HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre II. — Depuis la nuit du 4 août jusqu’aux 5 et 6 octobre 1789.

État de l’assemblée constituante. — Parti du haut clergé et de la noblesse ; Maury et Cazalès. — Parti du ministère et des deux chambres : Mounier, Lally-Tollendal. — Parti populaire ; triumvirat de Barnave, Duport et Lameth ; sa position ; influence de Sieyès ; Mirabeau, chef de l’assemblée à cette époque. — Ce qu’il faut penser du parti d’Orléans. — Travaux constitutionnels : déclaration des droits ; permanence et unité du corps législatif ; sanction royale ; agitation extérieure qu’elle cause. — projet de la cour ; repas des gardes du corps ; insurrection des 5 et 6 octobre ; le roi vient habiter Paris.

 

 

L’assemblée nationale, composée de l’élite de la nation, était pleine de lumières, d’intentions pures et de vues de bien public. Elle n’était pourtant pas sans partis, ni sans dissidence ; mais la masse n’était sous l’empire ni d’une idée ni d’un homme, et ce fut elle qui, d’après une conviction toujours libre, souvent spontanée, décida des délibérations et décerna la popularité. Voici quelles étaient, au milieu d’elle, les divisions de vues et d’intérêts. La cour avait dans l’assemblée un parti, celui des privilégiés, qui garda quelque temps le silence, et qui ne prit qu’une part tardive aux discussions. Ce parti était composé de ceux qui, à l’époque de la dispute des ordres, s’étaient déclarés contre la réunion. Malgré leur accord momentané avec les communes dans les dernières circonstances, les classes aristocratiques avaient des intérêts contraires à ceux du parti national. Aussi la noblesse et le haut clergé, qui formèrent la droite de l’assemblée, furent en opposition constante avec lui, excepté dans certains jours d’entraînement. Ces mécontents de la révolution, qui ne surent ni l’empêcher par leurs sacrifices ni l’arrêter par leur adhésion, combattirent d’une manière systématique presque toutes ses réformes. Ils avaient pour principaux organes deux hommes qui n’étaient point parmi eux les premiers en naissance et en dignités, mais qui avaient la supériorité du talent. Maury et Cazalès représentèrent en quelque sorte, l’un le clergé, l’autre la noblesse.

Ces deux orateurs des privilégiés, suivant les intentions de leur parti qui ne croyait pas à la durée des changements, cherchaient moins à se défendre qu’à protester ; et dans toutes leurs discussions ils eurent pour but plutôt de desservir l’assemblée que de l’éclairer. Chacun d’eux mit dans son rôle la tournure de son esprit et de son caractère : Maury fit de longues oraisons, Cazalès de vives sorties. Le premier conservait à la tribune ses habitudes de prédicateur et d’académicien : il discourait sur les matières législatives, quelquefois sans les entendre, et il saisissait rarement le point juste d’une question ou même le point avantageux pour son parti. Il montrait de l’audace, de l’adresse, des ressources variées, une facilité brillante ou des saillies spirituelles, mais jamais une conviction profonde, un jugement ferme, une éloquence véritable. L’abbé Maury parlait comme les soldats se battent. Nul ne savait contredire plus souvent et plus longtemps que lui, ni suppléer aux bonnes raisons par des citations ou des sophismes, et aux mouvements de l’âme par des formes oratoires. Quoique avec beaucoup de talent, il manquait de ce qui le vivifie, la vérité. Cazalès était l’opposé de Maury ; il avait un esprit prompt et droit ; son élocution était aussi facile, mais plus animée ; il y avait de la franchise dans ses mouvements, et les raisons qu’il donnait étaient toujours les meilleures. Nullement rhéteur, il prenait dans une question qui intéressait son parti le côté juste, et laissait à Maury le côté déclamatoire. Avec la netteté de ses vues, l’ardeur de son caractère et le bon usage de son talent, il n’y avait de faux chez lui que ce qui appartenait à sa position ; au lieu que Maury ajoutait les erreurs de son esprit à celles qui étaient inséparables de sa cause.

Necker et le ministère avaient également un parti ; mais il était moins nombreux que l’autre, parce qu’il était un parti modéré. La France était alors divisée en anciens privilégiés, qui s’opposaient à la révolution, et en soutiens des intérêts généraux du peuple, qui la voulaient entière. Il n’y avait pas encore place entre eux pour un parti qui s’érigeât en médiateur. Necker était déclaré pour la constitution anglaise, et tous ceux qui partageaient son avis, par croyance ou par ambition, s’étaient ralliés à lui. De ce nombre étaient Mounier, esprit ferme, caractère inflexible, qui considérait ce système comme le type des gouvernements représentatifs ; Lally-Tollendal, tout aussi convaincu que lui et plus persuasif ; Clermont-Tonnerre, l’ami et l’associé de Mounier et de Lally ; enfin, la minorité de la noblesse et une partie des évêques, qui espéraient devenir membres de la chambre haute si les idées de Necker étaient adoptées. Les chefs de ce parti, qu’on appela plus tard le parti des monarchiens, auraient voulu faire la révolution par accommodement, et introduire en France un gouvernement représentatif tout fait, celui d’Angleterre. À chaque époque, ils supplièrent ceux qui étaient les plus puissants de transiger avec les plus faibles. Avant le 14 juillet, ils demandaient à la cour et aux classes privilégiées de contenter les communes ; après, ils demandèrent aux communes de recevoir à composition la cour et les classes privilégiées. Ils pensaient qu’on devait conserver à chacun son action dans l’état, que des partis déplacés sont des partis mécontents, et qu’il faut leur créer une existence légale sous peine de s’exposer à des luttes interminables de leur part. Mais ce qu’ils ne voyaient pas, c’était le peu d’à-propos de leurs idées dans un moment de passions exclusives. La lutte était commencée, la lutte qui devait faire triompher un système, et non amener un arrangement. C’était une victoire qui avait remplacé les trois ordres par une seule assemblée, et il était bien difficile de rompre l’unité de cette assemblée pour parvenir au gouvernement des deux chambres. Les modérés n’avaient pas pu obtenir ce gouvernement de la cour ; ils ne devaient pas l’obtenir davantage de la nation : à l’une il avait paru trop populaire, pour l’autre il était trop aristocratique.

