HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre X. — Depuis le 9 thermidor jusqu’au 1er prairial an III (20 mai 1795), époque du soulèvement et de la défaite.

La Convention après la chute de Robespierre. — Parti des comités, parti thermidorien ; leur composition et leur but. — Décadence du parti des comités. — Accusation de Lebon et de Carrier. — État de Paris : les Jacobins et les faubourgs se déclarent pour les anciens comités ; la jeunesse dorée et les sections pour les thermidoriens. — Mise en accusation de Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Barrère et Vadier. — Mouvement de germinal. — Déportation des accusés et de quelques Montagnards, leurs partisans. — Insurrection du 1er prairial. — Défaite du parti démocratique ; désarmement des faubourgs ; la classe inférieure est exclue du gouvernement, est privée de la constitution de 93, et perd sa force matérielle.

 

 

Le 9 thermidor fut la première journée de la révolution où ceux qui attaquaient succombèrent. à ce signe seul on reconnaît que le mouvement ascendant révolutionnaire était arrivé à son terme.

Le mouvement contraire devait commencer ce jour-là. Le soulèvement général de tous les partis contre un seul homme dut faire cesser la compression sous laquelle ils se trouvaient. Les comités se vainquirent en Robespierre, et le gouvernement décemviral perdit le prestige de terreur qui faisait sa force. Les comités affranchirent la Convention, qui peu à peu affranchit la république entière. Cependant ils comptaient n’avoir travaillé que pour la prolongation du gouvernement révolutionnaire, tandis que la plupart de ceux qui les avaient soutenus avaient eu pour but la fin de la dictature, l’indépendance de l’assemblée et l’établissement de l’ordre légal. Dès le lendemain du 9 thermidor, il y eut donc deux partis contraires parmi les vainqueurs, celui des comités et celui des Montagnards, qui fut appelé le parti thermidorien.

Celui des comités était privé de la moitié de ses forces ; outre la perte de son chef, il n’avait plus la Commune, dont les membres insurgés furent envoyés à l’échafaud au nombre de soixante-douze, et qui, après sa double défaite, sous Hébert et sous Robespierre, ne fut plus réorganisée et manqua d’influence. Mais ce parti conservait la direction des affaires par les comités. Tous ses membres étaient trouvaient leur salut que là, tels que Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Barrère, Vadier, Amar ; les autres craignaient la contre-révolution et le châtiment de leurs collègues, tels que Carnot, Cambon, les deux Prieur de la Marne et de la Côte-d’Or, etc. Dans la Convention, il comptait tous les commissaires envoyés naguère en mission, plusieurs Montagnards qui s’étaient signalés au 9 thermidor et les débris du parti de Robespierre. Au dehors, les Jacobins s’étaient rattachés à lui ; il avait toujours l’appui de la classe inférieure et des faubourgs.

Le parti thermidorien était composé du plus grand nombre des conventionnels. Tout le centre de l’assemblée et ce qui restait de la droite s’unirent aux Montagnards qui étaient revenus de leur ancienne exagération. La coalition des modérés, Boissy-d’Anglas, Sieyès, Cambacérès, Ghénier, Thibeaudeau, avec les dantonistes Tallien, Fréron, Legendre, Barras, Bourdon de l’Oise, Rovère, Bentabole, Dumont, les deux Merlin, donna à l’assemblée un caractère nouveau. Après le 9 thermidor, elle commença par affermir son empire dans la Convention ; bientôt elle pénétra dans le gouvernement, et parvint à en exclure ceux qui l’occupaient. Soutenue alors par l’opinion, par l’assemblée, par les comités, elle marcha ouvertement à son but ; elle poursuivit les principaux décemvirs et quelques-uns de leurs agents. Comme ils avaient beaucoup de partisans dans Paris, elle s’appuya sur les jeunes gens contre les Jacobins, sur les sections contre les faubourgs. Elle rappela en même temps dans la Convention, pour se renforcer, tous les députés que le comité de salut public avait proscrits, d’abord les soixante-treize qui avaient protesté contre le 31 mai, ensuite les Girondins qui avaient survécu à leur condamnation. Les Jacobins s’agitèrent, elle ferma leur club ; les faubourgs firent une insurrection, elle les désarma. Après avoir renversé le gouvernement révolutionnaire, elle songea à en établir un autre et à faire succéder, par la constitution de l’an III, un ordre de choses possible, libéral, régulier et stable à l’état extraordinaire et provisoire dans lequel s’était trouvée la Convention depuis son début jusqu’alors. Mais tout cela ne se fit que peu à peu.

Les deux partis ne tardèrent pas à se mesurer après leur victoire commune. Le tribunal révolutionnaire excitait surtout une profonde horreur. Le 11 thermidor, on le suspendit de mouvement ; mais Billaud-Varenne, dans la même séance, fit rapporter le décret de suspension. Il prétendit qu’il n’y avait de coupables que les complices de Robespierre, et que, la plupart des juges et des jurés étant des hommes purs, il importait de les maintenir dans leurs fonctions. Barrère présenta un décret dans ce sens : il dit que les triumvirs n’avaient rien fait pour le gouvernement révolutionnaire ; que souvent même ils s’étaient opposés à ses mesures ; que leur unique soin avait été d’y placer leurs créatures et de lui donner une direction favorable à leurs projets ; il insista pour renforcer ce gouvernement, pour maintenir la loi des suspects, le tribunal révolutionnaire, ceux qui le composaient et même Fouquier-Tinville. À ce nom un murmure général éclata dans l’assemblée. Fréron, se rendant l’organe de l’indignation commune, s’écria : je demande qu’on purge enfin la terre de ce monstre, et que Fouquier aille cuver dans les enfers le sang qu’il a versé. On applaudit, et Fouquier fut décrété d’accusation. Barrère ne se tint pourtant pas pour vaincu ; il conservait encore vis-à-vis de la Convention le langage impérieux que l’ancien comité avait toujours employé avec succès ; c’était habitude et calcul de sa part, sachant bien que rien ne se continue aussi facilement que ce qui a réussi. Mais les variations politiques de Barrère, qui était d’origine nobiliaire et qui avait été royaliste feuillant avant le 10 août, ne lui permettaient point ce ton d’inflexibilité et de commandement. Quel est donc, dit Merlin de Thionville, ce président des Feuillants qui prétend nous faire la loi ? La salle retentit d’applaudissements. Barrère se troubla, quitta la tribune, et ce premier échec des comités signala leur décadence dans la Convention. Le tribunal révolutionnaire continua d’exister, mais avec d’autres membres, une autre organisation. On abolit la loi du 22 prairial ; on mit autant de lenteur de formes protectrices et de modération dans les jugements qu’on y avait mis de précipitation et d’inhumanité. Ce tribunal ne servit plus contre les anciens suspects, qu’on retint quelque temps encore dans les prisons en y adoucissant leur sort, et qu’on rendit peu à peu à la liberté en suivant la méthode que Camille Desmoulins avait proposée par le comité de clémence.

