HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre XIV. — Depuis le 18 brumaire (9 novembre 1799) jusqu’au 2 décembre 1804.

Espérances des divers partis après le 18 brumaire. — Gouvernement provisoire. — Constitution de Sieyès ; elle est dénaturée dans la constitution consulaire de l’an VII. — Formation du gouvernement ; desseins pacificateurs de Bonaparte. — Campagne d’Italie ; victoire de Marengo. — Paix générale : sur le continent, par le traité de Lunéville ; avec l’Angleterre, par le traité d’Amiens. — fusion des partis, prospérité intérieure de la France. — Système ambitieux du premier consul ; il constitue de nouveau le clergé dans l’état, par le concordat de 1801 ; il crée un ordre de chevalerie militaire, au moyen de la légion d’honneur : il complète cet ordre de choses par le consulat à vie. — Reprise des hostilités avec l’Angleterre. — Conspiration de Georges et de Pichegru. — La guerre et les tentatives des royalistes servent de prétexte à l’érection de l’empire. — Napoléon Bonaparte, nommé empereur héréditaire, est sacré par le pape, le 2 décembre 1804, dans l’église de Notre-Dame. — Abandon successif de la révolution. — Progrès du pouvoir absolu pendant les quatre années du consulat.

 

 

Le 18 brumaire eut une popularité immense. On ne vit point dans cet événement la promotion d’un seul homme au-dessus des conseils du peuple ; on n’y vit point le terme du grand mouvement du 14 juillet, qui avait commencé l’existence nationale. Le 18 brumaire ne se présenta que sous son aspect d’espérance et de restauration. Quoique la nation fût bien fatiguée, bien peu capable de défendre une souveraineté dont l’exercice lui était à charge et qui était même devenue l’objet de sa propre moquerie depuis que le bas peuple l’avait exercée, cependant elle croyait si peu au despotisme que personne ne lui paraissait en état de l’asservir. On éprouvait le besoin de voir la société se rétablir sous une main habile, et Bonaparte convenait à cette oeuvre en qualité de grand homme et de général victorieux.

C’est pour cela qu’à part les républicains directoriaux tout le monde se déclara en faveur de la dernière journée. La violation des lois et les coups d’état contre les assemblées avaient été si fréquents durant la révolution qu’on avait pris l’habitude de ne point les juger sur leur légitimité, mais d’après leurs suites. Depuis le parti de Sieyès jusqu’aux royalistes de 1788, chacun se félicita du 18 brumaire, et s’attribua les futurs profits politiques de ce changement. Les modérés constitutionnels croyaient que la liberté définitive serait établie ; les royalistes se berçaient de l’espoir, en comparant mal à propos cette époque de notre révolution à l’époque de 1660 dans la révolution anglaise, que Bonaparte commençait le rôle de Monk, et qu’il restaurerait bientôt la monarchie des Bourbons ; la masse peu intelligente et intéressée au repos comptait sur le retour de l’ordre sous un protecteur puissant ; les classes proscrites et les hommes ambitieux attendaient de lui leur amnistie ou leur élévation. Pendant les trois mois qui suivirent le 18 brumaire, l’approbation et l’attente furent générales. On avait nommé un gouvernement provisoire, composé de trois consuls, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, ainsi que deux commissions législatives chargées de préparer la constitution et un ordre de choses définitif.

Les consuls et les deux commissions furent installés le 21 brumaire. Ce gouvernement provisoire abolit la loi sur les otages et l’emprunt forcé ; il permit le retour des prêtres proscrits depuis le 18 fructidor ; il fit sortir de prison et du territoire de la république les émigrés que le naufrage avait jetés sur les côtes de Calais, et qui, depuis quatre années, étaient captifs en France et se trouvaient exposés à la dure peine de l’émigration armée. Toutes ces mesures furent très favorablement accueillies. Mais l’opinion se révolta d’une proscription exercée contre les républicains extrêmes. Trente-sept d’entre eux furent condamnés à la déportation à la Guyane, et vingt et un à la mise en surveillance dans le département de la Charente Inférieure, par un simple arrêté des consuls, sur le rapport du ministre de la police Fouché. On n’aimait pas les hommes que frappait le gouvernement ; mais on se souleva contre un acte à ce point arbitraire. Aussi les consuls reculèrent devant leur propre ouvrage ; ils changèrent d’abord la déportation en simple surveillance, et ils annulèrent bientôt la surveillance elle-même.

La rupture éclata entre les auteurs du 18 brumaire, pendant la durée de leur autorité provisoire ; elle fut peu bruyante, parce qu’elle eut lieu dans le sein des commissions législatives. La constitution nouvelle en fut la cause. Sieyès et Bonaparte ne pouvaient point s’entendre à cet égard : l’un voulait instituer la France, et l’autre la gouverner en maître.

Le projet de constitution de Sieyès, qui fut défiguré dans la constitution consulaire de l’an VII, mérite d’être connu, ne fût-ce que comme curiosité législative. Sieyès distribuait la France en trois divisions politiques : la commune, la province ou département, et l’état. Chacune avait ses pouvoirs d’administration et de judicature, placés dans un ordre hiérarchique : la première, les municipalités et les tribunaux de paix et de première instance ; la seconde, des préfectures populaires et des tribunaux d’appel ; la troisième, le gouvernement central et la cour de cassation. Il y avait, pour remplir les diverses fonctions de la commune, du département et de l’état, trois listes de notabilités, dont les membres n’étaient que de simples candidats présentés par le peuple. Le pouvoir exécutif résidait dans le proclamateur électeur, fonctionnaire supérieur, inamovible, irresponsable, chargé de représenter la nation au dehors et de former le gouvernement dans un conseil d’état délibérant et un ministère responsable. Le proclamateur électeur choisissait dans les listes de candidature des juges, depuis les tribunaux de paix jusqu’à la cour de cassation ; des administrateurs, depuis les maires jusqu’aux ministres. Mais il était incapable de gouverner lui-même ; le pouvoir était dirigé par le conseil d’état, exercé par le ministère.

