Le 9 thermidor fut la première journée de la révolution où
ceux qui attaquaient succombèrent. à ce signe seul on reconnaît que le
mouvement ascendant révolutionnaire était arrivé à son terme.
Le mouvement contraire devait commencer ce jour-là. Le
soulèvement général de tous les partis contre un seul homme dut faire cesser
la compression sous laquelle ils se trouvaient. Les comités se vainquirent en
Robespierre, et le gouvernement décemviral perdit le prestige de terreur qui
faisait sa force. Les comités affranchirent la Convention, qui peu à
peu affranchit la république entière. Cependant ils comptaient n’avoir
travaillé que pour la prolongation du gouvernement révolutionnaire, tandis
que la plupart de ceux qui les avaient soutenus avaient eu pour but la fin de
la dictature, l’indépendance de l’assemblée et l’établissement de l’ordre
légal. Dès le lendemain du 9 thermidor, il y eut donc deux partis contraires
parmi les vainqueurs, celui des comités et celui des Montagnards, qui fut
appelé le parti thermidorien.
Celui des comités était privé de la moitié de ses forces ;
outre la perte de son chef, il n’avait plus la Commune, dont les
membres insurgés furent envoyés à l’échafaud au nombre de soixante-douze, et
qui, après sa double défaite, sous Hébert et sous Robespierre, ne fut plus
réorganisée et manqua d’influence. Mais ce parti conservait la direction des
affaires par les comités. Tous ses membres étaient trouvaient leur salut que
là, tels que Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Barrère, Vadier, Amar ; les
autres craignaient la contre-révolution et le châtiment de leurs collègues,
tels que Carnot, Cambon, les deux Prieur de la Marne et de la Côte-d’Or, etc.
Dans la Convention,
il comptait tous les commissaires envoyés naguère en mission, plusieurs
Montagnards qui s’étaient signalés au 9 thermidor et les débris du parti de
Robespierre. Au dehors, les Jacobins s’étaient rattachés à lui ; il avait
toujours l’appui de la classe inférieure et des faubourgs.
Le parti thermidorien était composé du plus grand nombre
des conventionnels. Tout le centre de l’assemblée et ce qui restait de la
droite s’unirent aux Montagnards qui étaient revenus de leur ancienne
exagération. La coalition des modérés, Boissy-d’Anglas, Sieyès, Cambacérès,
Ghénier, Thibeaudeau, avec les dantonistes Tallien, Fréron, Legendre, Barras,
Bourdon de l’Oise, Rovère, Bentabole, Dumont, les deux Merlin, donna à
l’assemblée un caractère nouveau. Après le 9 thermidor, elle commença par
affermir son empire dans la
Convention ; bientôt elle pénétra dans le gouvernement, et
parvint à en exclure ceux qui l’occupaient. Soutenue alors par l’opinion, par
l’assemblée, par les comités, elle marcha ouvertement à son but ; elle
poursuivit les principaux décemvirs et quelques-uns de leurs agents. Comme
ils avaient beaucoup de partisans dans Paris, elle s’appuya sur les jeunes
gens contre les Jacobins, sur les sections contre les faubourgs. Elle rappela
en même temps dans la
Convention, pour se renforcer, tous les députés que le
comité de salut public avait proscrits, d’abord les soixante-treize qui
avaient protesté contre le 31 mai, ensuite les Girondins qui avaient survécu
à leur condamnation. Les Jacobins s’agitèrent, elle ferma leur club ; les
faubourgs firent une insurrection, elle les désarma. Après avoir renversé le
gouvernement révolutionnaire, elle songea à en établir un autre et à faire
succéder, par la constitution de l’an III, un ordre de choses possible, libéral,
régulier et stable à l’état extraordinaire et provisoire dans lequel s’était
trouvée la Convention
depuis son début jusqu’alors. Mais tout cela ne se fit que peu à peu.
Les deux partis ne tardèrent pas à se mesurer après leur
victoire commune. Le tribunal révolutionnaire excitait surtout une profonde
horreur. Le 11 thermidor, on le suspendit de mouvement ; mais
Billaud-Varenne, dans la même séance, fit rapporter le décret de suspension.
Il prétendit qu’il n’y avait de coupables que les complices de Robespierre,
et que, la plupart des juges et des jurés étant des hommes purs, il importait
de les maintenir dans leurs fonctions. Barrère présenta un décret dans ce
sens : il dit que les triumvirs n’avaient rien fait pour le gouvernement
révolutionnaire ; que souvent même ils s’étaient opposés à ses mesures ; que
leur unique soin avait été d’y placer leurs créatures et de lui donner une
direction favorable à leurs projets ; il insista pour renforcer ce
gouvernement, pour maintenir la loi des suspects, le tribunal
révolutionnaire, ceux qui le composaient et même Fouquier-Tinville. À ce nom
un murmure général éclata dans l’assemblée. Fréron, se rendant l’organe de
l’indignation commune, s’écria : je demande qu’on
purge enfin la terre de ce monstre, et que Fouquier aille cuver dans les
enfers le sang qu’il a versé. On applaudit, et Fouquier fut décrété
d’accusation. Barrère ne se tint pourtant pas pour vaincu ; il conservait
encore vis-à-vis de la
Convention le langage impérieux que l’ancien comité avait
toujours employé avec succès ; c’était habitude et calcul de sa part, sachant
bien que rien ne se continue aussi facilement que ce qui a réussi. Mais les
variations politiques de Barrère, qui était d’origine nobiliaire et qui avait
été royaliste feuillant avant le 10 août, ne lui permettaient point ce ton
d’inflexibilité et de commandement. Quel est donc,
dit Merlin de Thionville, ce président des
Feuillants qui prétend nous faire la loi ? La salle retentit
d’applaudissements. Barrère se troubla, quitta la tribune, et ce premier
échec des comités signala leur décadence dans la Convention. Le
tribunal révolutionnaire continua d’exister, mais avec d’autres membres, une
autre organisation. On abolit la loi du 22 prairial ; on mit autant de
lenteur de formes protectrices et de modération dans les jugements qu’on y
avait mis de précipitation et d’inhumanité. Ce tribunal ne servit plus contre
les anciens suspects, qu’on retint quelque temps encore dans les prisons en y
adoucissant leur sort, et qu’on rendit peu à peu à la liberté en suivant la
méthode que Camille Desmoulins avait proposée par le comité de clémence.