Le 13 thermidor, on s’occupa du gouvernement lui-même. Il manquait beaucoup de membres au comité de salut public. Hérault de Séchelles n’avait jamais été remplacé ; Jean Bon Saint André et Prieur de la Marne étaient en mission ; Robespierre, Couthon, Saint-Just, venaient de périr. On nomma à leur place Tallien, Bréard, Eschassériaux, Treilhard, Thuriot, Laloi, qui, entrant dans le comité, y affaiblirent l’influence des anciens membres. En même temps on réorganisa les deux comités, qu’on rendit plus dépendants de l’assemblée et plus indépendants l’un et l’autre. Celui de salut public fut chargé des opérations militaires et diplomatiques, et celui de sûreté générale eut dans ses attributions la grande police. Comme on voulait, en restreignant le pouvoir révolutionnaire, calmer la fièvre qui l’avait exalté et licencier peu à peu la multitude, on réduisit les assemblées journalières de sections à une seule pendant la décade, et l'on supprima la solde de quarante sous par jour accordée aux citoyens indigents qui y assistaient.

Ces premières mesures prises et exécutées le 11 fructidor, un mois après la chute de Robespierre, Lecointre de Versailles dénonça Billaud, Collot, Barrère, du comité de salut public ; Vadier, Amar et Vouland, du comité de sûreté générale. La veille, Tallien s’était violemment élevé contre le régime de la terreur, et Lecointre avait été encouragé dans son attaque par l’effet qu’avaient produit les paroles de Tallien. Il présenta contre eux vingt-trois chefs d’accusation ; il leur imputa toutes les mesures de cruauté ou de tyrannie qu’ils rejetaient sur les triumvirs, et il les appela les continuateurs de Robespierre. Cette dénonciation mit le trouble dans l’assemblée et souleva tous ceux qui soutenaient les comités ou qui ne voulaient plus de divisions dans la république. Si les crimes que Lecointre nous reproche, dit Billaud-Varenne, étaient prouvés, s’ils étaient aussi réels qu’ils sont absurdes et chimériques, sans doute il n’est aucun de nous dont la tête ne dût tomber sur l’échafaud. Mais je défie Lecointre de prouver par des pièces justificatives, par des témoignages dignes de foi, aucun des faits dont il nous accuse. Il réfuta les chefs d’accusation de Lecointre ; il reprocha à ses ennemis d’être des hommes corrompus, des intrigants qui voulaient le sacrifier à la mémoire de Danton, d’un conspirateur odieux, l’espérance de toutes les factions parricides. Que veulent-ils donc, ces hommes, poursuivit-il, qui nous appellent les continuateurs de Robespierre ? Citoyens, savez-vous ce qu’ils veulent ? Faire mourir la liberté sur la tombe du tyran. La dénonciation de Lecointre était prématurée ; la Convention presque entière la déclara calomnieuse. Les accusés et leurs amis se livraient aux éclats d’une indignation non contenue et encore toute-puissante, car ils étaient attaqués pour la première fois ; l’accusateur était presque interdit et peu soutenu : aussi Billaud-Varenne et les siens l’emportèrent facilement cette fois.

Quelques jours après, l’époque du renouvellement des comités par tiers arriva. Le sort désigna, comme membres sortants, Barrère, Carnot, Robert Lindet, au comité de salut public ; Vadier, Vouland, Moyse Baile, au comité de sûreté générale. On y fit entrer des thermidoriens ; et Collot-d’Herbois ainsi que Billaud-Varenne, s’y trouvant trop faibles, donnèrent leur démission. Une chose contribua davantage encore à la ruine de leur parti en soulevant avec violence l’opinion publique contre lui : ce fut la publicité donnée aux crimes de Joseph Lebon et de Carrier, deux des proconsuls du comité. Ils avaient été envoyés, l’un à Arras et à Cambrai, frontière exposée aux invasions ; l’autre à Nantes, dernière limite de la guerre de la Vendée ; ils avaient signalé leur mission par-dessus les autres en déployant une cruauté de caractère et des caprices de tyrannie qui du reste viennent ordinairement à ceux qui sont investis de la toute-puissance humaine. Lebon, jeune, d’un tempérament assez frêle, était naturellement doux. Dans une première mission, il avait été humain ; mais il reçut des reproches du comité, et il fut envoyé à Arras avec l’ordre de s’y montrer un peu plus révolutionnaire. Pour n’être pas en arrière de la politique inexorable des comités, il se livra aux excès les plus inouïs : il mêla la débauche à l’extermination ; il eut toujours en sa présence la guillotine, qu’il appelait sainte, et fit sa compagnie du bourreau, qu’il admettait à sa table. Carrier, ayant plus de victimes à frapper, avait encore surpassé Lebon ; il était bilieux, fanatique et naturellement sanguinaire. Il ne lui fallait qu’une occasion pour exécuter tout ce que l’imagination de Marat lui-même n’eût pas osé concevoir. Envoyé sur les bords d’un pays insurgé, il condamnait à mort toute la population ennemie, prêtres, femmes, enfants, vieillards, jeunes filles. Comme les échafauds ne suffisaient pas, il avait remplacé le tribunal révolutionnaire par une compagnie d’assassins nommée compagnie de Marat, et la guillotine par des bateaux à soupape, au moyen desquels il noyait ces victimes dans la Loire. Des cris de vengeance et de justice s’élevèrent contre tous ces forfaits, après le 9 thermidor. Lebon fut attaqué le premier, parce qu’il était plus particulièrement l’agent de Robespierre ; on en vint plus tard à Carrier, qui l’était du comité de salut public et dont Robespierre lui-même avait désapprouvé la cruauté monstrueuse. Il y avait dans les prisons de Paris quatre-vingt-quatorze habitants de Nantes, sincèrement attachés à la révolution et qui avaient défendu leur ville avec courage lors de l’attaque des Vendéens. Carrier les avait transférés à Paris comme fédéralistes. On n’avait pas osé les traduire devant le tribunal révolutionnaire avant le 9 thermidor ; on les y conduisit à cette époque pour dévoiler, au moyen de leur procédure, tous les crimes de Carrier. Les Nantais furent jugés avec une grande et utile solennité : leur procès dura près d’un mois ; l’opinion eut le temps de se prononcer avec éclat, et lorsqu’ils furent acquittés, on demanda de toutes parts justice du comité révolutionnaire de Nantes et du proconsul Carrier. Legendre renouvela l’accusation de Lecointre contre Billaud, Barrère, Collot et Vadier, qui furent généreusement défendus par Carnot, Prieur et Cambon, leurs anciens collègues, lesquels demandèrent d’être associés à leur sort. L’accusation de Legendre n’eut pas de suite, et l’on ne mit encore en jugement que les membres du comité révolutionnaire de Nantes ; mais on put remarquer les progrès du parti thermidorien. Cette fois, les membres du comité furent obligés de recourir à la justification ; et l’on passa simplement à l’ordre du jour sur la dénonciation de Legendre, sans la déclarer calomnieuse, comme celle de Lecointre.