La législature s’éloignait de la forme établie jusque-là ; elle cessait d’être une assemblée délibérante pour devenir une cour judiciaire. C’était devant elle que le conseil d’état, au nom du gouvernement, et le Tribunat, au nom du peuple, plaidaient leurs projets respectifs. Sa sentence était la loi. Sieyès, à ce qu’il semble, avait pour but d’arrêter les usurpations violentes des partis, et, tout en plaçant la souveraineté dans le peuple, de lui trouver des limites en elle-même : cette intention ressort du jeu compliqué de sa machine politique. Les assemblées primaires, composées du dixième de la population générale, désignaient la liste communale de candidature. Des collèges d’électeurs, également nommés par elles, choisissaient dans la liste communale la liste supérieure des candidats provinciaux, et dans la liste provinciale la liste des candidats nationaux. En tout ce qui concernait le gouvernement, il y avait un contrôle réciproque. Le proclamateur électeur prenait ses fonctionnaires parmi les candidats présentés par le peuple ; et le peuple pouvait destituer les fonctionnaires en ne les maintenant pas sur les listes de candidature, qui étaient renouvelées, la première tous les deux ans, la seconde tous les cinq ans, la troisième tous les dix ans. Mais le proclamateur électeur n’intervenait point dans la nomination des tribuns et des législateurs, dont les attributions étaient purement populaires.

Cependant, pour placer un contrepoids dans le sein de cette autorité même, Sieyès séparait l’initiative et la discussion de la loi, qui résidaient dans le Tribunat, de son adoption, qui appartenait à l’assemblée législative. Mais, outre ces prérogatives différentes, le corps législatif et le Tribunat n’étaient point élus de la même manière. Le Tribunat se composait de droit des cent premiers membres de la liste nationale, tandis que le corps législatif était directement choisi par les collèges électoraux. Les tribuns, devant être plus actifs, plus bruyants, plus populaires, étaient nommés à vie et par un procédé plein de lenteur, afin qu’ils n’arrivassent point dans un moment de passion et, comme on l’avait vu jusque-là dans la plupart des assemblées, avec des projets de renversement et de colère. Les mêmes dangers ne se trouvant point dans l’autre assemblée, qui n’avait que le jugement calme et désintéressé de la loi, son élection était immédiate et son autorité passagère.

Enfin il existait, comme complément de tous les autres pouvoirs, un corps conservateur, incapable d’ordonner, incapable d’agir, uniquement destiné à pourvoir à l’existence régulière de l’état. Ce corps était le jury constitutionnaire ou sénat conservateur ; il devait être pour la loi politique ce que la cour de cassation était pour la loi civile. Le Tribunat ou le conseil d’état se pourvoyait devant lui, lorsque la sentence du corps législatif n’était pas conforme à la constitution. Il avait en outre la faculté d’appeler dans son sein un chef de gouvernement trop ambitieux ou un tribun trop populaire par le droit d’absorption, et lorsqu’on était sénateur on devenait inhabile à toute autre fonction. De cette manière il veillait doublement au salut de la république, et en maintenant la loi fondamentale, et en protégeant la liberté contre l’ambition des hommes.

Quoi qu’on pense de cette constitution, qui paraît avoir été trop bien réglée pour avoir pu être praticable, on ne saurait nier qu’elle n’attestât une prodigieuse force d’esprit et ne contînt les combinaisons les plus ingénieuses. Sieyès y tenait trop peu de compte des passions des hommes ; il en faisait des êtres trop raisonnables et des machines obéissantes. Il voulait, par des inventions habiles, éviter les abus des constitutions humaines, et fermer toutes les portes à la mort, c’est-à-dire au despotisme, de quelque part qu’il vînt. Je crois peu à l’efficacité des constitutions en pareil temps, où la passion des partis empêche le respect des lois, où l’esprit de domination l’emporte sur l’esprit de liberté. Mais si une constitution convenait à une époque, c’était celle de Sieyès à la France de l’an VII. Après l’épreuve de dix années, qui n’avaient montré que des dominations exclusives ; après le passage toujours violent des constitutionnels de 1789 aux Girondins, des Girondins aux Montagnards, des Montagnards aux réacteurs, des réacteurs au Directoire, du Directoire aux conseils, des conseils à la force militaire, il ne pouvait plus y avoir de repos et de vie publique que là. On était fatigué des constitutions usées, et celle de Sieyès était neuve ; on ne voulait plus d’hommes exclusifs, et elle interdisait, par l’élaboration des votes, l’arrivée subite ou des contre-révolutionnaires comme au début du Directoire, ou des démocrates ardents comme à la fin de ce gouvernement. C’était une constitution de modérés qui semblait propre à finir une révolution et à asseoir un peuple. Mais par cela seul que c’était une constitution de modérés, par cela seul que les partis n’avaient plus assez d’ardeur pour rechercher la domination, il devait se trouver un homme plus fort que les partis abattus et que les modérés législateurs, qui refusât cette constitution ou qui la dénaturât en l’acceptant. C’est ce qui arriva.

Bonaparte assistait aux délibérations du comité constituant ; il saisit avec son instinct de pouvoir tout ce qui, dans les idées de Sieyès, était capable de servir ses projets, et il fit rejeter le reste. Sieyès lui destinait les fonctions de grand électeur, avec six millions de revenu, une garde de trois mille hommes, le palais de Versailles pour habitation et toute la représentation extérieure de la république. Mais le gouvernement réel devait résider dans deux consuls, l’un de la guerre, l’autre de la paix, auxquels Sieyès ne pensait pas en l’an III, mais qu’il adoptait en l’an VII, pour s’accommoder sans doute aux idées du temps. Cette magistrature insignifiante fut loin de convenir à Bonaparte : et comment avez-vous pu imaginer, dit-il, qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions ? Dès ce moment il n’en fut plus question : Roger-Ducos et la plupart des membres du comité se déclarèrent pour Bonaparte ; et Sieyès, qui abhorrait la discussion, ne sut ou ne voulut pas défendre ses idées. Il vit que les lois, les hommes, la France, étaient à la merci de celui qu’il avait contribué à élever.

Le 24 décembre 1799 (nivôse an VII), quarante-cinq jours après le 18 brumaire, fut publiée la constitution de l’an VII ; elle était composée des débris de celle de Sieyès, qui se transforma successivement en une constitution de servitude. Le gouvernement fut mis dans les mains du premier consul, qui eut pour seconds deux consuls à voix consultative. Le sénat, primitivement choisi par les consuls, choisit lui-même dans la liste des candidats nationaux les membres du Tribunat et du corps législatif. Le gouvernement eut seul l’initiative des lois. Ainsi, plus de corps d’électeurs qui nomment les candidats de diverses listes, les tribuns et les législateurs ; plus de tribuns indépendants qui plaident de mouvement la cause du peuple devant l’assemblée législative sortie immédiatement du sein de la nation et n’étant comptable qu’à elle ; enfin plus de nation politique. Au lieu de tout cela, il existe un consul tout-puissant, disposant des armées et du pouvoir, général et dictateur ; un conseil d’état destiné à se mettre à l’avant-garde de l’usurpation ; enfin un sénat de quatre-vingts membres, dont l’unique fonction est d’annuler le peuple, de choisir des tribuns sans puissance et des législateurs muets. La vie passe da la nation au gouvernement. La constitution de Sieyès servit de prétexte à l’établissement d’un nouvel ordre politique. Il faut remarquer que jusqu’en l’an VII toutes les constitutions avaient été originaires du contrat social, et que depuis elles furent toutes, jusqu’en 1814, originaires de la constitution de Sieyès.