Le reste de l’assemblée formait le parti national. On n’y remarquait pas encore les hommes qui, tels que Robespierre, Pétion, Buzot, etc.., voulurent plus tard commencer une seconde révolution lorsque la première fut achevée. À cette époque, les plus extrêmes de ce côté étaient Duport, Barnave et Lameth, qui formaient un triumvirat dont les opinions étaient préparées par Duport, soutenues par Barnave et dont la conduite était dirigée par Alexandre Lameth. Il y avait quelque chose de très remarquable et qui annonçait l’esprit d’égalité de l’époque dans l’union intime d’un avocat appartenant à la classe moyenne, d’un conseiller appartenant à la classe parlementaire, d’un colonel appartenant à la cour, qui renonçaient aux intérêts de leur ordre pour s’associer dans des vues de bien public et de popularité. Ce parti se plaça d’abord dans une position plus avancée que celle où la révolution était parvenue. Le 14 juillet avait été le triomphe de la classe moyenne : la constituante était son assemblée ; la garde nationale, sa force armée ; la mairie, son pouvoir populaire. Mirabeau, la Fayette, Bailly, s’appuyèrent sur cette classe, et en furent, l’un le tribun, l’autre le général, l’autre le magistrat. Le parti Duport, Barnave et Lameth avait les principes et soutenait les intérêts de cette époque de la révolution ; mais, composé d’hommes jeunes, d’un patriotisme ardent, qui arrivaient dans les affaires publiques avec des qualités supérieures, de beaux talents, des positions élevées, et qui à l’ambition de la liberté joignaient celle du premier rôle, ce parti dépassa un peu, dès les premiers temps, la révolution du 14 juillet. Il prit son point d’appui, dans l’assemblée, sur les membres de l’extrême gauche ; hors de l’assemblée, sur les clubs ; dans la nation, sur la partie du peuple qui avait coopéré au 14 juillet et qui ne voulait pas que la bourgeoisie seule profitât de la victoire. En se mettant à la tête de ceux qui n’avaient pas de chefs, et qui, étant un peu en dehors du gouvernement, aspiraient à y entrer, il ne cessa pas néanmoins d’appartenir à cette première époque de la révolution. Seulement il forma une espèce d’opposition démocratique dans la classe moyenne, ne différant des chefs de celle-ci que sur des points de peu d’importance, et votant avec eux dans la plupart des questions. C’était plutôt entre ces hommes populaires une émulation de patriotisme qu’une dissidence de parti.

Duport, dont la tête était forte et qui avait acquis une expérience prématurée de la conduite des passions politiques dans les luttes que le parlement avait soutenues contre le ministère et qu’il avait en partie dirigées, savait qu’un peuple se repose dès qu’il a conquis ses droits, et qu’il s’affaiblit dès qu’il se repose. Pour tenir en haleine ceux qui gouvernaient dans l’assemblée, dans la mairie, dans les milices ; pour empêcher l’action publique de se ralentir, et ne pas licencier le peuple, dont peut-être on aurait un jour besoin, il conçut et exécuta la fameuse confédération des clubs. Cette institution, comme tout ce qui imprime un grand mouvement à une nation, fit et du mal et du bien. Elle entrava l’autorité légale lorsque celle-ci était suffisante ; mais aussi elle donna une énergie immense à la révolution lorsque, attaquée de toutes parts, elle ne pouvait se sauver qu’au prix des plus violents efforts. Du reste, ses fondateurs n’avaient pas calculé toutes les suites de cette association. Elle était tout simplement pour eux un rouage qui devait entretenir ou remonter sans danger le mouvement de la machine publique quand il tendrait à se ralentir ou à cesser ; ils ne crurent point travailler au profit de la multitude. Après la fuite de Varennes, le parti populaire extrême étant devenu trop exigeant et trop redoutable, ils l’abandonnèrent et ils s’appuyèrent contre lui sur la masse de l’assemblée et sur la classe moyenne, dont la mort de Mirabeau avait laissé la direction vacante. À cette époque, il leur importait d’asseoir promptement la révolution constitutionnelle ; car la prolonger, c’eût été conduire à la révolution républicaine.

