La principale conséquence du 18 fructidor fut le retour du gouvernement révolutionnaire, mais un peu mitigé. Les deux anciennes classes privilégiées furent de nouveau mises hors de la société ; les prêtres réfractaires furent une seconde fois déportés. Les chouans et les anciens royalistes fugitifs, qui occupaient le champ de bataille des départements, l’abandonnèrent aux vieux républicains ; ceux qui avaient fait partie de la maison militaire des Bourbons, les employés supérieurs de la couronne, les membres des parlements, les chevaliers du Saint-Esprit et de Saint-Louis, les chevaliers de Malte, tous ceux qui avaient protesté contre l’abolition de la noblesse et qui en avaient conservé les titres durent quitter le territoire de la république. Les ci-devant nobles ou anoblis ne purent exercer les droits de citoyens qu’au bout de sept années, après avoir fait, en quelque sorte, un apprentissage de Français. Ce parti, en voulant reprendre la domination, ramena la dictature avec ses condamnables violences. Le Directoire parvint, à cette époque, à son maximum de
puissance ; pendant quelque temps il n’eut point d’ennemis sous les armes.
Délivré de toute opposition intérieure, il imposa la paix continentale à
l’Autriche par le traité de CampoFormio et la négocia avec l’empire dans le
congrès de Rastadt. Le traité de CampoFormio fut plus avantageux au cabinet
de Vienne que les préliminaires de Léoben. On lui paya ses états belges et
lombards avec une partie des états vénitiens ; cette vieille république fut
partagée : La coalition de 1792 et 1793 était dissoute ; il ne
restait de puissance belligérante que l’Angleterre. Le cabinet de Londres
n’était point disposé à céder à Le Directoire, de son côté, sans finances, sans parti
intérieur, n’ayant d’autre appui que l’armée et d’autre éclat que la
continuation de ses victoires, était hors d’état de consentir à une paix
générale. Il avait augmenté le mécontentement par l’établissement de certaines
taxes et par la réduction de la dette publique à un tiers consolidé, seul
payable en argent ; ce qui avait ruiné les rentiers. Il fallait qu’il se
maintînt par la guerre. L’immense classe des soldats ne pouvait être
licenciée sans danger. Outre que le Directoire se fût privé de sa force et
eût mis Bonaparte était alors de retour à Paris. Le vainqueur de l’Italie et le pacificateur du continent fut reçu avec un enthousiasme obligé de la part du Directoire, mais bien senti par le peuple. On lui accorda des honneurs que n’avait encore obtenus aucun général de la république. On dressa un autel de la patrie dans le Luxembourg, et il passa sous une voûte de drapeaux, conquis en Italie, pour se rendre à la cérémonie dont il était l’objet. Il fut harangué par Barras, président du Directoire, qui, après l’avoir félicité de ses victoires, le pressa d’aller couronner une si belle vie par une conquête que la grande nation devait à sa dignité outragée. Cette conquête était celle de l’Angleterre. On paraissait tout préparer pour une descente, tandis qu’on avait réellement en vue l’invasion de l’Égypte. Une pareille entreprise convenait au Directoire et à Bonaparte. La conduite indépendante de ce général en Italie, son ambition qui perçait par élan à travers une simplicité étudiée, rendaient sa présence dangereuse. Il craignait, de son côté, de compromettre, par son inaction, l’idée déjà immense qu’on avait conçue de lui ; car les hommes exigent beaucoup de ceux qu’ils font grands et les obligent à l’entretien de leur gloire. Ainsi, pendant que le Directoire voyait dans l’expédition d’Égypte l’éloignement d’un général redoutable et l’espérance d’attaquer les Anglais par l’Inde, Bonaparte y vit une conception gigantesque, un emploi de son goût et un nouveau moyen d’étonner les hommes. Il partit de Toulon le 30 floréal an V (19 mai 1798), avec une flotte de quatre cents voiles et une partie des troupes d’Italie ; il cingla vers Malte, dont il se rendit maître, et de là vers l’Égypte. Le Directoire, qui violait la neutralité de la porte