Le 13 thermidor, on s’occupa du gouvernement lui-même. Il
manquait beaucoup de membres au comité de salut public. Hérault de Séchelles
n’avait jamais été remplacé ; Jean Bon Saint André et Prieur de la Marne étaient en mission ;
Robespierre, Couthon, Saint-Just, venaient de périr. On nomma à leur place
Tallien, Bréard, Eschassériaux, Treilhard, Thuriot, Laloi, qui, entrant dans
le comité, y affaiblirent l’influence des anciens membres. En même temps on
réorganisa les deux comités, qu’on rendit plus dépendants de l’assemblée et
plus indépendants l’un et l’autre. Celui de salut public fut chargé des
opérations militaires et diplomatiques, et celui de sûreté générale eut dans
ses attributions la grande police. Comme on voulait, en restreignant le
pouvoir révolutionnaire, calmer la fièvre qui l’avait exalté et licencier peu
à peu la multitude, on réduisit les assemblées journalières de sections à une
seule pendant la décade, et l'on supprima la solde de quarante sous par jour
accordée aux citoyens indigents qui y assistaient.
Ces premières mesures prises et exécutées le 11 fructidor,
un mois après la chute de Robespierre, Lecointre de Versailles dénonça
Billaud, Collot, Barrère, du comité de salut public ; Vadier, Amar et
Vouland, du comité de sûreté générale. La veille, Tallien s’était violemment
élevé contre le régime de la terreur, et Lecointre avait été encouragé dans
son attaque par l’effet qu’avaient produit les paroles de Tallien. Il
présenta contre eux vingt-trois chefs d’accusation ; il leur imputa toutes
les mesures de cruauté ou de tyrannie qu’ils rejetaient sur les triumvirs, et
il les appela les continuateurs de Robespierre. Cette dénonciation mit le
trouble dans l’assemblée et souleva tous ceux qui soutenaient les comités ou
qui ne voulaient plus de divisions dans la république. Si les crimes que Lecointre nous reproche, dit
Billaud-Varenne, étaient prouvés, s’ils étaient
aussi réels qu’ils sont absurdes et chimériques, sans doute il n’est aucun de
nous dont la tête ne dût tomber sur l’échafaud. Mais je défie Lecointre de
prouver par des pièces justificatives, par des témoignages dignes de foi,
aucun des faits dont il nous accuse. Il réfuta les chefs d’accusation
de Lecointre ; il reprocha à ses ennemis d’être des hommes corrompus, des
intrigants qui voulaient le sacrifier à la mémoire de Danton, d’un
conspirateur odieux, l’espérance de toutes les factions parricides. Que veulent-ils donc, ces hommes, poursuivit-il, qui nous appellent les continuateurs de Robespierre ?
Citoyens, savez-vous ce qu’ils veulent ? Faire mourir la liberté sur la tombe
du tyran. La dénonciation de Lecointre était prématurée ; la Convention presque
entière la déclara calomnieuse. Les accusés et leurs amis se livraient aux
éclats d’une indignation non contenue et encore toute-puissante, car ils
étaient attaqués pour la première fois ; l’accusateur était presque interdit
et peu soutenu : aussi Billaud-Varenne et les siens l’emportèrent facilement
cette fois.
Quelques jours après, l’époque du renouvellement des
comités par tiers arriva. Le sort désigna, comme membres sortants, Barrère,
Carnot, Robert Lindet, au comité de salut public ; Vadier, Vouland, Moyse
Baile, au comité de sûreté générale. On y fit entrer des thermidoriens ; et
Collot-d’Herbois ainsi que Billaud-Varenne, s’y trouvant trop faibles,
donnèrent leur démission. Une chose contribua davantage encore à la ruine de
leur parti en soulevant avec violence l’opinion publique contre lui : ce fut
la publicité donnée aux crimes de Joseph Lebon et de Carrier, deux des
proconsuls du comité. Ils avaient été envoyés, l’un à Arras et à Cambrai,
frontière exposée aux invasions ; l’autre à Nantes, dernière limite de la
guerre de la Vendée ; ils avaient signalé leur mission
par-dessus les autres en déployant une cruauté de caractère et des caprices
de tyrannie qui du reste viennent ordinairement à ceux qui sont investis de
la toute-puissance humaine. Lebon, jeune, d’un tempérament assez frêle, était
naturellement doux. Dans une première mission, il avait été humain ; mais il
reçut des reproches du comité, et il fut envoyé à Arras avec l’ordre de s’y
montrer un peu plus révolutionnaire. Pour n’être pas en arrière de la
politique inexorable des comités, il se livra aux excès les plus inouïs : il
mêla la débauche à l’extermination ; il eut toujours en sa présence la
guillotine, qu’il appelait sainte, et fit sa compagnie du bourreau, qu’il
admettait à sa table. Carrier, ayant plus de victimes à frapper, avait encore
surpassé Lebon ; il était bilieux, fanatique et naturellement sanguinaire. Il
ne lui fallait qu’une occasion pour exécuter tout ce que l’imagination de
Marat lui-même n’eût pas osé concevoir. Envoyé sur les bords d’un pays
insurgé, il condamnait à mort toute la population ennemie, prêtres, femmes,
enfants, vieillards, jeunes filles. Comme les échafauds ne suffisaient pas,
il avait remplacé le tribunal révolutionnaire par une compagnie d’assassins
nommée compagnie de Marat, et la guillotine par des bateaux à soupape, au
moyen desquels il noyait ces victimes dans la Loire. Des cris de
vengeance et de justice s’élevèrent contre tous ces forfaits, après le 9
thermidor. Lebon fut attaqué le premier, parce qu’il était plus
particulièrement l’agent de Robespierre ; on en vint plus tard à Carrier, qui
l’était du comité de salut public et dont Robespierre lui-même avait
désapprouvé la cruauté monstrueuse. Il y avait dans les prisons de Paris
quatre-vingt-quatorze habitants de Nantes, sincèrement attachés à la
révolution et qui avaient défendu leur ville avec courage lors de l’attaque
des Vendéens. Carrier les avait transférés à Paris comme fédéralistes. On
n’avait pas osé les traduire devant le tribunal révolutionnaire avant le 9
thermidor ; on les y conduisit à cette époque pour dévoiler, au moyen de leur
procédure, tous les crimes de Carrier. Les Nantais furent jugés avec une
grande et utile solennité : leur procès dura près d’un mois ; l’opinion eut
le temps de se prononcer avec éclat, et lorsqu’ils furent acquittés, on
demanda de toutes parts justice du comité révolutionnaire de Nantes et du
proconsul Carrier. Legendre renouvela l’accusation de Lecointre contre
Billaud, Barrère, Collot et Vadier, qui furent généreusement défendus par
Carnot, Prieur et Cambon, leurs anciens collègues, lesquels demandèrent
d’être associés à leur sort. L’accusation de Legendre n’eut pas de suite, et
l’on ne mit encore en jugement que les membres du comité révolutionnaire de
Nantes ; mais on put remarquer les progrès du parti thermidorien. Cette fois,
les membres du comité furent obligés de recourir à la justification ; et l’on
passa simplement à l’ordre du jour sur la dénonciation de Legendre, sans la
déclarer calomnieuse, comme celle de Lecointre.
