HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre IV. — Depuis le mois d’avril 1791 jusqu’au 30 septembre, terme de l’Assemblée constituante.

Politique de l’Europe avant la révolution française, système d'alliance suivi par les divers états. — Coalition générale contre la révolution ; motifs de chaque puissance. — Conférence et déclaration de Mantoue. — Fuite de Varennes ; arrestation du roi ; sa suspension. — Le parti républicain se sépare pour la première fois du parti constitutionnel monarchique. — Ce dernier rétablit le roi. — Déclaration de Pilnitz. — Le roi accepte la constitution. — Fin de l’assemblée constituante ; jugement sur elle.

 

 

La révolution française devait changer la politique de l’Europe ; elle devait terminer la lutte des rois entre eux, et commencer celle des rois avec les peuples. Cette dernière eût été beaucoup plus tardive si les souverains eux-mêmes ne l’eussent pas provoquée. Ils voulurent réprimer la révolution, et ils l’étendirent ; car en l’attaquant ils devaient la rendre conquérante. L’Europe était alors arrivée au terme du système politique qui la régissait. L’existence des divers états, après avoir été surtout intérieure sous le gouvernement féodal, était devenue beaucoup plus extérieure sous le gouvernement monarchique. La première époque avait fini presque en même temps pour les grandes nations de l’Europe. Alors les rois, qui avaient été si longtemps en guerre avec leurs vassaux parce qu’ils étaient en contact avec eux, se rencontrèrent les uns les autres aux limites de leurs états, et se combattirent. Comme nulle domination ne put devenir universelle, ni celle de Charles-Quint ni celle de Louis XIV, les faibles se liguant toujours pour abaisser les plus forts, il s’établit, après diverses vicissitudes de supériorité et d’alliances, une espèce d’équilibre européen. Il n’est pas inutile de connaître ce qu’il était avant la révolution pour bien apprécier les événements ultérieurs. L’Autriche, l’Angleterre et la France avaient été, depuis la paix de Westphalie jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les trois grandes puissances de l’Europe. L’intérêt avait ligué ensemble les deux premières contre la troisième. L’Autriche avait à redouter la France dans les Pays-Bas ; l’Angleterre avait à la redouter sur mer. La rivalité de puissance ou de commerce les mettait souvent aux prises, et elles cherchaient à s’affaiblir ou à se dépouiller. L’Espagne, depuis qu’un prince de la maison de Bourbon occupait son trône, était l’alliée de la France contre l’Angleterre. Du reste, c’était une puissance déchue : reléguée dans un coin du continent, affaissée sous le système de Philippe ii, privée par le pacte de famille du seul ennemi qui pût la tenir en haleine, elle n’avait conservé que sur mer quelque chose de son ancienne supériorité. Mais la France avait d’autres alliés pour ainsi dire sur tous les flancs de l’Autriche : dans le nord, la Suède ; dans l’orient, la Pologne et la Porte ; dans le midi de l’Allemagne, la Bavière ; dans l’ouest la Prusse, et dans l’Italie le royaume de Naples. Ces puissances, ayant à redouter les envahissements de l’Autriche, devaient être naturellement les alliées de son ennemie. Placé entre les deux systèmes d’alliance, le Piémont était tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre, suivant les circonstances et ses intérêts. La Hollande s’alliait à l’Angleterre ou à la France, selon que le parti du stathouder ou celui du peuple dominait dans la république. La Suisse était neutre. Dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, deux puissances s’étaient élevées dans le nord, la Prusse et la Russie. La Prusse avait été changée de simple électorat en royaume important par Frédéric-Guillaume, qui lui avait donné un trésor et une armée, et par son fils Frédéric le Grand, qui s’en était servi pour étendre son territoire. La Russie, longtemps placée hors des relations des autres états, avait été surtout introduite dans la politique européenne par Pierre Ier et Catherine II. L’avènement de ces deux puissances avait modifié les anciennes alliances. D’accord avec le cabinet de Vienne, la Russie et la Prusse avaient exécuté le premier partage de la Pologne en 1772 ; et, après la mort du grand Frédéric, l’impératrice Catherine et l’empereur Joseph s’étaient ligués, en 1786, pour opérer celui de la Turquie européenne.