ottomane pour atteindre les Anglais, avait déjà violé celle de Cette révolution avait été suivie de celle de Rome. Le général Duphot fut tué à Rome dans une émeute ; et en châtiment de cet attentat, auquel le gouvernement pontifical ne s’opposa point, Rome fut changée en république. Tout cela compléta le système du Directoire, et le rendit prépondérant en Europe ; il se vit à la tête des républiques helvétique, batave, ligurienne, cisalpine, romaine, toutes construites sur le même modèle. Mais, pendant que le Directoire étendait son influence au dehors, il était de nouveau menacé par les partis intérieurs. Les élections de floréal an VI (mai 1798) ne furent point favorables au Directoire ; elles eurent lieu dans un sens entièrement contraire à celles de l’an V. Depuis le 18 fructidor, l’éloignement des adversaires de la révolution avait redonné toute l’influence au parti républicain exclusif, qui avait rétabli les clubs sous le nom de cercles constitutionnels. Ce parti dominait dans les assemblées électorales, qui, par extraordinaire, avaient à nommer quatre cent trente-sept députés : deux cent quatre-vingt-dix-huit pour le conseil des Cinq-Cents, cent trente-neuf pour celui des anciens. Dès l’approche des élections, le Directoire s’éleva beaucoup contre les anarchistes. Mais ses proclamations n’ayant pas pu prévenir des choix démocratiques, il se décida à les annuler en vertu d’une loi de circonstance, par laquelle les conseils, après le 18 fructidor, lui avaient accordé le pouvoir de juger les opérations des assemblées électorales. Il invita par un message le corps législatif à nommer dans cette vue une commission de cinq membres. Le 22 floréal, les élections furent en grande partie annulées ; le parti directorial frappa à cette époque les républicains extrêmes, comme neuf mois auparavant il avait frappé les royalistes. Le Directoire voulait maintenir l’équilibre politique, qui
avait été le caractère de ses deux premières années ; mais sa situation était
bien changée. Il ne pouvait plus être, depuis son dernier coup d’état, un
gouvernement impartial, parce qu’il n’était plus un gouvernement
constitutionnel. Avec ces prétentions d’isolement il mécontenta tout le monde
: cependant il vécut encore de cette manière jusqu’aux élections de l’an VII.
Il montra beaucoup d’activité, mais une activité étroite et tracassière.
Merlin de Douai et Treilhard, qui avaient remplacé Carnot et Barthélemy,
étaient deux avocats politiques. Rewbel avait au plus haut degré la
résolution d’un homme d’état sans en avoir les grandes vues. Pendant que les plénipotentiaires républicains négociaient
à Rastadt la paix avec l’Empire, la seconde coalition entra en campagne. Le
traité de CampoFormio n’avait été pour l’Autriche qu’une suspension d’armes.
L’Angleterre n’eut point de peine à l’engager dans une nouvelle coalition ;
excepté Les hostilités avaient déjà commencé en Italie et sur le Rhin. Le Directoire, averti de la marche des troupes russes et suspectant les intentions de l’Autriche, fit porter une loi de recrutement par les conseils, la conscription militaire mit deux cent mille jeunes gens à la disposition de la république. Cette loi, qui eut des suites incalculables, fut le résultat d’un ordre de choses plus régulier. Les levées en masse avaient été le service révolutionnaire de la patrie ; la conscription en devint le service légal. Les puissances les plus impatientes et qui formaient l’avant-garde de la coalition avaient déjà engagé l’attaque. Le roi de Naples s’était avancé sur Rome, et le roi de Sardaigne avait levé des troupes et menacé la république ligurienne. Comme ils n’étaient pas de force à soutenir le choc des armées françaises, ils furent facilement vaincus et dépossédés. Le général Championnet entra dans Naples après une victoire sanglante. Les lazzaroni défendirent l’intérieur de la ville pendant trois jours ; mais ils succombèrent et la république parthénopéenne fut proclamée. Le général Joubert occupa Turin, et l’Italie entière se trouva sous la main des Français lorsque la nouvelle campagne s’ouvrit. La coalition était supérieure à la république en forces
effectives et en préparatifs ; elle l’attaqua par les trois grandes
ouvertures de l’Italie, de Ce fut au milieu de ces désastres militaires et du
mécontentement des partis que se firent les élections de floréal an VII (mai