La masse de l’assemblée, dont nous avons déjà parlé, abondait en esprits justes, exercés et même supérieurs. Ses chefs étaient deux hommes étrangers au tiers état et adoptés par lui. Sans l’abbé Sieyès, l’assemblée constituante eût peut-être mis moins d’ensemble dans ses opérations, et sans Mirabeau moins d’énergie dans sa conduite.

Sieyès était un de ces hommes qui font secte dans des siècles d’enthousiasme, et qui exercent l’ascendant d’une puissante raison dans un siècle de lumières. La solitude et les travaux philosophiques l’avaient mûri de bonne heure ; il avait des idées neuves, fortes, mais un peu trop systématiques. La société avait surtout été l’objet de son examen ; il en avait suivi la marche, décomposé les ressorts ; la nature du gouvernement lui paraissait moins encore une question de droit qu’une question d’époque. Dans son intelligence régulatrice était ordonnée la société de ces jours, avec ses divisions, ses rapports, ses pouvoirs et son mouvement. Quoique froid, Sièyes avait l’ardeur qu’inspire la recherche de la vérité, et la passion qu’on a lorsqu’on croit l’avoir découverte : aussi était-il absolu dans ses idées, dédaigneux pour celles d’autrui, parce qu’il les trouvait incomplètes, et qu’à ses yeux la demi-vérité c’était l’erreur. La contradiction l’irritait ; il était peu communicatif ; il aurait voulu se faire connaître en entier, et il ne le pouvait pas avec tout le monde. Ses adeptes transmettaient ses systèmes aux autres, ce qui lui donnait quelque chose de mystérieux et le rendait l’objet d’une espèce de culte. Il avait l’autorité que procure une science politique arrêtée ; et la constitution aurait pu sortir de sa tête tout armée comme le Minerve de Jupiter ou la législation des anciens, si de notre temps chacun n’avait pas voulu y concourir ou la juger. Cependant, à part quelques modifications, ses plans furent généralement adoptés, et il eut dans les comités encore plus de disciples que de collaborateurs. Mirabeau obtint à la tribune le même ascendant que Sieyès dans les comités. C’était un homme qui n’attendait qu’une occasion pour être grand. À Rome, dans les beaux temps de la république, il eût été un des Gracques ; sur son déclin, un Catilina ; sous la fronde, un cardinal de Retz ; et dans la décrépitude d’une monarchie, où une être tel que lui ne pouvait exercer ses immenses facultés que dans l’agitation, il s’était fait remarquer par la véhémence de ses passions, les coups de l’autorité, une vie passée à commettre des désordres et à en souffrir. A cette prodigieuse activité il fallait de l’emploi ; la révolution lui en donna. Habitué à la lutte contre le despotisme, irrité des mépris d’une noblesse qui, lui reprochant ses écarts, le rejetait de son sein ; habile, audacieux, éloquent, Mirabeau sentit que la révolution serait son oeuvre et sa vie. Il répondait aux principaux besoins de son époque. Sa pensée, sa voix, son action, étaient celles d’un tribun.

Dans les circonstances périlleuses, il avait l’entraînement qui maîtrise une assemblée ; dans les discussions difficiles, le trait qui les termine ; d’un mot il abaissait les ambitions, faisait taire les inimitiés, déconcertait les rivalités. Ce puissant mortel, à l’aise au milieu des agitations, se livrant tantôt à la fougue, tantôt aux familiarités de la force, exerçait dans l’assemblée une sorte de souveraineté. Il obtint bien vite une popularité immense, qu’il conserva jusqu’au bout ; et celui qu’évitaient tous les regards lors de son entrée aux états fut, à sa mort, porté au Panthéon au milieu du deuil et de l’assemblée et de la France. Sans la révolution, Mirabeau eût manqué sa destinée ; car il ne suffit pas d’être grand homme, il faut venir à propos. Le duc d’Orléans, auquel on a donné un parti, avait bien peu d’influence dans l’assemblée ; il votait avec la majorité, et non la majorité avec lui. L’attachement personnel de quelques-uns de ses membres, son nom, les craintes de la cour, la popularité dont on récompensait ses opinions, des espérances bien plus que des complots, ont grossi sa réputation de factieux. Il n’avait ni les qualités ni même les défauts d’un conspirateur ; il peut avoir aidé de son argent et de son nom des mouvements populaires qui auraient également éclaté sans lui et qui avaient un autre objet que son élévation. Une erreur commune encore est d’attribuer la plus grande des révolutions à quelques sourdes et petites menées, comme si, en pareil temps, tout un peuple pouvait servir d’instrument à un homme ! L’assemblée avait acquis la toute-puissance : les municipalités relevaient d’elle, les gardes nationales lui obéissaient. Elle s’était divisée en comités, pour faciliter ses travaux et pour y suffire. Le pouvoir royal, quoique existant de droit, était en quelque sorte suspendu, puisqu’il n’était point obéi, et l’assemblée avait dû suppléer à son action par la sienne propre. Aussi, indépendamment des comités chargés de la préparation de ses travaux, en avait-elle nommé d’autres qui pussent exercer une utile surveillance au dehors. Un comité des subsistances s’occupait des approvisionnements, objet si important dans une année de disette ; un comité des rapports correspondait avec les municipalités et les provinces ; un comité des recherches recevait les dénonciations contre les conspirateurs du 14 juillet. Mais le sujet spécial de son attention était les finances et la constitution, que les crises passées avaient fait ajourner.

