La
Convention se constitua le 20 septembre 1792, et ouvrit ses
délibérations le 21. Dès la première séance, elle abolit la royauté et
proclama la république. Le 22, elle s’appropria la révolution en déclarant
qu’elle ne daterait plus de l’an IV de la liberté, mais de l’an Ier de la
république française. Après ces premières mesures votées d’acclamation et
avec une sorte de rivalité de démocratie et d’enthousiasme par les deux
partis qui s’étaient divisés à la fin de l’assemblée législative, la Convention, au lieu
de commencer ses travaux, se livra à des querelles intestines. Les Girondins
et les Montagnards, avant de constituer la nouvelle révolution, voulurent
savoir auxquels d’entre eux elle appartiendrait, et les énormes dangers de
leur position ne prévinrent pas leur lutte. Ils avaient à craindre plus que
jamais les efforts de l’Europe. L’Autriche, la Prusse et quelques
princes d’Allemagne ayant attaqué la France avant le 10 août, il y avait tout lieu
de croire que les autres souverains se déclareraient contre elle après la
chute de la monarchie, la détention de Louis XVI et les massacres de
septembre. Dans l’intérieur, le nombre des ennemis de la révolution était
augmenté. Il fallait joindre aux partisans de l’ancien régime, de la noblesse
et du clergé les partisans de la royauté constitutionnelle, ceux pour qui le
sort de Louis XVI était le sujet d’une vive sollicitude et ceux qui ne
croyaient pas la liberté possible sans règle et sous l’empire de la
multitude. Au milieu de tant d’obstacles et d’adversaires, dans un moment où
ce n’était pas trop de leur union, même pour combattre, la Gironde et la Montagne s’attaquèrent
avec le plus inexorable acharnement. Il est vrai que ces deux partis étaient
incompatibles, et que leurs chefs ne pouvaient pas se rapprocher : tant il y
avait de motifs d’éloignement dans leur rivalité de domination et dans leurs
desseins !
Les Girondins avaient été forcés, par les événements,
d’être républicains. Ce qui leur convenait le mieux, c’était de rester
constitutionnels. La droiture de leurs intentions, leur dégoût de la
multitude, leur répugnance pour les moyens violents et surtout la prudence
qui conseillait de ne tenter que ce qui était possible, tout leur en faisait
une loi ; mais il ne leur avait pas été libre de demeurer tels qu’ils
s’étaient montrés d’abord. Ils avaient suivi la pente qui les entraînait à la
république, et ils s’étaient habitués peu à peu à cette forme de
gouvernement. Quoiqu’ils la voulussent aujourd’hui avec ardeur et de bonne
foi, ils sentaient combien il serait difficile de l’établir et de la
consolider. La chose leur paraissait grande et belle ; mais ils voyaient que
les hommes manquaient à la chose. La multitude n’avait ni les lumières ni les
moeurs qui convenaient à ce mode d’administration publique. La révolution
opérée par l’assemblée constituante était aussi légitime en raison de ce
qu’elle était possible que de ce qu’elle était juste : elle avait sa
constitution et ses citoyens. Mais une nouvelle révolution, qui appellerait à
la conduite de l’état la classe inférieure, ne pouvait pas être durable. Elle
devait blesser trop d’intérêts, et n’avoir que des défenseurs momentanés, la
classe inférieure pouvant bien intervenir pendant une crise, mais ne le
pouvant pas toujours. Cependant c’était sur elle qu’il fallait s’appuyer en
consentant à cette seconde révolution. Les Girondins ne le firent point, et
ils se trouvèrent placés dans une position tout à fait fausse ; ils perdirent
l’assistance des constitutionnels sans se donner celle des démocrates, et ils
n’eurent ni le haut ni le bas de la société. Aussi ne formèrent-ils qu’un
demi parti qui fut vite abattu, parce qu’il était sans racine. Les Girondins,
après le 10 août, furent entre la classe moyenne et la multitude, ce que les
monarchiens, ou le parti Necker et Mounier, avaient été, après le 24 juillet,
entre les classes privilégiées et la bourgeoisie.
La
Montagne, au contraire, voulait la république avec le
peuple. Les chefs de ce parti, offusqués du crédit des Girondins, cherchaient
à les abattre et à les remplacer. Ils étaient moins éclairés, moins
éloquents, mais plus habiles, plus décidés et nullement scrupuleux dans leurs
moyens. La démocratie la plus extrême leur semblait le meilleur des
gouvernements ; et ce qu’ils appelaient le peuple, c’est-à-dire la classe
inférieure, était l’objet de leurs flatteries continuelles et d’une
sollicitude non moins ardente qu’intéressée. Nul parti n’était plus
dangereux, mais nul n’était plus conséquent : il travaillait pour ceux avec
lesquels il combattait. Dès l’ouverture de la Convention, les
Girondins avaient occupé la droite, et les Montagnards la crête de la gauche,
d’où leur vint le nom sous lequel nous les désignons. Les Girondins étaient
les plus forts dans l’assemblée : en général les élections des départements
avaient été dans leur sens. Un grand nombre des députés de l’assemblée
législative avait été réélu ; et comme, dans ce temps, les liaisons font
beaucoup, tous les membres qui avaient été unis à la députation de la Gironde ou à la commune
de Paris avant le 10 août, revenaient avec les mêmes opinions. D’autres
arrivaient sans système, sans parti, sans attachement, sans inimitié : ils
formèrent ce qu’on appela à cette époque la Plaine ou le Marais. Cette réunion,
désintéressée dans les luttes de la Gironde et de la Montagne, se rangea du
côté le plus juste tant qu’il lui fut permis d’être modérée, c’est-à-dire
tant qu’elle ne craignit pas pour elle-même.
La
Montagne était composée des députés de Paris qui avaient
été élus sous l’influence de la commune du 10 août, et de quelques
républicains très prononcés des départements : elle se recruta ensuite de
ceux que les événements exaltèrent, ou que la peur lui associa. Mais, quoique
inférieure en nombre dans la
Convention, elle n’en était pas moins très puissante, même
à cette époque. Elle régnait dans Paris ; la commune lui était dévouée, et la
commune était parvenue à se faire la première autorité de l’état. Les
Montagnards avaient tenté de maîtriser les départements de la France en établissant
entre la municipalité de Paris et les autres municipalités une correspondance
de desseins et de conduite ; ils n’avaient pourtant pas complètement réussi,
et les départements étaient en très grande partie favorables à leurs
adversaires, qui cultivaient leurs bonnes dispositions au moyen de brochures
et de journaux envoyés par le ministre Roland, dont les Montagnards nommaient
la maison un bureau d’esprit public et les amis des intrigants. Mais, outre
l’affiliation des communes, qui tôt ou tard devait leur réussir, ils avaient
l’affiliation des Jacobins. Ce club, le plus influent, comme le plus ancien
et le plus étendu, changeait d’esprit à chaque crise, sans changer de nom ;
c’était un cadre tout prêt pour les dominateurs qui en excluaient les
dissidents. Celui de Paris était la métropole du jacobinisme, et gouvernait
presque souverainement les autres. Les Montagnards s’en étaient rendus
maîtres ; ils en avaient déjà éloigné les Girondins à force de dénonciations
et de dégoûts, et ils y avaient remplacé les membres tirés de la bourgeoisie
par des Sans-Culottes. Il ne restait aux Girondins que le ministère, qui,
contrarié par la commune, était impuissant dans Paris. Les Montagnards
disposaient, au contraire, de toute la force effective de la capitale, de
l’esprit public par les Jacobins, des sections et des faubourgs par les
Sans-Culottes, enfin des insurrections par la municipalité.