Le nouveau gouvernement s’installa de suite. Bonaparte fut premier consul, et il s’adjoignit, pour second et pour troisième consuls, Cambacérès, grand légiste et ancien membre de la Plaine de la Convention, et Lebrun, ancien coopérateur du chancelier Maupeou. Il compta, par leur moyen, agir sur les révolutionnaires et sur les royalistes modérés. C’est aussi dans ce but que l’ex-grand seigneur Talleyrand et l’ex-montagnard Fouché furent placés, l’un au ministère des relations extérieures, et l’autre à celui de la police. Sieyès répugnait beaucoup à se servir de Fouché ; mais Bonaparte le voulut. Nous formons, dit-il, une nouvelle époque : il ne faut nous souvenir, dans le passé, que du bien, et oublier le mal. Peu lui importait la bannière qu’on avait suivie jusque-là, pourvu qu’on se rangeât sous la sienne et qu’on y appelât surtout d’anciens compagnons de royalisme ou de révolution. Les deux consuls nouveaux et les consuls sortants nommèrent, sans attendre les listes d’éligibilité, soixante sénateurs ; les sénateurs nommèrent cent tribuns et trois cents législateurs, et les auteurs du 18 brumaire se distribuèrent les fonctions de l’état, comme le butin de leur victoire. Cependant il est juste de dire que le parti modéré libéral prévalut dans ce partage, et que, tant qu’il conserva l’influence, Bonaparte gouverna d’une manière douce, réparatrice et républicaine. La constitution de l’an VII, soumise à l’acceptation du peuple, fut approuvée par trois millions onze mille sept citoyens. Celle de 1793 avait obtenu un million huit cent un mille neuf cent dix-huit suffrages, et celle de l’an III un million cinquante-sept mille trois cent quatre-vingt-dix. La loi nouvelle satisfaisait la masse modérée, qui tenait moins à ses garanties qu’à son repos, tandis que le code de 93 n’avait trouvé des partisans que dans la classe inférieure, et que celui de l’an III avait été également repoussé par les démocrates et les royalistes. La constitution de 1791 avait seule obtenu une approbation générale, et, sans avoir été soumise à une acceptation individuelle, elle avait été jurée par la France presque entière.

Le premier consul, pour satisfaire au voeu de la république, fit à l’Angleterre des offres de paix, qu’elle refusa. Il désirait avec raison prendre les dehors de la modération, et donner à son gouvernement, avant de traiter, le lustre de nouvelles victoires. La continuation de la guerre fut donc décidée, et les consuls firent une proclamation remarquable, en ce qu’ils s’adressèrent à des sentiments nouveaux dans la nation. Jusque-là, on l’avait appelée aux armes pour la défense de la liberté ; on commença à l’exciter alors au nom de l’honneur. Français, vous désirez la paix. Votre gouvernement la désire avec plus d’ardeur encore : ses premiers voeux, ses démarches constantes ont été pour elle. Le ministère anglais la repousse ; le ministère anglais a trahi le secret de son horrible politique. Déchirer la France, détruire sa marine et ses ports, l’effacer du tableau de l’Europe, ou l’abaisser au rang des puissances secondaires, tenir toutes les nations du continent divisées pour s’emparer du commerce de toutes et s’enrichir de leurs dépouilles ; c’est pour obtenir ces affreux succès que l’Angleterre répand l’or, prodigue les promesses, multiplie les intrigues. C’est à vous de commander la paix ; pour la commander, il faut de l’argent, du fer et des soldats ; que tous s’empressent de payer le tribut qu’ils doivent à la défense commune ! Que les jeunes citoyens se lèvent ! Ce n’est plus pour des factions, ce n’est plus pour le choix des tyrans qu’ils vont s’armer ; c’est pour la garantie de ce qu’ils ont de plus cher ; c’est pour l’honneur de la France, c’est pour les intérêts sacrés de l’humanité !

La Hollande et la Suisse avaient été mises à l’abri de l’invasion dans la campagne précédente. Le premier consul réunit toutes les forces de la république sur le Rhin et aux Alpes. Il donna le commandement de l’armée du Rhin à Moreau et marcha lui-même en Italie. Il partit le 16 floréal an VII (6 mai 1800) pour cette brillante campagne, qui ne dura que quarante jours. Il lui importait de ne pas rester longtemps éloigné de Paris au début de son pouvoir, et surtout de ne pas laisser la guerre indécise. Le feld-maréchal Mélas avait cent trente mille hommes sous les armes ; il occupait l’Italie entière. L’armée républicaine qui lui était opposée ne s’élevait pas à quarante mille hommes. Mélas laissa le feld-maréchal lieutenant Ott avec trente mille hommes devant Gênes, et marcha contre le corps du général Suchet. Il entra dans Nice, se disposa à passer le Var et à pénétrer en Provence. Ce fut alors que Bonaparte franchit le grand Saint-Bernard à la tête d’une armée de quarante mille hommes, descendit en Italie sur les derrières de Mélas, entra dans Milan le 16 prairial (5 juin), et plaça les Autrichiens entre Suchet et lui. Mélas, dont la ligne d’opération se trouvait coupée, revint promptement sur Nice, et de là sur Turin ; il établit son quartier général à Alexandrie, et se décida à renouer ses communications par une bataille. Il y eut, le 9 juin, à Montebello, une victoire d’avant-garde glorieuse pour les républicains et dont le général Lannes eut le principal honneur. Mais ce fut le 14 juin (25 prairial) que se décida le sort de l’Italie dans la plaine de Marengo : les Autrichiens furent écrasés. N’ayant pas pu forcer le passage de la Bormida par une victoire, ils se trouvèrent sans retraite entre l’armée de Suchet et celle du premier consul. Le 15 ils obtinrent de retourner derrière Mantoue, en remettant toutes les places du Piémont, de la Lombardie, des Légations ; et la victoire de Marengo valut ainsi la possession de l’Italie entière.