Après avoir pourvu momentanément aux besoins du trésor, l’assemblée, quoique devenue souveraine, consulta, par l’examen des cahiers, le voeu de ses commettants. Elle procéda ensuite dans ses établissements avec une méthode, une étendue et une liberté de discussion qui devaient procurer à la France une constitution conforme à la justice et à ses besoins. Les États-Unis d’Amérique, au moment de leur indépendance, avaient consacré dans une déclaration les droits de l’homme et ceux du citoyen. C’est toujours par là qu’on commence. Un peuple qui sort de l’asservissement éprouve le besoin de proclamer ses droits avant même de fonder son gouvernement. Ceux des Français qui avaient assisté à cette révolution et qui coopéraient à la nôtre, proposèrent une déclaration semblable comme préambule de nos lois. Cela devait plaire à une assemblée de législateurs et de philosophes, qui n’était retenue par aucune limite, et qui se dirigeait d’après les idées fondamentales et absolues sur lesquelles le dix-huitième siècle, dont elle était l’élève, faisait reposer la société humaine. Quoique cette déclaration ne contînt que des principes généraux, et qu’elle se bornât à exposer en maximes ce que la constitution devait mettre en lois, elle était propre à élever les âmes et à donner aux citoyens le sentiment de leur dignité et de leur importance. Sur la proposition de la Fayette, l’assemblée avait déjà commencé cette discussion, que les événements de Paris et les décrets du 4 août l’avaient forcée d' interrompre ; elle la reprit alors et la termina, en consacrant des principes qui servirent de table à la nouvelle loi, et qui étaient la prise de possession du droit au nom de l’humanité.

Ces généralités étant adoptées, l’assemblée s’occupa de l’organisation du pouvoir législatif. Cet objet était un des plus importants ; il devait fixer la nature de ses fonctions, et établir ses rapports avec le roi. Dans cette discussion, l’assemblée allait uniquement décider de l’état à venir du pouvoir législatif. Quant à elle, revêtue de l’autorité constituante, elle était placée au-dessus de ses propres arrêtés, et aucun pouvoir intermédiaire ne devait suspendre ou empêcher sa mission. Mais quelle serait pour les sessions futures la forme du corps délibérant ? Demeurerait-il indivisible ou se décomposerait-il en deux chambres ? Dans le cas où cette dernière forme prévaudrait, quelle serait la nature de la seconde chambre ? En ferait-on une assemblée aristocratique ou un sénat modérateur ? Enfin, le corps délibérant, quel qu’il fût, serait-il permanent ou périodique, et le roi partagerait-il avec lui la puissance législative ? Telles furent les difficultés qui agitèrent l’assemblée et Paris pendant le mois de septembre.

On comprendra facilement la manière dont ces questions furent résolues si l’on considère la position de l’assemblée et les idées qu’elle avait sur la souveraineté. Le roi n’était à ses yeux qu’un agent héréditaire de la nation, auquel ne pouvait appartenir ni le droit de convoquer ses représentants, ni celui de les diriger, ni celui de les suspendre. Aussi lui refusa-t-elle l’initiative des lois et la dissolution de l’assemblée. Elle ne pensait pas que le corps législatif dût être mis dans la dépendance du roi.

D’ailleurs elle craignait qu’en accordant au gouvernement une action trop forte sur l’assemblée, ou en ne tenant pas celle-ci toujours réunie, le prince ne profitât des intervalles où il serait seul pour empiéter sur les autres pouvoirs, et peut-être même pour détruire le régime nouveau. On voulut donc opposer à une autorité toujours active une assemblée toujours subsistante, et l’on décréta la permanence du corps législatif. Quant à son indivisibilité ou à son partage, la discussion fut très animée. Necker, Mounier, Lally-Tollendal voulaient, outre une chambre de représentants, un sénat dont les membres seraient nommés par le roi sur la présentation du peuple. Ils pensaient que c’était le seul moyen de modérer la puissance et même d’empêcher la tyrannie d’une seule assemblée. Ils avaient pour partisans quelques membres qui partageaient leurs idées, ou qui espéraient faire partie de la chambre haute. La majorité de la noblesse aurait voulu non une pairie, mais une assemblée aristocratique, dont elle aurait élu les membres. On ne put pas s’entendre, le parti Mounier se refusant à un projet qui aurait ressuscité les ordres, et les aristocrates rejetant un sénat qui confirmait la ruine de la noblesse. Le plus grand nombre des députés du clergé et des communes était pour l’unité de l’assemblée. Il paraissait illégal au parti populaire de constituer des législateurs à vie : ce parti croyait que la chambre haute servirait d’instrument à la cour et à l’aristocratie, et serait dès lors dangereuse, ou bien deviendrait inutile en se réunissant aux communes. Ainsi le parti nobiliaire par mécontentement, le parti national par esprit de justice absolue, rejetèrent également la chambre haute.