Cependant les démocrates révolutionnaires étaient encore très puissants dans Paris : s’ils avaient perdu la Commune, le tribunal, la Convention, les comités, il leur restait encore les Jacobins et les faubourgs. C’était dans le club des Jacobins que leur parti se concentrait, surtout pour se défendre. Carrier s’y rendait assidûment, et il invoquait leur assistance ; Billaud-Varenne et Collot-d’Herbois s’y rendaient également ; mais, étant un peu moins menacés, ils se montraient plus circonspects. Aussi leur reprocha-t-on leur silence. Le lion dort, répondit Billaud- Varenne ; mais son réveil sera terrible. Ce club avait été épuré après le 10 thermidor, et il avait félicité, au nom des sociétés régénérées, la Convention sur la chute de Robespierre et la fin de la tyrannie. à cette époque, comme on poursuivait ses chefs et qu’on emprisonnait beaucoup de Jacobins dans les départements, il vint, au nom de toutes les sociétés affiliées, faire entendre le cri de douleur qui retentissait dans toutes les parties de la république, la voix des patriotes opprimés, plongés dans les cachots, d’où l’aristocratie venait de sortir. La Convention, loin d’adhérer au voeu des Jacobins, leur interdit, pour ruiner leur influence, les pétitions collectives, les affiliations, les correspondances de la société mère avec les autres sociétés, et désorganisa de cette manière la fameuse confédération des clubs. Les Jacobins, repoussés de la Convention, s’agitèrent dans Paris, où ils étaient encore les maîtres. Ce fut alors que les thermidoriens convoquèrent aussi leur peuple en réclamant l’appui des sections. En même temps Fréron appela les jeunes gens aux armes, dans son journal de l’orateur du peuple, et se mit à leur tête. Cette milice nouvelle, irrégulière, se nomma la jeunesse dorée de Fréron. Ceux qui la composaient appartenaient tous à la classe riche et moyenne ; ils avaient adopté un costume particulier, qu’on appelait costume à la victime. Au lieu de la carmagnole des Jacobins, ils portaient l’habit carré et décolleté ; ils avaient des souliers très découverts, les cheveux pendants sur les côtés, retroussés par derrière avec des tresses nommées cadenettes ; ils étaient armés de bâtons courts et plombés en forme d’assommoirs. Une partie de ces jeunes gens et des sectionnaires était royaliste, l’autre suivait l’impulsion du moment, qui était anti-révolutionnaire. Celle-ci agissait sans but et sans ambition, se prononçant pour le parti le plus fort, dans une occasion surtout où le parti le plus fort promettait, par son triomphe, le retour de l’ordre, dont le besoin était général ; celle-là combattait sous les thermidoriens contre les anciens comités, comme les thermidoriens avaient combattu sous les anciens comités contre Robespierre ; elle attendait l’instant d’agir pour son propre compte, ce qui arriva après la chute entière du parti révolutionnaire. Dans la situation violente où se trouvaient les deux partis, avec des craintes ou des ressentiments, ils se poursuivaient à outrance et se chargeaient dans les rues en criant : vive la Convention ! ou vive la Montagne ! La jeunesse dorée l’emportait au Palais-Royal, où elle était soutenue par les marchands ; mais les Jacobins étaient les plus forts dans le jardin des Tuileries qui avoisinait leur club.

Ces querelles devinrent chaque jour plus violentes, et Paris se transforma en un champ de bataille, où le sort des partis fut abandonné aux armes. Cet état de désordre et de guerre devait avoir un terme ; et puisque les partis étaient animés de trop de passion et de ressentiments pour pouvoir s’entendre, il fallait que l’un d’eux l’emportât sur l’autre. Les thermidoriens étaient en progrès, et la victoire allait leur appartenir. Le lendemain du jour où Billaud parla du réveil du lion dans la société populaire, il y eu une très vive agitation à Paris. On voulait prendre d’assaut le club des Jacobins. On criait dans la rue : la grande conspiration des Jacobins ! Les Jacobins hors la loi ! C’est à cette époque qu’on jugeait le comité révolutionnaire de Nantes. Celui-ci se disculpait en attribuant à Carrier les ordres sanguinaires qu’il avait exécutés, ce qui provoqua dans la Convention l’examen de sa conduite. Carrier fut admis à se défendre avant d’être décrété d’accusation. Il rejeta ses cruautés sur les cruautés des Vendéens eux-mêmes et sur la fureur enivrante des guerres civiles. Lorsque j’agissais, dit-il, les airs semblaient retentir encore des chants civiques de vingt mille martyrs qui avaient répété vive la république ! Au milieu des tortures. Comment l’humanité morte dans ces crises terribles eût-elle pu faire entendre sa voix ? Ceux qui s’élèvent contre moi, qu’eussent-ils fait à ma place ?... J’ai sauvé à Nantes la république ; je n'ai vécu que pour ma patrie, je saurai mourir pour elle. Sur cinq cents votants, quatre cent quatre-vingt-dix-huit se déclarèrent pour l’accusation que les deux autres admirent aussi, mais conditionnellement.

