La révolution française, qui avait détruit l’ancien gouvernement et bouleversé de fond en comble l’ancienne société, avait deux buts bien distincts, celui d’une constitution libre, et celui d’un état social plus perfectionné. Les six années que nous venons de parcourir furent la recherche du gouvernement de la part de chacune des classes qui composaient la nation française. Les privilégiés voulurent établir leur régime contre la cour et contre la bourgeoisie par le maintien des ordres et des états généraux ; la bourgeoisie voulut établir le sien contre les privilégiés et contre la multitude par la constitution de 1791, et la multitude voulut établir le sien contre tout le monde, par la constitution de 1793. Aucun de ces gouvernements ne put se consolider, parce que tous furent exclusifs. Mais, pendant leurs essais, chaque classe, momentanément dominatrice, détruisit dans les classes plus élevées ce qu’il y avait d’intolérant et ce qui devait s’opposer à la fondation de la nouvelle société française reposant sur l’égalité des droits et les arrangements les plus équitables. Au moment où le Directoire succéda à Cette seconde période fut remarquable en ce qu’elle parut une sorte d’abandon de la liberté. Les partis, ne pouvant plus la posséder d’une manière exclusive et durable, se découragèrent et se jetèrent de la vie publique dans la vie privée. Cette seconde période se divisa elle-même en deux époques : elle fut libérale pendant la première époque du Directoire et au commencement du Consulat, administrative et militaire à la fin du Consulat et sous l’Empire. La révolution alla en se matérialisant chaque jour davantage ; après avoir fait un peuple de sectaires, elle fit un peuple de travailleurs, et puis un peuple de soldats. Déjà beaucoup d’illusions s’étaient perdues ; on avait passé par tant d’états différents et vécu si vite en si peu d’années, que toutes les idées étaient confondues et toutes les croyances ébranlées. Le règne de la classe moyenne et celui de la multitude avaient passé comme une rapide fantasmagorie. On était loin de cette France du 14 juillet, avec ses profondes convictions, sa moralité généreuse, son assemblée exerçant la toute-puissance au nom de la raison et dans l’intérêt de la liberté, ses magistratures populaires, ses gardes bourgeoises, ses dehors animés, brillants, associant l’amour de la loi à celui de l' indépendance. On était loin de On sortait affaibli et froissé de cette furieuse tourmente ; et chacun, se rappelant l’existence politique avec effroi, se jeta d’une manière effrénée vers les plaisirs et les relations de l’existence privée, si longtemps suspendue. Les bals, les festins, les dissipations licencieuses, les équipages, reparurent avec plus de vogue que jamais ; ce fut la réaction des habitudes de l’ancien régime. Le règne des sans-culottes ramena la domination des riches ; les clubs firent renaître les salons. Du reste, il n’était guère possible que ce premier symptôme de la reprise de la civilisation nouvelle ne fût point aussi désordonné. Les moeurs directoriales étaient le produit d’une autre société, qui devait reparaître avant que la société nouvelle eût réglé ses rapports et fait ses propres moeurs. Dans cette transition, le luxe devait faire naître le travail ; l’agiotage se mêler au commerce ; les salons amener le rapprochement des partis, qui ne pouvaient se souffrir que par la vie privée ; enfin, la civilisation recommencer la liberté. La situation de la république était décourageante au moment de l’installation du Directoire. Il n’existait aucun élément d’ordre et d’administration. Il n’y avait point d’argent dans le trésor public : les courriers étaient souvent retardés faute de la somme modique nécessaire pour les faire partir. Au dedans, l’anarchie et le malaise étaient partout ; le papier-monnaie, parvenu au dernier degré de ses émissions et de son discrédit, détruisait toute confiance et tout commerce ; la famine se prolongeait, chacun refusant de vendre ses denrées, car c’eût été les donner ; les arsenaux étaient épuisés ou presque vides. Au dehors, les armées étaient sans caissons, sans chevaux, sans approvisionnements ; les soldats étaient nus, et les généraux manquaient souvent de leur solde de huit francs numéraire par mois, supplément indispensable, quoique bien modique, de leur solde en assignats. Enfin, les troupes, mécontentes et perdant leur discipline à cause de leurs besoins, étaient de nouveau battues et sur la défensive. Cette crise s’était déclarée après la chute du comité de