Dix-huit jours après, Bonaparte fut de retour à Paris. On le reçut avec tous les témoignages d’admiration qu’excitaient une si prodigieuse activité et des victoires si décisives. L’enthousiasme fut universel ; il y eut une illumination spontanée, et la foule se porta aux Tuileries pour le voir. Ce qui redoubla la joie publique, ce fut l’espérance d’une prochaine pacification. Le premier consul assista, le 25 messidor, à la fête anniversaire du 14 juillet. Lorsque les officiers lui présentèrent les drapeaux enlevés à l’ennemi, il leur dit : de retour dans les camps, dites aux soldats que pour l’époque du 1er vendémiaire, où nous célébrerons l’anniversaire de la république, le peuple français attend ou la publication de la paix, ou, si l’ennemi y mettait des obstacles invincibles, de nouveaux drapeaux, fruit de nouvelles victoires. Mais la paix se fit attendre un peu plus de temps encore.

Dans l’intervalle de la victoire de Marengo à la pacification générale, le premier consul s’occupa surtout d’asseoir le peuple et de diminuer le nombre des mécontents, en faisant rentrer dans l’état les factions déplacées. Il se montra très accommodant envers les partis qui renonçaient à leurs systèmes et très prodigue de faveurs envers les chefs qui renonçaient à leurs partis. Comme on se trouvait dans un temps d’intérêts et de relâchement, il n’eut pas de peine à réussir. Déjà les proscrits du 18 fructidor avaient été rappelés, à l’exception de quelques conspirateurs royalistes, comme Pichegru, Villot, etc. Bonaparte employa même bientôt ceux des bannis qui, tels que Portalis, Siméon, Barbé-Marbois, s’étaient montrés plus anti conventionnels que contre-révolutionnaires. Il avait aussi gagné des opposants d’une autre espèce. Les derniers chefs de la Vendée, le fameux Bernier, curé de Saint-Laud à Angers, qui avait assisté à toute l’insurrection, Châtillon, d’Autichamp et Suzannet, avaient fait leur accommodement par le traité du 17 janvier 1800. Il s’adressa également aux chefs des bandes bretonnes, Georges Cadoudal, Frotté, Laprévelaye et Bourmont. Les deux derniers consentirent seuls à se soumettre. Frotté fut surpris et fusillé ; et Georges, battu à Grand-Champ par le général Brune, capitula. La guerre de l’ouest fut définitivement terminée.

Mais les chouans qui s’étaient réfugiés en Angleterre, et qui n’avaient plus d’espoir que dans la mort de celui en qui se concentrait la puissance de la révolution, projetèrent son assassinat. Quelques-uns d’entre eux débarquèrent sur les côtes de France et se rendirent secrètement à Paris. Comme il n’était pas facile d’atteindre le premier consul, ils s’arrêtèrent à un complot vraiment horrible. Le 3 nivôse, à huit heures du soir, Bonaparte devait se rendre à l’Opéra par la rue Saint-Nicaise. Les conjurés placèrent un tonneau de poudre sur une petite charrette qui embarrassait le passage, et Saint-Régent, l’un d’entre eux, fut chargé d’y mettre le feu lorsqu’il recevrait le signal de l’approche du premier consul. À l’heure indiquée, Bonaparte partit des Tuileries et traversa la rue Saint-Nicaise. Son cocher fut assez adroit pour passer rapidement entre la charrette et la muraille ; mais le feu avait déjà été mis à la mèche, et à peine la voiture était-elle au bout de la rue que la machine infernale fit explosion, couvrit le quartier Saint-Nicaise de ruines, et ébranla la voiture, dont les glaces furent brisées.

La police, prise au dépourvu quoique dirigée par Fouché, attribua cette conspiration aux démocrates pour lesquels le premier consul avait une antipathie plus prononcée encore que pour les chouans. Plusieurs d’entre eux furent mis en prison, et cent trente furent déportés par un simple sénatus-consulte, demandé et obtenu de nuit. On découvrit enfin les véritables auteurs du complot, dont quelques-uns furent condamnés à mort. Le premier consul fit créer, dans cette occasion, des tribunaux militaires spéciaux. Le parti constitutionnel se sépara davantage de lui, et commença son énergique mais inutile opposition. Lanjuinais, Grégoire, qui avaient courageusement résisté au parti extrême dans la Convention, Garat, Lambrechts, Lenoir-Laroche, Cabanis, etc., combattirent, dans le sénat, la proscription illégale de cent trente démocrates ; les tribuns Isnard, Daunou, Chénier, Benjamin Constant, Bailleul, Chazal, etc., s’élevèrent contre les cours spéciales. Mais une paix glorieuse vint faire oublier ce nouvel empiétement de pouvoir. Les Autrichiens, vaincus à Marengo par le premier consul et défaits à Hohenlinden par Moreau, se décidèrent à déposer les armes. Le 8 janvier 1801, la république, le cabinet de Vienne et l’empire conclurent le traité de Lunéville. L’Autriche ratifia toutes les conditions du traité de CampoFormio et céda de plus la Toscane à l’infante de Parme. L’empire reconnut l’indépendance des républiques batave, helvétique, ligurienne et cisalpine. La pacification devint bientôt générale par le traité de Florence (18 février 1801) avec le roi de Naples, qui céda l’île d’Elbe et la principauté de Piombino ; par le traité de Madrid (29 septembre 1801) avec le Portugal ; par le traité de Paris (8 octobre 1801) avec l’empereur de Russie ; enfin, par les préliminaires (9 octobre 1801) avec la porte ottomane. Le continent, en déposant les armes, força l’Angleterre à une paix momentanée. Pitt, Dundas et lord Grenville, qui avaient entretenu ces sanglantes luttes contre la France, sortirent du ministère au moment où leur système cessa de pouvoir être suivi. L’opposition anglaise les y remplaça ; et, le 25 mars 1802, le traité d’Amiens acheva la pacification du monde.

L’Angleterre consentit à toutes les acquisitions continentales de la république française, reconnut l’existence des républiques secondaires, et restitua nos colonies. Pendant la guerre maritime avec l’Angleterre, la marine française avait été presque entièrement ruinée. Trois cent quarante vaisseaux avaient été pris ou détruits, et la plupart des colonies étaient tombées entre les mains des Anglais. Celle de Saint-Domingue, la plus importante de toutes, après avoir secoué le joug des blancs, avait continué cette révolution américaine qui, commencée par les colonies d’Angleterre, devait finir par celles de l’Espagne, et changer les colonies du nouveau monde en états indépendants. Les noirs de Saint-Domingue continuèrent à vouloir maintenir, à l’égard de la métropole, leur affranchissement, qu’ils avaient conquis sur les colons et défendu contre les Anglais. Ils avaient à leur tête un des leurs, le fameux Toussaint Louverture. La France devait consentir à cette révolution, déjà assez coûteuse à l’humanité. Le gouvernement métropolitain ne pouvait plus être rétabli à Saint-Domingue ; et il fallait, en resserrant les liens commerciaux avec cette ancienne colonie, se donner les seuls avantages réels que l’Europe puisse retirer aujourd’hui de l’Amérique. Au lieu de cette politique prudente, Bonaparte tenta une expédition afin de soumettre l’île. Quarante mille hommes furent embarqués pour cette entreprise désastreuse. Il était impossible que les noirs résistassent d’abord à une pareille armée ; mais, après les premières victoires, elle fut atteinte par le climat, et de nouvelles insurrections assurèrent l’indépendance de la colonie. La France essuya la double perte d’une armée et de relations commerciales avantageuses.