Les Jacobins, voyant qu’on allait des agents subalternes aux représentants eux-mêmes, se crurent perdus. Ils essayèrent de remuer la multitude, moins pour défendre Carrier que pour soutenir leur parti de plus en plus menacé. Mais ils furent contenus par la troupe dorée et les sectionnaires, qui se portèrent dans le lieu de leurs séances, afin de dissoudre le club. Il y eut un combat assez vif. Les assiégeants brisèrent les fenêtres à coups de pierres, enfoncèrent les portes et dispersèrent les Jacobins, après quelque résistance de leur part. Ceux-ci se plaignirent à la Convention des violences exercées contre eux. Rewbel, chargé de présenter un rapport à cet égard, ne leur fut point favorable : où la tyrannie, dit-il, s’est-elle organisée ? Aux Jacobins. Où a-t-elle eu ses suppôts et ses satellites ? Aux Jacobins. Qui a couvert la France de deuil, porté le désespoir dans les familles, peuplé la république de bastilles, rendu le régime républicain si odieux qu’un esclave, courbé sous le poids de ses fers, eût refusé d’y vivre ? Les Jacobins. Qui regrette le régime affreux sous lequel nous avons vécu ? Les Jacobins. Si vous n’avez pas le courage de vous prononcer dans ce moment, vous n’avez plus de république, parce que vous avez des Jacobins. La Convention les suspendit provisoirement pour les épurer et les réorganiser. On n’osait pas les détruire tout d’un coup. Les Jacobins, méconnaissant ce décret, se réunirent en armes dans le lieu de leurs séances ; la troupe thermidorienne qui les avait déjà assiégés vint les assaillir. Elle entoura le club en poussant le cri de vive la Convention ! à bas les Jacobins ! Ceux-ci se préparèrent à la défense ; ils quittèrent leurs siéges en criant vive la république ! Ils s'emparèrent des portes, et tentèrent une sortie. Ils firent d’abord quelques prisonniers ; mais bientôt, succombant sous le nombre, ils cédèrent la place, traversèrent les rangs des vainqueurs, qui, après les avoir désarmés, les couvrirent d’humiliations, de huées et même de coups. Ces expéditions illégales se faisaient avec tous les excès qui accompagnent les luttes des partis.

Les commissaires de la Convention vinrent le lendemain fermer le club, mettre les scellés sur les registres et sur les papiers, et dès ce moment la société des Jacobins n’exista plus. Cette corporation populaire avait souillé la révolution, mais elle en avait tendu tous les ressorts, alors que, pour repousser l’Europe, le gouvernement avait été placé dans la multitude, et avait donné à la république toute l’énergie de la défense ; aujourd’hui elle ne pouvait que contrarier l’établissement du nouvel ordre de choses.

La situation était changée. Il était urgent que la liberté remplaçât la dictature. Puisque le salut de la révolution était opéré, il importait d’en consacrer les principes et les résultats en revenant au régime légal. Un pouvoir exorbitant et extraordinaire, comme la confédération des clubs, devait trouver son terme dans la défaite du parti qui l’avait soutenu, et ce parti finir avec les circonstances qui l’avaient élevé.

Carrier, traduit devant le tribunal révolutionnaire, fut jugé sans interruption et condamné avec la plupart de ses complices. Pendant qu’on le jugeait encore, les soixante-treize députés que leur protestation contre le 31 mai avait fait exclure de l’assemblée furent rappelés dans son sein. Merlin de Douai demanda leur rentrée au nom du comité de salut public. Son rapport fut accueilli avec des applaudissements, et les soixante-treize reprirent leur place dans la Convention. Les soixante-treize provoquèrent à leur tour le rappel des députés mis hors la loi ; mais ils rencontrèrent une vive opposition. Les thermidoriens et les membres des nouveaux comités craignaient de faire par là le procès à la révolution. Ils craignaient, en outre, d’introduire un nouveau parti dans la Convention, déjà divisée, et d’y ramener des ennemis implacables qui pourraient bien opérer à leur égard une réaction semblable à celle qui avait lieu contre les anciens comités. Aussi les repoussèrent-ils violemment, et Merlin de Douai alla jusqu’à dire : voulez-vous ouvrir les portes du Temple ? Le jeune fils de Louis XVI y était renfermé, et les Girondins, à cause des suites du 31 mai, étaient confondus avec les royalistes. D’ailleurs, le 31 mai figurait encore dans les dates révolutionnaires à côté du 10 août et du 14 juillet. Le mouvement en arrière avait quelques pas de plus à faire pour atteindre cette époque. La contre-révolution républicaine était retournée du 9 thermidor 1794 au 3 octobre 1793, jour de l’arrestation des soixante-treize, mais non au 2 juin 1793, jour de l’arrestation des vingt-deux. Il fallait qu’après avoir renversé Robespierre et le comité elle attaquât Marat et la Montagne. Pour cela, dans le retour presque géométrique de l’action populaire, il devait s’écouler quelques mois encore.