La première mesure des partis, après avoir décrété la
république, fut de se combattre. Les Girondins étaient indignés des massacres
de septembre, et ils voyaient avec horreur sur les siéges de la Convention des hommes
qui les avaient conseillés ou prescrits. Deux entre autres leur inspiraient
plus d’antipathie ou de dégoût : Robespierre, qu’ils croyaient aspirer à la
tyrannie, et Marat, qui, depuis le commencement de la révolution, s’était
fait, dans ses feuilles, l’apôtre du meurtre. Ils dénoncèrent Robespierre
avec plus d’animosité que de prudence ; il n’était pas encore redoutable au
point d’encourir une accusation de dictature. Ses ennemis, en lui reprochant
des desseins alors invraisemblables et, dans tous les cas, impossibles à
prouver, augmentèrent eux-mêmes sa popularité et son importance. Robespierre,
qui a joué un rôle si terrible dans notre révolution, commençait à figurer en
première ligne. Jusque-là, malgré tous ses efforts, il avait eu des
supérieurs dans son propre parti : sous la constituante, les fameux chefs de
cette assemblée ; sous la législative, Brissot et Pétion ; au 10 août,
Danton. à ces diverses époques, il s’était déclaré contre ceux dont la
renommée ou la popularité l’offusquait. Au milieu des personnages célèbres de
la première assemblée, ne pouvant se faire remarquer que par la singularité
de ses opinions, il s’était montré réformateur exagéré ; pendant la seconde,
il s’était fait constitutionnel, parce que ses rivaux étaient novateurs, et
il avait discouru en faveur de la paix aux Jacobins, parce que ses rivaux
demandaient la guerre ; depuis le 10 août, il s’étudiait, dans ce club, à
perdre les Girondins et à supplanter Danton, associant toujours la cause de
sa vanité à celle de la multitude. Cet homme, dont les talents étaient
ordinaires et le caractère vain, dut à son infériorité de paraître des
derniers, ce qui est un grand avantage en révolution, et il dut à son ardent
amour-propre de viser au premier rang, de tout faire pour s’y placer, de tout
oser pour s’y soutenir. Robespierre avait des qualités pour la tyrannie : une
âme nullement grande, il est vrai, mais peu commune ; l’avantage d’une seule
passion, les dehors du patriotisme, une réputation méritée
d’incorruptibilité, une vie austère et nulle aversion pour le sang.
Il fut une preuve qu’au milieu des troubles civils, ce
n’est pas avec son esprit qu’on fait sa fortune politique, mais bien avec sa
conduite, et que la médiocrité qui s’obstine est plus puissante que le génie
qui s’interrompt. Il faut dire aussi que Robespierre avait l’appui d’une
secte immense et fanatique, dont il avait demandé le gouvernement et soutenu
les principes depuis la fin de la constituante. Cette secte tirait son
origine du dix-huitième siècle, dont elle représentait certaines opinions.
Elle avait pour symbole en politique la souveraineté absolue du contrat
social de J.-J. Rousseau, et en croyance le déisme de la profession de foi du
vicaire savoyard ; elle parvint plus tard à les réaliser un moment dans la
constitution de 93 et dans le culte de l’être suprême. Il y a eu, dans les
diverses époques de la révolution, plus de système et de fanatisme qu’on ne
l’a cru. Soit que les Girondins prévissent de loin la domination de
Robespierre, soit plutôt qu’ils se laissassent entraîner par leur
ressentiment, ils l’accusèrent du crime le plus grave pour des républicains.
Paris était agité par l’esprit de faction : les Girondins voulurent porter
une loi contre ceux qui provoquaient aux désordres, aux violences, et donner
en même temps à la
Convention une force indépendante et prise dans les
quatre-vingt-trois départements. Ils firent nommer une commission chargée de
présenter un rapport à ce sujet. La Montagne attaqua cette mesure comme injurieuse
pour Paris ; la Gironde
la défendit, en signalant un projet de triumvirat formé par la députation de
Paris. Je suis né à Paris, dit alors Osselin
; je suis député de cette ville. On annonce un parti
élevé dans son sein, qui veut la dictature, des triumvirs, des tribuns. Je
déclare, moi, qu’il faut être profondément ignorant ou profondément scélérat
pour avoir conçu un semblable projet. Qu’anathème soit lancé contre celui de
la députation de Paris qui osera concevoir une pareille idée ! — Oui, s’écria Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette assemblée un parti qui aspire à
la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c’est Robespierre ! Voilà
l’homme que je vous dénonce.
Barbaroux appuya cette dénonciation de son témoignage ; il
avait été un des principaux auteurs de 10 août ; il était le chef des
Marseillais, et il possédait une assez grande influence dans le Midi. Il
assura qu’à l’époque du 10 août, les Marseillais étant recherchés par les
deux partis qui partageaient la capitale, on le fit venir chez Robespierre ;
que là on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis le plus de
popularité, et que Panis lui désigna nommément Robespierre comme l’homme
vertueux qui devait être le dictateur de la France. Barbaroux
était un homme d’action. Le côté droit comptait quelques membres qui
pensaient, comme lui, qu’il fallait vaincre leurs adversaires sous peine
d’être vaincus par eux. Ils voulaient qu’en se servant de la Convention contre la
commune on opposât les départements à Paris, et qu’on ne ménageât point,
pendant qu’ils étaient faibles, des ennemis auxquels, sans cela, on donnerait
le temps de devenir forts. Mais le plus grand nombre craignait une rupture,
et répugnait aux mesures énergiques.
L’accusation contre Robespierre n’eut pas de suite ; mais
elle retombait sur Marat, qui avait conseillé la dictature dans son journal
de l’ami du peuple et préconisé les massacres. Lorsqu’il parut à la tribune
pour se justifier, un mouvement d’horreur saisit l’assemblée. À bas ! à bas ! s’écria-t-on de toutes parts. Marat
reste imperturbable. Dans un moment de silence : J’ai
dans cette assemblée, dit-il, un grand nombre
d’ennemis personnels. — Tous ! Tous !