Cette détermination de l’assemblée a été l’objet de beaucoup de reproches. Les partisans de la pairie ont attribué tous les maux de la révolution à son absence, comme s’il eût été possible à un corps, quel qu’il fût, d’arrêter sa marche ! Ce n’est point la constitution qui lui a donné le caractère qu’elle a eu, ce sont les événements occasionnés par la lutte des partis. Qu’eût fait la chambre haute entre la cour et la nation ? Déclarée en faveur de la première, elle ne l’eût ni conduite ni sauvée ; en faveur de la seconde, elle ne l’eût pas renforcée, et, dans les deux cas, sa suppression était infaillible. On va vite en pareil temps, et tout ce qui arrête est de trop. En Angleterre la chambre des lords, quoiqu’elle se montrât très docile, fut suspendue pendant la crise de la révolution. Ces divers systèmes ont chacun leur époque : les révolutions se font avec une seule chambre, et se terminent avec deux.

La sanction royale excita de grands débats dans l’assemblée et une rumeur violente au dehors. Il s’agissait de déterminer l’action du monarque dans la confection des lois. Les députés étaient presque tous d’accord sur un point : ils étaient résolus à lui reconnaître le droit de sanctionner ou de refuser les lois ; mais les uns voulaient que ce droit fût illimité, les autres qu’il fût temporaire. Au fond, c’était la même chose ; car il n’était pas possible au prince de prolonger son refus indéfiniment, et le veto, quoique absolu, n’aurait été que suspensif. Mais cette faculté, donnée à un homme seul, d’arrêter la volonté d’un peuple, paraissait exorbitante, hors de l’assemblée surtout, où elle était moins comprise.

Paris n’était point encore revenu de l’agitation du 14 juillet ; il était au début du gouvernement populaire, et il en éprouvait la liberté et le désordre. L’assemblée des électeurs, qui, dans les circonstances difficiles, avait tenu lieu de municipalité provisoire, venait d’être remplacée. Cent quatre-vingts membres, nommés par les districts, s’étaient constitués en législateurs et en représentants de la commune. Pendant qu’ils travaillaient à un plan d’organisation municipale, chacun voulait commander ; car en France l’amour de la liberté est un peu le goût du pouvoir. Les comités agissaient à part du maire ; l’assemblée des représentants s’élevait contre les comités, et les districts contre l’assemblée des représentants. Chacun des soixante districts s’attribuait le pouvoir législatif, et donnait le pouvoir exécutif à ses comités ; ils considéraient tous comme leurs subordonnés les membres de l’assemblée générale, dont ils s’accordaient le droit de casser les arrêtés. Cette idée de souveraineté du mandant sur le délégué faisait des progrès rapides. Tous ceux qui ne participaient pas à l’autorité se réunissaient en assemblées, et là se livraient à des délibérations. Les soldats discutaient à l’Oratoire, les garçons tailleurs à la Colonnade, les perruquiers aux Champs-élysées, les domestiques au Louvre. Mais c’était dans le jardin du Palais-Royal surtout qu’avaient lieu les discussions les plus animées ; on y examinait les matières qui occupaient les débats de l’assemblée nationale, et l’on y contrôlait ses discussions. La disette occasionnait aussi des attroupements, et ceux-là n’étaient pas les moins dangereux.

Tel était l’état de Paris lorsque la discussion sur le veto fut entamée. La crainte qu’excita ce droit accordé au roi fut extrême ; on eût dit que le sort de la liberté était attaché à cette décision, et que le veto ramènerait seul à l’ancien régime. La multitude, qui ignore la nature et les limites des pouvoirs, voulait que l’assemblée, en qui elle se confiait, pût tout, et que le roi, dont elle se défiait, ne pût rien. Tout instrument laissé à la disposition de la cour paraissait un moyen contre-révolutionnaire. Le Palais-Royal s’agita ; des lettres menaçantes furent écrites aux membres de l’assemblée qui, tels que Mounier, s’étaient déclarés pour le veto absolu ; on parla de les destituer comme des représentants infidèles, et de marcher sur Versailles. Le Palais-Royal envoya une députation à l’assemblée de la commune, et lui fit demander de déclarer les députés révocables, et de les rendre en tout temps dépendants des électeurs. La commune fut ferme, repoussa les demandes du Palais-Royal, et prit des mesures pour empêcher les attroupements. La garde nationale la seconda ; elle était fort bien disposée, la Fayette avait acquis sa confiance, elle commençait à être organisée, elle portait l’uniforme, elle se formait à la discipline, dont les gardes françaises lui donnaient l’exemple, et elle apprenait de son chef l’amour de l’ordre et le respect pour la loi. Mais la classe moyenne, qui la composait, n’avait pas encore exclusivement pris possession du gouvernement populaire. La multitude enrôlée le 14 juillet n’était pas tout à fait éconduite. L’agitation du dehors rendit orageux les débats sur le veto ; une question fort simple acquit par là une très grande importance, et le ministère, voyant combien l’effet d’une décision absolue pourrait être funeste, sentant d’ailleurs que, par le fait, le veto illimité et le veto suspensif étaient les mêmes, décida le roi à se réduire à ce dernier et à se désister de l’autre. L’assemblée décréta que le refus de sanction du prince ne pourrait pas se prolonger au delà de deux législatures, et cette décision satisfit tout le monde.

