujours croissant. La
Convention avait licencié les classes ; le Directoire,
battu les partis ; le Consulat, gagné les hommes ; l’empire les séduisit par
des distinctions et des privilèges. Cette seconde période fut l’opposé de la
première. Sous l’une on vit le gouvernement des comités exercé par des hommes
éligibles tous les trois mois, sans gardes, sans honoraires, sans
représentation, vivant de quelques francs par jour, travaillant dix-huit
heures sur de simples tables de noyer ; sous l’autre, le gouvernement de
l’empire avec tout son appareil administratif, ses chambellans, ses
gentilshommes, sa garde prétorienne, son hérédité, son immense liste civile
et ses éclatantes grandeurs. L’activité nationale se porta entièrement vers
le travail et la guerre. Tous les intérêts matériels, toutes les passions
ambitieuses s’arrangèrent hiérarchiquement sous un seul chef, qui, après
avoir sacrifié la liberté par l’établissement du pouvoir absolu, détruisit
l’égalité par la noblesse.
Le Directoire avait érigé tous les états environnants en
républiques ; Napoléon voulut les constituer sur le modèle de l’empire. Il
commença par l’Italie. La consulte d’état de la république cisalpine décida
qu’on rétablirait la monarchie héréditaire en faveur de Napoléon. Son
vice-président, M. Melzy, vint à Paris lui transmettre cette décision. Le 26
ventôse an XIII (17 mars 1805) il fut reçu aux Tuileries en audience
solennelle. Napoléon était sur son trône, environné de la cour et de tout
l’éclat du pouvoir souverain, dont il aimait la représentation. M. Melzy lui
offrit la couronne au nom de ses concitoyens : sire,
lui dit-il en finissant, daignez combler le voeu de
l’assemblée que j’ai l’honneur de présider. Interprète de tous les sentiments
qui animent tous les coeurs italiens, elle vous en rapporte l’hommage le plus
sincère. Elle leur apprendra avec joie qu’en l’acceptant vous avez redoublé
la force des liens qui vous attachent à la conservation, à la défense, à la
prospérité de la nation italienne. Oui, sire, vous voulûtes que la république
italienne existât, et elle a existé. Veuillez que la monarchie italienne soit
heureuse, et elle le sera. L’empereur alla prendre possession de ce
royaume ; et le 26 mai 1805 il reçut à Milan la couronne de fer des Lombards.
Il nomma pour vice-roi d’Italie son fils adoptif, le prince Eugène de
Beauharnais ; et il se rendit à Gênes, qui renonça également à sa
souveraineté. Le 4 juin 1805, son territoire fut réuni à l’empire, et forma
les trois départements de Gênes, de Montenotte et des Apennins. La petite
république de Lucques se trouva comprise dans cette révolution monarchique.
Sur la demande de son gonfalonier, elle fut donnée en apanage au prince et à
la princesse de Piombino, l’une des soeurs de Napoléon. Celui-ci, après cette
tournée royale, repassa les Alpes, et revint dans la capitale de son empire ;
il partit bientôt pour le camp de Boulogne, où se préparait une expédition
maritime contre l’Angleterre.
Ce projet de descente, que le Directoire avait eu après la
paix de CampoFormio et le premier consul après la paix de Lunéville, avait
été repris avec beaucoup d’ardeur depuis la nouvelle rupture. Au commencement
de 1805, une flottille de deux mille petits bâtiments, servis par seize mille
marins, portant une armée de cent soixante mille hommes, neuf mille chevaux,
une nombreuse artillerie était rassemblée dans les ports de Boulogne,
d’Étaples, Ambleteuse et Calais. L’empereur hâtait par sa présence le
dénouement de cette expédition maritime, lorsqu’il apprit que l’Angleterre,
pour se soustraire à la descente dont elle était menacée, avait décidé de
nouveau l’Autriche à rompre avec la
France, et que toutes les forces de la monarchie
autrichienne s’étaient ébranlées. Quatre-vingt-dix mille hommes, sous
l’archiduc Ferdinand et le général Mack, avaient passé l’Inn, envahi Munich
et chassé l’électeur de Bavière, allié de la France ; trente mille,
sous l’archiduc Jean, occupaient le Tyrol ; et l’archiduc Charles, avec cent
mille hommes, s’avançait sur l’Adige. Deux armées russes se disposaient à
joindre les Autrichiens. Pitt avait fait les plus grands efforts pour
organiser cette troisième coalition. L’établissement du royaume d’Italie, la
réunion de Gênes et du Piémont à la
France, l’influence ouverte de l’empereur sur la Hollande et la Suisse soulevaient de
nouveau l’Europe, qui redoutait aujourd’hui l’ambition de Napoléon, comme
elle avait craint, dans les premiers temps, les principes de la révolution.
Le traité d’alliance entre le ministère britannique et le cabinet russe avait
été signé le 11 avril 1805, et l’Autriche y avait accédé le 9 août.
Napoléon quitta Boulogne, retourna à Paris en toute hâte,
se rendit au sénat le 23 septembre, obtint une levée de quatre-vingt mille
hommes, et partit le lendemain pour commencer la campagne. Il passa le Rhin
le 1er octobre et entra en Bavière le 9, avec une armée de cent soixante
mille hommes. Masséna arrêta le prince Charles en Italie, et l’empereur fit
la guerre d’Allemagne au pas de course. En quelques jours il passa le Danube,
entra dans Munich, remporta la victoire de Wertingen, et força, à Ulm, le
général Mack à mettre bas les armes. Cette capitulation désorganisa l’armée
autrichienne. Napoléon poursuivit le cours de ses victoires occupa Vienne le
13 novembre, et marcha en Moravie à la rencontre des Russes, auxquels
s’étaient ralliés les débris des troupes battues.
Le 2 décembre 1805, anniversaire du couronnement, les deux
armées en vinrent aux mains dans la plaine d’Austerlitz. Les ennemis avaient
quatre-vingt-quinze mille hommes sous les drapeaux ; les Français
quatre-vingt mille. De part et d’autre l’artillerie était formidable. La
bataille commença au soleil levant. Ces masses énormes s’ébranlèrent ;
l’infanterie russe ne tint point contre l’impétuosité de nos troupes et les
manoeuvres de leur général. La gauche de l’ennemi fut coupée la première ; la
garde impériale russe donna pour rétablir la communication, et fut écrasée.
Le centre essuya le même sort ; et, à une heure après midi, la victoire la
plus décisive avait complété cette merveilleuse campagne. Le lendemain,
l’empereur félicita l’armée par une proclamation sur le champ de bataille
même : soldats, leur dit-il, je suis content de vous ; vous avez décoré vos aigles
d’une immortelle gloire ! Une armée de cent mille hommes, commandée par les
empereurs de Russie et d’Autriche, a été, en moins de quatre jours, ou coupée
ou dispersée ; ce qui a échappé à votre fer s’est noyé dans les lacs.
Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale russe, cent vingt
pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le
résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et
en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc ; et désormais vous n’avez
plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a
été vaincue et dissoute ! Un armistice fut conclu avec l’Autriche ; et
les Russes, qui auraient pu être écrasés, obtinrent de se retirer par
journées d’étape.