Cependant les démocrates révolutionnaires étaient encore
très puissants dans Paris : s’ils avaient perdu la Commune, le tribunal, la Convention, les
comités, il leur restait encore les Jacobins et les faubourgs. C’était dans
le club des Jacobins que leur parti se concentrait, surtout pour se défendre.
Carrier s’y rendait assidûment, et il invoquait leur assistance ;
Billaud-Varenne et Collot-d’Herbois s’y rendaient également ; mais, étant un
peu moins menacés, ils se montraient plus circonspects. Aussi leur
reprocha-t-on leur silence. Le lion dort, répondit Billaud- Varenne ; mais
son réveil sera terrible. Ce club avait été épuré après le 10 thermidor, et
il avait félicité, au nom des sociétés régénérées, la Convention sur la
chute de Robespierre et la fin de la tyrannie. à cette époque, comme on
poursuivait ses chefs et qu’on emprisonnait beaucoup de Jacobins dans les
départements, il vint, au nom de toutes les sociétés affiliées, faire entendre le cri de douleur qui retentissait dans
toutes les parties de la république, la voix des patriotes opprimés, plongés
dans les cachots, d’où l’aristocratie venait de sortir. La Convention, loin
d’adhérer au voeu des Jacobins, leur interdit, pour ruiner leur influence,
les pétitions collectives, les affiliations, les correspondances de la société
mère avec les autres sociétés, et désorganisa de cette manière la fameuse
confédération des clubs. Les Jacobins, repoussés de la Convention,
s’agitèrent dans Paris, où ils étaient encore les maîtres. Ce fut alors que
les thermidoriens convoquèrent aussi leur peuple en réclamant l’appui des
sections. En même temps Fréron appela les jeunes gens aux armes, dans son
journal de l’orateur du peuple, et se mit à leur tête. Cette milice nouvelle,
irrégulière, se nomma la jeunesse dorée de Fréron. Ceux qui la composaient
appartenaient tous à la classe riche et moyenne ; ils avaient adopté un
costume particulier, qu’on appelait costume à la victime. Au lieu de la
carmagnole des Jacobins, ils portaient l’habit carré et décolleté ; ils
avaient des souliers très découverts, les cheveux pendants sur les côtés,
retroussés par derrière avec des tresses nommées cadenettes ; ils étaient
armés de bâtons courts et plombés en forme d’assommoirs. Une partie de ces
jeunes gens et des sectionnaires était royaliste, l’autre suivait l’impulsion
du moment, qui était anti-révolutionnaire. Celle-ci agissait sans but et sans
ambition, se prononçant pour le parti le plus fort, dans une occasion surtout
où le parti le plus fort promettait, par son triomphe, le retour de l’ordre,
dont le besoin était général ; celle-là combattait sous les thermidoriens
contre les anciens comités, comme les thermidoriens avaient combattu sous les
anciens comités contre Robespierre ; elle attendait l’instant d’agir pour son
propre compte, ce qui arriva après la chute entière du parti révolutionnaire.
Dans la situation violente où se trouvaient les deux partis, avec des
craintes ou des ressentiments, ils se poursuivaient à outrance et se
chargeaient dans les rues en criant : vive la Convention !
ou vive la Montagne ! La jeunesse dorée l’emportait
au Palais-Royal, où elle était soutenue par les marchands ; mais les Jacobins
étaient les plus forts dans le jardin des Tuileries qui avoisinait leur club.
Ces querelles devinrent chaque jour plus violentes, et
Paris se transforma en un champ de bataille, où le sort des partis fut
abandonné aux armes. Cet état de désordre et de guerre devait avoir un terme
; et puisque les partis étaient animés de trop de passion et de ressentiments
pour pouvoir s’entendre, il fallait que l’un d’eux l’emportât sur l’autre.
Les thermidoriens étaient en progrès, et la victoire allait leur appartenir.
Le lendemain du jour où Billaud parla du réveil du lion dans la société
populaire, il y eu une très vive agitation à Paris. On voulait prendre
d’assaut le club des Jacobins. On criait dans la rue : la grande conspiration
des Jacobins ! Les Jacobins hors la loi ! C’est à cette époque qu’on jugeait
le comité révolutionnaire de Nantes. Celui-ci se disculpait en attribuant à
Carrier les ordres sanguinaires qu’il avait exécutés, ce qui provoqua dans la Convention l’examen
de sa conduite. Carrier fut admis à se défendre avant d’être décrété
d’accusation. Il rejeta ses cruautés sur les cruautés des Vendéens eux-mêmes
et sur la fureur enivrante des guerres civiles. Lorsque
j’agissais, dit-il, les airs semblaient
retentir encore des chants civiques de vingt mille martyrs qui avaient répété
vive la république ! Au milieu des tortures. Comment l’humanité morte dans
ces crises terribles eût-elle pu faire entendre sa voix ? Ceux qui s’élèvent
contre moi, qu’eussent-ils fait à ma place ?... J’ai sauvé à Nantes la
république ; je n'ai vécu que pour ma patrie, je saurai mourir pour elle.
Sur cinq cents votants, quatre cent quatre-vingt-dix-huit se déclarèrent pour
l’accusation que les deux autres admirent aussi, mais conditionnellement.