La cour profita de l’agitation de Paris pour réaliser d’autres projets. Depuis quelque temps on agissait sur l’esprit du roi. Il avait d’abord refusé de sanctionner les décrets du 4 août, quoiqu’ils fussent constituants, et qu’il ne pût dès lors que les promulguer. Après les avoir acceptés sur les observations de l’assemblée, il renouvelait les mêmes difficultés relativement à la déclaration des droits. Le but de la cour était de faire considérer Louis XVI comme opprimé par l’assemblée, et contraint de se soumettre à des mesures qu’il ne voulait pas accepter ; elle supportait impatiemment sa situation, et voulait ressaisir son ancienne autorité. La fuite était le seul moyen, et il fallait la légitimer ; on ne pouvait rien en présence de l’assemblée et dans le voisinage de Paris. L’autorité royale avait échoué le 23 juin, l’appareil militaire le 14 juillet ; il ne restait plus que la guerre civile. Comme il était difficile d’y décider le roi, on attendit le dernier moment pour l’entraîner à la fuite, et son incertitude fit manquer le plan. On devait se retirer à Metz auprès du marquis de Bouillé, au milieu de son armée, appeler de là, autour du monarque, la noblesse, les troupes restées fidèles, les parlements ; déclarer l’assemblée et Paris rebelles, les inviter à l’obéissance ou les y forcer, et, si l’on ne rétablissait pas l’ancien régime absolu, se borner au moins à la déclaration du 23 juin. D’un autre côté, si la cour avait intérêt à éloigner le roi de Versailles, afin qu’il pût entreprendre quelque chose, les partisans de la révolution avaient intérêt à le conduire à Paris ; la faction d’Orléans, s’il en existait une, devait faire en sorte de pousser le roi à la fuite en l’intimidant, dans l’espoir que l’assemblée nommerait son chef lieutenant général du royaume ; enfin le peuple, manquant de pain, devait espérer que le séjour du roi à Paris ferait cesser ou diminuer la disette. Toutes ces causes existant, il ne manquait plus qu’une occasion de soulèvement ; la cour la fournit.

Sous le prétexte de se mettre en garde contre les mouvements de Paris, elle appela des troupes à Versailles, doubla les gardes du corps de service, fit venir des dragons et le régiment de Flandre. Cet appareil de troupes donna lieu aux craintes les plus vives : on répandit le bruit d’un coup d’état contre-révolutionnaire, et on annonça comme prochaine la fuite du roi et la dissolution de l’assemblée. Au Luxembourg, au Palais-Royal, aux Champs-élysées, on aperçut des uniformes inconnus, des cocardes noires ou jaunes ; les ennemis de la révolution montraient une joie qu’on ne leur voyait plus depuis quelque temps. La cour par sa conduite confirma les soupçons, et dévoila le but de tous ces préparatifs.

Les officiers du régiment de Flandre, reçus avec inquiétude par la ville de Versailles, furent fêtés au château, et on les admit même au jeu de la reine. On chercha à s’assurer de leur dévouement ; un repas de corps leur fut donné par les gardes du roi. Des officiers de dragons et de chasseurs qui se trouvaient à Versailles, ceux des gardes suisses, des cent-suisses, de la prévôté et l’état-major de la garde nationale y furent invités. On choisit pour lieu du festin la grande salle de spectacle, exclusivement destinée aux fêtes les plus solennelles de la cour, et qui, depuis le mariage du second frère du roi, ne s’était ouverte que pour l’empereur Joseph II. Les musiciens du roi eurent ordre d’assister à cette fête, la première que les gardes eussent encore donnée. Pendant le repas, on porta avec enthousiasme la santé de la famille royale ; celle de la nation fut omise ou rejetée. Au second service, les grenadiers de Flandre, les suisses et des dragons furent introduits pour être témoins de ce spectacle et participer aux sentiments qui animaient les convives. Les transports augmentaient d’un moment à l’autre. Tout d’un coup on annonce le roi, qui entre dans la salle du banquet en habit de chasse, suivi de la reine tenant le dauphin dans ses bras. Des acclamations d’amour et de dévouement se font entendre ; l’épée nue à la main, on boit à la santé de la famille royale ; et, au moment où Louis XVI se retire, la musique joue l’air : ô Richard ! ô mon roi, l’univers t’abandonne !... La scène prend alors un caractère significatif : la marche des Hulans et les vins versés avec profusion font perdre aux convives toute réserve. On sonne la charge ; des convives chancelants escaladent les loges comme si l’on montait à l’assaut ; des cocardes blanches sont distribuées ; la cocarde tricolore est, dit-on, foulée aux pieds, et cette troupe se répand ensuite dans les galeries du château, où les dames de la cour lui prodiguent les félicitations et la décorent de rubans et de cocardes.