La paix de Presbourg suivit les victoires d’Ulm et
d’Austerlitz ; elle fut signée le 26 décembre. La maison d’Autriche, qui
avait perdu ses possessions extérieures, la Belgique et le
Milanais, fut entamée cette fois dans l’Allemagne même. Elle céda Venise, les
provinces de l’Istrie, de la
Dalmatie et les îles Vénitiennes de l’Adriatique au royaume
d’Italie, le comté du Tyrol, la ville d’Augsbourg, la principauté
d’Eichstadt, une partie du territoire de Passau et toutes ses possessions
dans la Souabe,
le Brisgau et l’Ortenau à la Bavière et au Wurtemberg, qui furent érigés en
royaumes, et au grand-duché de Bade qui profita aussi de ses dépouillés. Le
traité de Presbourg compléta l’abaissement de l’Autriche commencé par le
traité de CampoFormio et continué par celui de Lunéville. L’empereur, de
retour à Paris, couronné de tant de gloire, devint l’objet d’une admiration
si générale et si empressée qu’il fut lui-même étourdi par l’enthousiasme
public, et s’enivra de sa fortune. Les corps de l’état rivalisèrent
d’obéissance et de flatteries. Il reçut le titre de grand, et le sénat, par
un décret, lui consacra un monument triomphal. Napoléon s’affermit davantage
encore dans le système qu’il avait embrassé. La victoire de Marengo et la
paix de Lunéville avaient sanctionné le Consulat ; la victoire d’Austerlitz
et la paix de Presbourg consacrèrent l’Empire. Les derniers restes de la
révolution furent abandonnés. Le 1er janvier 1806, on remplaça définitivement
le calendrier républicain par le calendrier grégorien après quatorze années
d’existence. Le Panthéon fut rendu au culte, et bientôt le Tribunat cessa
d’exister. Mais l’empereur s’attacha surtout à étendre sa domination sur le
continent. Le roi de Naples Ferdinand, ayant violé, pendant la dernière
guerre, le traité de paix avec la
France, eut ses états envahis ; et le 30 mars Joseph
Bonaparte fut déclaré roi des Deux-Siciles. Peu après, le 5 juin 1806, la Hollande fut changée en
royaume et reçut un autre frère de l’empereur, Louis Bonaparte, pour
monarque. Il n’existait plus aucune des républiques créées par la Convention ou par le
Directoire. Napoléon, qui nommait des rois secondaires, rétablit le régime
militaire hiérarchique et les titres du moyen âge. Il érigea la Dalmatie, l’Istrie, le
Frioul, Cadore, Bellune, Conegliano, Trévise, Feltre, Bassano, Vicence,
Padoue, Rovigo, en duchés grands fiefs de l’empire. Le maréchal Berthier fut
investi de la principauté de Neufchâtel, le ministre Talleyrand de celle de
Bénévent, le prince Borghèse et sa femme de celle de Guastalla, Murat du
grand-duché de Berg et de Clèves. Napoléon, qui n’avait pas osé détruire la
république suisse, s’en était déclaré le médiateur ; et il acheva
l’organisation de son empire militaire en plaçant sous sa dépendance une
grande partie de l’ancien corps germanique. Le 12 juillet 1806, quatorze
princes du midi et de l’ouest de l’Allemagne se réunirent en confédération du
Rhin, et reconnurent Napoléon pour protecteur. Le 1er août, ils notifièrent à
la diète de Ratisbonne leur séparation du corps germanique : l’empire
d’Allemagne n’exista plus, et François II en abdiqua le titre dans une
proclamation.
Par une convention signée à Vienne le 15 décembre, la Prusse céda le pays
d’Anspach, Clèves et Neufchâtel, pour l’électorat de Hanovre. Napoléon eut
tout l’occident sous sa main. Maître absolu de la France et de l’Italie,
comme empereur et roi, il l’était encore de l’Espagne par la subordination de
cette cour à ses volontés, de Naples et de la Hollande par
l’obéissance de ses deux frères, de la Suisse par l’acte de médiation : il disposait
en Allemagne des rois de Bavière, de Wurtemberg et de la confédération du
Rhin contre l’Autriche et la
Prusse. Il aurait pu, après la paix d’Amiens, en maintenant
la liberté, se faire le protecteur de la France et le modérateur de l’Europe. Mais,
ayant cherché sa gloire dans la domination et sa vie dans les conquêtes, il
se condamna à une longue lutte, qui devait finir par la dépendance du
continent ou par sa propre ruine.
Cette marche envahissante occasionna la quatrième
coalition. La Prusse
demeurée neutre depuis la paix de Bâle avait été sur le point, dans la
dernière campagne, de se réunir à la coalition austro-russe. La rapidité des
victoires de l’empereur l’avait seule retenue ; mais, effrayée cette fois de
l’accroissement de l’empire, et encouragée par le bel état de ses troupes,
elle se ligua avec la Russie
pour chasser les Français de l’Allemagne. Le cabinet de Berlin exigea, sous
peine de guerre, que les troupes impériales repassassent le Rhin. Il voulut
en même temps former dans le nord de l’Allemagne une ligue contre la
confédération du midi. L’empereur, qui était dans le temps de ses prospérités,
de la jeunesse de son pouvoir et de l’assentiment national, marcha contre la Prusse loin de se
soumettre à son ultimatum.
La campagne s’ouvrit aux premiers jours d’octobre.
Napoléon accabla, selon son ordinaire, la coalition par la promptitude de sa
marche et la vigueur de ses coups. Le 14 octobre, il détruisit à Iéna la
monarchie militaire de Prusse par une victoire décisive ; le 16, quatorze
mille Prussiens mirent bas les armes à Erfurth ; le 25, l’armée française
entra dans Berlin, et la fin de 1806 fut employée à prendre les forteresses
prussiennes et à marcher en Pologne contre l’armée russe. La campagne de
Pologne fut moins rapide, mais aussi brillante que celle de Prusse. La Russie se mesura pour la
troisième fois avec la
France. Vaincue à Zurich, vaincue à Austerlitz, elle le fut
encore à Eylau et à Friedland. Après ces mémorables journées, l’empereur
Alexandre entra en négociation, et conclut à Tilsitt, le 21 juin 1807, un
armistice qui fut suivi, le 7 juillet, d’un traité définitif. La paix de Tilsitt
étendit la domination française sur le continent. La Prusse fut réduite de
moitié. Napoléon avait institué dans le midi de l’Allemagne les deux royaumes
de Bavière et de Wurtemberg contre l’Autriche ; il créa, plus avant dans le
nord, les deux royaumes feudataires de Saxe et de Westphalie contre la Prusse. Celui de
Saxe, formé de l’électorat de ce nom et de la Pologne prussienne
érigée en grand-duché de Varsovie, fut donné au roi de Saxe ; celui de
Westphalie comprit les états de Hesse-Cassel, de Brunswick, de Fulde, de
Munster, la plus grande partie du Hanovre, et fut donné à Jérôme-Napoléon.
L’empereur Alexandre, qui souscrivit à tous ces arrangements, évacua la Moldavie et la Valachie. La Russie
demeura pourtant la seule puissance intacte, quoique vaincue. Napoléon
suivait de plus en plus les traces de Charlemagne ; il avait fait porter
devant lui, le jour de son sacre, la couronne, l’épée et le sceptre du roi
franc. Un pape avait passé les Alpes pour consacrer sa dynastie, et il
modelait ses états sur le vaste empire de ce conquérant. La révolution avait
voulu rétablir la liberté antique, Napoléon restaura la hiérarchie militaire
du moyen âge : elle avait fait des citoyens, il fit des vassaux ; elle avait
changé l’Europe en républiques, il la transforma en fiefs. Comme il était
victorieux et fort, comme il était survenu après une secousse qui avait
fatigué le monde en l’ébranlant, il put l’arranger passagèrement selon sa
pensée. Le grand empire s’éleva au dedans avec son système d’administration qui
remplaça le gouvernement des assemblées ; ses cours spéciales, ses lycées où
l’éducation militaire fut substituée à l’éducation républicaine des écoles
centrales ; sa noblesse héréditaire, qui compléta, en 1808, le rétablissement
de l’inégalité ; sa discipline civile, qui rendit la France entière obéissante
au mot d’ordre comme une armée ; au dehors, avec ses royaumes secondaires,
ses états confédérés, ses grands fiefs et son chef suprême. Napoléon,
n’éprouvant plus de résistance nulle part, put en quelque sorte courir et
commander d’un bout du continent à l’autre. à cette époque, toute l’attention
de l’empereur se dirigea sur l’Angleterre, la seule puissance qui pût se
soustraire à ses atteintes. Pitt était mort depuis un an ; mais le cabinet
britannique suivait avec beaucoup d’ardeur et d’opiniâtreté ses plans à
l’égard de la
France. Après avoir vainement formé une troisième et une
quatrième coalition, il ne déposa point les armes. La guerre était à mort. La Grande-Bretagne
avait déclaré la France
en état de blocus, et elle fournit à l’empereur le moyen de la placer
elle-même, par une mesure semblable, hors des relations européennes. Le
blocus continental, qui commença en 1807, fut la seconde période du système
de Bonaparte. Pour arriver à une suprématie universelle et non contestée, il
employa les armes contre le continent, et la cessation du commerce contre
l’Angleterre. Mais en interdisant aux états de terre ferme toute
communication avec la
Grande-Bretagne, il se prépara de nouvelles difficultés, et
il ajouta bientôt aux inimitiés d’opinion qu’excitait son despotisme, aux
haines d’état que lui faisait encourir sa domination conquérante, le
déchaînement des intérêts privés et la souffrance commerciale, occasionnés
par le blocus.