Les Jacobins, voyant qu’on allait des agents subalternes
aux représentants eux-mêmes, se crurent perdus. Ils essayèrent de remuer la
multitude, moins pour défendre Carrier que pour soutenir leur parti de plus
en plus menacé. Mais ils furent contenus par la troupe dorée et les
sectionnaires, qui se portèrent dans le lieu de leurs séances, afin de
dissoudre le club. Il y eut un combat assez vif. Les assiégeants brisèrent
les fenêtres à coups de pierres, enfoncèrent les portes et dispersèrent les
Jacobins, après quelque résistance de leur part. Ceux-ci se plaignirent à la Convention des
violences exercées contre eux. Rewbel, chargé de présenter un rapport à cet
égard, ne leur fut point favorable : où la
tyrannie, dit-il, s’est-elle organisée ? Aux
Jacobins. Où a-t-elle eu ses suppôts et ses satellites ? Aux Jacobins. Qui a
couvert la France
de deuil, porté le désespoir dans les familles, peuplé la république de
bastilles, rendu le régime républicain si odieux qu’un esclave, courbé sous
le poids de ses fers, eût refusé d’y vivre ? Les Jacobins. Qui regrette le
régime affreux sous lequel nous avons vécu ? Les Jacobins. Si vous n’avez pas
le courage de vous prononcer dans ce moment, vous n’avez plus de république,
parce que vous avez des Jacobins. La Convention les
suspendit provisoirement pour les épurer et les réorganiser. On n’osait pas
les détruire tout d’un coup. Les Jacobins, méconnaissant ce décret, se
réunirent en armes dans le lieu de leurs séances ; la troupe thermidorienne
qui les avait déjà assiégés vint les assaillir. Elle entoura le club en
poussant le cri de vive la Convention ! à bas
les Jacobins ! Ceux-ci se préparèrent à la défense ; ils quittèrent
leurs siéges en criant vive la république !
Ils s'emparèrent des portes, et tentèrent une sortie. Ils firent d’abord
quelques prisonniers ; mais bientôt, succombant sous le nombre, ils cédèrent
la place, traversèrent les rangs des vainqueurs, qui, après les avoir
désarmés, les couvrirent d’humiliations, de huées et même de coups. Ces
expéditions illégales se faisaient avec tous les excès qui accompagnent les
luttes des partis.
Les commissaires de la Convention vinrent le
lendemain fermer le club, mettre les scellés sur les registres et sur les
papiers, et dès ce moment la société des Jacobins n’exista plus. Cette
corporation populaire avait souillé la révolution, mais elle en avait tendu
tous les ressorts, alors que, pour repousser l’Europe, le gouvernement avait
été placé dans la multitude, et avait donné à la république toute l’énergie
de la défense ; aujourd’hui elle ne pouvait que contrarier l’établissement du
nouvel ordre de choses.
La situation était changée. Il était urgent que la liberté
remplaçât la dictature. Puisque le salut de la révolution était opéré, il
importait d’en consacrer les principes et les résultats en revenant au régime
légal. Un pouvoir exorbitant et extraordinaire, comme la confédération des
clubs, devait trouver son terme dans la défaite du parti qui l’avait soutenu,
et ce parti finir avec les circonstances qui l’avaient élevé.
Carrier, traduit devant le tribunal révolutionnaire, fut
jugé sans interruption et condamné avec la plupart de ses complices. Pendant
qu’on le jugeait encore, les soixante-treize députés que leur protestation
contre le 31 mai avait fait exclure de l’assemblée furent rappelés dans son
sein. Merlin de Douai demanda leur rentrée au nom du comité de salut public.
Son rapport fut accueilli avec des applaudissements, et les soixante-treize
reprirent leur place dans la Convention. Les soixante-treize provoquèrent à
leur tour le rappel des députés mis hors la loi ; mais ils rencontrèrent une
vive opposition. Les thermidoriens et les membres des nouveaux comités
craignaient de faire par là le procès à la révolution. Ils craignaient, en
outre, d’introduire un nouveau parti dans la Convention, déjà
divisée, et d’y ramener des ennemis implacables qui pourraient bien opérer à
leur égard une réaction semblable à celle qui avait lieu contre les anciens
comités. Aussi les repoussèrent-ils violemment, et Merlin de Douai alla
jusqu’à dire : voulez-vous ouvrir les portes du Temple ? Le jeune fils de
Louis XVI y était renfermé, et les Girondins, à cause des suites du 31 mai,
étaient confondus avec les royalistes. D’ailleurs, le 31 mai figurait encore
dans les dates révolutionnaires à côté du 10 août et du 14 juillet. Le
mouvement en arrière avait quelques pas de plus à faire pour atteindre cette
époque. La contre-révolution républicaine était retournée du 9 thermidor 1794
au 3 octobre 1793, jour de l’arrestation des soixante-treize, mais non au 2
juin 1793, jour de l’arrestation des vingt-deux. Il fallait qu’après avoir
renversé Robespierre et le comité elle attaquât Marat et la Montagne. Pour
cela, dans le retour presque géométrique de l’action populaire, il devait
s’écouler quelques mois encore.
On continua à abolir le système décemviral. Le décret
d’expulsion contre les prêtres et les nobles, qui avaient formé deux classes
proscrites sous la terreur, fut révoqué ; on supprima le maximum, afin de
rétablir la confiance, en faisant cesser la tyrannie commerciale ; on
s’occupa ardemment de substituer la liberté la plus généreuse à la
compression despotique du comité de salut public. Cette époque fut marquée
aussi par l’indépendance des journaux, le rétablissement des cultes chrétiens
et la renonciation aux biens confisqués sur les fédéralistes pendant le règne
des comités. C’était une réaction complète contre le gouvernement
révolutionnaire ; elle atteignit bientôt Marat et la Montagne. Après
le 9 thermidor on avait voulu opposer une grande réputation révolutionnaire à
celle de Robespierre, et l’on avait choisi Marat. On lui décerna les honneurs
du Panthéon, que Robespierre avait différé de lui rendre pendant sa toute-puissance.