1799) ; elles furent républicaines, comme celles de l’année précédente. Le
Directoire ne se trouva plus assez fort contre les malheurs publics et les
ressentiments des partis. La sortie légale de Rewbel, que remplaça Sieyès,
lui fit perdre le seul homme qui pût faire tête à l’orage : elle introduisit
dans son sein l’antagoniste le plus déclaré de ce gouvernement compromis et
usé. Les modérés et les républicains extrêmes se réunirent pour demander
compte aux directeurs de la situation intérieure et extérieure de la
république. Les conseils se mirent en permanence. Barras abandonna ses
collègues. Le déchaînement des conseils se dirigea uniquement contre
Treilhard, Merlin et Les orateurs des conseils attaquèrent vivement alors
Merlin et La journée du 30 prairial (18 juin), qui désorganisa l’ancien gouvernement de l’an III fut de la part des conseils la revanche du 18 fructidor et du 22 floréal contre le Directoire. à cette époque, les deux grands pouvoirs de l’état avaient violé, chacun à son tour, la constitution, le Directoire en décimant la législature, la législature en expulsant le Directoire. Cette forme de gouvernement, dont tous les partis avaient à se plaindre, ne pouvait avoir une existence prolongée. Après le succès du 30 prairial, Sieyès travailla à
détruire ce qui restait encore du gouvernement de l’an III, afin de rétablir
sur un autre plan le régime légal. C’était un homme d’humeur et de système,
mais qui avait un sentiment sûr des situations. Il rentrait dans la
révolution à une époque singulière, avec le dessein de la fermer par une
constitution définitive. Après avoir coopéré aux principaux changements de
1789 par sa motion du 17 juin, qui transforma les états généraux en assemblée
nationale, et par son plan d’organisation intérieure, qui substitua les
départements aux provinces, il était demeuré passif et silencieux durant
toute la période intermédiaire. Il avait attendu que le temps de la défense
publique fît de nouveau place à celui de l’institution. Nommé, sous le
Directoire, à l’ambassade de Berlin, on lui attribuait le maintien de la
neutralité de Cependant la constitution de l’an III était encore soutenue par les deux directeurs Gohier et Moulins, par le conseil des Cinq-Cents, et au dehors par le parti du manége. Les républicains prononcés s’étaient réunis en club dans cette salle où avait siégé la première de nos assemblées. Le nouveau club, formé des débris de celui de Salm avant le 18 fructidor, de celui du panthéon au commencement du Directoire, et de l’ancienne société des Jacobins, professait avec exaltation les principes républicains, mais non les opinions démocratiques de la classe inférieure. Chacun des deux partis occupait aussi le ministère, qui avait été renouvelé en même temps que le Directoire. Cambacérès avait la justice ; Quinette, l’intérieur ; Reinhard, placé là momentanément pendant l’interrègne ministériel de Talleyrand, les relations extérieures ; Robert Lindet, les finances ; Bourbon (de Vatry), la marine ; Bernadotte, la guerre ; Bourguignon, bientôt remplacé par Fouché (de Nantes), la police. Cette fois, Barras était neutre entre les deux moitiés du corps législatif, du Directoire et du ministère. Voyant que les choses allaient à un changement plus considérable que celui du 30 prairial, ex-noble, il crut que le dépérissement de la république entraînerait la restauration des Bourbons, et il traita avec le prétendant Louis XVII. Il paraît qu’en négociant le rétablissement de la monarchie par son agent David Monnier, il ne s’oublia pas lui-même. Barras ne tenait à rien avec conviction, et se déclarait toujours pour le parti qui avait les plus grandes chances de victoire. Après avoir été montagnard démocrate au 31 mai, montagnard réactionnaire au 9 thermidor, directeur révolutionnaire contre les royalistes au 18 fructidor, directeur républicain extrême contre ses anciens collègues au 30 prairial, il devenait aujourd’hui directeur royaliste contre le gouvernement de l’an III. Le parti déconcerté par le 18 fructidor et par la paix du continent avait aussi repris courage. Les succès militaires de la nouvelle coalition, la loi dure de l’emprunt forcé, et la loi violente des otages qui obligeait chaque famille d’émigrés à donner