Cependant toutes les puissances semblaient unies dans le
même dessein. L’Angleterre fut mise au ban de l’Europe continentale jusqu’à
la paix générale. La Russie
et le Danemark dans les mers du Nord, la France, l’Espagne et la Hollande dans la Méditerranée
et dans l’Océan, se déclarèrent contre elle. Ce moment fut celui du maximum
de la puissance impériale. Napoléon employa toute son activité et tout son
génie à créer des ressources maritimes capables de balancer les forces de
l’Angleterre, qui avait armé plus de cent vaisseaux de ligne et une immense
quantité de navires de guerre de toute espèce. Il fit creuser des ports,
fortifier les côtes, construire des vaisseaux, et disposa tout pour
combattre, dans quelques années, sur ce nouveau champ de bataille. Mais avant
que ce moment arrivât, il voulut s’assurer de la péninsule espagnole et y
placer sa dynastie pour y introduire une politique plus ferme et plus
personnelle. L’expédition de Portugal en 1807 et l’invasion de l’Espagne en
1808 commencèrent pour lui et pour l’Europe une nouvel ordre d’événements.
Depuis longtemps le Portugal était une véritable colonie anglaise.
L’empereur, d’accord avec les Bourbons de Madrid, décida, par le traité de
Fontainebleau du 27 octobre 1807, que la maison de Bragance avait cessé de
régner. Une armée française, sous les ordres de Junot, entra en Portugal. Le
prince régent, Jean VI, s’embarqua pour le Brésil, et les Français occupèrent
Lisbonne le 30 novembre 1807. Cette invasion du Portugal ne fut qu’un
acheminement à celle de l’Espagne. La famille royale était dans la plus
grande anarchie : le favori Godoï était maudit par le peuple, et le prince
des Asturies, Ferdinand, conspirait contre le pouvoir du favori de son père.
Quoique l’empereur ne dût pas craindre beaucoup un pareil gouvernement, il
avait été alarmé d’un armement maladroit fait par Godoï lors de la guerre de
Prusse. C’est sans doute à cette époque qu’il projeta de mettre un de ses
frères sur le trône d’Espagne ; il crut abattre facilement une famille
divisée, une monarchie mourante, et obtenir l’assentiment d’un peuple qu’il
rappellerait à la civilisation. Sous le prétexte de la guerre maritime et du
blocus, ses troupes pénétrèrent dans la péninsule, occupèrent ses côtes, ses
principales places et se postèrent près de Madrid. On insinua alors à la
famille royale de se retirer dans le Mexique, à l’exemple de la maison de
Bragance. Mais le peuple se souleva contre ce départ ; Godoï, objet de la
haine publique, courut les plus grands risques pour sa vie ; et le prince des
Asturies fut proclamé roi sous le nom de Ferdinand VII.
L’empereur profita de cette révolution de cour pour opérer
la sienne. Les Français entrèrent dans Madrid, et il se rendit lui-même à
Bayonne, où il appela les princes espagnols. Ferdinand restitua la couronne à
son père, qui s’en démit à son tour en faveur de Napoléon ; celui-ci la fit
décerner à son frère Joseph par une junte suprême, par le conseil de Castille
et la municipalité de Madrid. Ferdinand fut transporté au château de
Valençay, et Charles IV vint habiter Compiègne. Napoléon appela son
beau-frère Murat, grand-duc de Berg, au trône de Naples en remplacement de
Joseph. à cette époque commença la première opposition contre la domination
de l’empereur et le système continental. La réaction se déclara dans trois
pays jusque-là alliés de la
France, et provoqua la cinquième coalition. La cour de Rome
était mécontente ; l’Espagne était blessée dans son orgueil national par
l’imposition d’un roi étranger, dans ses usages par la suppression des
couvents, de l’inquisition et de la grandesse ; la Hollande souffrait dans
ses relations commerciales par le blocus continental, et l’Autriche
supportait impatiemment ses pertes et sa position subordonnée. L’Angleterre
épiait toutes les occasions de ranimer sur le continent la lutte que provoquèrent
bientôt les résistances de la cour de Rome, du peuple espagnol et du cabinet
de Vienne. Le pape était en froideur avec la France depuis 1805, il
avait espéré qu’en retour de sa complaisance pontificale pour le sacre de
Napoléon, on restituerait au domaine ecclésiastique les provinces que le
Directoire avait réunies à la république cisalpine. Déçu dans son attente, il
rentra dans l’opposition européenne, et, de 1807 à 1808, les états romains
devinrent le rendez-vous des émissaires anglais. Après des représentations un
peu vives, l’empereur donna l’ordre au général Miollis d’occuper Rome ; le
pape le menaça d’excommunication, et Napoléon lui enleva la possession
d’Ancône, d’Urbin, de Macerata, de Camerino, qui firent partie du royaume
d’Italie. Le légat quitta Paris le 3 avril 1808 ; et la lutte religieuse,
pour des intérêts temporels, s’engagea avec le chef de l’église, qu’il aurait
fallu ne pas appeler en France ou ne pas dépouiller en Italie.
La guerre avec la péninsule fut plus sérieuse encore. Les
Espagnols reconnurent pour roi Ferdinand VII, dans une junte provinciale
tenue à Séville le 27 mai 1808, et ils prirent les armes dans toutes les
provinces que n’occupaient point les troupes françaises. Les Portugais se
soulevèrent aussi, le 16 juin, à Oporto. Ces deux insurrections eurent
d’abord les suites les plus heureuses ; elles firent en peu de temps de
rapides progrès. Le général Dupont mit bas les armes à Baylen dans le royaume
de Cordoue, et ce premier revers des armées françaises excita l’enthousiasme
et l’espérance des Espagnols. Joseph Napoléon quitta Madrid, où fut proclamé
Ferdinand VII ; et vers le même temps Junot, n’ayant pas assez de troupes
pour garder le Portugal, consentit à l’évacuer avec tous les honneurs de la
guerre, par la convention de Cintra. Le général anglais Wellington prit
possession de ce royaume avec vingt-cinq mille hommes. Tandis que le pape se
déclarait contre Napoléon, tandis que les insurgés espagnols entraient dans
Madrid, tandis que les Anglais remettaient le pied sur le continent, le roi
de Suède se montrait ennemi de la ligue impériale européenne, et l’Autriche
faisait des armements considérables et se disposait à une nouvelle lutte.