Ce monstrueux démagogue fut alors attaqué à son tour. Son buste était dans la Convention, aux
théâtres, sur les places publiques, dans les assemblées populaires. La
jeunesse dorée le brisa au théâtre Feydeau. Des réclamations s’élevèrent de la Montagne ; mais la Convention décréta
qu’aucun citoyen ne pourrait obtenir les honneurs du Panthéon, et que son
buste ne pourrait être placé dans le sein de la Convention que dix
ans après sa mort. Le buste de Marat disparut de la salle des séances ; et comme
la fermentation était très grande dans les faubourgs, les sections, renfort
ordinaire de l’assemblée, vinrent défiler au milieu d’elle. Il y avait aussi
en face des Invalides une montagne surmontée d’une statue colossale
représentant Hercule écrasant une hydre. La section de la halle au blé vint
demander qu’elle fût abattue. La gauche de l’assemblée fit entendre quelques
murmures : ce géant, dit un membre, est l’image du peuple. — je
ne vois là qu’une montagne, lui répondit un autre ; et qu’est-ce qu’une montagne, si ce n’est une protestation
éternelle contre l’égalité ? Ces paroles furent couvertes
d’applaudissements ; elles suffirent pour faire accueillir la pétition et
renverser le monument de la victoire et de la domination d’un parti.
C’est alors qu’on rappela les conventionnels proscrits :
depuis quelque temps on avait révoqué leur mise hors la loi. Isnard et Louvet
écrivirent à l’assemblée pour être réintégrés dans leurs droits : on leur
objectait toujours les suites du 31 mai et l’insurrection des départements. Je ne ferai point à la Convention nationale,
dit Chénier, qui parla en leur faveur, l’injure de
lui remettre devant les yeux le fantôme du fédéralisme, dont on a osé faire
le principal chef d’accusation de vos collègues. Ils ont fui, dira-t-on ; ils
se sont cachés. Voilà donc leur crime ! Et plût aux destinées de la
république que ce crime eût été celui de tous ! Pourquoi ne s’est-il pas
trouvé des cavernes assez profondes pour conserver à la patrie les
méditations de Condorcet et l’éloquence de Vergniaud ? Pourquoi, le 10
thermidor, une terre hospitalière n’a-t-elle pas rendu à la lumière cette
colonie d’énergiques patriotes et de républicains vertueux ? Mais on craint
des projets de vengeance de la part de ces hommes aigris par l’infortune. Instruits
à l’école du malheur, ils ont appris à gémir sur les erreurs humaines. Non,
non, Condorcet, Rabaud-Saint-Étienne, Vergniaud, Camille Desmoulins, ne
veulent pas d’holocaustes de sang ; et ce n'est point par des hécatombes
qu’on apaisera leurs mânes ! La gauche repoussa la motion de
Chénier : vous allez, s’écria Bentabole,
réveiller toutes les passions. Si vous attaquez
l’insurrection du 31 mai, vous faites le procès aux quatre-vingt mille hommes
qui y ont concouru. — gardons-nous,
répondit Sieyès, de confondre l’ouvrage de la
tyrannie avec celui des principes. Lorsque des hommes, appuyés d’une autorité
subalterne, rivale de la nôtre, furent venus à bout d’organiser le plus grand
de tous les crimes, dans les fatales journées du 31 mai et du 2 juin, ce ne
fut point un ouvrage du patriotisme, mais un attentat de la tyrannie ; aussi,
depuis cette époque, vous avez vu la Convention dominée, la majorité opprimée, la
minorité dictant des lois. La session actuelle se partage en trois époques :
jusqu’au 31 mai, oppression de la Convention par le peuple ; jusqu’au 9
thermidor, oppression du peuple par la Convention, tyrannisée elle-même ; enfin,
depuis le 9 thermidor, la justice règne, parce que la Convention a repris
tous ses droits. Il demanda le rappel des membres proscrits comme gage
de réunion dans l’assemblée et de salut pour la république. Merlin de Douai
proposa aussitôt leur rentrée au nom du comité de salut public ; elle fut
accordée, et l’on vit reprendre leurs siéges, après dix-huit mois de proscription,
à vingt-deux conventionnels, parmi lesquels se trouvaient Isnard, Louvet,
Lanjuinais, Kervelegan, Henri la Rivière, la Réveillère-Lépeaux, Lesage,
restes de la brillante et infortunée Gironde ; ils s’allièrent avec le parti
modéré, qui se composa de plus en plus des débris de partis divers. D’anciens
ennemis, oubliant leurs ressentiments et leur rivalité de domination, parce
qu’ils avaient les mêmes intérêts et le même but, s’unirent ensemble. C’était
un commencement de pacification entre ceux qui voulaient la république contre
les royalistes et une constitution praticable contre les révolutionnaires. à
cette époque, toutes les mesures à l’égard des fédéralistes furent révoquées,
et les Girondins tinrent la tête de la contre-révolution républicaine.
Cependant la
Convention, entraînée par les réacteurs, tomba dans l’excès
de la justice en voulant tout réparer et tout punir. Il eût été aussi sage
qu’il était difficile, lorsque le régime décemviral était aboli, de proclamer
l’oubli du passé et de fermer le gouffre de la révolution après y avoir jeté
quelques victimes expiatoires. La sécurité seule amène la pacification, et la
pacification seule permet la liberté.
En suivant de nouveau une marche que l’horreur des crimes
commis et les ressentiments des souffrances essuyées rendaient naturellement
passionnée, on ne fit qu’opérer un déplacement de violence. Jusque-là on
avait sacrifié la bourgeoisie à la multitude, les marchands aux consommateurs
; ce fut alors tout le contraire. L’agiotage remplaça le maximum, et les
dénonciateurs de la classe moyenne succédèrent aux dénonciateurs populaires.
Tous ceux qui avaient participé au gouvernement dictatorial furent poursuivis
avec le dernier acharnement. Les sections, qui étaient le siége de la
bourgeoisie, demandaient le désarmement et la punition des membres de leurs
comités révolutionnaires, composés de sans-culottes. Il y eut un cri général
de vengeance contre les terroristes, dont on étendit chaque jour la classe.
Les départements dénonçaient tous les anciens proconsuls, et l’on désespéra
ainsi un parti nombreux, qui n’était plus à craindre, puisqu’il n’avait plus
de pouvoir, en le menaçant de vastes et d’éternelles représailles.