Bonaparte, qui avait eu jusque-là pour but principal la fusion des partis, tourna alors toute son attention vers la prospérité intérieure de la république et l’organisation du pouvoir. Les anciens privilégiés de la noblesse et du clergé étaient rentrés dans l’état, sans former des classes particulières. Les prêtres réfractaires, moyennant un serment d’obéissance, pouvaient exercer leur culte et touchaient leurs pensions du gouvernement. Un acte d’amnistie avait été porté en faveur des prévenus d’émigration : il ne restait plus hors de France que ceux qui demeuraient invariablement attachés à la famille et aux droits du prétendant. L’oeuvre de la pacification était terminée. Bonaparte, sachant que le plus sûr moyen de commander une nation est d’augmenter son bien-être, excita le développement de l’industrie, et favorisa le commerce extérieur si longtemps interrompu. Il joignait à ses motifs politiques des vues plus élevées, et il attachait sa gloire à la prospérité de la France ; il parcourut les départements, dont il organisa habilement l’administration, fit creuser des canaux et des ports, construire des ponts, réparer les routes, élever des monuments, multiplier les communications. Il tint surtout à se montrer le protecteur et le législateur des intérêts privés. Les codes civil, pénal, de commerce, qu’il fit entreprendre, soit à cette époque, soit un peu plus tard, complétèrent à cet égard l’œuvre de la révolution, et réglèrent l’existence intérieure de la nation d’une manière à peu près conforme à son état réel. Malgré le despotisme politique, la France eut, pendant la domination de Bonaparte, une législation privée supérieure à celle de toutes les sociétés européennes, qui, avec le gouvernement absolu, conservaient pour la plupart l’état civil du moyen âge. La paix générale, la tolérance commune, le retour de l’ordre et la création du système administratif changèrent en peu de temps la face de la république. La civilisation se développa d’une manière extraordinaire ; et le Consulat fut, sous ce rapport, la période renforcée du Directoire, depuis son début jusqu’au 18 fructidor.

C’est surtout après la paix d’Amiens que Bonaparte jeta les fondements de sa puissance future. Il dit lui-même dans les mémoires publiés en son nom : les idées de Napoléon étaient fixées ; mais il lui fallait pour les réaliser le secours du temps et des événements. L’organisation du Consulat n’avait rien de contradictoire avec elles ; il accoutumait à l’unité, et c’était un premier pas. Ce pas fait, Napoléon demeurait assez indifférent aux formes et dénominations des divers corps constitués. Il était étranger à la révolution... Sa sagesse était de marcher à la journée, sans s’écarter d’un point fixe, étoile polaire sur laquelle Napoléon va prendre sa direction pour conduire la révolution au point où il veut la faire aborder.

Il fit marcher de front, au commencement de 1802, trois grands projets qui tendaient au même but. Il voulut organiser les cultes et constituer le clergé, qui n’avait encore qu’une existence religieuse ; créer, par la légion d’honneur, un ordre militaire permanent dans l’armée, et rendre son propre pouvoir, d’abord viager, ensuite héréditaire. Bonaparte s’était installé aux Tuileries, où il reprenait peu à peu les usages et le cérémonial de la vieille monarchie. Il songeait déjà à mettre des corps intermédiaires entre le peuple et lui. Depuis quelque temps il était en négociation avec le pape Pie VII pour les affaires du culte. Le célèbre concordat qui créait neuf archevêques, quarante et un évêchés, avec érection de chapitres, qui établissait le clergé dans l’état et le replaçait sous l’autorité extérieure du pape, fut signé à Paris le 15 juillet 1801, ratifié à Rome le 15 août 1801.

Bonaparte, qui avait détruit la liberté de la presse, créé des tribunaux exceptionnels, et qui, dans l’exercice du pouvoir, s’éloignait de plus en plus des principes de la révolution, comprit qu’il fallait, avant d’aller plus loin, rompre tout à fait avec le parti libéral du 18 brumaire. En ventôse an X (mars 1802), les tribuns les plus énergiques furent éliminés par une simple opération du sénat. Le Tribunat fut réduit à quatre-vingts membres, et le corps législatif subit une épuration semblable. Environ un mois après, le 15 germinal (6 avril 1802), Bonaparte, ne redoutant plus d’opposition, soumit le concordat à l’acceptation de ces assemblées, dont il avait ainsi préparé l’obéissance. Elles l’adoptèrent à une très forte majorité. Le dimanche et les quatre grandes fêtes religieuses furent rétablis, et dès ce moment le gouvernement cessa de suivre le système décadaire. Ce fut le premier abandon du calendrier républicain. Bonaparte espéra s’attacher le parti ecclésiastique, plus disposé qu’aucun autre à l’obéissance passive ; enlever ainsi le clergé à l’opposition royaliste et le pape aux intérêts de la coalition.

Le concordat fut inauguré en grande pompe dans l’église de Notre-Dame. Le sénat, le corps législatif, le Tribunat et les principaux fonctionnaires assistèrent à cette cérémonie nouvelle. Le premier consul s’y rendit dans les voitures de l’ancienne cour, avec l’entourage et l’étiquette de la vieille monarchie ; des salves d’artillerie annoncèrent ce retour aux anciennes traditions et ce pas vers la suprême autorité. Une messe pontificale fut célébrée par le cardinal légat Caprara, et l’on fit entendre au peuple, dans une proclamation, un langage depuis longtemps inaccoutumé. C’était au souverain pontife, disait-on, que l’exemple des siècles et la raison commandaient de recourir pour rapprocher les opinions et réconcilier les coeurs. Le chef de l’église a pesé dans sa sagesse et dans l’intérêt de l’église les propositions que l’intérêt de l’état avait dictées. Il y eut le soir illumination et concert au jardin des Tuileries. Les militaires se rendirent à contrecoeur à la cérémonie de l’inauguration, et témoignèrent hautement leur désapprobation. De retour dans son palais, Bonaparte questionna à ce sujet le général Delmas. — comment, lui dit-il, avez-vous trouvé la cérémonie ?c’était une belle capucinade, répondit Delmas ; il n’y manquait qu’un million d’hommes qui ont été tués pour détruire ce que vous rétablissez.