On continua à abolir le système décemviral. Le décret d’expulsion contre les prêtres et les nobles, qui avaient formé deux classes proscrites sous la terreur, fut révoqué ; on supprima le maximum, afin de rétablir la confiance, en faisant cesser la tyrannie commerciale ; on s’occupa ardemment de substituer la liberté la plus généreuse à la compression despotique du comité de salut public. Cette époque fut marquée aussi par l’indépendance des journaux, le rétablissement des cultes chrétiens et la renonciation aux biens confisqués sur les fédéralistes pendant le règne des comités. C’était une réaction complète contre le gouvernement révolutionnaire ; elle atteignit bientôt Marat et la Montagne. Après le 9 thermidor on avait voulu opposer une grande réputation révolutionnaire à celle de Robespierre, et l’on avait choisi Marat. On lui décerna les honneurs du Panthéon, que Robespierre avait différé de lui rendre pendant sa toute-puissance. Ce monstrueux démagogue fut alors attaqué à son tour. Son buste était dans la Convention, aux théâtres, sur les places publiques, dans les assemblées populaires. La jeunesse dorée le brisa au théâtre Feydeau. Des réclamations s’élevèrent de la Montagne ; mais la Convention décréta qu’aucun citoyen ne pourrait obtenir les honneurs du Panthéon, et que son buste ne pourrait être placé dans le sein de la Convention que dix ans après sa mort. Le buste de Marat disparut de la salle des séances ; et comme la fermentation était très grande dans les faubourgs, les sections, renfort ordinaire de l’assemblée, vinrent défiler au milieu d’elle. Il y avait aussi en face des Invalides une montagne surmontée d’une statue colossale représentant Hercule écrasant une hydre. La section de la halle au blé vint demander qu’elle fût abattue. La gauche de l’assemblée fit entendre quelques murmures : ce géant, dit un membre, est l’image du peuple. — je ne vois là qu’une montagne, lui répondit un autre ; et qu’est-ce qu’une montagne, si ce n’est une protestation éternelle contre l’égalité ? Ces paroles furent couvertes d’applaudissements ; elles suffirent pour faire accueillir la pétition et renverser le monument de la victoire et de la domination d’un parti.

C’est alors qu’on rappela les conventionnels proscrits : depuis quelque temps on avait révoqué leur mise hors la loi. Isnard et Louvet écrivirent à l’assemblée pour être réintégrés dans leurs droits : on leur objectait toujours les suites du 31 mai et l’insurrection des départements. Je ne ferai point à la Convention nationale, dit Chénier, qui parla en leur faveur, l’injure de lui remettre devant les yeux le fantôme du fédéralisme, dont on a osé faire le principal chef d’accusation de vos collègues. Ils ont fui, dira-t-on ; ils se sont cachés. Voilà donc leur crime ! Et plût aux destinées de la république que ce crime eût été celui de tous ! Pourquoi ne s’est-il pas trouvé des cavernes assez profondes pour conserver à la patrie les méditations de Condorcet et l’éloquence de Vergniaud ? Pourquoi, le 10 thermidor, une terre hospitalière n’a-t-elle pas rendu à la lumière cette colonie d’énergiques patriotes et de républicains vertueux ? Mais on craint des projets de vengeance de la part de ces hommes aigris par l’infortune. Instruits à l’école du malheur, ils ont appris à gémir sur les erreurs humaines. Non, non, Condorcet, Rabaud-Saint-Étienne, Vergniaud, Camille Desmoulins, ne veulent pas d’holocaustes de sang ; et ce n'est point par des hécatombes qu’on apaisera leurs mânes ! La gauche repoussa la motion de Chénier : vous allez, s’écria Bentabole, réveiller toutes les passions. Si vous attaquez l’insurrection du 31 mai, vous faites le procès aux quatre-vingt mille hommes qui y ont concouru. — gardons-nous, répondit Sieyès, de confondre l’ouvrage de la tyrannie avec celui des principes. Lorsque des hommes, appuyés d’une autorité subalterne, rivale de la nôtre, furent venus à bout d’organiser le plus grand de tous les crimes, dans les fatales journées du 31 mai et du 2 juin, ce ne fut point un ouvrage du patriotisme, mais un attentat de la tyrannie ; aussi, depuis cette époque, vous avez vu la Convention dominée, la majorité opprimée, la minorité dictant des lois. La session actuelle se partage en trois époques : jusqu’au 31 mai, oppression de la Convention par le peuple ; jusqu’au 9 thermidor, oppression du peuple par la Convention, tyrannisée elle-même ; enfin, depuis le 9 thermidor, la justice règne, parce que la Convention a repris tous ses droits. Il demanda le rappel des membres proscrits comme gage de réunion dans l’assemblée et de salut pour la république. Merlin de Douai proposa aussitôt leur rentrée au nom du comité de salut public ; elle fut accordée, et l’on vit reprendre leurs siéges, après dix-huit mois de proscription, à vingt-deux conventionnels, parmi lesquels se trouvaient Isnard, Louvet, Lanjuinais, Kervelegan, Henri la Rivière, la Réveillère-Lépeaux, Lesage, restes de la brillante et infortunée Gironde ; ils s’allièrent avec le parti modéré, qui se composa de plus en plus des débris de partis divers. D’anciens ennemis, oubliant leurs ressentiments et leur rivalité de domination, parce qu’ils avaient les mêmes intérêts et le même but, s’unirent ensemble. C’était un commencement de pacification entre ceux qui voulaient la république contre les royalistes et une constitution praticable contre les révolutionnaires. à cette époque, toutes les mesures à l’égard des fédéralistes furent révoquées, et les Girondins tinrent la tête de la contre-révolution républicaine.

Cependant la Convention, entraînée par les réacteurs, tomba dans l’excès de la justice en voulant tout réparer et tout punir. Il eût été aussi sage qu’il était difficile, lorsque le régime décemviral était aboli, de proclamer l’oubli du passé et de fermer le gouffre de la révolution après y avoir jeté quelques victimes expiatoires. La sécurité seule amène la pacification, et la pacification seule permet la liberté.

En suivant de nouveau une marche que l’horreur des crimes commis et les ressentiments des souffrances essuyées rendaient naturellement passionnée, on ne fit qu’opérer un déplacement de violence. Jusque-là on avait sacrifié la bourgeoisie à la multitude, les marchands aux consommateurs ; ce fut alors tout le contraire. L’agiotage remplaça le maximum, et les dénonciateurs de la classe moyenne succédèrent aux dénonciateurs populaires. Tous ceux qui avaient participé au gouvernement dictatorial furent poursuivis avec le dernier acharnement. Les sections, qui étaient le siége de la bourgeoisie, demandaient le désarmement et la punition des membres de leurs comités révolutionnaires, composés de sans-culottes. Il y eut un cri général de vengeance contre les terroristes, dont on étendit chaque jour la classe. Les départements dénonçaient tous les anciens proconsuls, et l’on désespéra ainsi un parti nombreux, qui n’était plus à craindre, puisqu’il n’avait plus de pouvoir, en le menaçant de vastes et d’éternelles représailles.