La crainte de la proscription et plusieurs autres causes
le disposèrent à la révolte. La disette était affreuse. Le travail et ses
produits étaient diminués depuis l’époque révolutionnaire, pendant laquelle
les classes riches avaient été emprisonnées et les classes pauvres avaient
administré ; la suppression du maximum avait occasionné une crise violente,
dont profitaient les marchands et les fermiers en réparant, par les hauts
prix des denrées, les pertes qui leur avaient été précédemment imposées. Pour
surcroît de difficultés, les assignats étaient en discrédit, et leur valeur
tombait chaque jour : on en avait émis pour plus de huit milliards. Le peu de
sûreté de leur gage, à cause des confiscations révolutionnaires qui avaient
déprécié les biens nationaux ; le défaut de confiance des bourgeois, des
marchands, etc., dans la durée du gouvernement républicain, qu’ils
regardaient comme provisoire, tout cela avait fait descendre les assignats à
une valeur réelle quinze fois au-dessous de leur valeur nominale. On les
recevait difficilement, et le numéraire était d’autant plus soigneusement
enfoui qu’il était plus recherché et le papier-monnaie plus déchu. Le peuple,
manquant de vivres, n’ayant pas même, avec des assignats, le moyen d’en
acheter, se trouvait dans la détresse ; il l’attribuait aux marchands, aux
fermiers, aux propriétaires, au gouvernement, et il ne se souvenait pas sans
regret que naguère il avait du pain et le pouvoir sous le comité de salut
public. La Convention
avait bien nommé un comité de subsistances pour approvisionner Paris ; mais
ce comité faisait entrer au jour le jour, avec beaucoup de peine et à grands
frais, les quinze cents sacs de farine nécessaires pour nourrir cette immense
ville ; et le peuple, qui attendait en troupes, pendant des demi-journées, à
la porte des boulangers, la livre de mauvais pain qui était distribuée à
chaque habitant, faisait entendre des plaintes et de violents murmures. Il
appelait Boissy-d’Anglas, président du comité des subsistances,
Boissy-Famine.
Tel était l’état d’une multitude exaspérée et fanatique au
moment où l’on jugea ses anciens chefs. Le 12 ventôse, peu de temps après la
rentrée des derniers Girondins, l’assemblée avait décrété d’arrestation
Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Barrère et Vadier. Leur procès devant la Convention devait
commencer le 3 germinal. Le 1er (20 mars 1795), qui était jour de décade et
d’assemblée des sections, leurs partisans préparèrent une émeute pour les
empêcher d’être mis en cause : les sections extérieures des deux faubourgs
Saint-Antoine et Saint-Marceau leur étaient dévouées. C’est de là que, moitié
pétitionnaires, moitié factieux, ils partirent pour se rendre à la Convention et lui
demander du pain, la constitution de 93 et la liberté des patriotes détenus.
Quelques jeunes gens furent rencontrés par eux, et ils les jetèrent dans les
bassins des Tuileries. Mais la nouvelle se répandit bientôt que la Convention était
menacée, que les Jacobins voulaient délivrer leurs chefs ; et la troupe
dorée, suivie d’environ cinq mille citoyens des sections intérieures, vint
disperser les hommes des faubourgs, et servir de garde à l’assemblée.
Celle-ci, instruite par ce nouveau danger, rétablit, sur la proposition de
Sieyès, l’ancienne loi martiale, sous le nom de loi de grande police.
L’émeute en faveur des prévenus n’ayant pas réussi, ils
furent traduits, le 3 germinal, devant la Convention. Vadier
seul était contumax. Leur conduite fut examinée avec la plus grande solennité
: on leur reprocha d’avoir tyrannisé le peuple et opprimé la Convention. Quoique
les preuves ne manquassent pas à l'accusation, les prévenus se défendirent
avec beaucoup d’adresse. Ils rejetèrent sur Robespierre l’oppression de
l’assemblée et la leur propre ; ils s’excusèrent des mesures prises par le
comité et adoptées par la
Convention, sur l’exaltation du temps, sur la défense de la
république et la nécessité du salut. Leurs anciens collègues portèrent
témoignage en leur faveur et voulurent faire cause commune avec eux. Les
crétois (c’est ainsi qu’on appelait alors les débris de la Montagne) les
soutinrent vivement aussi. Il y avait neuf jours qu’on instruisait leur
procès, et que chaque séance était consacrée à les accuser et à les entendre.
Les sections des faubourgs étaient très agitées. Les rassemblements, qui
duraient depuis le 1er germinal, se multiplièrent le 12, et il y eut une
nouvelle émeute pour suspendre le jugement que la première n’avait pas pu
prévenir. Les agitateurs, plus nombreux, plus hardis cette fois, forcèrent la
garde de la Convention,
et pénétrèrent dans son enceinte, portant écrits sur leurs chapeaux avec de
la craie ces mots : du pain, la constitution de 93, la liberté des patriotes.
Un grand nombre de députés de la crête se déclara en leur faveur ; les
autres, consternés au milieu du tumulte et du désordre de cette invasion
populaire, attendirent que les sections intérieures vinssent les délivrer. Il
n’y avait plus de délibération. Le tocsin, qu’on avait enlevé à la commune
depuis sa défaite, et qui avait été placé sur le sommet des Tuileries, où
siégeait la Convention,
sonnait l’alarme ; le comité faisait battre la générale. Dans peu de temps,
les citoyens des sections les plus voisines se réunirent, marchèrent en armes
au secours de la
Convention et la dégagèrent une seconde fois. Elle condamna
à la déportation les prévenus qui servaient de prétexte au soulèvement, et
décréta d’arrestation dix-sept membres de la crête, qui, s’étant montrés
favorables aux insurgés, pouvaient être regardés comme leurs complices. Parmi
eux étaient Cambon, Ruamps, Léonard Bourdon, Thuriot, Chasle, Amar et
Lecointre, qui depuis la rentrée des Girondins était redevenu Montagnard. Le
lendemain, les déportés et les détenus furent conduits au château de Ham.