Affaibli depuis l’imprudente et malheureuse guerre de sept ans, le cabinet de Versailles avait assisté au partage de la Pologne sans le traverser, avait vu préparer la chute de l’empire ottoman sans y mettre obstacle, et avait même laissé succomber sans le secourir le parti républicain de Hollande, son allié, sous les coups de la Prusse et de l’Angleterre. Celles-ci avaient rétabli militairement, en 1787, le stathoudérat héréditaire dans les Provinces-Unies. Le seul acte qui eût honoré la politique française avait été l’appui heureux donné à l’indépendance de l’Amérique du nord. La révolution de 1789, en étendant l’influence morale de la France, diminua encore davantage son influence diplomatique. L’Angleterre, que gouvernait alors le jeune Pitt, s’était alarmée en 1788 des projets ambitieux de la Russie. Elle avait formé une alliance avec la Prusse et la Hollande pour y mettre un terme. Les hostilités étaient sur le point de commencer lorsque l’empereur Joseph mourut, en février 1790, et fut remplacé par Léopold II, qui accepta en juillet la convention de Reichenbach. Cette convention posa, sous la médiation de l’Angleterre, de la Prusse et de la Hollande, les bases de la paix entre l’Autriche et la Turquie, qui fut définitivement signée à Sistova le 4 août 1791 ; elle pourvut en même temps à la pacification des troubles des Pays-Bas. Pressée par l’Angleterre et la Prusse, Catherine II fit également la paix avec la Porte à Jassy, le 29 décembre 1791. Ces négociations et les traités qui en résultèrent terminèrent les luttes politiques du XVIIIe siècle, et laissèrent les puissances libres de s’occuper de la révolution française.

Les princes de l’Europe, qui n’avaient eu jusque-là d’autres ennemis qu’eux-mêmes, virent en elle un ennemi commun. Les anciens rapports de guerre ou d’alliance, déjà méconnus pendant la guerre de sept ans, cessèrent entièrement alors : la Suède s’unit à la Russie, et la Prusse à l’Autriche. Il n’y eut plus que des rois d’une part et un peuple de l’autre, en attendant ceux que son exemple ou les fautes des princes lui donneraient pour auxiliaires. Une coalition générale se forma bientôt contre la révolution française : l’Autriche y entra dans l’espoir de s’agrandir ; l’Angleterre dans celui de se venger de la guerre d’Amérique et de se préserver de l’esprit de révolution ; la Prusse pour raffermir le pouvoir absolu menacé et s’étendre en occupant son armée oisive ; les cercles de l’Allemagne pour redonner à quelques-uns de leurs membres les droits féodaux, dont l’abolition de ce régime les avait privés en Alsace ; le roi de Suède qui s’était fait le chevalier de l’arbitraire, pour le rétablir en France, comme il venait de le rétablir dans son propre pays ; la Russie pour achever sans trouble le partage de la Pologne, tandis que l’Europe serait occupée ailleurs ; enfin tous les souverains de la maison de Bourbon par intérêt de pouvoir et par attachement de famille. Les émigrés les encourageaient dans ces projets et les excitaient à l’invasion. Selon eux, la France était sans armée, ou du moins sans chefs, dénuée d’argent, livrée au désordre, lasse de l’assemblée, disposée à l’ancien régime, et elle n’avait ni moyens ni envie de se défendre. Ils arrivaient en foule pour prendre part à cette courte campagne, et ils se formaient en corps organisés, sous le prince de Condé, à Worms ; sous le comte d’Artois, à Coblentz.

Le comte d’Artois hâtait surtout les déterminations des cabinets. L’empereur Léopold était en Italie ; le comte d’Artois se transporta auprès de lui avec Calonne, qui lui servait de ministre, et le comte Alphonse de Durfort qui avait été son intermédiaire avec la cour des Tuileries et lui avait rapporté l’autorisation du roi de traiter avec Léopold. La conférence eut lieu à Mantoue, et le comte de Durfort vint remettre à Louis XVI, au nom de l’empereur, une déclaration secrète par laquelle on lui annonçait les secours prochains de la coalition. L’Autriche devait faire filer trente-cinq mille hommes sur la frontière de Flandre, les cercles quinze mille sur l’Alsace, les Suisses quinze mille sur la frontière du Lyonnais, le roi de Sardaigne quinze mille sur celle du Dauphiné ; l’Espagne devait porter à vingt mille son armée de Catalogne ; la Prusse était bien disposée en faveur de la coalition ; le roi d’Angleterre devait en faire partie comme électeur de Hanovre. Toutes ces troupes s’ébranleraient en même temps à la fin de juillet : alors la maison de Bourbon ferait une protestation, les puissances publieraient un manifeste ; mais jusque-là il importait de tenir ce dessein secret, d’éviter toute insurrection partielle et de ne faire aucune tentative de fuite. Tel était le résultat des conférences de Mantoue, du 20 mai 1791.