des garanties au gouvernement, avaient fait reprendre les armes aux royalistes du midi et de l’ouest. Ils reparaissaient par bandes, qui devenaient de jour en jour plus redoutables et qui recommençaient la petite mais désastreuse guerre de la chouannerie. Ils attendaient l’arrivée des Russes, et croyaient à la restauration prochaine de la monarchie. Ce moment était celui d’une nouvelle candidature pour tous les partis. Chacun d’eux aspirait à l’héritage de la constitution agonisante, comme on l’avait vu à la fin de la session conventionnelle. En France, on est averti par une sorte d’odorat politique qu’un gouvernement se meurt, et tous les partis vont à la curée. Heureusement pour la république, la guerre changea de face
sur les deux frontières du haut et du bas Rhin. Les alliés, après avoir
acquis l’Italie, voulurent pénétrer en France par Mais au dedans rien n’était changé. Les divisions, le
mécontentement et le malaise étaient les mêmes. La lutte s’était prononcée
davantage entre les républicains modérés et les républicains extrêmes. Sieyès
poursuivit ses projets contre ces derniers. Il s’éleva au Champ-de-Mars, dans
l’anniversaire du 10 août, contre les Jacobins. Lucien Bonaparte, qui avait
beaucoup de crédit dans les Cinq-Cents par son caractère, ses talents et
l’importance militaire du conquérant de l’Italie et de l’Égypte, fit dans
cette assemblée un tableau effrayant de la terreur, et dit que Bonaparte avait appris en orient, par son frère Lucien et
quelques autres de ses amis, l’état des affaires en France et le déclin du
gouvernement dictatorial. Son expédition avait été brillante et il s’était
rendu maître de la haute et de la basse Égypte. Après avoir battu les
Mamelouks et complètement ruiné leur domination, il s’était avancé en Syrie ;
mais le mauvais succès du siége de Saint-Jean-d’Acre l’avait contraint de
retourner vers sa première conquête. C’est là qu’après avoir défait une armée
ottomane sur le rivage d’Aboukir, si fatal une année auparavant à la flotte
française, il se décida à quitter cette terre de déportation et de renommée
pour faire servir à son élévation la nouvelle crise de Son arrivée excita l’enthousiasme de la masse modérée de la nation ; il reçut des félicitations générales, et il fut aux enchères des partis, qui voulurent tous le gagner. Les généraux, les directeurs, les députés, les républicains mêmes du manége le virent et le sondèrent. On lui donna des fêtes et des repas ; il se montrait grave, simple, peu empressé et observateur ; il avait déjà une familiarité supérieure et des habitudes involontaires de commandement. Malgré son défaut d’empressement et d’ouverture, il avait un air assuré, et on apercevait en lui une arrière-pensée de conspiration. Sans le dire, il le laissait deviner, parce qu’il faut toujours qu’une chose soit attendue pour qu’elle se fasse. Il ne pouvait pas s’appuyer sur les républicains du manége, qui ne voulaient ni d’un coup d’état ni d’un dictateur ; et Sieyès craignait avec raison qu’il ne fût trop ambitieux pour entrer dans ses vues constitutionnelles. Aussi Sieyès hésita-t-il à s’aboucher avec lui. Mais enfin, pressés par des amis communs, ils se virent et se concertèrent. Le 15 brumaire, ils arrêtèrent leur plan d’attaque contre la constitution de l’an III. Sieyès se chargea de préparer les conseils par les commissions des inspecteurs, qui avaient en lui une confiance illimitée. Bonaparte dut gagner les généraux et les divers corps de troupes qui se trouvaient à Paris, et qui montraient beaucoup d’enthousiasme et de dévouement pour sa personne. On convint de convoquer d’une manière extraordinaire les membres les plus modérés des conseils ; d’exposer aux anciens les dangers publics ; de leur demander, en leur présentant l’imminence du jacobinisme, la translation du corps législatif à Saint-Cloud, et la nomination du général Bonaparte au commandement de la force armée comme le seul homme qui pût sauver la patrie ; d’obtenir ensuite, au moyen du nouveau pouvoir militaire, la désorganisation du Directoire et la dissolution momentanée du corps législatif. L’entreprise fut fixée au 18 brumaire (9 novembre), au matin. Pendant ces trois jours, le secret fut fidèlement gardé.