Tel fut ce fameux repas du 1er octobre, que la cour eut l’imprudence de renouveler le 3. On ne peut s’empêcher de déplorer sa fatale imprévoyance ; elle ne savait ni se soumettre à sa destinée ni la changer. Le rassemblement des troupes, loin de prévenir l’agression de Paris, la provoqua ; le banquet ne rendit pas le dévouement des soldats plus sûr, tandis qu’il augmenta l’indisposition du peuple. Pour se garder il ne fallait pas tant d’ardeur, ni pour fuir tant d’appareil ; mais la cour ne prenait jamais la mesure propre à la réussite de ses desseins, ou ne la prenait qu’à demi, et pour se décider elle attendait toujours qu’il ne fût plus temps.

À Paris, la nouvelle du repas produisit la plus grande fermentation. Dès le 4, des rumeurs sourdes, des provocations contre-révolutionnaires, la crainte des complots, l’indignation contre la cour, la frayeur croissante de la disette, tout annonçait un soulèvement ; la multitude tournait déjà ses regards vers Versailles. Le 5, l’insurrection éclata d’une manière violente et irrésistible ; le manque absolu de farine en fut le signal. Une jeune fille entra dans un corps de garde, s’empara d’un tambour, et parcourut les rues en battant la caisse et en criant : Du pain ! Du pain ! Elle fut bientôt entourée d’un cortége de femmes. Cette troupe s’avança vers l’hôtel de ville en se grossissant toujours ; elle força la garde à cheval qui était aux portes de la commune, pénétra dans l’intérieur en demandant du pain et des armes ; elle enfonça les portes, s’empara des armes, sonna le tocsin, et se disposa à marcher sur Versailles. Bientôt le peuple en masse fit entendre le même voeu, et le cri : À Versailles ! Devint général. Les femmes partirent les premières, sous la conduite de Maillard, un des volontaires de la Bastille. Le peuple, la garde nationale, les gardes françaises demandaient à les suivre. Le commandant la Fayette s’opposa longtemps au départ ; mais ce fut vainement, et ni ses efforts ni sa popularité ne purent triompher de l’obstination de la multitude. Pendant sept heures il la harangua et la retint. Enfin, impatientée de tant de retards, méconnaissant sa voix, elle allait se mettre en marche sans lui, lorsque, sentant que son devoir était de la conduire afin de la contenir, comme il avait été d’abord de l’arrêter, il obtint de la commune l’autorisation du départ, et il en donna le signal vers les sept heures du soir.

À Versailles l’agitation était moins impétueuse, mais aussi réelle : la garde nationale et l’assemblée étaient inquiètes et irritées. Le double repas des gardes du corps, l’approbation que venait de lui donner la reine en disant : J’ai été enchantée de la journée de jeudi ; les refus du roi d’accepter simplement la déclaration des droits de l’homme, ses temporisations concertées et le défaut des subsistances excitaient les alarmes des représentants du peuple et les remplissaient de soupçons. Pétion, ayant dénoncé le repas des gardes, fut sommé par un député royaliste de développer sa dénonciation et de faire connaître les coupables. Que l’on déclare expressément que tout ce qui n’est pas le roi est sujet et responsable, s’écria vivement Mirabeau, et je fournirai des preuves. Ces paroles, qui désignaient la reine, forcèrent le côté droit au silence. Cette discussion hostile avait été précédée et fut suivie de discussions moins animées sur le refus de sanction et sur la disette de Paris. Enfin, une députation venait d’être envoyée au roi pour lui demander l’acceptation pure et simple des droits de l’homme et pour le conjurer de hâter l’approvisionnement de la capitale de tout son pouvoir, lorsqu’on annonça l’arrivée des femmes conduites par Maillard. Leur apparition inattendue, car elles avaient arrêté tous les courriers qui auraient pu l’annoncer, excita l’effroi de la cour. Les troupes de Versailles prirent les armes et entourèrent le château ; mais les dispositions des femmes n’étaient point hostiles. Maillard, leur chef, les avait décidées à se présenter en suppliantes, et c’est dans cette attitude qu’elles exposèrent successivement leurs griefs à l’assemblée et au roi. Aussi les premières heures de cette tumultueuse soirée furent assez calmes. Mais il était bien difficile que des causes de troubles et d’hostilité ne survinssent pas entre cette troupe désordonnée et les gardes du corps, objet de tant d’irritation. Ceux-ci étaient placés dans la cour du château, en face de la garde nationale et du régiment de Flandre. L’intervalle qui les séparait était rempli de femmes et de volontaires de la Bastille. Au milieu de la confusion, suite inévitable d’un pareil rapprochement, une rixe s’engagea : ce fut le signal du désordre et du combat. Un officier des gardes frappa de son sabre un soldat parisien, et fut en retour atteint d’un coup de feu au bras. La garde nationale prit parti contre les gardes du corps ; la mêlée devint assez vive, et aurait été sanglante sans la nuit, le mauvais temps et l’ordre que les gardes du corps reçurent d’abord de cesser le feu, puis de se retirer. Mais, comme on les accusait d’avoir été les agresseurs, l’acharnement de la multitude fut quelque temps extrême ; elle fit une irruption dans leur hôtel : deux d’entre eux furent blessés, et un autre fut sauvé avec peine. Pendant ce désordre, la cour était consternée, la fuite du roi était mise en délibération, des voitures étaient prêtes ; un piquet de la garde nationale les aperçut à la grille de l’orangerie, et, après les avoir fait rentrer, ferma la grille. D’ailleurs le roi, soit qu’il eût ignoré jusque-là les desseins de la cour, soit qu’il ne les crût pas praticables, refusa de s’évader. Des craintes se mêlaient à ses intentions pacifiques, lorsqu’il ne voulait pas repousser l’agression ou prendre la fuite. Vaincu, il redoutait le même sort que Charles 1er en Angleterre ; absent, il craignait que le duc d’Orléans n’obtînt la lieutenance du royaume. Mais, sur ces entrefaites, la pluie, la fatigue et l’inaction des gardes du corps ralentirent la fureur de la multitude, et la Fayette arriva à la tête de l’armée parisienne.