— je les rappelle à la pudeur ; je les exhorte à
s’interdire les clameurs furibondes et les menaces indécentes contre un homme
qui a servi la liberté et eux-mêmes beaucoup plus qu’ils ne pensent ; qu’ils
sachent écouter une fois ! et cet homme exposa au milieu de la Convention,
stupéfaite de son audace et de son sang-froid, ce qu’il pensait des
proscriptions et de la dictature. Pendant longtemps il avait fui, de
souterrain en souterrain, l’animadversion publique et les mandats d’arrêt
lancés contre lui. Ses feuilles sanguinaires paraissaient seules ; il y
demandait des têtes, et il préparait la multitude aux massacres de septembre.
Il n’y a pas de folie qui ne puisse tomber dans la tête
d’un homme, et, ce qu’il y a de pis, qui ne puisse être réalisée un moment.
Marat était possédé de plusieurs idées fixes. La révolution avait des
ennemis, et selon lui, pour qu’elle durât, elle ne devait pas en avoir ; il
ne trouvait dès lors rien de plus simple que de les exterminer et de nommer
un dictateur, dont les fonctions se borneraient à proscrire ; il prêchait
hautement ces deux mesures, avec une cruauté cynique, ne ménageant pas plus
les convenances que la vie des hommes, et méprisant comme des esprits faibles
tous ceux qui appelaient ses projets atroces, au lieu de les trouver
profonds. La révolution a eu des acteurs tout aussi sanguinaires que lui,
mais aucun n’a exercé une plus funeste influence sur son époque. Il a dépravé
la morale des partis, déjà assez peu juste, et il a eu les deux idées que le
comité de salut public a réalisées plus tard par ses commissaires ou par son
gouvernement, l’extermination en masse et la dictature. L’accusation de Marat
n’eut pas de suite non plus ; il inspirait plus de dégoût, mais moins de
haine que Robespierre. Les uns ne voyaient en lui qu’un fou ; les autres
regardaient ces débats comme des querelles de parti, et non comme un objet
d’intérêt pour la république. D’ailleurs, il paraissait dangereux d’épurer la Convention ou de
décréter d’accusation un de ses membres, et c’était un pas difficile à
franchir, même pour les partis. Danton ne disculpait point Marat : je ne l’aime pas, disait-il ; j’ai fait l’expérience de son tempérament : il est
volcanique, acariâtre et insociable. Mais pourquoi chercher dans ce qu’il
écrit le langage d’une faction ? L’agitation générale a-t-elle une autre
cause que le mouvement même de la révolution ? Robespierre assurait,
de son côté, qu’il connaissait peu Marat ; qu’avant le 10 août il n’avait eu
avec lui qu’une seule conversation, après laquelle Marat, dont il
n’approuvait pas les opinions violentes, avait trouvé ses vues politiques
tellement étroites qu’il avait écrit dans son journal qu’il n’avait ni les
vues ni l’audace d’un homme d’état. Mais c’était lui qui était l’objet d’un
déchaînement plus grand, parce qu’on le redoutait davantage.
La première accusation de Rebecqui et de Barbaroux n’avait
pas réussi. Peu de temps après, le ministre Roland fit un rapport sur l’état
de la France
et sur celui de Paris ; il y dénonça les massacres de septembre, les
empiétements de la commune, les menées des agitateurs. Lorsqu’on rend, disait-il, odieux
ou suspects les plus sages et les plus intrépides défenseurs de la liberté,
lorsque les principes de la révolte et du carnage sont hautement professés,
applaudis dans les assemblées, et que des clameurs s’élèvent contre la Convention elle-même,
je ne puis plus douter que les partisans de l’ancien régime ou de faux amis
du peuple, cachant leur extravagance ou leur scélératesse sous un masque de
patriotisme, n’aient conçu le plan d’un renversement, dans lequel ils
espèrent s’élever sur des ruines et des cadavres, goûter le sang, l’or et
l’atrocité ! Il cita, à l’appui de son rapport, une lettre dans
laquelle le vice-président de la seconde section du tribunal criminel lui
apprenait que lui et les plus illustres des Girondins étaient menacés ; que,
selon l’expression de leurs ennemis, il fallait encore une nouvelle saignée,
et que ces hommes ne voulaient entendre parler que de Robespierre.
À ces mots, celui-ci court se justifier à la tribune : personne, dit-il, n’osera
m’accuser en face. — Moi, s’écria
Louvet, un des hommes les plus résolus de la Gironde. Oui, Robespierre, poursuivit-il en fixant sur lui son
ardent regard, c’est moi qui t’accuse.
Robespierre, dont la contenance avait été assurée jusque-là, fut ému ; il
s’était une fois mesuré aux Jacobins avec ce redoutable adversaire, qu’il
savait spirituel, impétueux et sans ménagement. Louvet prit aussitôt la
parole, et, dans une improvisation des plus éloquentes, il ne ménagea ni les
actions ni les noms ; il suivit Robespierre aux Jacobins, à la commune, à
l’assemblée électorale, calomniant les meilleurs
patriotes ; prodiguant les plus basses flatteries à quelques centaines de
citoyens, d’abord qualifiés le peuple de Paris, puis absolument le peuple,
puis le souverain ; répétant l’éternelle énumération de ses propres mérites,
de ses perfections, de ses vertus, et ne manquant jamais, après avoir attesté
la force, la grandeur, la souveraineté du peuple, de protester qu’il était
peuple aussi. Il le montra se cachant au 10 août, et dominant ensuite
les conjurés de la commune. Il en vint alors aux massacres de septembre ; il
s’écria : elle est à tous, la révolution du 10
août ; et il ajouta en s’adressant à quelques Montagnards de la
commune : mais celle du 2 septembre, elle est à vous
; elle n’est qu’à vous ! Et vous-mêmes, ne vous en êtes-vous pas glorifiés ?
Eux-mêmes, avec un mépris féroce, ne nous désignaient que comme les patriotes
du 10 août ! Avec un féroce orgueil ils se qualifiaient les patriotes du 2
septembre ! Ah ! Qu’elle leur reste, cette distinction digne du courage qui
leur est propre ; qu’elle leur reste pour notre justification durable et pour
leur long opprobre ! Ces prétendus amis du peuple ont voulu rejeter sur le
peuple de Paris les horreurs dont la première semaine de septembre fut
souillée... Ils l’ont indignement calomnié. Il sait combattre, le peuple de
Paris ; il ne sait point assassiner ! Il est vrai qu’on le vit tout entier
devant le château des Tuileries, dans la magnifique journée du 10 août ; il
est faux qu’on l’ait vu devant les prisons, dans l’horrible journée du 2
septembre. Dans leur intérieur, combien les bourreaux étaient-ils ! Deux
cents, pas deux cents peut-être ; et au dehors que pouvait-on compter de
spectateurs attirés par une curiosité vraiment incompréhensible ? Le double
tout au plus. Mais, a-t-on dit, si le peuple n’a pas participé à ces
meurtres, pourquoi ne les a-t-il pas empêchés ? — pourquoi ? Parce que l’autorité tutélaire de Pétion était
enchaînée, parce que Roland parlait en vain, parce que le ministre de la
justice, Danton, ne parlait pas... Parce que les présidents des quarante-huit
sections attendaient des réquisitions que le commandant général ne fit point,
parce que des officiers municipaux, couverts de leurs écharpes, présidaient à
ces atroces exécutions. — mais l’assemblée
législative ? —l’assemblée législative !