Louis XVI, soit qu’il ne voulût pas se mettre entièrement à la merci de l’étranger, soit qu’il craignît l’ascendant que le comte d’Artois, s’il revenait à la tête de l’émigration victorieuse, prendrait sur le gouvernement qu’il aurait rétabli, aima mieux relever la monarchie tout seul. Il avait dans le général marquis de Bouillé un partisan dévoué et habile, qui condamnait à la fois l’émigration et l’assemblée, et qui lui promettait un refuge et un appui dans son armée. Depuis quelque temps une correspondance secrète avait lieu entre lui et le roi : Bouillé préparait tout pour le recevoir. Sous prétexte d’un mouvement de troupes ennemies sur la frontière, il établit un camp à Montmédy ; il plaça des détachements sur la route, que devait suivre le roi, pour lui servir d’escorte ; et comme il fallait un motif à ces dispositions, il prit celui de protéger la caisse destinée au payement des troupes. De son côté, la famille royale fit en secret tous les préparatifs du départ ; peu de personnes en furent instruites ; aucune démarche ne le trahit. Louis XVI et la reine affectèrent au contraire tout ce qui pouvait en éloigner le soupçon, et le 20 juin dans la nuit, au moment fixé pour le départ, ils quittèrent le château un à un et déguisés. Ils échappèrent à la surveillance des gardes, se rendirent sur le boulevard, où une voiture les attendait, et se mirent en route dans la direction de Châlons et de Montmédy.

Le lendemain, à la nouvelle de cette évasion, Paris fut d’abord saisi de stupeur ; bientôt l’indignation prit le dessus ; des groupes se formaient, le tumulte allait en croissant. Ceux qui n’avaient pas empêché la fuite étaient accusés de l’avoir favorisée ; la défiance n’épargnait ni la Fayette ni Bailly. On voyait dans cet événement l’invasion de la France, le triomphe de l’émigration, le retour à l’ancien régime, ou bien une longue guerre civile. Mais la conduite de l’assemblée redonna bientôt du calme et de la sécurité aux esprits. Elle prit toutes les mesures qu’exigeait une conjoncture si difficile ; elle manda à sa barre les ministres et les principaux dépositaires de l’autorité, calma le peuple par une proclamation, fit prendre des précautions propres à maintenir la tranquillité publique, s’empara du pouvoir exécutif, chargea le ministre des affaires extérieures, Montmorin, de faire part aux puissances de l’Europe de ses intentions pacifiques, envoya des commissaires aux troupes pour s’assurer d’elles et recevoir leur serment non plus au nom du roi, mais au sien ; enfin elle fit partir pour les départements l’ordre d’arrêter quiconque sortirait du royaume. Ainsi, en moins de quatre heures, dit le marquis de Ferrières, l’assemblée se vit investie de tous les pouvoirs ; le gouvernement marcha, la tranquillité publique n’éprouva pas le moindre choc ; et Paris et la France apprirent par cette expérience devenue si funeste à la royauté que presque toujours le monarque est étranger au gouvernement qui existe sous son nom.

Cependant Louis XVI et sa famille approchaient du terme de leur voyage. Le succès des premières journées, l’éloignement de Paris, rendirent le roi moins réservé et plus confiant ; il eut l’imprudence de se montrer ; il fut reconnu et arrêté à Varennes le 21. Dans un instant toutes les gardes nationales furent sur pied ; les officiers des détachements postés par Bouillé voulurent vainement délivrer le roi ; les dragons et les hussards craignirent ou refusèrent de les seconder. Bouillé, averti de ce funeste accident, accourut lui-même à la tête d’un régiment de cavalerie. Mais il n’était plus temps ; lorsqu’il arriva à Varennes, le roi en était parti depuis plusieurs heures ; ses escadrons étaient fatigués et refusaient d’aller plus avant. Les gardes nationales étaient partout sous les armes, et il ne lui resta plus, après le mauvais succès de son entreprise, qu’à quitter l’armée et la France.