Barras, Moulins et Gohier qui formaient la majorité du Directoire, dont
Gohier était alors président, auraient pu, en prenant l’avance sur les
conjurés, comme au 18 fructidor, déjouer leur coup d’état. Mais ils croyaient
à des espérances de leur part, et non à des projets arrêtés. Le 18 au matin,
les membres des anciens furent convoqués d’une manière inusitée par les
inspecteurs ; ils se rendirent aux Tuileries, et entrèrent en séance vers les
sept heures, sous la présidence de Lemercier. Cornudet, Lebrun et Fargues, trois
des conjurés les plus influents dans le conseil, présentèrent le tableau le
plus alarmant de la situation publique : ils assurèrent que les Jacobins
venaient en foule à Paris de tous les départements ; qu’ils voulaient
rétablir le gouvernement révolutionnaire, et que la terreur ravagerait de
nouveau la république si le conseil n’avait pas le courage et la sagesse d’en
prévenir le retour. Un autre conjuré, Régnier (de Bonaparte attendait avec impatience le résultat de cette délibération dans sa maison rue Chantereine ; il était entouré de généraux, du commandant de la garde du Directoire, Lefèvre, et de plusieurs régiments de cavalerie qu’il devait passer en revue. Le décret du conseil des anciens, rendu à huit heures, lui fut apporté à huit heures et demie par un messager d’état. Il reçut les félicitations de tous ceux qui formaient son cortége : les officiers tirèrent leurs épées en signe de fidélité. Il se mit à leur tête, et ils marchèrent aux Tuileries ; il se rendit à la barre du conseil des anciens, prêta serment de fidélité, et nomma pour son lieutenant Lefèvre, chef de la garde directoriale. Néanmoins ce n’était là qu’un commencement de succès. Bonaparte était chef du pouvoir armé ; mais le pouvoir exécutif du Directoire et le pouvoir législatif des conseils existaient encore. Dans la lutte qui devait infailliblement s’établir, il n’était pas sûr que la grande et jusque-là victorieuse force de la révolution ne l’emportât point. Sieyès et Roger-Ducos se rendirent du Luxembourg au camp législatif et militaire des Tuileries, et donnèrent leur démission. Barras, Moulins et Gohier, avertis de leur côté, mais un peu tard, de ce qui se passait, voulurent user de leur pouvoir et s’assurer de leur garde ; mais celle-ci, ayant reçu par Bonaparte communication du décret des anciens, refusa de leur obéir. Barras, découragé, envoya sa démission et partit pour sa terre de Gros-Bois. Le Directoire fut dissous de fait, et il y eut un antagoniste de moins dans la lutte. Les Cinq-Cents et Bonaparte restèrent seuls en présence. Le décret du conseil des anciens et les proclamations de
Bonaparte furent affichés sur les murs de Paris. On apercevait dans cette
grande ville l’agitation qui accompagne les événements extraordinaires. Les
républicains éprouvaient, non sans raison, de sérieuses alarmes pour la
liberté. Mais lorsqu’ils témoignaient des craintes sur les desseins de
Bonaparte, dans lequel ils voyaient un César ou un Cromwell, on leur
répondait par ces paroles du général lui-même : mauvais rôles, rôles usés,
indignes d’un homme de sens, ils ne le seraient pas d’un homme de bien. Ce
serait une pensée sacrilège que celle d’attenter au gouvernement
représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté. Il n’y aurait
qu’un fou qui voulût de gaieté de coeur faire perdre la gageure de la
république contre la royauté après l’avoir soutenue avec quelque gloire et
quelques périls. Cependant l’importance qu’il s’accordait dans ses
proclamations était de mauvais augure. Il reprochait au Directoire la
situation de Le 19 brumaire, les membres des conseils se rendirent à
Saint-Cloud. Sieyès et Roger-Ducos accompagnèrent Bonaparte sur ce nouveau
champ de bataille ; ils étaient allés à Saint-Cloud dans l’intention de
soutenir les desseins des conjurés. Sieyès, qui entendait la tactique des
révolutions, voulait, pour assurer les événements, qu’on arrêtât
provisoirement leurs chefs, et qu’on n’admît dans les conseils que la masse
modérée ; mais Bonaparte s’y était refusé. Il n’était pas un homme de parti
et n’ayant agi et vaincu jusque là qu’avec des régiments, il croyait
entraîner des conseils législatifs, comme une armée, par un mot d’ordre. La
