Le 5 mai 1789 était le jour fixé pour l’ouverture des
états généraux. La veille, une cérémonie religieuse précéda leur
installation. Le roi, sa famille, ses ministres, les députés des trois ordres
se rendirent processionnellement de l’église Notre-Dame à l’église
Saint-Louis, pour y entendre la messe d’ouverture. On ne vit pas sans ivresse
le retour de cette solennité nationale dont Le lendemain, la séance royale eut lieu dans la salle des Menus. Des tribunes en amphithéâtre étaient remplies de spectateurs. Les députés furent appelés et introduits suivant l’ordre établi en 1614. Le clergé était conduit à droite, la noblesse à gauche, les communes en face du trône, placé au fond de la salle. De vifs applaudissements accueillirent la députation du Dauphiné, celle de Crépi en Valois dont faisait partie le duc d’Orléans, et celle de Provence. M. Necker, lorsqu’il entra, fut aussi l’objet de l’enthousiasme général. La faveur publique s’attachait à tous ceux qui avaient contribué à la convocation des états généraux. Lorsque les députés et les ministres eurent pris leurs places, le roi parut, suivi de la reine, des princes et d’un brillant cortège. La salle retentit d’applaudissements à son arrivée. Louis XVI se plaça sur son trône ; et dès qu’il eut mis son chapeau, les trois ordres se couvrirent en même temps. Les communes, contre l’usage des anciens états, imitèrent, sans hésiter, le clergé et la noblesse : le temps était passé où le troisième ordre devait se tenir découvert et parler à genoux. On attendit alors dans le plus grand silence les paroles du roi. On était avide d’apprendre quelles étaient les dispositions réelles du gouvernement à l’égard des états. Voudrait-il assimiler la nouvelle assemblée aux anciennes, ou bien lui accorderait-il le rôle que lui assignaient les besoins de l’état et la grandeur des circonstances ? Messieurs, dit le roi avec émotion, ce jour que mon cœur attendait tant est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de commander. Un long intervalle s’était écoulé depuis les dernières tenues des états généraux ; et, quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n’ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur. Ces premières paroles, qui promettaient beaucoup, ne furent suivies que d’explications sur la dette et d’annonces de réductions dans les dépenses. Le roi, au lieu de tracer sagement aux états la marche qu’ils devaient suivre, invitait les ordres à être d’accord entre eux, exprimait des besoins d’argent, des craintes d’innovations, et se plaignait de l’inquiétude des esprits, sans annoncer aucune mesure qui pût la calmer. Cependant il fut extrêmement applaudi lorsqu’il prononça en achevant son discours, ces mots qui peignaient bien ses intentions : tout ce qu’on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu’on peut demander à un souverain, le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l’espérer de mes sentiments. Puisse, messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C’est le souhait de mon cœur, c’est le plus ardent de mes vœux ; c’est enfin le prix que j’attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples. Le garde des sceaux Barentin parla ensuite ; son discours fut une véritable amplification sur les états généraux et sur les bienfaits du roi. Après un long préambule, il aborda enfin les questions du moment : sa majesté, dit-il, en accordant une double représentation en faveur du plus nombreux des trois ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l’impôt, n’a point changé la forme des anciennes délibérations. Quoique celle par tête, en ne produisant qu’un seul résultat, paraisse avoir l’avantage de mieux faire connaître le désir général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s’opérer que du consentement libre des états généraux et avec l’approbation de sa majesté. Mais, quelle que doive être la manière de prononcer sur cette question, quelles que soient les distinctions à faire entre les différents objets qui deviendront la matière des délibérations, on ne doit pas douter que l’accord le plus parfait ne réunisse les trois ordres relativement à l’impôt. Le gouvernement n’était pas éloigné du vote par tête dans les matières pécuniaires, parce qu’il était plus expéditif, tandis