Représentants du peuple, vous la vengerez ! L’impuissance où vos
prédécesseurs étaient réduits est, à travers tant de crimes, le plus grand de
ceux dont il faut punir les forcenés que je vous dénonce ; et,
revenant à Robespierre, Louvet signala son ambition, ses menées, son extrême
ascendant sur la populace, et termina cette fougueuse philippique par une série
de faits dont chacun était précédé de cette menaçante formule : Robespierre, je t’accuse !
Louvet descendit de la tribune au milieu des
applaudissements ; Robespierre y monta pour se justifier, pâle et accompagné
de murmures. Soit trouble, soit crainte des préventions, il demanda huit
jours. Le moment arrivé, il parut moins en accusé qu’en triomphateur ; il
repoussa avec ironie les reproches de Louvet et se livra à une longue
apologie de lui-même. Il faut convenir que, les faits étant vagues, il eut de
la peine à les atténuer ou à les détruire. Les tribunes étaient postées pour
l’applaudir ; la
Convention elle-même, qui voyait dans cette accusation une
querelle d’amour-propre et qui ne redoutait point, selon Barrère, un homme
d’un jour, un petit entrepreneur d’émeutes, était disposée à mettre fin à ces
débats. Aussi, lorsque Robespierre dit en terminant : pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions personnelles ; j’ai
renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par
des dénonciations plus redoutables ; j’ai voulu supprimer la partie offensive
de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j’aurais le droit de
poursuivre contre mes calomniateurs ; je n’en demande point d’autre que le
retour de la paix et le triomphe de la liberté ! Il fut applaudi, et la Convention passa à
l’ordre du jour. Vainement Louvet voulut répliquer, il ne put pas l’obtenir ;
Barbaroux s’offrit tout aussi vainement pour accusateur, et Lanjuinais
combattit l’ordre du jour sans que la discussion fût reprise. Les Girondins
eux-mêmes l’appuyèrent ; ils commirent une faute en entamant l’accusation et
une autre en ne la soutenant point. Les Montagnards l’emportèrent, puisqu’ils
ne furent point vaincus, et Robespierre fut rapproché du rôle dont il était si
éloigné. On est bientôt, en révolution, ce qu’on est cru être ; et le parti
montagnard le prit pour son chef, parce que les Girondins le poursuivirent
comme tel.
Mais ce qui était plus important encore que les attaques
personnelles, c’étaient les discussions publiques sur l’établissement et la
conduite des autorités et des partis. Les Girondins échouèrent non seulement
contre les individus, mais contre la commune. Aucune de leurs mesures ne
réussit ; elles furent mal proposées ou mal soutenues. Ils auraient dû
renforcer le gouvernement, remplacer la municipalité, se maintenir aux
Jacobins et les dominer, gagner la multitude ou prévenir son action ; et ils
ne firent rien de tout cela. L’un d’entre eux, Buzot, proposa de donner à la Convention une garde
de trois mille hommes tirés des départements. Ce moyen, qui devait au moins
maintenir l’assemblée indépendante, ne fut pas assez fortement réclamé pour
être admis. Ainsi les Girondins attaquèrent les Montagnards sans les avoir
affaiblis, la commune sans la soumettre, les faubourgs sans les annuler. Ils
irritèrent Paris en invoquant l’assistance des départements, sans toutefois
se la donner, agissant ainsi contre les règles de la prudence la plus commune
; car il est plus sûr de faire une chose que d’en menacer. Leurs adversaires
profitèrent habilement de cette circonstance. Ils répandirent sourdement une
opinion qui ne pouvait que compromettre les Girondins ; c’est qu’ils
voulaient transporter la république dans le Midi, et abandonner le reste de
l’empire. Alors commença ce reproche de fédéralisme si fatal depuis. Les
Girondins le dédaignèrent, parce qu’ils n’en prévirent pas les dangers ; mais
il devait s’accréditer à mesure qu’ils deviendraient plus faibles et leurs
ennemis plus audacieux. Ce qui y avait donné lieu était d’abord le projet de
se défendre derrière la Loire,
et de transférer dans le Midi le gouvernement, si le Nord était envahi et
Paris forcé ; ensuite la prédilection qu’ils montraient pour les provinces et
leur déchaînement contre les agitateurs de la capitale. Il fut aisé à leurs
adversaires de dénaturer ce projet de défense en changeant l’époque dans
laquelle il avait été conçu, et de trouver dans la désapprobation des actes
désordonnés d’une ville le dessein de liguer contre elle toutes les autres
villes de l’état. Aussi les Girondins furent désignés à la multitude comme
des fédéralistes. Pendant qu’ils dénonçaient la commune et qu’ils accusaient
Robespierre et Marat, les Montagnards faisaient décréter l’unité et
l’indivisibilité de la république. C’était là une manière de les attaquer, et
de faire planer sur eux le soupçon, quoiqu’ils adhérassent à ces propositions
avec tant d’empressement qu’ils semblaient regretter de ne les avoir pas
faites eux-mêmes.
Un acte déplorable, en apparence étranger aux débats de
ces deux partis, servit encore mieux les Montagnards. Déjà enhardis par les
fausses tentatives qui avaient été dirigées contre eux, ils n’attendaient
qu’une occasion pour devenir assaillants à leur tour. La Convention était
fatiguée de ces longues discussions : ceux de ses membres qu’elles ne
concernaient point, ceux mêmes, dans les deux partis, qui n’étaient pas au
premier rang, éprouvaient le besoin de la concorde et voulaient qu’on
s’occupât de la république. Il y eut une trêve apparente, et l’attention de
l’assemblée se porta un moment sur la constitution nouvelle, que le parti
montagnard fit abandonner pour statuer sur le sort du monarque déchu. En
cela, les chefs de l’extrême gauche furent poussés par plusieurs motifs : ils
ne voulaient pas que les Girondins et les modérés de la Plaine, qui dirigeaient
le comité de constitution, les uns par Pétion, Condorcet, Brissot, Vergniaud,
Gensonné, les autres par Barrère, Sieyès, Thomas Payne, organisassent la
république. Ils auraient établi le régime de la bourgeoisie, en le rendant un
peu plus démocratique que celui de 1791, tandis qu’ils aspiraient, eux, à
constituer la multitude. Mais ils ne pouvaient parvenir à leurs fins qu’en
dominant, et ils ne pouvaient obtenir la domination qu’en prolongeant l’état
révolutionnaire de la
France. Outre ce besoin d’empêcher l’établissement de
l’ordre légal par un coup d’état terrible, comme la condamnation de Louis
XVI, qui ébranlât toutes les passions, qui ralliât à eux les partis violents,
en les montrant les intraitables gardiens de la république, ils espéraient
faire éclater les sentiments des Girondins, qui ne cachaient pas leur désir
de sauver Louis XVI, et les perdre ainsi auprès de la multitude. Il y eut,
sans aucun doute, un certain nombre de Montagnards qui, dans cette
circonstance, agirent de bonne foi et uniquement en républicains, aux yeux
desquels Louis XVI paraissait coupable à l’égard de la révolution ; et un roi
détrôné était dangereux pour une démocratie naissante. Mais ce parti se fût
montré moins inexorable s’il n’avait pas eu à perdre la Gironde en même temps
que Louis XVI.