Heureusement pour Napoléon, la Russie resta fidèle à
l’alliance et aux engagements de Tilsitt. L’empereur Alexandre était alors
dans un accès d’enthousiasme et d’affection pour ce puissant et
extraordinaire mortel. Napoléon, qui, avant de porter toutes ses forces dans
la péninsule, voulait s’assurer du nord, eut avec Alexandre une entrevue à
Erfurth le 27 septembre 1808. Les deux maîtres de l’occident et du nord se
garantirent le repos et la soumission de l’Europe : Napoléon marcha en
Espagne, et Alexandre se chargea de la Suède. La présence de l’empereur fit bientôt
changer la fortune de la guerre dans la péninsule ; il amenait avec lui
quatre-vingt mille vieux soldats, venus d’Allemagne. Des victoires
multipliées le rendirent maître de la plupart des provinces espagnoles. Il
fit son entrée dans Madrid, et il se présenta aux habitants de la péninsule
non comme un maître, mais comme un libérateur : j’ai
aboli, leur disait-il, ce tribunal
d’inquisition contre lequel le siècle et l’Europe réclamaient. Les prêtres
doivent guider les consciences, mais ne doivent exercer aucune juridiction extérieure
et corporelle sur les citoyens. J’ai supprimé les droits féodaux, et chacun
pourra établir des hôtelleries, des fours, des moulins, des madragues, des
pêcheries, et donner un libre essor à son industrie. L’égoïsme, la richesse
et la prospérité d’un petit nombre d’hommes nuisaient plus à votre
agriculture que les chaleurs de la canicule. Comme il n’y a qu’un dieu, il ne
doit y avoir dans un état qu’une justice. Toutes les justices particulières
avaient été usurpées, et étaient contraires aux droits de la nation : je les
ai détruites... La génération présente pourra varier dans son opinion, trop
de passions ont été mises en jeu ; mais vos neveux me béniront comme votre
régénérateur ; ils placeront au nombre des jours mémorables ceux où j’ai paru
parmi vous, et de ces jours datera la prospérité de l’Espagne. Tel
était en effet le rôle de Napoléon dans la péninsule, qui ne pouvait être
rendue à une existence meilleure et à la liberté que par la reprise de la
civilisation.
On ne brusque pas plus l’établissement de l’indépendance
qu’autre chose, et lorsqu’un pays est ignorant, arriéré, pauvre, couvert de
couvents et gouverné par des moines, il faut refaire son état social avant de
songer à sa liberté. Napoléon, qui opprimait les nations civilisées, était un
restaurateur véritable pour la péninsule. Mais les deux partis de la liberté
civile et de la servitude religieuse, celui des cortès et celui des moines,
quoique bien opposés dans leur but, s’entendirent pour se défendre en commun.
L’un était à la tête de la classe supérieure et de la classe moyenne, l’autre
à la tête du bas peuple, et ils exaltèrent à l’envi les Espagnols par le
sentiment de l’indépendance, ou par le fanatisme religieux. Voici le
catéchisme dont les prêtres faisaient usage : dis-moi,
mon enfant, qui es-tu ? — Espagnol par la
grâce de Dieu. — quel est l’ennemi de notre
félicité ? — l’empereur des Français.
— combien a-t-il de natures ? — deux, la nature humaine et la diabolique. — combien y a-t-il d’empereurs des Français ? — un véritable en trois personnes trompeuses. — comment les nomme-t-on ? — Napoléon,
Murat et Manuel Godoï. — lequel des trois est
le plus méchant ? — ils le sont tous trois
également. — de qui dérive Napoléon ?
— du péché. — Murat
? — de Napoléon — et Godoï ? — de la fornication
des deux. — quel est l’esprit du premier ?
— l’orgueil et le despotisme. — du second ? — la rapine et
la cruauté. — du troisième ? — la cupidité, la trahison et l’ignorance. — que sont les Français ? — d’anciens
chrétiens devenus hérétiques. — est-ce un
péché de mettre un Français à mort ? — non,
mon père ; on gagne le ciel en tuant un de ces chiens d’hérétiques. — quel supplice mérite l’Espagnol qui manque à ses devoirs ?
— la mort et l’infamie des traîtres. — qui nous délivrera de nos ennemis ? — la confiance entre nous autres, et les armes.
Napoléon s’était engagé dans une entreprise longue, périlleuse et dans
laquelle tout son système de guerre était en défaut. La victoire ne
consistait plus ici dans la défaite d’une armée et dans la possession d’une
capitale, mais dans l’occupation entière du territoire, et, ce qui était plus
difficile encore, dans la soumission des esprits. Cependant Napoléon
s’apprêtait à dompter ce peuple avec son irrésistible activité et son
inébranlable obstination, lorsqu’il fut rappelé en Allemagne par la cinquième
coalition.
L’Autriche avait mis à profit son éloignement et celui de
ses troupes. Elle fit un puissant effort, leva cinq cent cinquante mille
hommes, en y comprenant les landwehr, et entra en campagne au printemps de
1809. Le Tyrol se souleva ; le roi Jérôme fut chassé de sa capitale par les
Westphaliens ; l’Italie était chancelante, et la Prusse n’attendait qu’un
revers de Napoléon pour reprendre les armes ; mais l’empereur était encore au
plus haut point de sa puissance et de ses prospérités. Il accourut de Madrid,
fit avertir, au commencement de février, les membres de la confédération de
tenir leurs contingents prêts. Le 12 avril il quitta Paris, passa le Rhin,
s’enfonça dans l’Allemagne, gagna les victoires d’Eckmühl et d’Essling,
occupa Vienne une seconde fois, le 13 mai, et déconcerta par la bataille de
Wagram cette nouvelle coalition, après quatre mois de campagne. Pendant qu’il
poursuivait les armées autrichiennes, les Anglais débarquèrent à l’île de Walcheren
et se présentèrent devant Anvers ; mais une levée de gardes nationales suffit
pour empêcher leur expédition de l’Escaut. La paix de Vienne du 14 octobre
1809 enleva quelques provinces de plus à la maison d’Autriche et la fit
entrer dans le système continental.
Cette période fut remarquable par la nature nouvelle de la
lutte. Elle commença la réaction de l’Europe contre l’Empire, et signala
l’alliance des dynasties, des peuples, du sacerdoce et du commerce. Tous les
intérêts mécontents firent un essai de résistance qui, la première fois,
devait échouer. Napoléon était entré, depuis la rupture de la paix d’Amiens,
dans une carrière au bout de laquelle il devait trouver la possession ou
l’inimitié de toute l’Europe. Entraîné par son caractère et sa position, il
avait créé contre les peuples un système d’administration d’une utilité
inouïe pour le pouvoir ; contre l’Europe un système de monarchies secondaires
et de grands fiefs qui facilitait ses volontés conquérantes ; enfin, contre
l’Angleterre, le blocus, qui suspendait son commerce et celui du continent.
Rien ne l’arrêta pour réaliser ces desseins immenses, mais insensés. Le
Portugal communiqua avec les Anglais, il l’envahit. La famille royale
d’Espagne compromit par ses querelles et ses incertitudes les derrières de
l’empire, il la contraignit d’abdiquer, afin de soumettre la péninsule à une
politique plus hardie et moins chancelante. Le pape entretint des relations
avec l’ennemi, son patrimoine fut réduit ; il menaça d’une excommunication,
les Français entrèrent dans Rome ; il réalisa sa menace par une bulle, il fut
détrôné en 1809 comme souverain temporel et conduit même comme prisonnier à
Savone. Enfin, après la victoire de Wagram et la paix de Vienne, la Hollande devint un
entrepôt de marchandises anglaises à cause de ses besoins commerciaux, et
l’empereur déposséda son frère Louis de ce royaume, qui, le 1er juillet 1810,
fut incorporé à l’empire. Napoléon ne recula devant aucune invasion, parce
qu’il ne voulut souffrir de contrariété ni même d’hésitation nulle part. Il
fallut que tout se soumît, les alliés comme les ennemis, le chef de l’église
comme les rois, ses frères comme les étrangers. Mais, quoique vaincus cette
fois, tous ceux qui étaient entrés dans cette nouvelle ligue n’attendaient
qu’une occasion pour se relever.