galerie de Mars avait été préparée pour les anciens, l’Orangerie pour les
Cinq-Cents. Une force armée considérable entourait le siége de la
législature, comme la multitude, au 2 juin, entourait Dès que la séance est ouverte, Émile Gaudin, l’un des
conjurés, monte à la tribune des Cinq-Cents. Il propose de remercier le
conseil des anciens des mesures qu’il a prises, et de le faire expliquer sur
le moyen de sauver la république. Cette motion devient le signal du plus
violent tumulte ; de tous les coins de la salle s’élèvent des cris contre
Gaudin. Les députés républicains assiégent la tribune et le bureau, que
présidait Lucien Bonaparte. Les conjurés Cabanis, Boulay (de Bonaparte, instruit de ce qui se passait aux Cinq-Cents et placé dans l’extrême péril d’une destitution et d’une défaite, se présente au conseil des anciens. Il était perdu si ce dernier, qui penchait pour la conjuration, était entraîné par l’élan du conseil des Cinq-Cents. Représentants du peuple, leur dit-il, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires ; vous êtes sur un volcan. Hier j’étais tranquille lorsque vous m’avez appelé pour me notifier le décret de translation, et me charger de l’exécuter. Aussitôt j’ai rassemblé mes camarades ; nous avons volé à votre secours. Eh bien ! Aujourd’hui on m’abreuve de calomnies. On parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire ! Si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés ; je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité de vos mains. Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; mais c’est sur vous seuls que repose son salut. Il n’y a plus de gouvernement : quatre des directeurs ont donné leur démission ; le cinquième (Moulins) a été mis en surveillance pour sa sûreté ; le conseil des Cinq-Cents est divisé ; il ne reste que le conseil des anciens. Qu’il prenne des mesures, qu’il parle ; me voilà pour exécuter. Sauvons la liberté, sauvons l’égalité. Un membre républicain, Linglet, se leva alors et lui dit : général, nous applaudissons à ce que vous dites : jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l’an III, qui peut seule maintenir la république. C’en était fait de lui si cette proposition eût été accueillie comme aux Cinq-Cents. Elle surprit le conseil, et Bonaparte fut un instant déconcerté. Mais il reprit bientôt : la constitution de l’an III, vous n’en avez plus. Vous l’avez violée au 18 fructidor ; vous l’avez violée au 22 floréal ; vous l’avez violée au 30 prairial. La constitution ? Elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été violée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne ; la constitution violée, il faut un autre pacte, de nouvelles garanties. Le conseil applaudit aux reproches que lui adressait Bonaparte, et il se leva en signe d’approbation. Bonaparte, trompé par le succès facile de sa démarche auprès des anciens, croit que sa présence seule apaisera le conseil orageux des Cinq-Cents. Il s’y rend à la tête de quelques grenadiers, qu’il laisse à la porte, mais du côté intérieur de la salle, et il s’avance seul, le chapeau bas. à l’apparition des baïonnettes, tout le conseil se lève d’un mouvement subit. Les législateurs, croyant que son entrée est le signal de la violence militaire, poussent en même temps le cri de : hors la loi ! à bas le dictateur ! Plusieurs membres s’élancent à sa rencontre ; et le républicain Bigonet, le saisissant par le bras : que faites-vous ? lui dit-il, téméraire ! Retirez-vous ; vous violez le sanctuaire des lois. Bonaparte pâlit, se trouble, recule, et il est enlevé par les grenadiers qui lui avaient servi d’escorte. Son éloignement ne fit point cesser la tumultueuse agitation du conseil. Tous les membres parlaient à la fois, tous proposaient des mesures de salut public et de défense. On accablait Lucien Bonaparte de reproches ; celui-ci justifiait son frère, mais avec timidité. Il parvint, après de longs efforts, à monter à la tribune pour inviter le conseil à juger son frère avec moins de rigueur. Il assura qu’il n’avait aucun dessein contraire à la liberté ; il rappela ses services. Mais aussitôt plusieurs voix s’élevèrent et dirent : il vient d’en perdre tout le prix ; à bas le dictateur !