Depuis quelque temps on disposait au dehors les esprits à
son jugement. Le club des Jacobins retentissait d’invectives contre lui ; on
répandait les bruits les plus injurieux sur son caractère ; on demandait sa
condamnation pour l’affermissement de la liberté. Les sociétés populaires des
départements écrivaient des adresses à la Convention dans le
même sens ; les sections se présentaient à la barre de l’assemblée ; et l’on
faisait défiler dans son sein, sur des brancards, des hommes blessés au 10
août et qui venaient crier vengeance contre Louis Capet. On ne désignait plus
Louis XVI que par ce nom de l’ancien chef de sa race, croyant avoir remplacé
son titre de roi par son nom de famille.
Les motifs de parti et les animosités populaires se
réunissaient contre ce malheureux prince. Ceux qui, deux mois auparavant,
auraient repoussé l’idée de lui faire subir une autre peine que celle de la
déchéance étaient plongés dans la stupeur : tant on perd vite, en temps de
crise, le droit de défendre son opinion ! La découverte de l’armoire de fer
redoubla surtout le fanatisme de la multitude et affaiblit les défenseurs du
roi. Après le 10 août, on avait trouvé, dans les bureaux de la liste civile,
des pièces qui prouvaient les relations secrètes entretenues par Louis XVI
avec les princes mécontents, l’émigration et l’Europe. Dans un rapport,
ordonné par l’assemblée législative, on l’avait accusé du dessein de trahir
l’état et de renverser la révolution. On lui avait reproché d’avoir écrit, le
16 avril 1791, à l’évêque de Clermont, que, s’il recouvrait sa puissance, il
rétablirait l’ancien gouvernement et le clergé dans l’état où ils étaient
auparavant ; de n’avoir, plus tard, proposé la guerre que pour accélérer la
marche de ses libérateurs ; d’avoir été en correspondance avec des hommes qui
lui écrivaient : la guerre forcera toutes les
puissances à se réunir contre les factieux et les scélérats qui tyrannisent la France, pour que leur
châtiment serve bientôt d’exemple à tous ceux qui seraient tentés de troubler
la paix des empires... Vous pouvez compter sur cent cinquante mille hommes,
tant Prussiens qu’Autrichiens et impériaux, et sur une armée de vingt mille
émigrés ; d’avoir été d’accord avec ses frères, qu’il désapprouvait
par ses démarches publiques ; enfin, de n’avoir cessé de combattre la
révolution.
De nouvelles pièces vinrent à l’appui de toutes ces
accusations. Il existait aux Tuileries, derrière un panneau de lambris, un
trou pratiqué dans le mur et fermé par une porte de fer. Cette armoire
secrète fut indiquée au ministre Roland, et l’on y trouva des preuves de tous
les complots et de toutes les intrigues de la cour contre la révolution ; des
projets tendant à renforcer le pouvoir constitutionnel du roi avec les chefs
populaires, à ramener l’ancien régime avec les aristocrates ; les manoeuvres
de Talon, les arrangements avec Mirabeau ; les propositions acceptées de
Bouillé sous la constituante, et quelques nouvelles trames sous la législative.
Cette découverte augmenta le déchaînement contre Louis XVI. Le buste de
Mirabeau fut brisé aux Jacobins ; et la Convention voila celui qui était placé dans la
salle de ses séances.
Il était question depuis quelque temps dans l’assemblée du
procès de ce prince infortuné, qui, ayant été déchu, ne pouvait plus être
poursuivi. Il n’y avait pas de tribunal qui pût prononcer sa sentence ; il
n’y avait pas de peine qui pût lui être infligée : aussi l’on se jeta dans de
fausses interprétations de l’inviolabilité accordée à Louis XVI, en cherchant
à le condamner d’une manière légale. Le plus grand tort des partis, après
celui d’être injustes, est de ne pas vouloir le paraître. Le comité de
législation chargé d’un rapport sur la question de savoir si Louis XVI
pouvait être jugé et s’il pouvait l’être par la Convention, se
prononça pour l’affirmative. Le député Mailhe s’éleva en son nom contre le
dogme de l’inviolabilité, mais, comme ce dogme régissait l’époque précédente
de la révolution, il prétendit que Louis XVI avait été inviolable comme roi,
et non comme particulier. Il soutint que la nation, ne pouvant pas perdre sa
garantie touchant les actes du pouvoir, avait suppléé à l’inviolabilité du
monarque par la responsabilité de ses ministres, et que là où Louis XVI avait
agi en simple particulier, sa responsabilité ne tombant sur personne, il
cessait d’être inviolable. Mailhe limitait ainsi la sauvegarde
constitutionnelle, dévolue à Louis XVI, aux actes du roi. Il concluait à ce
que Louis XVI fût jugé, la déchéance n’ayant pas été une peine, mais un
changement de gouvernement ; à ce qu’il le fût, en vertu de la loi du code
pénal relative aux traîtres et aux conspirateurs ; enfin, à ce qu’il le fût
par la Convention,
sans suivre la procédure les autres tribunaux, parce que la Convention
représentant le peuple, le peuple renfermant tous les intérêts, tous les
intérêts étant la justice, il était impossible que le tribunal national
violât la justice, et dès lors inutile qu’il fût assujetti à des formes. Tel
était l’enchaînement des redoutables sophismes au moyen desquels le comité
transformait la
Convention en tribunal. Le parti de Robespierre se montra
beaucoup plus conséquent en ne faisant valoir que la raison d’état et en
repoussant les formes comme mensongères.