La journée du 12 germinal ne décida rien. Les faubourgs
avaient été repoussés sans avoir été vaincus ; et pour qu’un parti finisse
entièrement, il faut qu’une défaite décisive lui enlève le reste de ses
forces et de sa confiance. Après tant de questions résolues contre les
démocrates, il en restait une de la dernière importance, celle de la
constitution. C’était de son établissement que dépendait l’ascendant de la
multitude ou de la bourgeoisie. Les défenseurs du gouvernement
révolutionnaire se replièrent sur la constitution démocratique de 93, qui
leur offrait les moyens de reprendre l’autorité qu’ils avaient perdue. Leurs
adversaires, de leur côté, tentèrent de la remplacer par une constitution qui
assurât leur domination en concentrant un peu plus le gouvernement et en le
plaçant dans la classe moyenne. Pendant un mois, les deux partis se
disposèrent à combattre sur ce dernier champ de bataille. La constitution de
1793, ayant été sanctionnée par le peuple, avait un préjugé en sa faveur ;
aussi l’attaqua-t-on avec des précautions infinies. On promit d’abord de
l’exécuter sans restriction ; on nomma ensuite une commission de onze membres
afin de préparer les lois organiques, qui devaient la rendre praticable ;
plus tard on hasarda des objections contre elle, parce qu’elle dispersait les
pouvoirs et ne reconnaissait qu’une seule assemblée dépendante du peuple
jusque dans la formation des lois. Enfin une députation sectionnaire alla
jusqu’à appeler la constitution de 93 une constitution décemvirale dictée par
la terreur. Tous ses partisans, indignés et remplis de crainte, préparèrent
un soulèvement pour la maintenir. Ce fut un nouveau 31 mai, aussi terrible
que l’autre, mais qui, n’ayant pas l'appui d’une commune toute-puissante,
n’étant pas dirigé par un commandant général, ne rencontrant pas une
Convention épouvantée et des sections soumises, n’eut point le même résultat.
Les conjurés instruits par les mauvais succès des émeutes
du 1er et 12 germinal, n’oublièrent rien pour suppléer à leur défaut
d’organisation et de but. Le 1er prairial (20 mai), au nom du peuple insurgé
pour obtenir du pain et reprendre ses droits, ils décrétèrent l’abolition du
gouvernement révolutionnaire, l’établissement de la constitution démocratique
de 93 ; la destitution des membres actuels du gouvernement et leur
arrestation, la mise en liberté des patriotes ; la convocation des assemblées
primaires pour le 25 prairial ; la convocation de l’assemblée législative,
destinée à remplacer la
Convention, pour le 25 messidor ; la suspension de toute
autorité non émanée du peuple. Ils décidèrent de créer une nouvelle
municipalité pour leur servir de centre commun ; de s’emparer des barrières,
du télégraphe, du canon d’alarme, des tocsins, des tambours, et de ne se
rasseoir qu’après avoir assuré la subsistance, le repos, le bonheur et la
liberté de tous les Français. Ils invitèrent les canonniers, les gendarmes,
les troupes à pied et à cheval, à se ranger sous les drapeaux du peuple, et
ils marchèrent sur la
Convention.
Celle-ci délibérait dans ce moment sur les moyens
d’empêcher l’insurrection. Les attroupements journaliers, qui avaient lieu à
cause de la distribution du pain et de la fermentation populaire, ne lui
avaient pas permis d’apercevoir les préparatifs d’une grande émeute et de
prendre ses mesures pour la prévenir ou la repousser. Les comités vinrent à
la hâte l’avertir du danger. Sur-le-champ, elle se déclara en permanence,
rendit Paris responsable de la sûreté des représentants de la république, fit
fermer ses portes, mit tous les chefs d’attroupement hors la loi, appela tous
les citoyens des sections aux armes, et nomma, pour se placer à leur tête,
huit commissaires, parmi lesquels étaient Legendre, Henri la Rivière,
Kervelegan, etc. à peine étaient-ils partis qu’un grand bruit se fit entendre
au dehors. Une des portes extérieures venait d’être forcée et les femmes se
précipitèrent dans les tribunes en criant : du pain et la constitution de 93
! La Convention
les reçut avec une contenance ferme : vos cris,
leur dit le président Vernier, ne changeront rien à
notre attitude, ils ne hâteront pas d’un seul moment l’arrivage des
subsistances, ils ne serviront qu’à l’empêcher. Un tumulte affreux
couvrit la voix du président, et interrompit les délibérations. On fit alors
évacuer les tribunes. Mais les insurgés des faubourgs parvinrent bientôt
jusqu’aux portes intérieures, et, les trouvant fermées, ils les frappaient à
coups redoublés de hache et de marteau. Les portes cédèrent, et la foule
ameutée pénétra au milieu même de la Convention.
L’enceinte des séances devint alors un champ de bataille.
Les vétérans et les gendarmes, auxquels était confiée la garde de
l’assemblée, crient aux armes ; le député Auguis, le sabre à la main, se met
à leur tête, et parvient d’abord à repousser les assaillants. On leur fait
même quelques prisonniers. Mais les insurgés, plus nombreux, reviennent au
pas de charge et envahissent de nouveau l’enceinte de la Convention. Le
député Féraud rentre précipitamment, poursuivi par les insurgés, qui tirent
plusieurs coups de fusil dans la salle. Ils couchent en joue Boissy-d’Anglas,
qui siégeait au fauteuil à la place de Vernier. Féraud s’élance à la tribune
pour le couvrir de son corps : il y est assailli à coups de pique et de sabre
; il tombe dangereusement blessé. Les insurgés l’entraînent dans les
couloirs, et, le confondant avec Fréron, ils lui coupent la tête, qu’ils
placent au bout d’une pique. Après ce combat, ils s’étaient rendus maîtres de
la salle. La plupart des députés avaient pris la fuite. Il ne restait que les
hommes de la crête et Boissy-d’Anglas, qui, calme, couvert, insensible aux
outrages et aux menaces, protestait toujours, au nom de la Convention, contre
les violences populaires. On lui présenta la tête sanglante de Féraud, et il
s’inclina avec respect devant elle. On voulut le forcer, les piques sur la
poitrine, à mettre aux voix les propositions des insurgés, et il leur opposa
constamment le plus courageux refus. Mais les crétois, qui approuvaient
l’émeute, s’emparèrent des bureaux, occupèrent la tribune, et décrétèrent, au
milieu des applaudissements de la multitude, tous les articles contenus dans
le manifeste de l’insurrection. Le député Romme se rendit leur organe. Ils
nommèrent de plus une commission exécutive composée de Bourbotte, Duroy,
Duquesnoy, Prieur de la Marne, et un commandant général de la force
armée, le député Soubrany. Ils préparaient ainsi le retour de leur
domination. Ils décrétèrent le rappel de leurs collègues détenus, la
destitution de leurs ennemis, la constitution démocratique et le
rétablissement des Jacobins. Mais il ne suffisait point d’envahir
momentanément l’assemblée, il fallait vaincre les sections ; car c’était avec
elles seulement qu’il pouvait y avoir bataille.