L’assemblée, en apprenant l’arrestation du roi, envoya pour commissaires auprès de lui trois de ses membres, Pétion, Latour-Maubourg et Barnave, ils joignirent la famille royale à Épernay, et revinrent avec elle. Ce fut pendant ce voyage que Barnave, touché du bon sens de Louis XVI, des prévenances de Marie-Antoinette et du sort de toute cette famille royale si abaissée, lui témoigna le plus vif intérêt. Dès ce jour il lui prêta ses conseils et son appui. Le cortége, en arrivant à Paris, traversa une foule immense, qui ne fit entendre ni applaudissements ni murmures et qui garda un long silence improbateur. Le roi fut provisoirement suspendu ; on lui donna une garde ainsi qu’à la reine ; des commissaires furent nommés pour l’interroger. Tous les partis s’agitèrent ; les uns voulaient le maintenir sur le trône malgré sa fuite ; les autres prétendaient qu’il avait abdiqué en condamnant, dans un manifeste adressé aux Français lors de son départ, et la révolution et les actes émanés de lui pendant cette époque, qu’il appelait un temps de captivité.

Le parti républicain commençait alors à paraître. Jusque-là il avait été ou dépendant ou caché parce qu’il n’avait pas eu d’existence propre ou de prétexte pour se montrer. La lutte qui s’était engagée d’abord entre l’assemblée et la cour, puis entre les constitutionnels et les anciens privilégiés, en dernier lieu entre les constitutionnels eux-mêmes, allait commencer entre les constitutionnels et les républicains. Telle est, en temps de révolution, la marche ordinaire des choses. Les partisans de l’ordre nouvellement établi se rapprochèrent à cette époque, et renoncèrent à des dissidences, qui n’étaient pas sans inconvénient pour leur cause, alors même que l’assemblée était toute-puissante, et qui devenaient périlleuses au moment où l’émigration la menaçait d’un côté et la multitude de l’autre. Mirabeau n’était plus ; le centre sur lequel s’appuyait cet éloquent tribun et qui formait la portion la moins ambitieuse de l’assemblée et la plus attachée aux principes, pouvait, en étant réuni aux Lameth, rétablir Louis XVI et la monarchie constitutionnelle, et s’opposer aux débordements populaires.

Cette alliance s’opéra : les Lameth s’entendirent avec d’André et les principaux membres du centre, s’abouchèrent avec la cour, et ouvrirent le club des Feuillants pour l’opposer à celui des Jacobins. Mais ceux-ci ne devaient pas manquer de chefs : ils avaient combattu sous Mirabeau contre Mounier, sous les Lameth contre Mirabeau ; ils combattirent sous Pétion et Robespierre contre les Lameth. Le parti qui voulait une seconde révolution avait constamment soutenu les acteurs les plus extrêmes de la révolution déjà faite, parce que c’était rapprocher de lui la lutte et la victoire. Enfin aujourd’hui de subordonné il devenait indépendant ; il ne combattait plus en faveur d’autrui et pour le compte d’une opinion étrangère, mais pour lui et sa propre bannière. La cour, par ses fautes multipliées, par ses machinations imprudentes, et en dernier lieu par la fuite du monarque, lui avait permis d’avouer son but ; et les Lameth, en l’abandonnant, l’avaient laissé à ses véritables chefs.