Cependant, après la paix de Vienne, Napoléon ajouta encore
à l’étendue et à la puissance de l’empire. La Suède, qui avait
éprouvé une révolution intérieure, et dont le roi Gustave IV avait été forcé
à l’abdication, admit le système continental. Bernadotte, prince de
Ponte-Corvo, fut élu par les états généraux prince héréditaire de Suède, et
le roi Charles XIII l’adopta pour fils. Le blocus fut observé dans toute
l’Europe ; et l’empire, augmenté des états romains, des provinces Illyriennes,
du Valais, de la Hollande
et des villes Hanséantiques, eut cent trente départements, et s’étendit
depuis Hambourg et Dantzick jusqu’à Trieste et Corfou. Napoléon, qui
paraissait suivre une politique téméraire, mais inflexible, dévia de sa
route, à cette époque, par son second mariage. Il fit prononcer son divorce
avec Joséphine, afin de donner un héritier à l’empire, et il épousa, le 1er
avril 1810, Marie-Louise, archiduchesse d’Autriche. Ce fut une véritable
faute. Il quitta sa position et son rôle de monarque parvenu et
révolutionnaire, qui agissait en Europe contre les anciennes cours, comme la
république contre les anciens gouvernements il se plaça dans une mauvaise
situation à l’égard de l’Autriche qu’il fallait ou écraser après la victoire
de Wagram ou rétablir dans ses possessions après le mariage avec
l’archiduchesse. Les alliances solides ne reposent que sur les intérêts
réels, et Napoléon ne sut pas enlever au cabinet de Vienne ou le désir ou le
pouvoir de le combattre de nouveau. Ce mariage changea aussi le caractère de
son empire, et le sépara davantage des intérêts populaires ; il rechercha les
vieilles familles pour en décorer sa cour, et fit tout ce qu’il put pour
mêler ensemble l’ancienne et la nouvelle noblesse, comme il mêlait les dynasties.
Austerlitz avait consacré l’empire roturier ; après Wagram s’établit l’empire
noble. La naissance d’un fils, le 20 mars 1811, qui reçut le titre de roi de
Rome, sembla consolider la puissance de Napoléon en lui assurant un
successeur. La guerre d’Espagne fut poussée avec vigueur pendant les années
1810 et 1811. Le territoire de la péninsule était défendu pied à pied, et il
fallait prendre les villes d’assaut. Suchet, Soult, Mortier, Ney, Sébastiani,
se rendirent maîtres de plusieurs provinces ; et la junte espagnole, ne
pouvant pas se maintenir à Séville, s’enferma à Cadix, dont une armée
française commença le blocus. La nouvelle expédition de Portugal fut moins
heureuse. Masséna, qui la dirigeait, força d’abord Wellington à la retraite,
et prit Oporto et Olivenza ; mais le général anglais, s’étant retranché dans
la forte position de Torres-Vedras, Masséna ne put pas l’entamer ; il fut
contraint d’évacuer le pays. Pendant que la guerre continuait dans la
péninsule avec avantage, mais, sans succès décisif, une nouvelle campagne se
préparait dans le nord. La
Russie voyait l’empire de Napoléon s’approcher d’elle.
Resserrée dans ses propres limites, elle demeurait sans influence et sans
acquisition, souffrant du blocus sans profiter de la guerre. Ce cabinet,
d’ailleurs, supportait impatiemment une suprématie à laquelle il aspirait
lui-même et qu’il poursuivait avec lenteur, mais sans interruption, depuis le
règne de Pierre Ier. Dès la fin de 1810 il augmenta ses armées, renoua ses
relations commerciales avec la Grande-Bretagne et ne parut pas éloigné d’une
rupture. Toute l’année 1811 se passa en négociations qui n’aboutirent à rien,
et de part et d’autre on se disposa à la guerre. L’empereur, dont les armées
étaient alors devant Cadix et qui comptait sur la coopération de l’occident
et du nord contre la Russie,
fit avec ardeur les préparatifs d’une entreprise qui devait réduire la seule
puissance qu’il n’eût pas encore entamée et porter jusqu’à Moscou ses aigles
victorieuses. Il obtint l’assistance de la Prusse et de l’Autriche, qui s’engagèrent, par
les traités du 24 février et du 14 mars 1812, à fournir un corps auxiliaire,
l’une de vingt mille, l’autre de trente mille hommes. Toutes les forces
disponibles de la France
furent mises sur pied. Un sénatus-consulte distribua la garde nationale en
trois bans pour le service de l’intérieur, et affecta cent cohortes du
premier ban (près de cent mille hommes) au service militaire actif. Le 9
mars, Napoléon partit de Paris pour cette vaste expédition ; il établit pendant
plusieurs mois sa cour à Dresde, où l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse
et tous les souverains d’Allemagne vinrent s’incliner devant sa fortune. Le
22 juin, la guerre fut déclarée à la Russie.
Napoléon se dirigea dans cette campagne d’après les maximes
qui lui avaient réussi jusque-là. Il avait terminé toutes les guerres qu’il
avait entreprises par la défaite rapide de l’ennemi, l’occupation de sa
capitale et la paix avec le morcellement de son territoire. Son projet fut de
réduire la Russie
par la création du royaume de Pologne, comme il avait réduit l’Autriche en
formant les royaumes de Bavière et de Wurtemberg après Austerlitz, et la Prusse en organisant ceux
de Saxe et de Westphalie après Iéna. Il avait stipulé dans ce but avec le
cabinet de Vienne, par le traité du 14 mars, l’échange de la Galicie avec les
provinces Illyriennes. Le rétablissement du royaume de Pologne fut proclamé
par la diète de Varsovie, mais d’une manière incomplète ; et Napoléon, qui
selon ses habitudes, voulait tout achever dans une campagne, s’avança au
coeur de la Russie,
au lieu d’organiser prudemment contre elle la barrière polonaise. Son armée
était forte d’environ cinq cent mille hommes. Il passa le Niémen le 2 juin ;
s’empara de Wilna, de Witepsk ; battit les Russes à Ostrowno, à Polotzk, à
Miholow, à Smolensk, à la
Moskowa, et fit, le 14 septembre, son entrée dans Moscou.
Le cabinet russe n’avait pas seulement placé son moyen de
défense dans ses troupes, mais dans son vaste territoire et dans son climat.
à mesure que ses armées vaincues reculaient devant les nôtres, elles
incendiaient les villes, dévastaient les provinces, préparant ainsi, en cas
de revers ou de retraite, de grandes difficultés à Napoléon. D’après ce
système de défense, Moscou fut brûlé par son gouverneur Rostopchin, comme
l’avaient été Smolensk, Dorogobouje, Wiasma, Gjhat, Mojaïsk et un grand
nombre de villes et de villages. L’empereur aurait dû voir que cette guerre
ne se terminerait point comme les autres : cependant, vainqueur de l’ennemi
et maître de sa capitale, il conçut des espérances de paix, que les Russes
entretinrent habilement. L’hiver approchait et Napoléon prolongea pendant
près de six semaines son séjour à Moscou. Il retarda ses mouvements par suite
de négociations illusoires avec les Russes, et ne se décida à la retraite que
le 19 octobre. Cette retraite fut désastreuse, et commença l’ébranlement de
l’Empire. Napoléon ne pouvait être abattu de main d’homme, car quel général
aurait pu triompher de ce général incomparable ? Quelle armée aurait pu
vaincre l’armée française ? Mais les revers étaient placés pour lui aux
dernières limites de l’Europe, aux limites glacées où devait finir sa
domination conquérante. Il perdit à la fin de cette campagne, non par une
défaite, mais par le froid, par la faim, au milieu des solitudes et des
neiges de la Russie,
sa vieille armée et le prestige de sa fortune.
La retraite se fit avec un reste d’ordre jusqu’à la Bérézina,
où elle devint une vaste déroute. Après le passage de cette rivière,
Napoléon, qui jusque-là avait suivi l’armée, partit sur un traîneau et revint
en toute hâte à Paris, où avait éclaté une conspiration pendant son absence.
Le général Mallet avait conçu le dessein de renverser ce colosse de
puissance. Son entreprise était fort audacieuse ; et comme elle reposait sur
une erreur, la mort de Napoléon, il aurait fallu tromper trop de monde pour
réussir. D’ailleurs l’Empire était encore fortement établi, et ce n’était pas
un complot, mais une défection lente et générale qui pouvait le détruire. La conjuration
de Mallet échoua, et il fut mis à mort avec ceux qu’il s’était associés.