Un mois après, le 25 floréal an X (15 mai 1802), il fit présenter un projet de loi relatif à la création d’une légion d’honneur. Cette légion devait être composée de quinze cohortes de dignitaires à vie, disposés dans un ordre hiérarchique, ayant un centre, une organisation et des revenus. Le premier consul était le chef de la légion. Chaque cohorte était composée de sept grands officiers, vingt commandants, trente officiers et trois cent cinquante légionnaires. Le but de Bonaparte fut de commencer une noblesse nouvelle. Il s’adressa au sentiment mal éteint de l’inégalité. En discutant ce projet de loi dans le conseil d’état, il ne craignit pas de faire connaître ses intentions aristocratiques. Le conseiller d’état Berlier, ayant désapprouvé une institution aussi contraire à l’esprit de la république, dit que les distinctions étaient les hochets de la monarchie. — je défie, répondit le premier consul, qu’on me montre une république ancienne et moderne dans laquelle il n’y ait pas eu de distinctions. On appelle cela des hochets. Eh bien ! C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. Je ne dirais pas cela à une tribune ; mais dans un conseil de sages et d’hommes d’état on doit tout dire. Je ne crois pas que le peuple français aime la liberté et l’égalité. Les Français ne sont point changés par dix ans de révolution ; ils n’ont qu’un sentiment, l’honneur. Il faut donc donner de l’aliment à ce sentiment-là ; il leur faut des distinctions. Voyez comme le peuple se prosterne devant les crachats des étrangers ; ils en ont été surpris : aussi ne manquent-ils pas de les porter... On a tout détruit, il s’agit de recréer. Il y a un gouvernement, des pouvoirs ; mais tout le reste de la nation, qu’est-ce ? Des grains de sable. Nous avons au milieu de nous les anciens privilégiés, organisés de principes et d’intérêts, et qui savent bien ce qu’ils veulent. Je peux compter nos ennemis. Mais nous, nous sommes épars, sans système, sans réunion, sans contact. Tant que j’y serai, je réponds bien de la république ; mais il faut prévoir l’avenir. Croyez-vous que la république soit définitivement assise ? Vous vous tromperiez fort. Nous sommes maîtres de le faire ; mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas si nous ne jetons point sur le sol de la France quelques masses de granit. Bonaparte annonçait par là un système de gouvernement opposé à celui que la révolution se proposait d’établir et que réclamait la société nouvelle.

Cependant, malgré la docilité du conseil d’état, malgré l’épuration subie par le Tribunat et le corps législatif, ces trois corps combattirent vivement une loi qui recommençait l’inégalité. La légion d’honneur n’obtint dans le conseil d’état que quatorze voix contre dix, dans le Tribunat que trente-huit contre cinquante-six, et dans le corps législatif que cent soixante-six contre cent dix. L’opinion n’accueillit pas ce nouvel ordre de chevalerie avec une faveur plus marquée : ceux qu’on en investit d’abord ne s’en montrèrent pas très flattés, et le reçurent avec une sorte de dérision. Mais Bonaparte suivit sa marche politique sans s’inquiéter des mécontentements qui ne pouvaient plus enfanter de résistance. Il voulut assurer son pouvoir par l’établissement du privilège, et affermir le privilège par la durée de son pouvoir. Sur la proposition de Chabot de l’Allier, le Tribunat émit le voeu qu’il fût donné au général Bonaparte, premier consul, un gage éclatant de la reconnaissance nationale. Conformément à ce voeu, le 6 mai 1802, un sénatus-consulte organique nomma Bonaparte consul pour dix ans de plus.

Mais la prolongation du Consulat ne parut point suffisante à Bonaparte ; et deux mois après, le 2 août 1802, le sénat, sur la décision du Tribunat et du corps législatif et avec l’assentiment du peuple, consulté par des registres publics, porta le décret suivant :

1° le peuple français nomme et le sénat proclame Napoléon Bonaparte premier consul à vie.

2° une statue de la paix, tenant d’une main le laurier de la victoire, et de l’autre le décret du sénat, attestera à la postérité la reconnaissance de la nation.

3° le sénat portera au premier consul l’expression de la confiance, de l’amour et de l’admiration du peuple français.

On compléta cette révolution en accommodant au consulat à vie, et par un simple sénatus-consulte organique, la constitution du consulat temporaire. Sénateurs, dit Cornudet, en leur présentant la nouvelle loi, il faut fermer sans retour la place publique aux gracques. Le voeu des citoyens sur les lois politiques auxquelles ils obéissent s’exprime par la prospérité générale ; la garantie des droits de la société place absolument le dogme de la pratique de la souveraineté du peuple dans le sénat, qui est le lien de la nation : voilà la seule doctrine sociale. Le sénat admit cette nouvelle doctrine sociale ; il s’empara de la souveraineté, et la garda en dépôt jusqu’au moment convenable pour la passer à Bonaparte.

La constitution du 16 thermidor an X (4 août 1802) éconduisit le peuple de l’état. Les fonctions publiques et administratives s’immobilisèrent comme celles du gouvernement. Les électeurs furent à vie ; le premier consul put augmenter leur nombre ; le sénat eut le droit de changer les institutions, de suspendre les fonctions du jury, de mettre les départements hors de la constitution, d’annuler les jugements des tribunaux, de dissoudre le corps législatif et le Tribunat ; le conseil d’état fut renforcé ; le Tribunat, déjà décimé par des éliminations, parut encore assez redoutable pour être réduit à cinquante membres. Tels furent en deux années les progrès du privilège et de l’autorité. Tout, vers la fin de 1802, se trouva entre les mains du consul à vie, qui eut une classe dévouée dans le clergé, un ordre militaire dans la légion d’honneur, un corps d’administration dans le conseil d’état, une machine à décrets dans l’assemblée législative, une machine à constitutions dans le sénat. N’osant pas détruire encore le Tribunat, d’où s’élevaient de temps à autre quelques paroles de liberté et de contradiction, il le priva de ses membres les plus courageux et les plus éloquents, afin d’entendre sa volonté docilement répétée par tous les corps de la nation.