Les commissaires envoyés auprès des sections les avaient
promptement rassemblées. Les bataillons de la Butte-des-Moulins, de
Lepelletier, des Piques, de la Fontaine-Grenelle, qui étaient les moins
éloignés, occupèrent bientôt le carrousel et ses principales avenues. Alors
tout changea de face ; Legendre, Kervelegan, Auguis assiégèrent à leur tour
les insurgés, à la tête des sectionnaires. Ils éprouvèrent d’abord quelque
résistance. Mais bientôt ils pénétrèrent, la baïonnette en avant, dans la
salle, où délibéraient encore les conjurés, et Legendre s’écria : au nom de
la loi, j’ordonne aux citoyens armés de se retirer. Ils hésitèrent un moment
; mais l’arrivée des bataillons qui entraient par toutes les portes les intimida,
et ils évacuèrent la salle dans le désordre d'une fuite. L’assemblée se
compléta, les sections furent remerciées, on reprit les délibérations. Toutes
les mesures adoptées dans l’intervalle furent annulées, et quatorze
représentants, auxquels on en joignit ensuite quatorze autres, furent arrêtés
comme coupables d’avoir organisé l’insurrection ou de l’avoir approuvée par
leurs discours. Il était alors minuit, et à cinq heures du matin les
prisonniers étaient déjà à six lieues de Paris.
Malgré cette défaite, les faubourgs ne se tinrent pas pour
battus, et le lendemain ils s’avancèrent en masse avec leurs canons contre la Convention. Les
sectionnaires, de leur côté, se rendirent auprès d’elle pour la défendre. Les
deux partis étaient prêts à en venir aux mains ; les canons des faubourgs,
qui avaient débouché sur le carrousel, étaient déjà braqués contre le
château, lorsque l’assemblée envoya des commissaires auprès des insurgés. Les
négociations s’entamèrent ; un député des faubourgs, admis devant l’assemblée,
demanda d’abord ce qu’on avait demandé la veille, ajoutant : nous sommes décidés à mourir au poste que nous occupons
plutôt que de rien relâcher de nos demandes. Je ne crains rien ; je me nomme
Saint-Légier. Vive la république ! Vive la Convention, si elle
est amie des principes, comme je le crois ! On accueillit
favorablement le député, et l’on fraternisa avec les faubourgs, sans
toutefois leur rien accorder de positif. Ceux-ci, n’ayant plus un conseil
général de la Commune
pour soutenir leurs résolutions, ni un commandant comme Henriot pour les
tenir campés jusqu’au moment où leurs propositions seraient décrétées,
n’allèrent pas plus avant. Ils se retirèrent après avoir reçu l’assurance que
la Convention
s’occupait avec sollicitude des subsistances, et qu’elle publierait bientôt
les lois organiques de la constitution de 93. Ce jour-là, on vit bien qu’il
ne suffit pas d’une force matérielle immense et d’un but bien arrêté pour
réussir ; qu’il faut encore des chefs, et une autorité qui appuie l’insurrection
et qui la dirige. Il n'existait plus qu’une seule puissance légale, la Convention : le parti
qui l’avait pour lui triompha.
Six montagnards démocrates, Goujon, Bourbotte, Romme,
Duroy, Duquesnoy, Soubrany, furent traduits devant une commission militaire.
Ils y parurent avec une contenance ferme, en hommes fanatiques de leur cause,
et presque tous purs d’excès. Ils n’avaient contre eux que le mouvement de
prairial ; mais c’était assez en temps de parti, et ils furent condamnés à
mort. Ils se frappèrent tous du même couteau, qu’ils se firent passer les uns
aux autres en criant : vive la république !
Romme, Goujon et Duquesnoy furent assez heureux pour se frapper à mort ; les
trois autres furent conduits à l’échafaud mourants et la figure encore
sereine. Cependant les faubourgs, quoique repoussés le 1er prairial et
éconduits le 2, conservaient encore les moyens de se soulever. Un événement
d’une importance bien moindre que les émeutes précédentes occasionna leur
ruine définitive. L’assassin de Féraud fut découvert, condamné, et le 4, jour
de son exécution, un attroupement parvint à le délivrer. Il n’y eut qu’un cri
contre ce nouvel attentat, et la Convention ordonna le désarmement des
faubourgs. Ils furent cernés par toutes les sections intérieures. Après s’être
disposés à la résistance, ils cédèrent, abandonnant quelques-uns de leurs
meneurs, leurs armes et leur artillerie. Le parti démocratique avait perdu
ses chefs, ses clubs, ses autorités ; il ne lui restait plus qu’une force
armée qui le rendait encore redoutable et des institutions qui pouvaient lui
faire tout conquérir. à la suite de son dernier échec, la classe inférieure
fut entièrement exclue du gouvernement de l’état : les comités
révolutionnaires, qui formaient ses assemblées, furent détruits ; les
canonniers, qui étaient sa troupe, furent désarmés ; la constitution de 93,
qui était son code, fut abolie, et le régime de la multitude finit là.
Du 9 thermidor au 1er prairial, le parti montagnard fut
traité comme le parti girondin l’avait été du 2 juin au 9 thermidor.
Soixante-seize de ses membres furent condamnés à mort ou décrétés
d’arrestation. Il subit à son tour la destinée qu’il avait fait subir à
l’autre ; car, en temps de passions, les partis ne savent pas s’accommoder et
ne veulent que se vaincre. Comme les Girondins, ils s’insurgèrent pour
ressaisir le pouvoir qu’ils avaient perdu ; et comme eux ils succombèrent.
Vergniaud, Brissot, Guadet, etc.., furent jugés par un tribunal
révolutionnaire ; Bourbotte, Duroy, Soubrany, Romme, Goujon, Duquesnoy, le
furent par une commission militaire. Les uns et les autres moururent avec le
même courage, ce qui fait voir qu’à certains égards tous les partis se
ressemblent et se conduisent par les mêmes impulsions, ou, si l’on veut, par
les mêmes nécessités. Depuis cette époque, la classe moyenne reprit au dehors
de la conduite de la révolution, et l’assemblée fut aussi unie sous les
Girondins qu’elle l’avait été, après le 2 juin, sous les Montagnards.
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