L’empereur, à son retour, trouva la nation surprise d’un
désastre aussi inaccoutumé. Mais les corps de l’état montrèrent encore une
obéissance sans bornes. Il arriva le 18 décembre à Paris, obtint une levée de
trois cent mille hommes, excita l’élan des sacrifices, refit en peu de temps,
avec sa prodigieuse activité, une nouvelle armée, et se mit en campagne le 13
avril 1813. Mais, depuis sa retraite de Moscou, Napoléon était entré dans une
nouvelle série d’événements. C’est en 1812 que se déclara la décadence de son
empire. La fatigue de sa domination était générale. Tous ceux du consentement
desquels il s’était élevé prenaient parti contre lui. Les prêtres
conspiraient sourdement depuis sa rupture avec le pape qu’il avait réduit en
captivité. Huit prisons d’état avaient été créées d’une manière officielle
contre les dissidents de ce parti. La masse nationale se montrait aussi lasse
de conquêtes qu’elle l’avait été jadis de factions. Elle avait attendu de lui
le ménagement des intérêts privés, l’accroissement du commerce, le respect
des hommes, et elle se trouvait accablée par ses conscriptions, par les
impôts, par le blocus, par les cours prévôtales et par les droits réunis, suites
inévitables de ce système conquérant. Il n’avait plus seulement pour
adversaires le peu d’hommes restés fidèles aux principes politiques de la
révolution et qu’il appelait idéologues, mais tous ceux qui, sans opinions
précises, voulaient recueillir les avantages matériels d’une meilleure
civilisation. Au dehors, les peuples gémissaient sous le joug militaire, et
les dynasties abaissées aspiraient à se relever. Le monde entier était mal à
l’aise, et un échec devait amener un soulèvement universel. Je triomphais, dit Napoléon lui-même en parlant des
campagnes précédentes, au milieu des périls toujours
renaissants. Il me fallait sans cesse autant d’adresse que de force... Si je
n’eusse vaincu à Austerlitz, j’allais avoir toute la Prusse sur les bras ; si
je n’eusse triomphé à Iéna, l’Autriche et l’Espagne se déclaraient sur mes
derrières ; si je n’eusse battu à Wagram, qui ne fut pas une victoire
décisive, j’avais à craindre que la
Russie ne m’abandonnât, que la Prusse ne se soulevât, et
les Anglais étaient devant Anvers. Telle était sa condition : plus il
avançait dans la carrière, plus il avait besoin de vaincre d’une manière plus
décisive. Aussi, dès qu’il eut été battu, les rois qu’il avait soumis, les
rois qu’il avait faits, les alliés qu’il avait agrandis, les états qu’il
avait incorporés à l’Empire, les sénateurs qui l’avaient tant flatté et ses
compagnons d’armes eux-mêmes l’abandonnèrent successivement. Le champ de
bataille, porté à Moscou en 1812, recula vers Dresde en 1813 et autour de
Paris en 1814, tant fut rapide ce revers de fortune !
Le cabinet de Berlin commença les défections. Le 1er mars
1813, il se réunit à la
Russie et à l’Angleterre, qui formèrent la sixième
coalition, à laquelle accéda bientôt la Suède. Cependant
l’empereur, que les confédérés croyaient abattu par le dernier désastre,
ouvrit la campagne par de nouvelles victoires. La bataille de Lutzen, gagnée
le 2 mai avec des conscrits, l’occupation de Dresde, la victoire de Bautzen
et la guerre portée sur l’Elbe étonnèrent la coalition. L’Autriche, qui était
placée depuis 1810 sur le pied de paix, venait de se remettre en armes ; elle
méditait déjà un changement d’alliance, et elle se proposa comme médiatrice
entre l’empereur et les confédérés. Sa médiation fut acceptée. On conclut un
armistice à Plesswitz le 4 juin, et un congrès s’assembla à Prague pour
négocier la paix. Mais il n’était guère possible de s’entendre : Napoléon ne
voulait pas consentir à déchoir, ni l’Europe à lui rester soumise. Les
puissances confédérées, d’accord avec l’Autriche, demandèrent que l’empire
fût restreint, tout en lui laissant encore la Hollande et l’Italie.
Les négociateurs se séparèrent sans avoir rien conclu. L’Autriche entra dans
la coalition, et la guerre, qui pouvait seule vider cette grande contestation,
recommença.
L’empereur n’avait que deux cent quatre-vingt mille hommes
contre cinq cent vingt mille ; il voulait refouler l’ennemi derrière l’Elbe,
et dissoudre, à son ordinaire, cette nouvelle coalition par la promptitude et
la vigueur de ses coups. La victoire parut le seconder d’abord. Il battit à
Dresde les alliés réunis ; mais les défaites de ses lieutenants dérangèrent
ses desseins. Macdonald fut vaincu en Silésie, Ney près de Berlin, Vandamme à
Kulm. Ne pouvant plus faire barrière contre l’ennemi prêt à le déborder de
toutes parts, Napoléon lui livra encore une grande bataille. Les princes de
la confédération du Rhin choisirent ce moment pour déserter l’empire. Un
vaste engagement ayant eu lieu à Leipzig entre les deux armées, les Saxons et
les Wurtembergeois passèrent à l’ennemi sur le champ de bataille même. Cette
défection et la force des coalisés, qui avaient appris à faire une guerre
plus serrée et plus habile, contraignirent Napoléon à la retraite après une
lutte de trois jours. L’armée marcha avec beaucoup de confusion vers le Rhin,
dont les Bavarois, qui avaient également défectionné, voulurent lui fermer le
passage. Mais elle les écrasa à Hanau, et rentra sur le territoire de
l’empire le 30 octobre 1813. La fin de cette campagne fut aussi désastreuse
que celle de la campagne précédente. La France fut menacée dans ses propres limites,
comme en 1799 ; mais elle n’avait plus le même enthousiasme d’indépendance,
et l’homme qui l’avait destituée de ses droits la trouva, dans cette grande
crise, incapable de le soutenir et de le défendre. On expie tôt ou tard
l’asservissement des nations.
Napoléon retourna à Paris le 9 novembre 1813. Il obtint du
sénat une levée de trois cent mille hommes, et fit avec la plus grande ardeur
les préparatifs d’une nouvelle campagne. Il convoqua le corps législatif pour
l’associer à la défense commune ; il lui communiqua les pièces relatives aux
négociations de Prague, et lui demanda un nouvel et dernier effort, afin
d’assurer glorieusement la paix, qui était le voeu universel de la France. Mais le
corps législatif, jusque-là muet et obéissant, choisit ce moment pour
résister à Napoléon. Il était accablé de la fatigue commune, et se trouvait,
sans le vouloir, sous l’influence du parti royaliste, qui s’agitait secrètement
depuis que la décadence de l’empire avait relevé ses espérances. Une
commission composée de mM. Lainé, Raynouard, Gallois, Flaugergues, Maine de
Biran, fit un rapport peu favorable à la marche suivie par le gouvernement,
éleva la voix contre la durée de la guerre, et demanda le rétablissement de
la liberté. Ce voeu, très juste dans un autre temps, n’était propre alors
qu’à faciliter l’invasion étrangère. Quoique les confédérés parussent mettre
la paix au prix de l’évacuation de l’Europe, ils étaient disposés à pousser
la victoire jusqu’au bout. Napoléon, irrité de cette opposition inattendue et
inquiétante, renvoya subitement le corps législatif. Ce commencement de
résistance annonça les défections intérieures. Après s’être étendues de la Russie à toute l’Allemagne,
elles allaient s’étendre de l’Allemagne à l’Italie et à la France. Mais tout
dépendait cette fois, comme précédemment, du sort de la guerre, que l’hiver
n’avait pas ralentie. Napoléon tourna de ce côté toutes ses espérances ; il
partit de Paris, le 25 janvier, pour cette immortelle campagne.
L’empire était envahi par tous les points. Les Autrichiens
s’avançaient en Italie ; les Anglais, qui s’étaient rendus maîtres de la
péninsule entière dans les deux dernières années, avaient passé la Bidasson sous le
général Wellington, et débouchaient par les Pyrénées. Trois armées pressaient
la France à
l’est et au nord. La grande armée alliée, forte de cent cinquante mille
hommes sous Schwartzemberg, avait pénétré par la Suisse ; celle de
Silésie, de cent trente mille sous Blücher, était entrée par Francfort ; et
celle du nord, de cent mille hommes sous Bernadotte, avait envahi la Hollande et paraissait
en Belgique. Les ennemis négligeaient à leur tour les places fortes, formés à
la grande guerre par leur vainqueur, ils marchaient sur la capitale. Lorsque
Napoléon quitta Paris, les deux armées de Schwartzemberg et de Blücher
étaient sur le point d’opérer leur jonction dans la Champagne. Privé
de l’appui du peuple, qui demeurait en observation, Napoléon restait seul
contre le monde entier avec une poignée de vieux soldats et son génie, qui
n’avait rien perdu de son audace et de sa vigueur. Il est beau de le voir
dans ce moment, non plus oppresseur, non plus conquérant, défendre pied à
pied, par de nouvelles victoires, le sol de la patrie en même temps que son
empire et sa renommée !