La discussion s’ouvrit le 13 novembre, six jours après le
rapport du comité. Les partisans de l’inviolabilité, tout en considérant
Louis XVI comme coupable, soutinrent qu’il ne pouvait pas être jugé. Le
principal d’entre eux fut Morisson : il dit que l’inviolabilité était
générale ; que la constitution avait prévu bien plus que les hostilités
secrètes de Louis XVI, mais une attaque ouverte de sa part, et n’avait
prononcé dans ce cas que la déchéance ; que la nation avait engagé sous ce
rapport sa souveraineté, que la
Convention avait eu pour mandat de changer le gouvernement,
et non de juger Louis XVI ; que, retenue par les règles de la justice, elle
l’était encore par les usages de la guerre, qui ne permettaient que pendant
le combat de se défaire d’un ennemi retombé sous la loi après la victoire ;
que d’ailleurs la république n’avait aucun intérêt à condamner Louis XVI ;
qu’elle devait se borner à des mesures de sûreté générale à son égard, le
retenir captif ou le bannir de France. Cette opinion était celle de la droite
de la Convention. La
Plaine partageait l’avis du comité ; mais la Montagne repoussait à
la fois l’inviolabilité et le jugement de Louis XVI.
Citoyens, dit Saint-Just, j’entreprends de prouver que l’opinion de Morisson, qui
conserve au roi l’inviolabilité, et celle du comité, qui veut qu’on le juge
en citoyen, sont également fausses. Moi je dis que le roi doit être jugé en
ennemi ; que nous avons moins à le juger qu’à le combattre ; que, n’étant
pour rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure
ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens ; que
les lenteurs, le recueillement, sont ici de véritables imprudences, et
qu’après celle qui recule le moment de nous donner des lois, la plus funeste
serait celle qui nous ferait temporiser avec le roi. Ramenant tout à
des considérations d’inimitié et de politique, Saint-Just ajoutait : les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une république à
fonder : ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d’un roi ne
fonderont jamais une république. Citoyens, si le peuple romain, après six
cents ans de vertu et de haine contre les rois ; si la Grande-Bretagne,
après Cromwell mort, vit renaître les rois malgré son énergie, que ne doivent
pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberté, en voyant la
hache trembler dans vos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa
liberté, respecter le souvenir de ses fers ?
Ce parti violent, qui voulait remplacer une sentence par
un coup d’état, ne suivre aucune loi, aucune forme, mais frapper Louis XVI
comme un prisonnier vaincu, en faisant survivre les hostilités même à la
victoire, était en très-faible minorité dans la Convention ; mais au
dehors il se trouvait fortement soutenu par les Jacobins et par la commune.
Malgré la terreur qu’il inspirait déjà, ses meurtrières invitations furent
repoussées par la
Convention, et les partisans de l’inviolabilité firent
valoir, à leur tour, et avec courage, les motifs d’intérêt public en même
temps que les règles de la justice et de l’humanité. Ils soutenaient que les
mêmes hommes ne pouvaient pas être juges et législateurs, et accusateurs et
jurés. Ils voulaient d’ailleurs qu’on donnât à la république naissante le
lustre des grandes vertus, celles de la générosité et du pardon ; ils
voulaient qu’on suivît l’exemple du peuple de Rome, qui conquit sa liberté et
qui la conserva cinq cents ans, parce qu’il se montra magnanime, parce qu’il
bannit les Tarquins, et qu’il ne les fit point périr. Sous le rapport de la
politique, ils montraient les conséquences d’une condamnation à l’égard du
parti anarchiste, qu’elle rendrait plus audacieux, et à l’égard de l’Europe,
dont elle entraînerait les puissances encore neutres dans la coalition contre
la république.
Mais Robespierre, qui pendant ce long procès montra une
audace et une obstination qui présageaient, de loin, toute sa puissance,
parut à la tribune pour soutenir l’avis de Saint-Just. Il reprocha à la Convention de
remettre en doute ce que l’insurrection avait décidé, et de relever, par la
pitié et la publicité d’une défense, le parti royaliste abattu. L’assemblée, dit Robespierre, a été entraînée à son insu loin de la véritable question.
Il n’y a point ici de procès à faire ; Louis n’est point un accusé, vous
n’êtes point des juges : vous n’êtes et ne pouvez être que des hommes d’état.
Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une
mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer.
Un roi détrôné n’est bon qu’à deux usages, ou à troubler la tranquillité de
l’état et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre. Louis fut
roi : la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est
décidée par ces seuls mots. Louis ne peut être jugé ; il est déjà jugé ; il
est condamné, ou la république n’est pas absolue. Il demanda que la Convention déclarant
Louis XVI traître envers les Français, criminel envers l’humanité, le
condamnât sur-le-champ à mort en vertu de l’insurrection.
Les Montagnards, par ces propositions extrêmes, par
l’assentiment que leur donnait au dehors une multitude fanatique et cruelle,
voulaient rendre une condamnation en quelque sorte inévitable. En prenant une
avance extraordinaire sur les autres partis, ils les forçaient à les suivre,
quoique de loin. La majorité conventionnelle, composée d’une grande partie
des Girondins, qui n’osaient pas déclarer Louis XVI inviolable, et de la Plaine, décida, sur la
proposition de Pétion, contre l’avis des Montagnards et contre celui des
partisans de l’inviolabilité, que Louis XVI serait jugé par la Convention. Robert
Lindet fit alors, au nom de la commission des vingt et un, son rapport sur
Louis XVI. On dressa l’acte énonciatif des faits qui lui étaient imputés, et la Convention manda le
prisonnier à sa barre. Louis était enfermé au Temple depuis quatre mois ; il
n’y était point libre, comme l’assemblée législative l’avait d’abord voulu en
lui assignant le Luxembourg pour demeure. La commune soupçonneuse le gardait
étroitement ; mais, soumis à sa destinée, s’attendant à tout, il ne faisait
apercevoir ni regret, ni ressentiment. Il n’avait auprès de lui qu’un seul
serviteur, Cléry, qui était en même temps celui de toute sa famille. Pendant
les premiers mois de sa détention, il ne fut point séparé d’elle, et il
trouvait encore quelque douceur dans cette réunion ; il se consolait et
soutenait les deux compagnes de son infortune, sa femme et sa soeur ; il
servait de précepteur au jeune dauphin, et lui donnait les leçons d’un homme
malheureux et d’un roi prisonnier. Il lisait beaucoup, et revenait souvent à
l’histoire d’Angleterre par Hume ; il y trouvait nombre de monarques déchus,
et un, entre autres, condamné par le peuple. On cherche toujours des
destinées conformes à la sienne. Mais les consolations qu’il trouvait dans la
vue de sa famille ne furent pas de longue durée, on le sépara d’elle dès
qu’il fut question de son jugement. La commune voulut éviter que les
prisonniers concertassent leur justification ; la surveillance qu’elle
exerçait à l’égard de Louis XVI était chaque jour plus minutieuse et plus
dure.
Sur ces entrefaites, Santerre reçut l’ordre de conduire
Louis XVI à la barre de la
Convention. Il se rendit au Temple, accompagné du maire,
qui fit part au roi de sa mission et qui lui demanda s’il voulait descendre.