Cette politique intérieure d’agrandissement de pouvoir fut étendue au dehors par des agrandissements de territoire. Bonaparte réunit, le 26 août, l’île d’Elbe et, le 11 septembre 1802, le Piémont à la république française. Le 9 octobre, il occupa les états de Parme, laissés vacants par la mort du duc ; enfin, le 21 octobre, il fit entrer en Suisse une armée de trente mille hommes, pour appuyer un acte fédératif qui réglait la constitution de chaque canton et qui avait excité des troubles. Il fournit par là des prétextes de rupture à l’Angleterre, qui n’avait pas sincèrement souscrit à la paix. Le cabinet britannique n’avait éprouvé que le besoin d’une suspension d’armes, et il prépara, peu après le traité d’Amiens, une troisième coalition, ainsi qu’il l’avait fait après le traité de CampoFormio et au moment du congrès de Rastadt. L’intérêt et la situation de l’Angleterre devaient seuls amener une rupture, que précipitèrent les réunions d’états opérées par Bonaparte et l’influence qu’il conservait sur les républiques voisines, appelées à une indépendance complète d’après les derniers traités. Bonaparte, à son tour, ne respirant que la gloire des champs de bataille, voulant agrandir la France par des conquêtes et achever sa propre élévation par des victoires, ne pouvait pas se condamner au repos : il lui fallait la guerre, puisqu’il n’avait pas voulu la liberté.

Les deux cabinets échangèrent quelque temps des notes diplomatiques fort aigres. Lord Withworth, ambassadeur d’Angleterre, finit par quitter Paris le 25 floréal an XI (15 mai 1803). La paix fut définitivement rompue : de part et d’autre on se prépara à la guerre. Le 26 mai, les troupes françaises entrèrent dans l’électorat de Hanovre. L’empire germanique, sur le point de finir, n’y mit aucun obstacle. Le parti des chouans émigrés, qui n’avait rien entrepris depuis la machine infernale et la paix continentale, fut encouragé par cette reprise d’hostilités. L’occasion lui parut favorable, et il ourdit à Londres, du consentement du cabinet britannique, une conspiration à la tête de laquelle furent Pichegru et Georges Cadoudal. Les conjurés débarquèrent secrètement sur les côtes de la France, et se rendirent tout aussi secrètement à Paris. Ils s’abouchèrent avec le général Moreau, que sa femme avait entraîné dans le parti royaliste. Mais, au moment où ils s’apprêtaient à exécuter leur coup de main, la plupart d’entre eux furent arrêtés par la police qui avait découvert leur complot et suivi leurs traces. Georges fut puni de mort ; on trouva Pichegru étranglé dans sa prison, et Moreau fut condamné à deux ans de détention, qui se changèrent en bannissement.

Cette conspiration, découverte au milieu de février 1804, rendit encore plus chère à la masse du peuple la personne menacée du premier consul ; il reçut des adresses de tous les corps de l’état et de tous les départements de la république. Vers ce même temps, il frappa une illustre victime. Le 15 mars, le duc d’Enghien fut enlevé par un escadron de cavalerie au château d’Ettenheim, dans le grand-duché de Bade, à quelques lieues du Rhin. Le premier consul crut, d’après les rapports de police, que ce prince avait participé au dernier complot. Le duc d’Enghien fut conduit précipitamment à Vincennes, jugé en quelques heures par une commission militaire et fusillé dans les fossés du château. Cet odieux attentat ne fut point un acte de politique d’usurpation, mais bien de violence et de colère. Les royalistes avaient pu croire, au 18 brumaire, que le premier consul préludait au rôle de Monk ; mais, depuis quatre années, il leur avait ôté cette espérance. Il n’avait plus besoin de rompre avec eux d’une manière aussi sanglante, ni de rassurer, comme on l’a dit, les Jacobins, qui n’existaient plus. Les hommes qui restaient attachés à la république craignaient alors beaucoup plus le despotisme que la contre-révolution. Tout porte à penser que Bonaparte, qui comptait peu avec la vie des hommes, peu avec le droit des gens, qui avait déjà pris l’habitude d’une politique emportée et expéditive, crut le prince au nombre des conjurés, et voulut en finir par un exemple terrible avec les conspirations, seul danger pour sa personne et son pouvoir à cette époque.

La guerre de la Grande-Bretagne et la conspiration de Georges et de Pichegru servirent d’échelon à Bonaparte pour monter du Consulat à l’Empire. Le 6 germinal an XII (27 mars 1804), le sénat, en recevant communication du complot, envoya une députation au premier consul. Le président François de Neufchâteau s’exprima en ces termes : citoyen premier consul, vous fondez une ère nouvelle, mais vous devez l’éterniser : l’éclat n’est rien sans la durée. Nous ne saurions douter que cette grande idée ne vous ait occupé ; car votre génie créateur embrasse tout et n’oublie rien. Mais ne différez point ; vous êtes pressé par le temps, par les événements, par les conspirateurs, par les ambitieux ; vous l’êtes, dans un autre sens, par une inquiétude qui agite les Français. Vous pouvez enchaîner le temps, maîtriser les événements, désarmer les ambitieux, tranquilliser la France entière en lui donnant des institutions qui cimentent votre édifice et qui prolongent pour les enfants ce que vous fîtes pour les pères. Citoyen premier consul, soyez bien assuré que le sénat vous parle ici au nom de tous les citoyens.