salut public. Celui-ci avait pourvu aux nécessités, tant de l’armée que de
l’intérieur, par les réquisitions et le maximum. Personne n’avait osé se
soustraire à ce régime financier, qui rendait les riches et les commerçants
tributaires des soldats et de la multitude, et à cette époque les denrées
n’avaient pas été enfouies. Mais depuis, la violence et la confiscation
n’existant plus, et la disette ayant continué à se faire sentir, les armées
comme le peuple avaient souffert d’une pénurie, qu’augmentait encore la
réaction contre le maximum. Le système de Les hommes chargés de remédier à une aussi grande
désorganisation étaient la plupart ordinaires ; mais ils se mirent à l’oeuvre
avec ardeur, courage et bon sens. Lorsque les
directeurs, dit M. Bailleul, entrèrent dans
le Luxembourg, il n’y avait pas un meuble. Dans un cabinet, autour d’une
petite table boiteuse, l’un des pieds étant rongé de vétusté, sur laquelle
table ils déposèrent un cahier de papier à lettres et une écritoire à
calumet, qu’heureusement ils avaient eu la précaution de prendre au comité de
salut public, assis, sur quatre chaises de paille, en face de quelques bûches
mal allumées, le tout emprunté au concierge Dupont, qui croirait que c’est
dans cet équipage que les membres du nouveau gouvernement, après avoir
examiné toutes les difficultés, je dirai plus, toute l’horreur de leur
situation, arrêtèrent qu’ils feraient face à tous les obstacles, qu’ils
périraient, ou qu’ils sortiraient Les directeurs suivirent franchement la route que leur traçait la constitution. Après avoir assis le pouvoir au centre de la république, ils l’organisèrent dans les départements, et ils établirent, autant qu’ils purent, une correspondance de but entre les administrations particulières et la leur. Placés entre les deux partis exclusifs et mécontents de prairial et de vendémiaire, ils s’appliquèrent, par une conduite décidée, à les assujettir à un ordre de choses qui tenait le milieu entre leurs prétentions extrêmes. Ils cherchèrent à ranimer l’esprit généreux des premières années de la révolution. Vous, écrivirent-ils à leurs agents, que nous appelons pour partager nos travaux, vous qui devez avec nous faire marcher cette constitution républicaine, votre première vertu, votre premier sentiment doit être cette volonté bien prononcée, cette foi patriotique qui a fait aussi ses heureux enthousiastes et produit ses miracles. Tout sera fait quand, par vos soins, ce sincère amour de la liberté qui sanctifia l’aurore de la révolution viendra ranimer le coeur de tous les Français. Les couleurs de la liberté flottant sur toutes les maisons, la devise républicaine écrite sur toutes les portes, présentent sans doute un spectacle bien intéressant. Obtenez davantage : avancez le jour où le nom sacré de la république sera gravé volontairement dans tous les coeurs. Dans peu de temps la conduite ferme et sage du nouveau
gouvernement rétablit un peu de confiance, et ramena l’abondance. La
circulation des subsistances fut assurée ; et au bout d’un mois le Directoire
se déchargea de l’approvisionnement de Paris, qui se fit tout seul. L’immense
activité créée par la révolution commença à se porter vers l’industrie et
l’agriculture. Une partie de la population quitta les clubs et les places publiques
pour les ateliers et les champs ; alors se ressentit le bienfait d’une
révolution qui, ayant détruit les corporations, morcelé la propriété, aboli
les privilèges, quadruplé les moyens de civilisation, devait rapidement
produire un bien-être prodigieux en France. Le Directoire favorisa ce
mouvement de travail par des institutions salutaires. Il rétablit les
expositions publiques de l’industrie et perfectionna le système d’instruction
décrété sous Le Directoire, pressé par le besoin d’argent et par le désastreux état des finances, recourut à des moyens peu réguliers. Il avait vendu ou engagé les effets les plus précieux du garde-meuble pour subvenir aux nécessités les plus urgentes. Il restait encore des biens nationaux ; mais ils se vendaient mal et en assignats. Le Directoire proposa un emprunt forcé, que les conseils décrétèrent : c’était un reste de mesure révolutionnaire à l’égard des riches ; mais, ayant été accordée en tâtonnant et conduite sans autorité, cette mesure ne réussit pas. Le Directoire essaya alors de rajeunir le papier-monnaie ; il proposa des mandats territoriaux, qui devaient être employés à retirer les assignats en circulation, sur le pied de trente