Louis hésita un moment, puis il dit : ceci est
encore une violence ; il faut y céder ! et il se décida à paraître
devant la Convention,
qu’il ne récusa point, comme l’avait fait Charles Ier à l’égard de ses juges.
Dès qu’on annonça son approche : représentants,
dit Barrère, vous allez exercer le droit de justice
nationale. Que votre attitude soit conforme à vos nouvelles fonctions ;
et se tournant vers les tribunes : citoyens,
souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis ramené de Varennes,
silence précurseur du jugement des rois par les nations. La contenance
de Louis XVI en entrant dans la salle fut ferme, il promena sur l’assemblée
un regard assuré. Il était debout à la barre, et le président lui dit d’une
voix émue : Louis, la nation française vous accuse.
Vous allez entendre l’acte énonciatif des faits. Louis, asseyez-vous.
Un siége avait été préparé pour lui ; il s’y plaça. Pendant un long
interrogatoire il montra beaucoup de calme et de présence d’esprit ; il
répondit à chaque question avec à-propos, le plus souvent d’une manière
touchante et victorieuse. Il repoussa les reproches qui lui furent adressés
relativement à sa conduite avant le 14 juillet, en rappelant que sa puissance
n’était pas encore limitée ; avant le voyage de Varennes, par le décret de
l’assemblée constituante, qui avait été satisfaite de ses réponses ; enfin,
avant le 10 août, en rejetant tous les actes publics sur la responsabilité
ministérielle et en niant toutes les démarches secrètes qui lui étaient
personnellement attribuées. Ces dénégations de Louis XVI ne détruisaient pas,
aux yeux des Conventionnels, des faits la plupart constatés par des pièces
écrites ou signées de sa main ; mais il usait du droit naturel à tout accusé.
C’est ainsi qu’il ne reconnut ni l’existence de l’armoire de fer, ni
l’authenticité des pièces qui lui furent présentées. Louis XVI invoquait une
loi de sauvegarde, que la
Convention n’admettait pas, et la Convention cherchait
à prouver des tentatives contre-révolutionnaires que Louis XVI ne voulait pas
reconnaître.
Lorsque Louis fut retourné au Temple, la Convention s’occupa
de la demande qu’il avait faite d’un défenseur. Ce fut en vain que quelques
Montagnards s’y opposèrent, la
Convention décréta que Louis aurait un conseil. Il désigna
Target et Tronchet ; le premier refusa. Ce fut alors que le vénérable
Malesherbes s’offrit à la
Convention pour défendre Louis XVI. J’ai été appelé deux fois, écrivit-il, au
conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était
ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service lorsque c’est une
fonction que bien des gens trouvent dangereuse. Sa demande lui fut
accordée. Louis XVI, dans son état d’abandon, fut touché de cette preuve de
dévouement. Lorsque Malesherbes entra dans la chambre, il alla vers lui, le
serra dans ses bras, et, les yeux humides, il lui dit : votre sacrifice est d’autant plus généreux que vous
exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne. Malesherbes
et Tronchet s’occupèrent sans interruption de sa défense, et s’associèrent M.
Desèze ; ils cherchaient à ranimer la confiance du roi ; mais ils le
trouvaient peu facile à espérer. J’en suis sûr, ils
me feront périr ; mais n’importe, occupons-nous de mon procès comme si je
devais le gagner ; et je le gagnerai, en effet, puisque la mémoire que je
laisserai sera sans tache.
Enfin le jour de la défense arriva. Elle fut prononcée par
M. Desèze ; Louis était présent ; le plus grand silence régnait dans
l’assemblée et dans les tribunes. M. Desèze fit valoir en faveur du royal
accusé toutes les considérations de justice et d’innocence. Il invoqua
l’inviolabilité qui lui avait été accordée ; il dit que, comme roi, il ne
pouvait pas être jugé ; que, comme accusateurs, les représentants du peuple
ne pouvaient pas être ses juges. En cela il n’avança rien qui n’eût été
soutenu par une partie de l’assemblée. Mais il s’attacha surtout à justifier
la conduite de Louis XVI, et à lui attribuer des intentions constamment pures
et irréprochables. Il finit par ces dernières et solennelles paroles : entendez d’avance l’histoire, qui dira à la renommée :
Louis, monté sur le trône à vingt ans, y porta l’exemple des moeurs, la
justice et l’économie ; il n’y porta aucune faiblesse, aucune passion
corruptrice : il fut l’ami constant du peuple. Le peuple voulut qu’un impôt
désastreux fût détruit, Louis le détruisit ; le peuple voulut l’abolition de
la servitude, Louis l’abolit ; le peuple sollicita des réformes, il les fit ;
le peuple voulut changer ses lois, il y consentit ; le peuple voulut que des
millions de Français recouvrassent leurs droits, il les leur rendit ; le
peuple voulut la liberté, il la lui donna. On ne peut pas disputer à Louis la
gloire d’avoir été au-devant du peuple par ses sacrifices ; et c’est lui
qu’on vous a proposé... Citoyens, je n’achève pas, je m’arrête devant
l’histoire ; songez qu’elle jugera votre jugement, et que le sien sera celui
des siècles. Mais les passions étaient sourdes et incapables de
prévoyance comme de justice.
Les Girondins désiraient sauver Louis XVI ; mais ils
craignaient l’imputation de royalisme, que leur adressaient déjà les
Montagnards. Pendant tout le procès leur conduite fut assez équivoque : ils
n’osèrent se prononcer ni pour ni contre le royal accusé, et leur modération
trop incertaine les perdit sans le servir. Dans ce moment sa cause, la cause
non plus de son trône, mais de sa vie, était la leur. On allait résoudre, par
un acte de stricte justice ou par un coup d’état meurtrier, si l’on
reviendrait au régime légal, ou si l’on prolongerait le régime
révolutionnaire. Le triomphe des Girondins ou des Montagnards se trouvait
dans l’une ou l’autre de ces solutions. Ces derniers s’agitaient beaucoup.
Ils prétendaient qu’on suivait des formes qui étaient un oubli de l’énergie
républicaine, et que la défense de Louis XVI était un cours de monarchie
présenté à la nation. Les Jacobins les secondaient puissamment, et des
députations venaient à la barre demander la mort du roi.