La crainte de la proscription et plusieurs autres causes le disposèrent à la révolte. La disette était affreuse. Le travail et ses produits étaient diminués depuis l’époque révolutionnaire, pendant laquelle les classes riches avaient été emprisonnées et les classes pauvres avaient administré ; la suppression du maximum avait occasionné une crise violente, dont profitaient les marchands et les fermiers en réparant, par les hauts prix des denrées, les pertes qui leur avaient été précédemment imposées. Pour surcroît de difficultés, les assignats étaient en discrédit, et leur valeur tombait chaque jour : on en avait émis pour plus de huit milliards. Le peu de sûreté de leur gage, à cause des confiscations révolutionnaires qui avaient déprécié les biens nationaux ; le défaut de confiance des bourgeois, des marchands, etc., dans la durée du gouvernement républicain, qu’ils regardaient comme provisoire, tout cela avait fait descendre les assignats à une valeur réelle quinze fois au-dessous de leur valeur nominale. On les recevait difficilement, et le numéraire était d’autant plus soigneusement enfoui qu’il était plus recherché et le papier-monnaie plus déchu. Le peuple, manquant de vivres, n’ayant pas même, avec des assignats, le moyen d’en acheter, se trouvait dans la détresse ; il l’attribuait aux marchands, aux fermiers, aux propriétaires, au gouvernement, et il ne se souvenait pas sans regret que naguère il avait du pain et le pouvoir sous le comité de salut public. La Convention avait bien nommé un comité de subsistances pour approvisionner Paris ; mais ce comité faisait entrer au jour le jour, avec beaucoup de peine et à grands frais, les quinze cents sacs de farine nécessaires pour nourrir cette immense ville ; et le peuple, qui attendait en troupes, pendant des demi-journées, à la porte des boulangers, la livre de mauvais pain qui était distribuée à chaque habitant, faisait entendre des plaintes et de violents murmures. Il appelait Boissy-d’Anglas, président du comité des subsistances, Boissy-Famine.

Tel était l’état d’une multitude exaspérée et fanatique au moment où l’on jugea ses anciens chefs. Le 12 ventôse, peu de temps après la rentrée des derniers Girondins, l’assemblée avait décrété d’arrestation Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois, Barrère et Vadier. Leur procès devant la Convention devait commencer le 3 germinal. Le 1er (20 mars 1795), qui était jour de décade et d’assemblée des sections, leurs partisans préparèrent une émeute pour les empêcher d’être mis en cause : les sections extérieures des deux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau leur étaient dévouées. C’est de là que, moitié pétitionnaires, moitié factieux, ils partirent pour se rendre à la Convention et lui demander du pain, la constitution de 93 et la liberté des patriotes détenus. Quelques jeunes gens furent rencontrés par eux, et ils les jetèrent dans les bassins des Tuileries. Mais la nouvelle se répandit bientôt que la Convention était menacée, que les Jacobins voulaient délivrer leurs chefs ; et la troupe dorée, suivie d’environ cinq mille citoyens des sections intérieures, vint disperser les hommes des faubourgs, et servir de garde à l’assemblée. Celle-ci, instruite par ce nouveau danger, rétablit, sur la proposition de Sieyès, l’ancienne loi martiale, sous le nom de loi de grande police.

L’émeute en faveur des prévenus n’ayant pas réussi, ils furent traduits, le 3 germinal, devant la Convention. Vadier seul était contumax. Leur conduite fut examinée avec la plus grande solennité : on leur reprocha d’avoir tyrannisé le peuple et opprimé la Convention. Quoique les preuves ne manquassent pas à l'accusation, les prévenus se défendirent avec beaucoup d’adresse. Ils rejetèrent sur Robespierre l’oppression de l’assemblée et la leur propre ; ils s’excusèrent des mesures prises par le comité et adoptées par la Convention, sur l’exaltation du temps, sur la défense de la république et la nécessité du salut. Leurs anciens collègues portèrent témoignage en leur faveur et voulurent faire cause commune avec eux. Les crétois (c’est ainsi qu’on appelait alors les débris de la Montagne) les soutinrent vivement aussi. Il y avait neuf jours qu’on instruisait leur procès, et que chaque séance était consacrée à les accuser et à les entendre. Les sections des faubourgs étaient très agitées. Les rassemblements, qui duraient depuis le 1er germinal, se multiplièrent le 12, et il y eut une nouvelle émeute pour suspendre le jugement que la première n’avait pas pu prévenir. Les agitateurs, plus nombreux, plus hardis cette fois, forcèrent la garde de la Convention, et pénétrèrent dans son enceinte, portant écrits sur leurs chapeaux avec de la craie ces mots : du pain, la constitution de 93, la liberté des patriotes. Un grand nombre de députés de la crête se déclara en leur faveur ; les autres, consternés au milieu du tumulte et du désordre de cette invasion populaire, attendirent que les sections intérieures vinssent les délivrer. Il n’y avait plus de délibération. Le tocsin, qu’on avait enlevé à la commune depuis sa défaite, et qui avait été placé sur le sommet des Tuileries, où siégeait la Convention, sonnait l’alarme ; le comité faisait battre la générale. Dans peu de temps, les citoyens des sections les plus voisines se réunirent, marchèrent en armes au secours de la Convention et la dégagèrent une seconde fois. Elle condamna à la déportation les prévenus qui servaient de prétexte au soulèvement, et décréta d’arrestation dix-sept membres de la crête, qui, s’étant montrés favorables aux insurgés, pouvaient être regardés comme leurs complices. Parmi eux étaient Cambon, Ruamps, Léonard Bourdon, Thuriot, Chasle, Amar et Lecointre, qui depuis la rentrée des Girondins était redevenu Montagnard. Le lendemain, les déportés et les détenus furent conduits au château de Ham.