Il marcha en Champagne contre les deux grandes armées
ennemies. Le général Maison était chargé d’arrêter Bernadotte en Belgique ;
Augereau, les Autrichiens à Lyon ; Soult, les Anglais sur la frontière du
midi. Le prince Eugène devait défendre d’Italie ; et l’empire, quoique envahi
au centre, étendait encore ses vastes bras jusqu’au fond de l’Allemagne par
ses garnisons d’outre-Rhin. Napoléon ne désespéra point de rejeter, au moyen
d’une puissante réaction militaire, cette foule d’ennemis hors de la France, et de reporter
ses drapeaux sur le territoire étranger. Il se plaça habilement entre
Blücher, qui descendait la
Marne, et Schwartzemberg, qui descendait la Seine ; il courut de l’une
de ces armées à l’autre, et les battit tour à tour. Blücher fut écrasé à
Champ-Aubert, à Montmirail, à Château Thierry, à Vauchamps ; et lorsque son
armée eut été détruite, Napoléon revint sur la Seine, culbuta les
Autrichiens à Montereau, et les chassa devant lui. Ses combinaisons furent si
fortes, son activité si grande et ses coups si sûrs qu’il parut sur le point
d’atteindre la désorganisation entière de ces deux formidables armées et
d’anéantir avec elles la coalition. Mais, s’il était vainqueur partout où il
se portait, l’ennemi gagnait du terrain partout où il n’était pas. Les
Anglais étaient entrés dans Bordeaux, où un parti s’était prononcé pour la
famille des Bourbons ; les Autrichiens s’avançaient vers Lyon ; l’armée
ennemie qui opérait en Belgique s’était réunie aux débris de celle de
Blücher, qui paraissait de nouveau sur les derrières de Napoléon. La
défection s’introduisait dans sa propre famille, et Murat venait d’imiter en
Italie la conduite de Bernadotte, en accédant à la coalition. Les grands
officiers de l’empire le servaient encore, mais mollement, et il ne
retrouvait de l’ardeur et une fidélité à toute épreuve que dans les généraux
inférieurs et dans ses infatigables soldats. Napoléon avait de nouveau marché
sur Blücher, qui lui échappa trois fois : sur la gauche de la Marne, par une gelée subite
qui raffermit les boues, au milieu desquelles les Prussiens s’étaient engagés
et devaient périr ; sur l’Aisne, par la défection de Soissons, qui leur
ouvrit un passage au moment où il ne leur restait pas une issue pour
s’échapper ; à Laon, par la faute du duc de Raguse, qui empêcha de livrer une
bataille décisive en se laissant enlever dans une surprise de nuit. Après
tant de fatalités, qui déconcertaient ses plans, Napoléon, mal secondé par
quelques-uns de ses généraux et débordé par la coalition, conçut le hardi
dessein de se porter sur Saint-Dizier, pour fermer à l’ennemi la sortie de la France. Cette
marche audacieuse et pleine de génie ébranla un instant les confédérés,
auxquels elle devait interdire toute retraite ; mais excités par de secrets
encouragements, sans s’inquiéter de leurs derrières, ils s’avancèrent sur
Paris.
Cette grande ville, la seule des capitales du continent
qui n’eût point été envahie, vit déboucher dans ses plaines les troupes de
toute l’Europe, et fut sur le point de subir l’humiliation commune. Elle
était abandonnée à elle-même. L’impératrice, nommée régente quelques mois
auparavant, venait de la quitter et de se rendre à Blois. Napoléon était
loin. Il n’y avait pas ce désespoir et ce mouvement de la liberté qui seuls
portent les peuples à la résistance, la guerre ne se faisant plus aux
nations, mais aux gouvernements, et l’empereur ayant placé tout l’intérêt
public en lui seul et tous ses moyens de défense dans les troupes régulières.
La fatigue était grande : un sentiment d’orgueil, de bien juste orgueil,
rendait seul douloureuse l’approche de l’étranger et serrait tout coeur
français en voyant le sol national foulé par des armées si longtemps
vaincues. Mais ce sentiment n’était pas assez fort pour soulever la masse de
la population contre l’ennemi, et les menées du parti royaliste, à la tête
duquel se plaça le prince de Bénévent, l’appelaient dans la capitale.
Cependant on se battit le 30 mars sous les murs de Paris ; mais le 31 les
portes en furent ouvertes aux confédérés, qui y entrèrent par une
capitulation. Le sénat consomma la grande défection impériale en abandonnant
son ancien maître ; il était dirigé par M. de Talleyrand, qui se trouvait
depuis peu dans la disgrâce de l’empereur. Cet acteur presque obligé de toute
crise de pouvoir venait de se déclarer contre lui. Sans attachement de parti,
d’une assez grande indifférence politique, il pressentait de loin, avec une
sagacité merveilleuse, la chute d’un gouvernement, se retirait à propos, et,
lorsque le moment précis pour l’abattre était venu, il y aidait de ses
moyens, de son influence, de son nom et de l’autorité qu’il avait eu soin de
ne pas complètement perdre. Pour la révolution sous la constituante, pour le
Directoire au 18 fructidor, pour le Consulat au 18 brumaire, pour l’empire en
1804, il était pour la restauration de la famille royale en 1814. Il était
comme le grand maître des cérémonies du pouvoir, et c’était lui qui semblait
congédier et installer les divers gouvernements. Le sénat, sous son
influence, nomma un gouvernement provisoire, déclara Napoléon déchu du trône,
le droit d’hérédité aboli dans sa famille, le peuple français et l’armée
déliés envers lui du serment de fidélité. Il proclama tyran celui dont il
avait facilité le despotisme par ses longues adulations.
Cependant Napoléon, pressé par ses alentours de secourir
la capitale, avait abandonné sa marche sur Saint-Dizier, et accourait à la
tête de cinquante mille hommes, espérant y empêcher encore l’entrée de
l’ennemi. Mais en arrivant, le 1er avril, il apprit la capitulation de la
veille, et il se concentra sur Fontainebleau, où il fut instruit de la
défection du sénat et de sa déchéance. C’est alors que, voyant tout plier
autour de lui sous la mauvaise fortune, et le peuple, et le sénat, et les
généraux, et les courtisans, il se décida à abdiquer en faveur de son fils.
Il envoya le duc de Vicence, le prince de la Moskova, le duc de
Tarente, comme plénipotentiaires vers les souverains alliés ; ils devaient
prendre en route le duc de Raguse, qui couvrait Fontainebleau avec un corps
d’armée. Napoléon, avec ses cinquante mille hommes et sa forte position
militaire, pouvait imposer encore la royauté de son fils à la coalition. Mais
le duc de Raguse abandonna son poste, traita avec l’ennemi, et laissa
Fontainebleau à découvert. Napoléon fut alors réduit à subir les conditions
des alliés : leurs prétentions augmentaient avec leur puissance. à Prague ils
lui cédaient la Hollande
et l’Italie ; depuis Leipzig ils lui laissaient l’empire avec les limites des
Alpes et du Rhin ; après l’invasion de la France ils lui offraient, à Châtillon, les
possessions seules de l’ancienne monarchie ; plus tard ils refusaient de
traiter avec lui pour ne traiter qu’en faveur de son fils ; mais aujourd’hui,
décidés à détruire tout ce qui restait de la révolution par rapport à
l’Europe, ses conquêtes et sa dynastie, ils forcèrent Napoléon à une
abdication absolue. Le 11 avril 1814, il renonça pour lui et ses descendants
aux trônes de France et d’Italie, et reçut en échange de sa vaste
souveraineté, dont les limites s’étendaient naguère encore jusqu’à la Baltique, la petite île
d’Elbe. Le 20, après avoir fait de touchants adieux à ses vieux soldats, il
partit pour sa nouvelle principauté.