Les Lameth essuyèrent à leur tour les reproches de la multitude, qui ne voyait que leur alliance avec la cour sans en examiner les conditions. Mais, soutenus par tous les constitutionnels, ils étaient les plus forts dans l’assemblée, et il leur importait de rétablir au plus tôt le roi, afin de faire cesser une controverse qui menaçait l’ordre nouveau, en autorisant le parti républicain à demander la déchéance tant que durerait la suspension. Les commissaires chargés d’interroger Louis XVI lui dictèrent eux-mêmes une déclaration qu’ils présentèrent en son nom à l’assemblée, et qui adoucit le mauvais effet de sa fuite. Le rapporteur déclara, au nom des sept comités chargés de l’examen de cette grande question, qu’il n’y avait pas lieu de mettre Louis XVI en jugement ni de prononcer contre lui la déchéance. La discussion qui suivit ce rapport fut longue et animée ; les efforts du parti républicain, malgré leur opiniâtreté, furent sans résultat. La plupart de ses orateurs parlèrent : ils voulaient la déposition, ou une régence, c’est-à-dire le gouvernement populaire ou un acheminement vers lui. Barnave, après avoir combattu tous leurs moyens, finit son discours par ces remarquables paroles : Régénérateurs de l’empire, suivez invariablement votre ligne. Vous avez montré que vous aviez le courage de détruire les abus de la puissance ; vous avez montré que vous aviez tout ce qu’il faut pour mettre à la place de sages et d’heureuses institutions ; prouvez que vous avez la sagesse de les protéger et de les maintenir. La nation vient de donner une grande preuve de force et de courage ; elle a solennellement mis au jour, et par un mouvement spontané, tout ce qu’elle pouvait opposer aux attaques dont on la menaçait. Continuez les mêmes précautions ; que nos limites, que nos frontières soient puissamment défendues. Mais au moment où nous manifestons notre puissance, prouvons aussi notre modération ; présentons la paix au monde, inquiet des événements qui se passent au milieu de nous ; présentons une occasion de triomphe à tous ceux qui, dans les pays étrangers, ont pris intérêt à notre révolution ! Ils nous crient de toutes parts : vous êtes puissants, soyez sages, soyez modérés ; c’est là que sera le terme de votre gloire ; c’est ainsi que vous montrerez que, dans des circonstances diverses, vous savez employer des talents, des moyens et des vertus diverses. L’assemblée se rangea de l’avis de Barnave. Mais, pour calmer le peuple et afin de pourvoir à la sécurité future de la France, elle décréta que le roi aurait de fait abdiqué la couronne s’il rétractait son serment à la constitution après l’avoir prêté, s’il se mettait à la tête d’une armée pour faire la guerre à la nation, ou s’il souffrait que quelqu’un la fît en son nom ; qu’alors, redevenu simple citoyen, il cesserait d’être inviolable et pourrait être accusé pour les actes postérieurs à son abdication.

Le jour où ce décret fut adopté par l’assemblée, les chefs du parti républicain excitèrent la multitude. Comme le lieu des séances était entouré par la garde nationale, l’assemblée ne put être ni envahie ni intimidée. Les agitateurs, hors d’état d’empêcher le décret, insurgèrent le peuple contre lui. Ils firent une pétition dans laquelle ils méconnaissaient la compétence de l’assemblée, en appelaient à la souveraineté de la nation, considéraient Louis XVI comme déchu depuis qu’il s’était évadé, et demandaient son remplacement. Cette pétition, rédigée par Brissot, auteur du patriote français et président du comité des recherches de la ville de Paris, fut portée le 17 juillet au Champ de Mars, sur l’autel de la patrie : une foule immense vint la signer. L’assemblée avertie manda la municipalité à sa barre, et lui enjoignit de veiller à la tranquillité publique. La Fayette marcha contre l’attroupement, et parvint à le dissiper une première fois sans effusion de sang. Les officiers municipaux s’établirent aux Invalides ; mais, dans le même jour, la multitude revint en plus grand nombre et avec plus de détermination. Danton et Camille Desmoulins la haranguèrent sur l’autel même de la patrie. Deux invalides qu’on prit pour des espions furent massacrés, et leurs têtes furent placées sur des piques. L’insurrection devenait alarmante. La Fayette se transporta de nouveau au Champ de Mars à la tête de douze cents gardes nationaux. Bailly l’accompagna, et fit déployer le drapeau rouge. On adressa alors à la multitude les sommations exigées par la loi ; mais elle refusa de se retirer, et, méconnaissant l’autorité, elle cria : À bas le drapeau rouge ! Et assaillit de coups de pierres la garde nationale. La Fayette fit tirer les siens, mais en l’air ; la multitude ne fut point intimidée, et recommença. Alors, contraint par l’obstination des insurgés, la Fayette ordonna une nouvelle décharge ; mais celle-ci fut réelle et meurtrière. La multitude effrayée prit la fuite, laissant nombre de morts sur le champ de la fédération. Le trouble cessa, l’ordre fut rétabli ; mais le sang avait coulé, et le peuple ne pardonna ni à la Fayette ni à Bailly la dure nécessité à laquelle il les avait réduits. C’était un véritable combat dans lequel le parti républicain, qui n’était ni assez fort encore ni assez soutenu, fut défait par le parti monarchique constitutionnel. La tentative du Champ de Mars fut le prélude des mouvements populaires qui aboutirent au 10 août.