La journée du 12 germinal ne décida rien. Les faubourgs avaient été repoussés sans avoir été vaincus ; et pour qu’un parti finisse entièrement, il faut qu’une défaite décisive lui enlève le reste de ses forces et de sa confiance. Après tant de questions résolues contre les démocrates, il en restait une de la dernière importance, celle de la constitution. C’était de son établissement que dépendait l’ascendant de la multitude ou de la bourgeoisie. Les défenseurs du gouvernement révolutionnaire se replièrent sur la constitution démocratique de 93, qui leur offrait les moyens de reprendre l’autorité qu’ils avaient perdue. Leurs adversaires, de leur côté, tentèrent de la remplacer par une constitution qui assurât leur domination en concentrant un peu plus le gouvernement et en le plaçant dans la classe moyenne. Pendant un mois, les deux partis se disposèrent à combattre sur ce dernier champ de bataille. La constitution de 1793, ayant été sanctionnée par le peuple, avait un préjugé en sa faveur ; aussi l’attaqua-t-on avec des précautions infinies. On promit d’abord de l’exécuter sans restriction ; on nomma ensuite une commission de onze membres afin de préparer les lois organiques, qui devaient la rendre praticable ; plus tard on hasarda des objections contre elle, parce qu’elle dispersait les pouvoirs et ne reconnaissait qu’une seule assemblée dépendante du peuple jusque dans la formation des lois. Enfin une députation sectionnaire alla jusqu’à appeler la constitution de 93 une constitution décemvirale dictée par la terreur. Tous ses partisans, indignés et remplis de crainte, préparèrent un soulèvement pour la maintenir. Ce fut un nouveau 31 mai, aussi terrible que l’autre, mais qui, n’ayant pas l'appui d’une commune toute-puissante, n’étant pas dirigé par un commandant général, ne rencontrant pas une Convention épouvantée et des sections soumises, n’eut point le même résultat.

Les conjurés instruits par les mauvais succès des émeutes du 1er et 12 germinal, n’oublièrent rien pour suppléer à leur défaut d’organisation et de but. Le 1er prairial (20 mai), au nom du peuple insurgé pour obtenir du pain et reprendre ses droits, ils décrétèrent l’abolition du gouvernement révolutionnaire, l’établissement de la constitution démocratique de 93 ; la destitution des membres actuels du gouvernement et leur arrestation, la mise en liberté des patriotes ; la convocation des assemblées primaires pour le 25 prairial ; la convocation de l’assemblée législative, destinée à remplacer la Convention, pour le 25 messidor ; la suspension de toute autorité non émanée du peuple. Ils décidèrent de créer une nouvelle municipalité pour leur servir de centre commun ; de s’emparer des barrières, du télégraphe, du canon d’alarme, des tocsins, des tambours, et de ne se rasseoir qu’après avoir assuré la subsistance, le repos, le bonheur et la liberté de tous les Français. Ils invitèrent les canonniers, les gendarmes, les troupes à pied et à cheval, à se ranger sous les drapeaux du peuple, et ils marchèrent sur la Convention.

Celle-ci délibérait dans ce moment sur les moyens d’empêcher l’insurrection. Les attroupements journaliers, qui avaient lieu à cause de la distribution du pain et de la fermentation populaire, ne lui avaient pas permis d’apercevoir les préparatifs d’une grande émeute et de prendre ses mesures pour la prévenir ou la repousser. Les comités vinrent à la hâte l’avertir du danger. Sur-le-champ, elle se déclara en permanence, rendit Paris responsable de la sûreté des représentants de la république, fit fermer ses portes, mit tous les chefs d’attroupement hors la loi, appela tous les citoyens des sections aux armes, et nomma, pour se placer à leur tête, huit commissaires, parmi lesquels étaient Legendre, Henri la Rivière, Kervelegan, etc. à peine étaient-ils partis qu’un grand bruit se fit entendre au dehors. Une des portes extérieures venait d’être forcée et les femmes se précipitèrent dans les tribunes en criant : du pain et la constitution de 93 ! La Convention les reçut avec une contenance ferme : vos cris, leur dit le président Vernier, ne changeront rien à notre attitude, ils ne hâteront pas d’un seul moment l’arrivage des subsistances, ils ne serviront qu’à l’empêcher. Un tumulte affreux couvrit la voix du président, et interrompit les délibérations. On fit alors évacuer les tribunes. Mais les insurgés des faubourgs parvinrent bientôt jusqu’aux portes intérieures, et, les trouvant fermées, ils les frappaient à coups redoublés de hache et de marteau. Les portes cédèrent, et la foule ameutée pénétra au milieu même de la Convention.

L’enceinte des séances devint alors un champ de bataille. Les vétérans et les gendarmes, auxquels était confiée la garde de l’assemblée, crient aux armes ; le député Auguis, le sabre à la main, se met à leur tête, et parvient d’abord à repousser les assaillants. On leur fait même quelques prisonniers. Mais les insurgés, plus nombreux, reviennent au pas de charge et envahissent de nouveau l’enceinte de la Convention. Le député Féraud rentre précipitamment, poursuivi par les insurgés, qui tirent plusieurs coups de fusil dans la salle. Ils couchent en joue Boissy-d’Anglas, qui siégeait au fauteuil à la place de Vernier. Féraud s’élance à la tribune pour le couvrir de son corps : il y est assailli à coups de pique et de sabre ; il tombe dangereusement blessé. Les insurgés l’entraînent dans les couloirs, et, le confondant avec Fréron, ils lui coupent la tête, qu’ils placent au bout d’une pique. Après ce combat, ils s’étaient rendus maîtres de la salle. La plupart des députés avaient pris la fuite. Il ne restait que les hommes de la crête et Boissy-d’Anglas, qui, calme, couvert, insensible aux outrages et aux menaces, protestait toujours, au nom de la Convention, contre les violences populaires. On lui présenta la tête sanglante de Féraud, et il s’inclina avec respect devant elle. On voulut le forcer, les piques sur la poitrine, à mettre aux voix les propositions des insurgés, et il leur opposa constamment le plus courageux refus. Mais les crétois, qui approuvaient l’émeute, s’emparèrent des bureaux, occupèrent la tribune, et décrétèrent, au milieu des applaudissements de la multitude, tous les articles contenus dans le manifeste de l’insurrection. Le député Romme se rendit leur organe. Ils nommèrent de plus une commission exécutive composée de Bourbotte, Duroy, Duquesnoy, Prieur de la Marne, et un commandant général de la force armée, le député Soubrany. Ils préparaient ainsi le retour de leur domination. Ils décrétèrent le rappel de leurs collègues détenus, la destitution de leurs ennemis, la constitution démocratique et le rétablissement des Jacobins. Mais il ne suffisait point d’envahir momentanément l’assemblée, il fallait vaincre les sections ; car c’était avec elles seulement qu’il pouvait y avoir bataille.