Bonaparte répondit de Saint-Cloud, le 5 floréal an XII (25 avril 1804), au sénat : votre adresse n’a pas cessé d’être présente à ma pensée ; elle a été l’objet de mes méditations les plus constantes. Vous avez jugé l’hérédité de la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple à l’abri des complots de nos ennemis et des agitations qui naîtraient d’ambitions rivales. Plusieurs de nos institutions vous ont en même temps paru devoir être perfectionnées pour assurer sans retour le triomphe de l’égalité et de la liberté publiques, et offrir à la nation et au gouvernement la double garantie dont ils ont besoin. à mesure que j’ai arrêté mon attention sur ces grands objets, j’ai senti de plus en plus que, dans une circonstance aussi nouvelle qu’importante, les conseils de votre sagesse et de votre expérience m’étaient nécessaires pour fixer toutes mes idées. Je vous invite donc à me faire connaître votre pensée tout entière. Le sénat répliqua à son tour, le 14 floréal (4 mai) : Le sénat pense qu’il est du plus grand intérêt du peuple français de confier le gouvernement de la république à Napoléon Bonaparte, empereur héréditaire. C’est par cette scène arrangée qu’on préluda à l’établissement de l’Empire. Le tribun Curée engagea la discussion, dans le Tribunat, par une motion d’ordre ; il fit valoir les mêmes motifs que ceux des sénateurs. Sa motion fut accueillie avec empressement. Carnot seul eut le courage de combattre l’Empire : je suis loin, dit-il, de vouloir atténuer les louanges données au premier consul ; mais, quelques services qu’un citoyen ait pu rendre à sa patrie, il est des bornes que l’honneur autant que la raison imposent à la reconnaissance nationale. Si ce citoyen a restauré la liberté publique, s’il a opéré le salut de son pays, sera-ce une récompense à lui offrir que le sacrifice de cette même liberté, et ne serait-ce pas anéantir son propre ouvrage que de faire de son pays son patrimoine particulier ? Du moment qu’il fut proposé au peuple français de voter sur la question du Consulat à vie, chacun put aisément juger qu’il existait une arrière-pensée : on vit se succéder une foule d’institutions évidemment monarchiques. Aujourd’hui se découvre enfin d’une manière positive le terme de tant de mesures préliminaires ; nous sommes appelés à nous prononcer sur la proposition formelle de rétablir le système monarchique, et de conférer la dignité impériale et héréditaire au premier consul. La liberté fut-elle donc montrée à l’homme pour qu’il ne pût jamais en jouir ? Non, je ne puis consentir à regarder ce bien, si universellement préféré à tous les autres, sans lequel tous les autres ne sont rien, comme une simple illusion ! Mon coeur me dit que la liberté est possible, que le régime est facile et plus stable qu’aucun gouvernement arbitraire. J’ai voté dans le temps contre le consulat à vie ; je vote de même contre le rétablissement de la monarchie, comme je pense que ma qualité de tribun m’oblige à le faire. Mais il fut le seul à penser ainsi ; et ses collègues s’élevèrent à l’envi et avec étonnement contre l’opinion de ce seul homme est resté libre. Il faut voir dans les discours de cette époque le prodigieux changement qui s’était opéré dans les idées et dans le langage. La révolution avait rétrogradé jusqu’aux principes politiques de l’ancien régime : il y avait la même exaltation et le même fanatisme ; mais c’était une exaltation de flatterie et un fanatisme de servitude. Les Français se jetaient dans l’empire comme ils s’étaient jetés dans la révolution. Ils avaient tout rapporté à l’affranchissement des peuples, au siècle de la raison ; ils ne parlèrent plus que de la grandeur d’un homme et du siècle de Bonaparte ; et ils combattirent bientôt pour faire des rois comme naguère pour créer des républiques.

Le Tribunat, le corps législatif et le Sénat votèrent l’empire, qui fut proclamé à Saint-Cloud le 28 floréal an XII (18 mai 1804). Le même jour, un sénatus-consulte modifia la constitution, qui fut appropriée au nouvel ordre de choses. Il fallut son attirail à cet empire : on lui donna des princes français, des grands dignitaires, des maréchaux, des chambellans et des pages. Toute publicité fut détruite. La liberté de la presse avait été déjà soumise à une commission de censure ; il ne restait qu’une tribune, elle devint silencieuse. Les séances du Tribunat furent partielles et secrètes, comme celles du conseil d’état ; et, à dater de ce jour, pendant dix années la France fut gouvernée à huis clos. Joseph et Louis Bonaparte furent reconnus princes français. Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières, Kellermann, Lefèvre, Pérignon, Sérurier, furent nommés maréchaux d’empire. Les départements firent des adresses, et le clergé compara Napoléon à un nouveau Moïse, à un nouveau Mattathias, à un nouveau Cyrus. Il vit dans son élévation le doigt de Dieu, et il dit que la soumission lui était due, comme dominant sur tous ; à ses ministres, comme envoyés par lui, parce que tel était l’ordre de la providence. Le pape Pie VII vint à Paris pour consacrer la nouvelle dynastie. Le couronnement eut lieu le dimanche 2 décembre, dans l’église de Notre-Dame.

Cette solennité fut préparée longtemps d’avance, et l’on en régla tout le cérémonial d’après les anciens usages. L’empereur se rendit à l’église métropolitaine escorté par sa garde, avec l’impératrice Joséphine, dans une voiture surmontée d’une couronne et traînée par huit chevaux blancs. Le pape, les cardinaux, les archevêques, les évêques et tous les grands corps de l’état l’attendaient dans la cathédrale, qui avait été magnifiquement ornée pour cette cérémonie extraordinaire. Il fut harangué à la porte ; et il monta ensuite, revêtu du manteau impérial, la couronne sur la tête et le sceptre à la main, sur un trône élevé au fond de l’église.

Le grand aumônier, un cardinal et un évêque vinrent le prendre et le conduisirent au pied de l’autel pour y être sacré. Le pape lui fit une triple onction sur la tête et sur les deux mains, et il prononça l’oraison suivante : Dieu tout-puissant, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d’Israël, en leur manifestant vos volontés par l’organe du prophète élie ; qui avez également répandu l’onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains les trésors de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd’hui empereur en votre nom. Le pape le ramena solennellement à son trône, et, après qu’il eut prêté sur l’évangile le serment prescrit par la nouvelle constitution, le chef des hérauts d’armes cria d’une voix forte : le très glorieux et le très auguste empereur des Français est couronné et intronisé ! Vive l’empereur ! L’église retentit aussitôt du même cri ; il y eut une salve d’artillerie, et le pape entonna le te deum. Pendant plusieurs jours les fêtes se multiplièrent ; mais ces fêtes commandées, ces fêtes du pouvoir absolu, ne respiraient point cette joie vive, franche, populaire, unanime de la première fédération du 14 juillet ; et, quelque affaissée que fût la nation, elle ne salua point le début du despotisme comme elle avait salué celui de la liberté.

Le Consulat fut la dernière période de l’existence de la république. La révolution commença à se faire homme. Pendant la première époque du gouvernement consulaire, Bonaparte s’attacha les classes proscrites en les rappelant ; il trouva un peuple encore agité de toutes les passions, qu’il ramena au calme par le travail, au bien-être par le rétablissement de l’ordre ; enfin, il força l’Europe, une troisième fois vaincue, à reconnaître son élévation. Jusqu’au traité d’Amiens, il rappela dans la république la victoire, la concorde, le bien-être, sans sacrifier la liberté. Il pouvait alors, s’il avait voulu, se faire le représentant de ce grand siècle, qui réclamait la consécration d’une égalité bien entendue, d’une liberté sage, d’une civilisation plus développée, ce noble système de la dignité humaine. La nation était entre les mains du grand homme ou du despote ; il dépendait de lui de la conserver affranchie ou de l’asservir. Il aima mieux l’accomplissement de ses projets égoïstes, et il se préféra tout seul à l’humanité entière, élevé sous la tente, venu tard dans la révolution, il ne comprit que son côté matériel et intéressé ; il ne crut ni aux besoins moraux qui l’avaient fait naître ni aux croyances qui l’avaient agitée et qui tôt ou tard devaient revenir et le perdre. Il vit un soulèvement qui prenait fin, un peuple fatigué qui était à sa merci et une couronne à terre qu’il pouvait prendre.