pour un, et à faire fonction de monnaie. Les mandats territoriaux furent décrétés par les conseils jusqu’à la valeur de deux milliards quatre cents millions. Ils eurent l’avantage de pouvoir être échangés, sur-le-champ et par l’effet de leur présentation, avec les domaines nationaux qui les représentaient. Ils en firent vendre beaucoup, et de cette manière ils achevèrent la mission révolutionnaire des assignats, dont ils furent la seconde période. Ils procurèrent au Directoire une ressource momentanée ; mais ils se discréditèrent aussi, et conduisirent insensiblement à la banqueroute, qui fut le passage du papier à la monnaie. La situation militaire de la république n’était pas
brillante : il y avait eu, à la fin de Le Directoire trouva le Rhin ouvert du côté de Mayence ;
la guerre de Le Directoire donna au général Hoche le commandement des
côtes de l’océan, et le chargea de finir la guerre de Hoche pacifia également C’est ainsi que se passa l’hiver de l’an IV. Mais il était difficile que le Directoire ne fût point attaqué par les deux partis dont son existence empêchait la domination, les démocrates et les royalistes. Les premiers formaient une secte inflexible et entreprenante. Le 9 thermidor était pour eux une date de douleur et d’oppression ; ils voulaient toujours établir l’égalité absolue malgré les lois insurmontables de la nature, et la liberté démocratique malgré les conditions des vieux et grands états. Cette secte avait été vaincue de manière à ne plus pouvoir dominer. Le 9 thermidor, elle avait été chassée du gouvernement ; le 2 prairial, elle avait été dépossédée de son action sur la société : elle avait perdu le pouvoir et les insurrections. Mais, quoique désorganisée et proscrite, elle était loin d’avoir disparu ; après la mauvaise tentative des royalistes en vendémiaire, elle se releva de tout leur abaissement. Les démocrates rétablirent au Panthéon leur club, que le Directoire toléra pendant quelque temps ; ils avaient pour chef Gracchus Babeuf, qui s’appelait lui-même le tribun du peuple. C’était un homme hardi, d’une imagination exaltée, d’un fanatisme de démocratie extraordinaire, et qui possédait une grande influence sur son parti. Il préparait, dans son journal, au règne du bonheur commun. La société du Panthéon devint de jour en jour plus nombreuse et plus alarmante pour le Directoire, qui essaya d’abord de la contenir. Mais bientôt les séances se prolongèrent dans la nuit ; les démocrates s’y rendirent en armes et projetèrent de marcher contre le Directoire et les conseils. Le Directoire se décida à les combattre ouvertement : il ferma, le 8 ventôse an IV (février 1796), la société du Panthéon, et le 9, il en avertit, par un message, le corps législatif. Les démocrates, privés de leur lieu de rassemblement, s’y prirent d’une autre manière : ils séduisirent la légion de police, qui était composée en grande partie d’anciens révolutionnaires, et, de concert avec elle, ils devaient détruire la constitution de l’an III. Le Directoire, instruit de cette nouvelle manoeuvre, licencia la légion de police, qu’il fit désarmer par les autres troupes dont il était sûr. Les conjurés, pris une seconde fois au dépourvu, s’arrêtèrent à un projet d’attaque et de soulèvement : ils formèrent un comité insurrecteur de salut public, qui communiquait par des agents secondaires avec le bas peuple des douze communes de Paris. Les membres de ce comité principal étaient Babeuf, le chef du complot ; des ex-conventionnels, tels que Vadier, Amar, Choudieu, Ricord, le représentant Drouet, les anciens généraux du comité décemviral, Rossignol, Parrein, Fyon, Lami. Beaucoup d’officiers déplacés, les patriotes des départements réfugiés à Paris, et l’ancienne masse jacobine composaient l’armée de cette faction. Les chefs se réunissaient souvent dans un lieu qu’ils nommaient le Temple de la raison ; ils y chantaient des complaintes sur la mort de Robespierre, et ils y déploraient la servitude du peuple. Ils pratiquèrent des intelligences avec les troupes du camp de Grenelle, admirent parmi eux un capitaine de ce camp, nommé Grisel, qu’ils crurent des leurs, et concertèrent tout pour l’attaque. Ils convinrent d’établir le bonheur commun, et pour cela de procéder à la distribution des biens, et de faire prévaloir le gouvernement des vrais, des purs, des absolus démocrates ; de créer une Convention composée de soixante-huit Montagnards, reste des proscrits depuis la réaction de thermidor, et de leur adjoindre un démocrate par département ; enfin, de partir des divers quartiers qu’ils s’étaient distribués, et de marcher en même temps contre le Directoire et contre le conseils. Ils devaient, dans la nuit de l’insurrection, afficher deux placards contenant, l’un ces mots : constitution de 1793, liberté, égalité, bonheur commun ; l’autre cette déclaration : ceux qui usurpent la souveraineté doivent être mis à mort par les hommes libres. Ils étaient prêts, les proclamations imprimées, le jour fixé, lorsqu’ils furent trahis par Grisel, comme il arrive dans le plus grand nombre des conspirations. Le 21 floréal (mai), veille du jour fixé pour l’attaque, les conjurés furent saisis dans leur conciliabule. On trouva chez Babeuf le plan et toutes les pièces du complot. Le Directoire en avertit les conseils par un message, et il l’annonça au peuple dans une proclamation. Cette tentative bizarre, qui avait une teinte si prononcée de fanatisme, et qui ne devait être que la répétition du soulèvement de prairial sans ses moyens et ses espérances de succès, inspira un effroi profond. Les imaginations étaient encore épouvantées de la domination récente des Jacobins. Babeuf, en conspirateur hardi, proposa la paix au Directoire, tout prisonnier qu’il était : regarderiez-vous au-dessous de vous, citoyens directeurs, leur écrivit-il, de traiter avec moi de puissance à puissance ? Vous avez vu de quelle vaste confiance je suis le centre ; vous avez vu que mon parti peut bien balancer le vôtre ; vous avez vu quelles immenses ramifications y tiennent. Je suis convaincu que cet aperçu vous a fait trembler. Il finissait en leur disant : je ne vois qu’un parti sage à prendre : déclarez qu’il n’y a point eu de conspiration sérieuse. Cinq hommes, en se montrant grands et généreux, peuvent aujourd’hui sauver la patrie. Je vous réponds encore que les patriotes vous couvriront de leurs corps ; les patriotes ne vous haïssent pas ; ils n’ont haï que vos actes impopulaires. Je vous donnerai aussi, pour mon compte, une garantie aussi étendue que l’est ma franchise perpétuelle. Les directeurs, au lieu de cet accommodement, rendirent publique la lettre de Babeuf, et envoyèrent les conjurés devant la haute cour de Vendôme. Leurs partisans firent encore une tentative. Dans la nuit du 13 fructidor (août), vers onze heures du soir, ils marchèrent au nombre de six ou sept cents, armés de sabres et de pistolets, contre le Directoire, qu’ils trouvèrent défendu par sa garde. Ils se rendirent alors au camp de Grenelle, qu’ils espéraient gagner à cause des intelligences qu’ils s’y étaient ménagées. Le camp était endormi lorsque les conjurés arrivèrent. Au cri de qui vive ? Des vedettes, ils répondirent : vive la république ? Vive la constitution de 93 ! Les sentinelles donnèrent l’alarme dans le camp. Les conjurés, comptant sur l’assistance d’un bataillon du Gard, qui avait été déplacé, marchèrent vers la tente du commandant Malo, qui fit sonner le boute-selle et monter ses dragons à demi vêtus sur leurs chevaux. Les conjurés, surpris de cette réception, se mirent faiblement en défense : ils furent sabrés par les dragons, et mis en fuite après avoir laissé nombre de morts et de prisonniers sur le champ de bataille. Cette mauvaise expédition fut à peu près la dernière du parti : à chaque défaite il voyait diminuer ses forces et il acquérait la conviction secrète que son règne était passé. L’entreprise de Grenelle fut très meurtrière pour lui ; outre ses pertes dans la mêlée, il en fit de considérables devant les commissions militaires, qui furent pour lui ce que les tribunaux révolutionnaires avaient été pour ses ennemis. La commission du camp de Grenelle condamna, en cinq fois, trente et un des conjurés à la mort, trente à la déportation, vingt-cinq à la détention. Quelque temps après, la haute cour de Vendôme jugea Babeuf et ses complices, au nombre desquels étaient Amar, Vadier, Darthé, ancien secrétaire de Joseph Lebon. Ils ne se démentirent ni les uns ni les autres ; ils parlèrent en hommes qui ne craignaient ni d’avouer leur but ni de mourir pour leur cause. Au commencement et à la fin de chaque audience, ils entonnaient la marseillaise. Cet ancien chant de victoire, leur contenance assurée, frappaient les esprits d’étonnement, et semblaient les rendre encore redoutables. Leurs femmes les avaient suivis au tribunal. Babeuf, en terminant sa défense, se tourna vers elles et dit qu’elles les suivraient jusque sur le calvaire, parce que la cause de leur supplice ne saurait les faire rougir. La haute