Pendant que ceci se passait dans l’assemblée et dans Paris, les émigrés, que la fuite de Louis XVI avait remplis d’espérance, furent consternés de son arrestation. Monsieur, qui s’était évadé en même temps que son frère et qui avait été plus heureux que lui, arriva seul à Bruxelles avec les pouvoirs et le titre de régent. Les émigrés ne pensèrent dès lors plus qu’à l’assistance de l’Europe ; les officiers quittèrent leurs drapeaux : deux cent quatre-vingt-dix membres de l’assemblée protestèrent contre ses décrets, afin de légitimer l’invasion ; Bouillé écrivit une lettre menaçante dans l’espoir inconcevable d’intimider l’assemblée et en même temps pour se charger seul de la responsabilité de l’évasion de Louis XVI ; enfin, l’empereur, le roi de Prusse et le comte d’Artois se réunirent à Pilnitz, où ils firent la fameuse déclaration du 27 août, qui préparait l’invasion de la France et qui, au lieu d’améliorer le sort du roi, l’aurait compromis si l’assemblée, restant sage, n’eût pas suivi ses desseins malgré les menaces de la multitude et celles de l’étranger.

Dans la déclaration de Pilnitz les souverains considéraient la cause de Louis XVI comme la leur. Ils exigeaient qu’il fût libre de se porter où il voudrait, c’est-à-dire au milieu d’eux ; qu’on le remît sur son trône, que l’assemblée fût dissoute et que les princes de l’empire possessionnés en Alsace fussent rétablis dans leurs droits féodaux. En cas de refus, ils menaçaient la France d’une guerre à laquelle devaient concourir toutes les puissances qui s’étaient garanti l’existence de la monarchie française. Cette déclaration irrita l’assemblée et le peuple, loin de les abattre. On se demanda de quel droit les princes de l’Europe intervenaient dans notre gouvernement, de quel droit ils donnaient des ordres à un grand peuple et lui imposaient des conditions ; et, puisque les souverains en appelaient à la force, on se prépara à la résistance. Les frontières furent mises en état de défense, cent mille hommes de garde nationale furent levés, et l’on attendit avec assurance les attaques de l’ennemi, bien convaincu que le peuple français serait invincible en révolution et chez lui.

Cependant l’assemblée touchait au terme de ses travaux : les rapports civils, les contributions publiques, la nature des crimes, leur poursuite, leur instruction et leurs peines avaient été réglés aussi bien que les rapports généraux et constitutionnels. L’égalité avait été introduite dans les successions, dans les impôts et dans les peines ; il ne restait plus qu’à réunir tous les décrets constitutionnels en un seul corps pour les soumettre à l’acceptation du roi. L’assemblée commençait à se fatiguer de ses travaux et de ses divisions ; le peuple lui-même, qui s’ennuie en France de ce qui dure trop, désirait une nouvelle représentation nationale ; la convocation des collèges électoraux fut désignée pour le 5 août. Malheureusement les membres de l’assemblée actuelle ne pouvaient pas faire partie de la suivante, on l’avait ainsi décidé avant le départ pour Varennes. Dans cette question importante, le désintéressement des uns, les rivalités des autres, des intentions d’anarchie de la part des aristocrates et de domination de la part des républicains, avaient entraîné l’assemblée. Vainement Duport avait dit : depuis qu’on nous rassasie de principes, comment ne s’est-on pas avisé que la stabilité est aussi un principe de gouvernement ? Veut-on exposer la France, dont les têtes sont si ardentes et si mobiles, à voir arriver tous les deux ans une révolution dans les lois et dans les opinions ? c’est ce que voulaient les privilégiés et les jacobins, quoique avec des buts différents. Dans toutes les matières semblables l’assemblée constituante se trompa ou fut dominée : lorsqu’il s’agit du ministère, elle décida, contre Mirabeau, qu’aucun député ne pourrait l’occuper ; lorsqu’il s’agit de la réélection, elle décida, contre ses propres membres, qu’ils ne pourraient être réélus : ce fut dans le même esprit qu’elle leur interdit d’accepter, pendant quatre ans, aucun emploi conféré par le prince.