Sa présence ramena la sécurité à la cour, et les réponses du roi à la députation de Paris satisfirent la multitude et l’armée. En peu de temps, l’activité de la Fayette, le bon esprit et la discipline de la garde parisienne rétablirent l’ordre partout. Le calme reparut. Cette foule de femmes et de volontaires, vaincue par la lassitude, s’écoula ; et les gardes nationaux furent les uns commis à la défense du château, les autres reçus chez leurs frères d’armes de Versailles. La famille royale rassurée, après les alarmes et les fatigues de cette pénible nuit, se livra au repos vers deux heures du matin. À cinq heures, la Fayette, après avoir visité les postes extérieurs, qui avaient été confiés à sa garde, trouvant le service bien exécuté, la ville calme, la foule dispersée ou endormie, prit aussi quelques instants de sommeil.

Mais vers six heures, quelques hommes du peuple, plus exaltés que les autres et éveillés plus tôt qu’eux, rôdaient autour du château. Ils trouvèrent une grille ouverte, avertirent leurs compagnons et pénétrèrent par cette issue. Malheureusement les postes intérieurs avaient été laissés aux gardes du corps et refusés à l’armée parisienne. Ce fatal refus causa tous les malheurs de cette nuit. La garde intérieure n’avait pas même été doublée ; on avait à peine visité les grilles, et le service se faisait négligemment, comme en temps ordinaire. Ces hommes, agités de toutes les passions qui les avaient conduits à Versailles, aperçurent un garde du corps à une fenêtre, et l’assaillirent de leurs propos ; il tira sur eux et blessa un des leurs. Ils se précipitèrent alors sur les gardes du corps, qui défendirent le château pied à pied et se dévouèrent avec héroïsme ; l’un d’eux eut le temps d’avertir la reine, que menaçaient surtout les assaillants, et la reine s’enfuit à demi nue auprès du roi. Le tumulte et les dangers étaient extrêmes dans le château.

La Fayette, averti de l’invasion de la demeure royale, monta à cheval et se dirigea en toute hâte vers le lieu du danger. Il rencontra sur la place des gardes du corps entourés de furieux qui voulaient les massacrer. Il se jeta au milieu d’eux, appela à lui quelques gardes françaises qui n’étaient pas éloignés, et, après avoir dispersé les assaillants et sauvé les gardes du corps, il se rendit précipitamment au château. Il le trouva déjà secouru par les grenadiers des gardes françaises, qui, au premier bruit du tumulte, étaient accourus et avaient protégé les gardes du corps, dont plusieurs avaient été cruellement égorgés, contre la furie meurtrière des Parisiens. Mais la scène n’était point terminée ; la foule rassemblée dans la cour de marbre, sous le balcon du roi, le demandait à grands cris ; le roi parut. On demanda son départ pour Paris, il promit d’y aller avec sa famille, et l’on couvrit cette nouvelle d’applaudissements.

La reine était résolue à le suivre ; mais les préventions étaient si fortes contre elle que le voyage n’était pas sans danger ; il fallait la réconcilier avec la multitude. La Fayette lui proposa de l’accompagner au balcon ; après avoir hésité, elle s’y décida. Ils parurent ensemble, et pour se faire entendre d’un signe à cette foule tumultueuse, pour vaincre ses animosités, réveiller son enthousiasme, la Fayette baisa avec respect la main de la reine ; la foule répondit par ses acclamations. Il restait encore à faire la paix des gardes du corps : la Fayette s’avança avec un d’eux, plaça sur son chapeau sa propre cocarde tricolore, et l’embrassa à la vue du peuple, qui s’écria : vivent les gardes du corps ! Ainsi finit cette scène. La famille royale partit pour Paris, escortée par l’armée et par ses gardes mêlés avec elle. L’insurrection des 5 et 6 octobre fut un vrai mouvement populaire. Il ne faut pas chercher à cette insurrection des motifs secrets, ni l’attribuer à des ambitions cachées ; elle fut provoqué par les imprudences de la cour. Le repas des gardes du corps, des bruits de fuite, la crainte de la guerre civile et la disette portèrent seuls Paris sur Versailles. Si des instigateurs particuliers, ce que les recherches les plus intéressées ont laissé douteux, contribuèrent à produire le mouvement, ils n’en changèrent ni la direction ni le but. Cet événement eut pour résultat de détruire l’ancien régime de la cour ; il lui enleva sa garde, il la transporta de la résidence royale de Versailles dans la capitale de la révolution, et la plaça au milieu du peuple.