cour condamna à mort Babeuf et Darthé ; en entendant leur sentence, ils se frappèrent l’un et l’autre d’un coup de poignard. Babeuf fut le dernier chef du parti de l’ancienne Commune et du comité de salut public, qui s’étaient divisés avant thermidor et qui se rallièrent ensuite. Ce parti allait en s’amoindrissant chaque jour davantage. De cette époque datent surtout sa dispersion et son isolement. Sous la réaction, il avait formé une masse encore compacte ; sous Babeuf, il s’était maintenu en association redoutable. Depuis lors il n’exista plus que des démocrates ; mais le parti fut désorganisé. Dans l’intervalle de l’entreprise de Grenelle à la condamnation de Babeuf, les royalistes firent aussi leur conspiration. Les projets des démocrates produisirent un mouvement d’opinion contraire à celui qu’on avait vu après vendémiaire, et les contre-révolutionnaires furent enhardis à leur tour. Les chefs secrets de ce parti espérèrent trouver des auxiliaires dans les troupes du camp de Grenelle, qui avaient repoussé la faction de Babeuf. Impatient et maladroit, ne pouvant pas se servir de la masse sectionnaire, comme en vendémiaire, ou de la masse des conseils, comme un peu avant le 18 fructidor, ce parti employa trois hommes sans influence et sans nom : l’abbé Brothier, l’ancien conseiller au parlement Lavilheurnois et une espèce d’aventurier nommé Dunan. Ils s’adressèrent tout simplement au chef d’escadron Malo, pour avoir le camp de Grenelle, et ramener par son moyen l’ancien régime. Malo les livra au Directoire, qui les traduisit devant les tribunaux civils, n’ayant pas pu, ainsi qu’il le désirait, les faire juger par des commissions militaires. Ils furent traités avec beaucoup de ménagement par des juges de leur parti, élus sous l’influence de vendémiaire, et la peine prononcée contre eux fut une courte détention. à cette époque la lutte s’engageait entre toutes les autorités nommées par les sections et le Directoire appuyé sur l’armée. Chacun prenant sa force et ses juges là où était son parti, il en résulta que, le pouvoir électoral se mettant aux ordres de la contre-révolution, le Directoire se disposa à introduire l’armée dans l’état, ce qui produisit par la suite de graves inconvénients. Le Directoire, vainqueur des deux partis dissidents,
l’était aussi de l’Europe. La nouvelle campagne s’était ouverte sous les plus
heureux auspices. Bonaparte, en arrivant à Nice, signala sa prise de
commandement par la plus hardie des invasions. Cette armée avait jusque-là
battu le flanc des Alpes. Elle était dénuée de tout, à peine forte de trente
mille hommes ; mais elle était bien pourvue de courage, de patriotisme, et
c’est en l’employant avec génie que Bonaparte commença dès lors cette grande
surprise des hommes qui lui a réussi vingt ans. Il quitta ses cantonnements,
et s’engagea dans la vallée de Savone pour déboucher en Italie entre les
Apennins et les Alpes. Il y avait devant lui quatre-vingt-dix mille coalisés,
placés au centre sous d’Argentau, à la gauche sous Colli, à la droite sous
Beaulieu. Cette armée immense fut dispersée en quelques jours par des
prodiges de génie et de courage. A Montenotte, Bonaparte culbuta le centre
ennemi et pénétra dans le Piémont ; à Millesimo, il sépara définitivement
l’armée sarde de l’armée autrichienne, qui coururent défendre, l’une Turin,
l’autre Milan, capitales de leur domination. Avant de poursuivre les Autrichiens,
le général républicain se jeta sur la gauche pour en finir avec l’armée sarde
; à Mondovi, le sort du Piémont fut décidé, et la cour de Turin épouvantée se
hâta de se soumettre. On conclut à Chérasque un armistice qui fut bientôt
suivi de la paix, signée à Paris le 18 mai 1796, entre la république et le
roi de Sardaigne, qui céda La guerre finie avec le Piémont, Bonaparte marcha contre
l’armée autrichienne, à laquelle il ne laissa plus de relâche. Il passa le Pô
à Plaisance, et l’Adda à Lodi. Cette dernière victoire lui ouvrit les portes
de Milan et lui valut la possession de L’armée d’Italie accomplit en Europe l’œuvre de la
révolution française. Cette campagne prodigieuse fut due à la rencontre d’un
général de génie et d’une armée intelligente. Bonaparte eut pour lieutenants
des généraux capables de commander eux-mêmes, qui surent prendre sur eux la
responsabilité d’un mouvement ou d’une bataille, et une armée de citoyens
ayant l’esprit cultivé, l’âme haute, l’émulation des grandes choses,
passionnés pour une révolution qui agrandissait leur patrie, qui conservait