à bas les tyrans ! Le tumulte devint plus violent que jamais, et l’on
demanda la mise hors la loi du général Bonaparte. — quoi
! dit Lucien, vous voulez que je prononce la
mise hors la loi contre mon frère ! — oui,
oui, le hors la loi, voilà pour les tyrans ! On proposa et on fit
mettre aux voix, au milieu de la confusion, que le conseil fût en permanence
; qu’il se rendît sur-le-champ dans son palais à Paris ; que les troupes
rassemblées à Saint-Cloud fissent partie de la garde du corps législatif ;
que le commandement en fût confié au général Bernadotte. Lucien, étourdi par
toutes ces propositions et par la mise hors la loi, qu’il crut adoptée comme
les autres, remonta de la tribune au fauteuil, et dit dans la plus grande
agitation : puisque je n’ai pu me faire entendre
dans cette enceinte, je dépose, avec un sentiment profond de dignité
outragée, les marques de la magistrature populaire. Il se dépouilla en
même temps de sa toque, de son manteau et de son écharpe. Cependant Bonaparte
avait eu quelque peine, au sortir du conseil des Cinq-Cents, à se remettre de
son trouble. Peu accoutumé aux scènes populaires, il était vivement ébranlé.
Ses officiers l’entourèrent ; et Sieyès, qui avait plus d’habitude des
révolutions, conseilla de ne point perdre de temps et d’employer la force. Le
général Lefèvre donna aussitôt l’ordre d’enlever Lucien du conseil. Un
détachement entra dans la salle, se dirigea vers le fauteuil qu’occupait de
nouveau Lucien, le prit dans ses rangs, et retourna avec lui au milieu des
troupes. Dès que Lucien fut sorti, il monta à cheval à côté de son frère, et,
quoique dépouillé de son caractère légal, il harangua les troupes comme
président. De concert avec Bonaparte, il dit alors que des poignards avaient
été levés sur le général dans le conseil des Cinq-Cents, et il s’écria : citoyens soldats, le président du conseil des Cinq-Cents
vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la
terreur de quelques représentants à stylets qui assiégent la tribune,
présentent la mort à leurs collègues, et enlèvent les délibérations les plus
affreuses !... Général, et vous, soldats, et vous tous, citoyens, vous ne
reconnaîtrez pour législateurs de Le conseil, depuis le départ de Lucien, était en proie à une anxiété extrême et à la plus grande irrésolution. Quelques membres proposaient de sortir en masse et d’aller à Paris chercher un abri au milieu du peuple. D’autres voulaient que la représentation nationale n’abandonnât point son poste et qu’elle y bravât les outrages de la force. Sur ces entrefaites, une troupe de grenadiers entre dans la salle, y pénètre lentement, et l’officier qui la commandait notifie au conseil l’ordre de se disperser. Le député Proudhon rappelle l’officier et ses soldats au respect des élus du peuple ; le général Jourdan leur fait envisager aussi l’énormité d’un pareil attentat. Cette troupe reste un moment indécise ; mais un renfort entre en colonne serrée. Le général Leclerc s’écrie : au nom du général Bonaparte, le corps législatif est dissous ; que les bons citoyens se retirent. Grenadiers, en avant !... Des cris d’indignation s’élèvent de tous les bancs de la salle, mais ils sont étouffés par le bruit des tambours. Les grenadiers s’avancent dans toute la largeur de l’Orangerie, avec lenteur et en présentant la baïonnette. Ils chassent ainsi devant eux les législateurs, qui font entendre encore en sortant le cri de vive la république ! à cinq heures et demie, le 19 brumaire an VII (10 novembre 1799), il n’y eut plus de représentation. Ainsi fut consommée cette violation de la loi, ce coup d’état contre le régime des assemblées. La force commença sa domination. Le 18 brumaire fut le 31 mai de l’armée contre la représentation, si ce n’est qu’il ne fut pas dirigé contre un parti, mais contre la puissance populaire. Mais il est juste pourtant de distinguer le 18 brumaire de ses suites. On pouvait croire alors que l’armée n’était qu’un auxiliaire de la révolution, comme au 13 vendémiaire, comme au 18 fructidor, et que ce changement indispensable ne tournerait pas au profit d’un homme, d’un homme seul, qui changerait bientôt la France en un régiment et qui ne ferait entendre dans le monde, jusque-là agité par une si grande commotion morale, que les pas de son armée et le bruit de sa volonté. |