Ainsi tomba cet homme qui avait seul rempli le monde
pendant quatorze ans. Son génie entreprenant et organisateur, sa puissance de
vie et de volonté, son amour de la gloire et l’immense force disponible que
la révolution avait mise entre ses mains ont fait de lui le plus surprenant
des capitaines et le plus gigantesque des dominateurs. Ce qui rendrait la
destinée d’un autre extraordinaire compte à peine dans la sienne. Sorti de
l’obscurité, porté au rang suprême, de simple officier d’artillerie devenu le
chef de la plus grande des nations, il a osé concevoir la monarchie
universelle et l’a réalisée un moment. Après avoir obtenu l’empire par ses
victoires, il a voulu soumettre l’Europe au moyen de la France, réduire
l’Angleterre au moyen de l’Europe, en dominant l’une par son système
militaire, en domptant l’autre par son blocus continental. Ce dessein lui a
réussi pendant quelques années, et de Lisbonne à Moscou il a assujetti les
peuples et les potentats à son mot d’ordre de général et au vaste séquestre
qu’il avait prescrit. Mais il a manqué de cette manière à la mission
réparatrice du 18 brumaire. En exerçant pour son propre compte la puissance
qu’il avait reçue, en attaquant la liberté du peuple par ses institutions
despotiques, l’indépendance des états par la guerre, il a mécontenté et les
opinions et les intérêts du genre humain ; il a excité d’universelles
inimitiés ; la nation s’est retirée de lui ; et après avoir été longtemps
victorieux, après avoir planté ses étendards sur toutes les capitales, après
avoir, pendant dix années, augmenté son pouvoir et gagné un royaume à chaque
bataille, un seul revers a réuni le monde entier contre lui, et il a succombé
en prouvant combien de nos jours le despotisme est impossible à maintenir.
Cependant Napoléon, à travers les désastreux résultats de son système, a
donné une prodigieuse impulsion au continent ; ses armées ont porté derrière
elles les usages, les idées et la civilisation plus avancée de la France. Les sociétés
européennes ont été remuées de dessus leurs vieux fondements. Les peuples se
sont mêlés, par de fréquentes communications ; des ponts jetés sur des
fleuves limitrophes, de grandes routes pratiquées au milieu des Alpes, des
Apennins, des Pyrénées, ont rapproché les territoires ; et Napoléon a fait
pour le matériel des états ce que la révolution a fait pour l’esprit des
hommes. Le blocus a complété l’impulsion de la conquête ; il a perfectionné
l’industrie continentale, afin de suppléer à celle de l’Angleterre, et il a
remplacé le commerce colonial par le produit des manufactures. C’est ainsi
que Napoléon, en agitant les peuples, a contribué à leur civilisation. Il a
été contre-révolutionnaire par son despotisme à l’égard de la France ; mais son esprit
conquérant l’a rendu rénovateur vis-à-vis de l’Europe, dans laquelle
plusieurs nations assoupies avant sa venue vivront de la vie qu’il leur a
apportée. Mais en cela Napoléon n’a obéi qu’à sa nature. Né de la guerre, la
guerre a été son penchant, son plaisir ; la domination, son but ; il lui
fallait maîtriser le monde, et les circonstances le lui ont mis dans la main,
afin qu’il s’en aidât à exister.
Napoléon a présenté pour la France, comme Cromwell le
fit un moment pour l’Angleterre, le gouvernement de l’armée, qui s’établit
toujours lorsqu’une révolution est combattue ; elle change alors de nature
peu à peu, et devient militaire de civile qu’elle était d’abord. Dans la Grande-Bretagne,
la guerre intérieure n’étant point compliquée de guerre étrangère à cause de
la situation géographique du pays qui l’isolait des autres états, dès que les
ennemis de la réforme eurent été vaincus, l’armée passa du champ de bataille
au gouvernement. Son intervention étant précoce, Cromwell, son général,
trouva encore les partis dans toute la fougue de leurs passions, dans tout le
fanatisme de leur croyance, et il dirigea uniquement contre eux son
administration militaire. La révolution française, opérée sur le continent,
vit les peuples disposés à la liberté, et les souverains ligués par la
crainte de l’affranchissement des peuples. Elle eut non seulement des ennemis
intérieurs, mais encore des ennemis étrangers à combattre, et, tandis que les
armées repoussaient l’Europe, les partis se culbutèrent eux-mêmes dans les
assemblées. L’intervention militaire fut plus tardive ; et Napoléon, trouvant
les factions abattues et les croyances presque abandonnées, obtint de la
nation une obéissance facile, et dirigea le gouvernement contre l’Europe.
Cette différence de position influa beaucoup sur la
conduite et le caractère de ces deux hommes extraordinaires. Napoléon,
disposant d’une force immense et d’une puissance non contestée, se livra en
sécurité à ses vastes desseins et au rôle de conquérant, tandis que Cromwell,
privé de l’assentiment qu’amène la fatigue populaire, sans cesse attaqué par
les factions, fut réduit à les neutraliser les unes au moyen des autres et à
se montrer jusqu’au bout dictateur militaire des partis. L’un employa son
génie à entreprendre, l’autre à résister ; aussi l’un eut la franchise et la
décision de la force, et l’autre la ruse et l’hypocrisie de l’ambition
combattue. Cette situation devait détruire leur domination. Toutes les
dictatures sont passagères, et il est impossible, quelque grand et fort qu’on
soit, de soumettre longtemps des partis ou d’occuper longtemps des royaumes.
C’est ce qui devait tôt ou tard amener la chute de Cromwell (s’il eût vécu
plus longtemps) par les conspirations intérieures et celle de Napoléon par le
soulèvement de l’Europe. Tel est le sort des pouvoirs qui, nés de la liberté,
ne se fondent plus sur elle.
En 1814, l’empire venait d’être détruit ; les partis de la
révolution n’existaient plus depuis le 18 brumaire ; tous les gouvernements
de cette période politique avaient été épuisés. Le sénat rappela l’ancienne
famille royale. Déjà peu populaire par sa servilité passée, il se perdit dans
l’opinion en publiant une constitution assez libérale, mais qui plaçait sur
la même ligne les pensions des sénateurs et les garanties de la nation. Le
comte d’Artois, qui le premier avait quitté la France, y revint le
premier en qualité de lieutenant général du royaume. Il signa, le 23 avril, la Convention de Paris,
qui réduisit le territoire de la
France à ses limites du 1er janvier 1792, et par laquelle la Belgique, la Savoie, Nice, Genève, un
immense matériel militaire, cessèrent de nous appartenir. Louis XVII débarqua
à Calais le 24 avril, et fit son entrée solennelle à Paris le 3 mai 1814,
après avoir donné, le 2, la déclaration de Saint-Ouen, qui consacrait les
principes du gouvernement représentatif, et qui, le 2 juin, fut suivie de la
promulgation de la charte.
À cette époque commence une nouvelle série d’événements.
L’année 1814 fut la limite du grand mouvement qui avait eu lieu pendant les
vingt-cinq années précédentes. La révolution avait été politique, comme
dirigée contre le pouvoir absolu de la cour et les privilèges des classes ;
et militaire, parce que l’Europe l’avait attaquée. La réaction qui se déclara
alors atteignit seulement l’empire ; elle provoqua en Europe la coalition,
elle amena en France le régime représentatif : telle devait être sa première
période. Plus tard elle a produit la sainte alliance contre les peuples et le
gouvernement d’un parti contre la charte.
Ce mouvement rétrograde doit avoir son cours et son terme.
On ne peut régir désormais la
France d’une manière durable qu’en satisfaisant le double
besoin qui lui a fait entreprendre la révolution. Il lui faut, dans le
gouvernement, une liberté politique réelle et dans la société le bien-être
matériel que produit le développement sans cesse perfectionné de la
civilisation.
Fin de l’Histoire de la Révolution française
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