leur indépendance sous la discipline et qui destinait chaque soldat à devenir
général. Il n’est rien qu’un chef de génie n’accomplisse avec de pareils
hommes. Il dut regretter plus tard, au souvenir de ses premières années,
d’avoir appelé à lui toute liberté et toute intelligence, d’avoir rendu les
armées trop mécaniques et d’avoir trop soumis les généraux à ses mots
d’ordre. Bonaparte commença la troisième époque de la guerre. La campagne de
1792 avait été conduite d’après l’ancien système, avec des corps dispersés,
agissant un à un, sans abandonner leur ligne. Le comité de salut public
concentra les corps, les fit opérer non plus en face, mais à distance ; il
précipita leur mouvement et les dirigea vers un but commun. Bonaparte fit
pour chaque bataille ce que le comité faisait pour chaque campagne. Il porta tous
les corps sur le point décisif et désorganisa plusieurs armées avec une seule
par la rapidité de ses coups. Il disposa des masses à son gré, les fit
mouvoir hors du regard, et les eut sous la main à point nommé pour occuper
une position ou pour gagner une bataille. Sa diplomatie fut aussi supérieure
que sa science militaire. Presque tous les gouvernements de l’Italie avaient
adhéré à la coalition ; mais les peuples penchaient pour la république
française. Bonaparte s’appuya sur ces derniers ; il annula le Piémont, qu’il
ne put pas conquérir ; il transforma le Milanais, jusque-là placé sous la
dépendance autrichienne, en république cisalpine ; il affaiblit par des
contributions L’Autriche, par les préliminaires de Léoben, renonça à Mais la situation du Directoire changea beaucoup par les élections de l’an V (mai 1797). Ces élections, en introduisant, d’une manière légale, le parti royaliste au sein de la législature et du gouvernement, mirent de nouveau en question ce que la bataille de vendémiaire avait décidé. Jusqu’à cette époque le Directoire et les conseils avaient vécu de très bonne intelligence : composés de conventionnels unis par un intérêt commun, le besoin de fonder la république après avoir été battus par tous les vents des partis, ils avaient mis beaucoup de bienveillance dans leurs rapports et de concert dans leurs mesures. Les conseils avaient accédé aux diverses demandes du Directoire ; et, à part quelques légères modifications, ils avaient approuvé ses projets sur les finances, sur l’administration, sa conduite à l’égard des conspirations, des armées et de l’Europe. La minorité anti conventionnelle avait formé une opposition dans leur sein ; mais cette opposition avait combattu avec réserve la politique du Directoire, en attendant d’être renforcée par un nouveau tiers. à sa tête étaient Barbé-Marbois, Pastoret, Vaublanc, Dumas, Portalis, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Dupont de Nemours, la plupart membres de la droite sous la législative et quelques-uns royalistes avoués. Leur position devint bientôt moins équivoque et plus agressive par le renfort des élus de l’an V. Les royalistes formaient une confédération redoutable, active, qui avait ses chefs, ses agents, ses listes, ses journaux. Ils écartèrent des élections les républicains, entraînèrent la masse, qui suit le parti le plus énergique, et dont ils prirent momentanément la bannière. Ils ne voulurent pas même admettre des patriotes de la première époque, et n’élurent que des contre-révolutionnaires décidés ou des constitutionnels équivoques. Le parti républicain fut alors placé dans le gouvernement et dans l’armée, le parti royaliste dans les assemblées électorales et dans les conseils. Le 1er prairial an V (20 mai), les deux conseils se
constituèrent. Des` leur début ils firent connaître l’esprit qui les animait.
Pichegru, que les royalistes envoyèrent sur le nouveau champ de bataille de
la contre-révolution, fut élu avec enthousiasme président du conseil des
Cinq-Cents ; Barbé-Marbois obtint avec le même empressement la présidence des
anciens. Le corps législatif procéda à la nomination d’un directeur pour
remplacer Letourneur, qui, le 30 floréal, avait été désigné par le scrutin
comme membre sortant. Son choix tomba sur Barthélemy, ambassadeur en Suisse,
qui, en sa qualité de modéré et de partisan de la paix, convenait aux
conseils et à l’Europe, mais que son éloignement de Ces demandes avaient leur côté utile et national. Les deux partis étaient en observation : l’un avait ses
postes au Directoire, au club de Salm, dans l’armée ; l’autre dans les
conseils, à Clichy et dans les salons royalistes. La masse était spectatrice.