Cependant les Girondins, qui n’avaient pas osé soutenir
l’inviolabilité, proposèrent un moyen adroit de soustraire Louis XVI à la
mort en appelant de la sentence de la Convention au peuple. L’extrême droite
protestait encore contre l’érection de l’assemblée en tribunal. Mais la
compétence de la
Convention ayant été précédemment décidée, tous les efforts
se portèrent d’un autre côté. Salles proposa de déclarer Louis XVI coupable,
et de laisser aux assemblées primaires l’application de la peine. Buzot,
craignant que la
Convention n’encourût par là le reproche de faiblesse, pensa
qu’elle devait elle-même prononcer la peine, et en appeler au peuple de son
propre jugement. Cet avis fut vivement combattu par les Montagnards et même
par un grand nombre de Conventionnels modérés, qui virent dans la convocation
des assemblées primaires le danger de la guerre civile. L’assemblée avait
délibéré, à l’unanimité, que Louis était coupable, lorsque la question de
l’appel au peuple fut posée. Deux cent quatre-vingt-quatre voix votèrent
pour, quatre cent vingt-quatre contre ; dix se récusèrent. Vint alors la
terrible question de la peine à infliger. Paris était dans le dernier degré
d’agitation : des menaces étaient faites aux députés à la porte même de
l’assemblée ; on craignait de nouveaux excès populaires ; le club des
Jacobins retentissait d’invectives forcenées contre Louis XVI et contre la
droite. Le parti montagnard, jusque-là le plus faible de la Convention, cherchait
à obtenir la majorité par l’épouvante, décidé, s’il ne réussissait pas, à
sacrifier également Louis XVI.
Enfin, après quatre heures d’appel nominal, le président
Vergniaud dit : citoyens, je vais proclamer le
résultat du scrutin. Quand la justice a parlé, l’humanité doit avoir son
tour ; il y avait sept cent vingt et un votants. La majorité
absolue était de trois cent soixante et un. La mort fut prononcée à la
majorité de vingt-six voix. Les opinions avaient été mêlées : des Girondins
avaient voté la mort, avec un sursis, il est vrai ; le plus grand nombre des
membres de la droite avait voté la détention ou le bannissement ; quelques
Montagnards votèrent comme les Girondins. Dès que le résultat du scrutin fut
connu, le président dit avec l’accent de la douleur : je déclare au nom de la
Convention que la peine qu’elle prononce contre Louis Capet
est la mort. Les défenseurs parurent à la barre : ils étaient très
émus. Ils essayèrent de ramener l’assemblée à des sentiments de miséricorde,
en considération du petit nombre de voix qui avait décidé de la sentence.
Mais déjà on avait discuté et résolu cette question. Les lois ne se font qu’à
une simple majorité, avait dit un Montagnard. — Oui,
avait répondu une voix, mais les décrets se
rapportent, et la vie d’un homme ne se rapporte pas. Malesherbes
voulut parler, mais il ne le put point. Les sanglots étouffaient sa voix, et
il ne fit entendre que quelques mots suppliants et entrecoupés. Sa douleur
toucha l’assemblée. La demande d’un sursis fut accueillie par les Girondins,
comme une dernière ressource, mais là encore ils échouèrent, et l’arrêt fatal
fut prononcé.
Louis s’y attendait. Lorsque Malesherbes vint tout en
larmes lui annoncer l’arrêt de mort, il le trouva dans l’obscurité, les
coudes appuyés sur une table, le visage dans ses mains, et livré à une
profonde méditation. Au bruit qu’il fit, Louis XVI se leva, et lui dit : depuis deux heures je suis occupé à chercher si pendant
mon règne j’ai pu mériter de mes sujets le plus petit reproche. Eh bien ! M.
de Malesherbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon coeur, comme un
homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment voulu le bonheur du
peuple, et jamais je n’ai formé un vœu qui lui fût contraire.
Malesherbes lui fit espérer que le sursis ne serait pas rejeté, ce que Louis
ne crut point. Il pria Malesherbes, en l’accompagnant, de ne point
l’abandonner dans ses derniers instants. Malesherbes lui promit de revenir ;
mais il se présenta plusieurs fois, et ne put jamais pénétrer jusqu’à lui.
Louis le demanda souvent, et fut affligé de ne pas le revoir. Il reçut sans
trouble l’annonce de sa sentence, que vint lui signifier le ministre de la
justice. Il demanda trois jours pour paraître devant Dieu ; il demanda, en
outre, d’être assisté d’un prêtre, qu’il désigna, et de communiquer librement
avec sa femme et ses enfants. Ces deux dernières demandes lui furent seules
accordées.
Le moment de l’entrevue fut déchirant pour cette famille
désolée ; celui de la séparation le fut encore bien davantage. Louis, en la
quittant, promit de la revoir le lendemain ; mais, rentré dans sa chambre, il
sentit que cette épreuve était trop forte, et, se promenant à grands pas, il
disait : je n’irai point. Ce fut son dernier combat ; il ne pensa plus qu’à
se préparer à la mort. La nuit qui précéda son odieux supplice, il eut un
sommeil paisible. Réveillé à cinq heures par Cléry, auquel il en avait donné l’ordre,
il fit ses suprêmes dispositions. Il communia, chargea Cléry de ses dernières
paroles et de tout ce qu’il lui était permis de léguer, un anneau, un cachet,
quelques cheveux. Déjà les tambours roulaient, un bruit sourd de canons
traînés et de voix confuses se faisait entendre. Enfin Santerre arriva. Vous
venez me chercher, dit Louis ; je vous demande une minute. Il remit son
testament à un officier municipal, demanda son chapeau, et dit d’une voix
ferme : partons.
La voiture mit une heure pour arriver du Temple à la place
de la
Révolution. Une double haie de soldats bordait la route,
plus de quarante mille hommes étaient sous les armes ; Paris était morne.
Parmi les citoyens qui assistaient à cette lamentable exécution, il n’y eut
ni approbation ni regrets apparents ; tous furent silencieux. Arrivé sur le
lieu du supplice, Louis descendit de voiture. Il monta d’un pas ferme les
degrés de l’échafaud, reçut à genoux les bénédictions du prêtre, qui lui dit
alors, à ce qu’on assure : fils de saint Louis, montez au ciel ! Il se laissa
lier les mains, quoique avec répugnance ; et, se portant vivement sur la
gauche de l’échafaud : je meurs innocent,
dit-il ; je pardonne à mes ennemis ; et vous, peuple
infortuné !... au même instant le signal du roulement fut donné, le
bruit des tambours couvrit sa voix, les trois bourreaux le saisirent. À dix
heures dix minutes il avait cessé de vivre.
Ainsi périt, à l’âge de trente-neuf ans, après un règne de
seize ans et demi, passé à chercher le bien, le meilleur, mais le plus faible
des monarques. Ses ancêtres lui léguèrent une révolution. Plus qu’aucun d’eux
il était propre à la prévenir ou à la terminer ; car il était capable d’être
un roi réformateur avant qu’elle éclatât, ou d’être ensuite un roi
constitutionnel. Il est le seul prince peut-être, qui, n’ayant aucune
passion, n’eut pas celle du pouvoir, et qui réunit les deux qualités qui font
les bons rois, la crainte de Dieu et l’amour du peuple. Il périt victime de
passions qu’il ne partageait point, de celles de ses alentours, qui lui
étaient étrangères, et de celles de la multitude, qu’il n’avait pas excitées.
Il y a eu de mémoires de roi aussi recommandables. L’histoire dira de lui
qu’avec plus de force de caractère il eût été un roi unique.
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