Cette manie de désintéressement entraîna bientôt la Fayette à se démettre du commandement de la garde nationale, et Bailly de la mairie ; aussi cette époque remarquable finit en entier avec la constituante, et il n’en resta plus rien sous la législative. La réunion des décrets constitutionnels en un seul corps fit naître l’idée de les réviser. Mais cette tentative de révision excita un extrême mécontentement, et fut à peu près nulle ; il ne convenait pas de rendre après coup la constitution plus aristocratique, de peur que la multitude ne la voulût encore plus populaire. Pour enchaîner la souveraineté de la nation et en même temps pour ne pas la méconnaître, l’assemblée déclara que la France avait le droit de revoir sa constitution, mais qu’il était prudent de ne pas user de ce droit pendant trente ans.

L’acte constitutionnel fut présenté au roi par soixante députés : la suspension fut levée ; Louis XVI reprit l’exercice de son pouvoir et la garde que la loi lui avait donnée fut placée sous son commandement. Redevenu libre, la constitution lui fut soumise. Après plusieurs jours d’examen : J’accepte la constitution, écrivit-il à l’assemblée ; je prends l’engagement de la maintenir au dedans, de la défendre contre les attaques du dehors et de la faire exécuter par tous les moyens qu’elle met en mon pouvoir. Je déclare qu’instruit de l’adhésion que la grande majorité du peuple donne à la constitution, je renonce au concours que j’avais réclamé dans le travail ; et que, n’étant responsable qu’à la nation, nul autre, lorsque j’y renonce, n’a le droit de s’en plaindre.

Cette lettre excita de vifs applaudissements. La Fayette demanda et fit décréter une amnistie en faveur de ceux qui étaient poursuivis pour le départ du roi ou pour des faits relatifs à la révolution. Le lendemain le roi vint lui-même accepter la constitution dans l’assemblée. La foule l’y accompagna de ses acclamations ; il fut l’objet de l’enthousiasme des députés et des tribunes, et ce jour-là il obtint de nouveau la confiance et l’affection du peuple. Enfin, le 29 septembre fut marqué pour la clôture de l’assemblée. Le roi se rendit à la séance ; son discours fut souvent interrompu par les applaudissements, et lorsqu’il dit : pour vous, messieurs, qui, dans une longue et pénible carrière, avez montré un zèle infatigable, il vous reste encore un devoir à remplir lorsque vous serez dispersés sur la surface de cet empire ; c’est d’exprimer à vos concitoyens le véritable sens des lois que vous avez faites pour eux, d’y rappeler ceux qui les méconnaissent, d’épurer, de réunir toutes les opinions par l’exemple que vous leur donnerez de l’amour de l’ordre et de la soumission aux lois. — Oui, oui ! s’écrièrent d’un commun accord tous les députés. — Je compte que vous serez les interprètes de mes sentiments auprès de vos concitoyens. — Oui, oui !Dites-leur bien à tous que le roi sera toujours leur premier et leur plus fidèle ami ; qu’il a besoin d’être aimé d’eux ; qu’il ne saurait être heureux qu’avec eux et que par eux : l’espoir de contribuer à leur bonheur soutiendra mon courage, comme la satisfaction d’y avoir réussi sera ma plus douce récompense. — C’est un discours à la Henri IV, dit une voix ; et Louis XVI sortit au milieu des plus éclatants témoignages d’amour.

Alors Thouret dit d’une voix forte et en s’adressant au peuple : L’assemblée constituante déclare que sa mission est achevée et qu’elle termine en ce moment ses séances. Ainsi finit cette première et glorieuse assemblée de la nation. Elle fut courageuse, éclairée, juste, et n’eut qu’une passion, celle de la loi. Elle accomplit en deux ans, par ses efforts et avec une infatigable persévérance, la plus grande révolution qu’ait jamais vue une seule génération de mortels. Au milieu de ses travaux, elle réprima le despotisme et l’anarchie en déjouant les complots de l’aristocratie et en maintenant la subordination de la multitude. Son principal tort fut de ne pas confier la conduite de la révolution à ceux qui l’avaient faite ; elle se démit du pouvoir, comme ces législateurs de l’antiquité qui s’exilaient de la patrie après l’avoir constituée. Une assemblée nouvelle ne s’attacha point à consolider son oeuvre, et la révolution, qu’il fallait finir, fut recommencée. La constitution de 1791 était faite d’après des principes qui convenaient aux idées et à la situation de la France. Cette constitution était l’oeuvre de la classe moyenne, qui se trouvait alors la plus forte ; car, comme on le sait, la force qui domine s’empare toujours des institutions. Mais, lorsqu’elle appartient à un seul, elle est despotisme ; à quelques-uns, elle est privilège ; à tous, elle est droit : ce dernier état est le terme de la société, comme il est son origine. La France y était enfin parvenue après avoir passé par la féodalité, qui était l’institution aristocratique, et par le pouvoir absolu, qui était l’institution monarchique. L’égalité fut consacrée parmi les citoyens, et la délégation fut reconnue dans les pouvoirs ; telles devaient être, sous le régime nouveau, la condition des hommes et la forme du gouvernement.