Chacun des deux partis était disposé à agir révolutionnairement à l’égard de
l’autre. Un parti intermédiaire, constitutionnel et pacificateur, essaya de
prévenir cette lutte et de rétablir un accord peu facile. Carnot était à sa
tête : quelques membres du conseils des jeunes, dirigés par Thibaudeau, un
assez grand nombre d’anciens secondaient ses projets de modération. Carnot,
qui, à cette époque, était le directeur de la constitution, formait avec
Barthélemy, qui était le directeur de la législature, une minorité dans le
gouvernement. Carnot, très austère dans sa conduite et très opiniâtre dans
ses vues, n’avait pu s’entendre ni avec Barras ni avec l’impérieux Rewbel. à
cette antipathie de caractère se joignit la différence de système ; Barras et
Rewbel, soutenus de Les conseils, un peu alarmés des préparatifs du
Directoire, parurent mettre leur accommodement au prix du renvoi de quelques
ministres qui n’avaient pas leur confiance. Ces ministres étaient celui de la
justice, Merlin de Douai ; celui des relations extérieures, Delacroix ; celui
des finances, Ramel. Ils désiraient, au contraire, le maintien de Pétiet à la
guerre, de Bénésech, à l’intérieur, de Cochon de Lapparent à la police. à défaut
du pouvoir directorial, le Corps législatif voulait s’assurer du ministère.
Loin de se rendre à ce voeu, qui eût introduit l’ennemi dans le gouvernement,
Rewbel, Le Directoire ne voulait pas d’un accommodement qui eût
ajourné tout au plus sa ruine et celle de la république aux élections de l’an
VI. Il fit venir contre les conseils des adresses foudroyantes des armées.
Bonaparte avait suivi d’un oeil inquiet les événements qui se préparaient à
Paris. Quoique lié avec Carnot et en correspondance directe avec lui, il
avait envoyé son aide de camp Lavalette pour qu’il l’instruisît des divisions
qui existaient dans le gouvernement, des intrigues et des conspirations dont
il était entouré. Bonaparte avait promis au Directoire l’appui de son armée
dans le cas où il se trouverait en danger réel. Il envoya à Paris Augereau,
chargé des adresses de ses troupes : tremblez,
royalistes ! disaient les soldats ; de
l’Adige à La garde des conseils, qui était subordonnée au Directoire,
fut mise sous les ordres immédiats des inspecteurs de la salle. Enfin, le 17
fructidor, le corps législatif songea à se donner l’assistance de la milice
de vendémiaire, et il décréta, sur la proposition de Pichegru, la formation
de la garde nationale. Le lendemain 18, cette mesure devait s’exécuter, et
les conseils devaient, par un décret, ordonner l’éloignement des troupes. Au
point où l’on en était venu, la grande lutte de la révolution et de l’ancien
régime allait se décider de nouveau par une victoire. Le fougueux général
Willot voulait qu’on prît l’initiative, qu’on décrétât d’accusation les trois
directeurs Barras, Rewbel et La garde du corps législatif était sous les armes. Les inspecteurs de la salle, avertis le soir du mouvement qui se préparait, s’étaient rendus au palais national (les Tuileries) pour en défendre l’entrée. Le commandant de la garde législative, Ramel, était dévoué aux conseils, et il avait placé ses huit cents grenadiers aux diverses avenues du jardin fermé par des grilles. Mais ce n’était point avec des forces si peu considérables et si peu sûres que Pichegru, Willot et Ramel pouvaient opposer quelque résistance au Directoire. Augereau n’eut pas même besoin de forcer le passage du Pont-Tournant ; à peine en présence des grenadiers, il leur cria : êtes-vous républicains ? Ceux-ci baissèrent les armes, répondirent : vive Augereau ! Vive le Directoire ! Et se joignirent à lui. Augereau traversa le jardin, pénétra dans la salle des conseils, arrêta Pichegru, Willot, Ramel, tous les inspecteurs de la salle, et les fit conduire au Temple. Les membres des conseils, convoqués à la hâte par les inspecteurs, se rendaient en foule dans le lieu de leurs séances ; mais ils furent arrêtés ou éconduits par la force armée. Augereau leur annonça que le Directoire, pressé par le besoin de défendre la république contre des conspirateurs siégeant au milieu d’eux, avait indiqué pour lieu de réunion aux conseils l’Odéon et l’école de médecine. La plupart des députés présents s’élevèrent contre la violence militaire et contre l’usurpation directoriale ; mais ils furent contraints de céder. À six heures du matin l’expédition était terminée. Les Parisiens, en s’éveillant, trouvèrent les troupes sous les armes et les murs placardés de proclamations qui annonçaient la découverte d’une redoutable conspiration. On invitait le peuple à la confiance. Le Directoire avait fait imprimer une lettre du général Moreau, lui annonçant dans tous ses détails le complot de son prédécesseur Pichegru avec l’émigration, et une autre lettre du prince de Condé à Imbert-Colomès, membre des anciens. La population entière resta calme. Simple spectatrice d’une journée qui se fit sans la coopération des partis et par l’assistance seule de l’armée, elle ne montra ni approbation ni regret. Le Directoire avait besoin de légitimer et surtout
d’achever cet acte extraordinaire. Dès que les membres des Cinq-Cents et ceux
des anciens furent assemblés à l’Odéon et à l’école de médecine, et qu’ils se
trouvèrent en nombre suffisant pour délibérer, ils se mirent en permanence.