Les commissaires envoyés auprès des sections les avaient promptement rassemblées. Les bataillons de la Butte-des-Moulins, de Lepelletier, des Piques, de la Fontaine-Grenelle, qui étaient les moins éloignés, occupèrent bientôt le carrousel et ses principales avenues. Alors tout changea de face ; Legendre, Kervelegan, Auguis assiégèrent à leur tour les insurgés, à la tête des sectionnaires. Ils éprouvèrent d’abord quelque résistance. Mais bientôt ils pénétrèrent, la baïonnette en avant, dans la salle, où délibéraient encore les conjurés, et Legendre s’écria : au nom de la loi, j’ordonne aux citoyens armés de se retirer. Ils hésitèrent un moment ; mais l’arrivée des bataillons qui entraient par toutes les portes les intimida, et ils évacuèrent la salle dans le désordre d'une fuite. L’assemblée se compléta, les sections furent remerciées, on reprit les délibérations. Toutes les mesures adoptées dans l’intervalle furent annulées, et quatorze représentants, auxquels on en joignit ensuite quatorze autres, furent arrêtés comme coupables d’avoir organisé l’insurrection ou de l’avoir approuvée par leurs discours. Il était alors minuit, et à cinq heures du matin les prisonniers étaient déjà à six lieues de Paris.

Malgré cette défaite, les faubourgs ne se tinrent pas pour battus, et le lendemain ils s’avancèrent en masse avec leurs canons contre la Convention. Les sectionnaires, de leur côté, se rendirent auprès d’elle pour la défendre. Les deux partis étaient prêts à en venir aux mains ; les canons des faubourgs, qui avaient débouché sur le carrousel, étaient déjà braqués contre le château, lorsque l’assemblée envoya des commissaires auprès des insurgés. Les négociations s’entamèrent ; un député des faubourgs, admis devant l’assemblée, demanda d’abord ce qu’on avait demandé la veille, ajoutant : nous sommes décidés à mourir au poste que nous occupons plutôt que de rien relâcher de nos demandes. Je ne crains rien ; je me nomme Saint-Légier. Vive la république ! Vive la Convention, si elle est amie des principes, comme je le crois ! On accueillit favorablement le député, et l’on fraternisa avec les faubourgs, sans toutefois leur rien accorder de positif. Ceux-ci, n’ayant plus un conseil général de la Commune pour soutenir leurs résolutions, ni un commandant comme Henriot pour les tenir campés jusqu’au moment où leurs propositions seraient décrétées, n’allèrent pas plus avant. Ils se retirèrent après avoir reçu l’assurance que la Convention s’occupait avec sollicitude des subsistances, et qu’elle publierait bientôt les lois organiques de la constitution de 93. Ce jour-là, on vit bien qu’il ne suffit pas d’une force matérielle immense et d’un but bien arrêté pour réussir ; qu’il faut encore des chefs, et une autorité qui appuie l’insurrection et qui la dirige. Il n'existait plus qu’une seule puissance légale, la Convention : le parti qui l’avait pour lui triompha.

Six montagnards démocrates, Goujon, Bourbotte, Romme, Duroy, Duquesnoy, Soubrany, furent traduits devant une commission militaire. Ils y parurent avec une contenance ferme, en hommes fanatiques de leur cause, et presque tous purs d’excès. Ils n’avaient contre eux que le mouvement de prairial ; mais c’était assez en temps de parti, et ils furent condamnés à mort. Ils se frappèrent tous du même couteau, qu’ils se firent passer les uns aux autres en criant : vive la république ! Romme, Goujon et Duquesnoy furent assez heureux pour se frapper à mort ; les trois autres furent conduits à l’échafaud mourants et la figure encore sereine. Cependant les faubourgs, quoique repoussés le 1er prairial et éconduits le 2, conservaient encore les moyens de se soulever. Un événement d’une importance bien moindre que les émeutes précédentes occasionna leur ruine définitive. L’assassin de Féraud fut découvert, condamné, et le 4, jour de son exécution, un attroupement parvint à le délivrer. Il n’y eut qu’un cri contre ce nouvel attentat, et la Convention ordonna le désarmement des faubourgs. Ils furent cernés par toutes les sections intérieures. Après s’être disposés à la résistance, ils cédèrent, abandonnant quelques-uns de leurs meneurs, leurs armes et leur artillerie. Le parti démocratique avait perdu ses chefs, ses clubs, ses autorités ; il ne lui restait plus qu’une force armée qui le rendait encore redoutable et des institutions qui pouvaient lui faire tout conquérir. à la suite de son dernier échec, la classe inférieure fut entièrement exclue du gouvernement de l’état : les comités révolutionnaires, qui formaient ses assemblées, furent détruits ; les canonniers, qui étaient sa troupe, furent désarmés ; la constitution de 93, qui était son code, fut abolie, et le régime de la multitude finit là.

Du 9 thermidor au 1er prairial, le parti montagnard fut traité comme le parti girondin l’avait été du 2 juin au 9 thermidor. Soixante-seize de ses membres furent condamnés à mort ou décrétés d’arrestation. Il subit à son tour la destinée qu’il avait fait subir à l’autre ; car, en temps de passions, les partis ne savent pas s’accommoder et ne veulent que se vaincre. Comme les Girondins, ils s’insurgèrent pour ressaisir le pouvoir qu’ils avaient perdu ; et comme eux ils succombèrent. Vergniaud, Brissot, Guadet, etc.., furent jugés par un tribunal révolutionnaire ; Bourbotte, Duroy, Soubrany, Romme, Goujon, Duquesnoy, le furent par une commission militaire. Les uns et les autres moururent avec le même courage, ce qui fait voir qu’à certains égards tous les partis se ressemblent et se conduisent par les mêmes impulsions, ou, si l’on veut, par les mêmes nécessités. Depuis cette époque, la classe moyenne reprit au dehors de la conduite de la révolution, et l’assemblée fut aussi unie sous les Girondins qu’elle l’avait été, après le 2 juin, sous les Montagnards.