Dans cette constitution, le peuple était la source de tous les pouvoirs, mais il n’en exerçait aucun ; il n’avait que l’élection primaire, et ses magistrats étaient choisis par des hommes pris dans la nation éclairée. Celle-ci composait l’assemblée, les tribunaux, les administrations, les municipalités, les milices, et possédait ainsi toute la force et tous les pouvoirs de l’état. Elle était alors seule propre à les exercer, parce qu’elle avait seule les lumières qu’exige la conduite du gouvernement. Le peuple n’était point encore assez avancé pour entrer en partage du pouvoir : aussi n’est-ce que par accident et d’une manière passagère qu’il est tombé entre ses mains ; mais il recevait l’éducation civile, et s’exerçait au gouvernement dans les assemblées primaires, selon le véritable but de la société, qui n’est pas de donner ses avantages en patrimoine à une classe, mais de les y faire participer toutes lorsqu’elles sont capables de les acquérir. C’était là le principal caractère de la constitution de 1791 : à mesure que quelqu’un devenait apte à posséder le droit, il y était admis ; elle élargissait ses cadres avec la civilisation, qui chaque jour appelle un plus grand nombre d’hommes à l’administration de l’état. C’est par là qu’elle avait établi la véritable égalité, dont le caractère réel est l’admissibilité, comme celui de l’inégalité est l’exclusion. En rendant le pouvoir mobile par l’élection, elle en faisait une magistrature publique, tandis que le privilège, en le rendant héréditaire par la transmission, en fait une propriété privée. La constitution de 1791 établit des pouvoirs homogènes, qui correspondaient entre eux et se contenaient réciproquement ; cependant, il faut le dire, l’autorité royale y était trop subordonnée à la puissance populaire. Malheureusement la souveraineté, de quelque part qu’elle vienne, se donne toujours un faible contrepoids lorsqu’elle se limite elle-même. Une assemblée constituante affaiblit la royauté ; un roi législateur restreint les prérogatives d’une assemblée.

Cette constitution était pourtant moins démocratique que celle des États-Unis, qui a été praticable malgré l’étendue du territoire ; ce qui prouve que ce n’est pas la forme des institutions, mais bien l’assentiment qu’elles obtiennent, ou les dissidences qu’elles excitent, qui permettent ou empêchent leur établissement. Dans un pays nouveau, après une révolution d’indépendance, comme en Amérique, toute constitution est possible ; il n’y a qu’un parti ennemi, celui de la métropole, et dès qu’il est vaincu, la lutte cesse, parce que la défaite entraîne son expulsion. Il n’en est pas de même des révolutions sociales chez les peuples qui ont eu une longue existence. Les changements attaquent des intérêts, les intérêts forment des partis, les partis se mettent en lutte, et plus la victoire s’étend, plus les ressentiments augmentent.

C’est ce qui arriva à la France. L’œuvre de l’assemblée constituante périt moins par ses défauts que par les coups des factions. Placée entre l’aristocratie et la multitude, elle fut attaquée par l’une et envahie par l’autre. Celle-ci ne serait pas devenue souveraine si la guerre civile et la coalition étrangère n’avaient pas provoqué son intervention et ses secours. Pour défendre la patrie, elle voulut la gouverner ; alors elle fit sa révolution, comme la classe moyenne avait fait la sienne. Elle eut son 14 juillet, qui fut le 10 août ; sa constituante, qui fut la convention ; son gouvernement, qui fut le comité de salut public ; mais, comme nous le verrons, sans l’émigration il n’y aurait pas eu de république.