Un message du Directoire leur annonça les motifs qui l’avaient dirigé dans
toutes ses mesures. Citoyens législateurs,
disait-il, si le Directoire eût tardé un jour de
plus, la république était livrée à ses ennemis. Le lieu même de vos séances
était le point de réunion des conjurés ; c’était de là qu’ils distribuaient
hier leurs cartes et les bons pour la délivrance des armes ; c’est de là
qu’ils correspondaient, cette nuit, avec leurs complices c’est de là enfin,
ou dans les environs, qu’ils essayent encore des rassemblements clandestins
et séditieux, qu’en ce moment même la police s’occupe de dissiper. C’eût été
compromettre la sûreté publique et celle des représentants fidèles que de les
laisser confondus avec les ennemis de la patrie dans l’antre des
conspirations. Le conseil des Cinq-Cents nomma une commission,
composée de Sieyès, Poulain-Granpré, Villers, Chazal et Boulay de Les membres du conseil des Cinq-Cents condamnés à la
déportation furent : Aubry, J.-J. Aimé, Bayard, Blain, Boissy-d’Anglas,
Borne, Bourdon de l’Oise, Cadroy, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumère,
Dumolard, Duplantier, Gibert Desmolières, Henri Larivière, Imbert-Colomès,
Camille Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Gall, Le Directoire étendit beaucoup cet acte d’ostracisme et comprit les auteurs de trente-cinq journaux dans la déportation. Il voulut atteindre à la fois les ennemis de la république dans les conseils, dans les journaux, dans les assemblées électorales, dans les départements, partout où ils s’étaient introduits. Les élections de quarante-huit départements furent cassées ; les lois en faveur des prêtres et des émigrés furent rapportées, et bientôt la disparition de ceux qui avaient dominé dans les départements depuis le 9 thermidor releva le parti républicain abattu. Le coup d’état de fructidor ne fut point purement central, comme la victoire de vendémiaire ; il ruina le parti royaliste, qui n’avait été que repoussé par la défaite précédente. Mais, en remplaçant de nouveau le gouvernement légal par la dictature, il conduisit à une autre révolution, dont il sera parlé plus tard. On peut dire qu’au 18 fructidor an V le Directoire avait à triompher de la contre-révolution en dominant les conseils, ou les conseils à triompher de la république en renversant le Directoire. La question ainsi posée, il reste à savoir : 1° si le Directoire pouvait vaincre autrement que par un coup d’état ; 2° s’il n’a pas abusé de sa victoire. Le gouvernement n’avait pas la faculté de dissoudre les conseils. Au sortir d’une révolution qui avait eu pour but d’établir le droit extrême, on n’avait pas pu donner à une autorité secondaire le contrôle de la souveraineté du peuple, et subordonner, dans certains cas, la législature au Directoire. Cette concession d’une politique expérimentale n’existant point, quel moyen restait-il au Directoire pour éloigner l’ennemi du coeur de l’état ? Ne pouvant plus défendre la révolution en vertu de la loi, il n’avait pas d’autre ressource que la dictature ; mais en y recourant il manqua aux règles de la justice comme aux conditions de son existence ; et, tout en sauvant la cause de la révolution, il se perdit bientôt lui-même. Quant à sa victoire, il l’entacha de violence. La déportation, aussi odieuse qu’illégale, fut étendue à un grand nombre de victimes ; les petites passions des hommes se mêlèrent à la défense de la cause, et le Directoire ne montra point cette parcimonie d’arbitraire qui est la seule excuse des coups d’état. Il aurait dû, pour atteindre son but, n’exiler que les chefs conspirateurs ; mais il est rare qu’un parti n’abuse pas de la dictature, et qu’ayant la force en main il ne croie pas aux dangers de l’indulgence. La défaite du 18 fructidor fut la quatrième du parti royaliste : deux eurent lieu pour le déposséder du pouvoir, celles du 14 juillet et du 10 août ; deux pour l’empêcher de le reprendre, celles du 13 vendémiaire et du 18 fructidor. Cette répétition de tentatives impuissantes et de revers prolongés ne contribua pas peu à la soumission de ce parti sous le consulat et sous l’empire. |