que dans les matières politiques il se déclarait en faveur du vote par ordre, qui était très-propre à empêcher les innovations. Il voulait ainsi parvenir à son but, les subsides, et ne pas permettre à la nation d’atteindre le sien, les réformes. La manière dont le garde des sceaux fixa les attributions des états généraux fit ressortir encore davantage les intentions de la cour. Il les réduisit en quelque sorte à l’examen de l’impôt pour le voter, à la discussion d’une loi sur la presse pour lui imposer des bornes, et à la réforme de la législation civile et criminelle. Il proscrivit tous les autres changements, et il finit en disant : les demandes justes ont été accordées ; le roi ne s’est point arrêté aux murmures indiscrets ; il a daigné les couvrir de son indulgence ; il a pardonné jusqu’à l’expression de ces maximes fausses et outrées à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie. Vous rejetterez, messieurs, avec indignation ces innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec les changements heureux et nécessaires qui doivent amener cette régénération, le premier vœu de sa majesté. C’était peu connaître le vœu de la nation, ou c’était le combattre bien ouvertement. L’assemblée peu satisfaite se rejeta vers M. Necker, de la part duquel elle attendait un tout autre langage. Il était le ministre populaire, il avait fait obtenir la double représentation, et l’on espérait qu’il approuverait le vote par tête, qui devait seul permettre au tiers état d’utiliser son nombre. Mais il parla en contrôleur général et en homme prudent ; son discours, qui dura trois heures, fut un long budget de finances ; et lorsqu’il en vint, après avoir lassé l’assemblée, à la question qui occupait tous les esprits, il la laissa indécise, pour ne se commettre ni avec la cour ni avec le peuple. Le gouvernement aurait dû mieux comprendre l’importance
des états généraux. Le retour de cette assemblée annonçait seul une grande
révolution. Attendus avec espérance par la nation, ils reparaissaient à une
époque où l’ancienne monarchie était affaissée et où ils étaient seuls
capables de réformer l’état, de pourvoir aux besoins de la royauté. La
difficulté des temps, la nature de leur mandat, le choix de leurs membres,
tout annonçait qu’ils n’étaient plus convoqués comme contribuables, mais
comme législateurs. Le droit de régénérer Necker, satisfait d’avoir obtenu la double représentation du tiers état, craignait l’indécision du roi et le mécontentement de la cour. N’appréciant pas assez l’importance d’une crise qu’il considérait plus comme financière que comme sociale, il attendait les événements pour agir, et se flattait de les conduire sans avoir rien fait pour les préparer. Il sentait que l’ancienne organisation des états ne pouvait plus être maintenue, que l’existence des trois ordres, ayant chacun le droit de refus, s’opposait à l’exécution des réformes et à la marche de l’administration. Il espérait, après l’épreuve de cette triple opposition, réduire le nombre des ordres, et faire adopter le gouvernement anglais en réunissant le clergé et la noblesse dans une seule chambre, et le tiers état dans une autre. Il ne voyait pas que, la lutte une fois engagée, son intervention serait vaine ; que les demi-mesures ne conviendraient à personne ; que les plus faibles par opiniâtreté et les plus forts par entraînement refuseraient ce système modérateur. Les concessions ne satisfont qu’avant la victoire. La cour, loin de vouloir régulariser les états généraux, désirait les annuler. Elle préférait la résistance accidentelle des grands corps du royaume au partage de l’autorité avec une assemblée permanente. La séparation des ordres favorisait ses vues ; elle comptait fomenter leur désaccord et les empêcher d’agir. Les états généraux n’avaient jamais eu aucun résultat à cause du vice de leur organisation ; elle espérait d’autant plus qu’il en serait encore de même que les deux premiers ordres étaient moins disposés à condescendre aux réformes sollicitées par le dernier. Le clergé voulait conserver ses privilèges et son opulence ; il prévoyait bien qu’il aurait plus de sacrifices à faire que d’avantages à acquérir. La noblesse, de son côté, tout en reprenant une indépendance politique depuis longtemps perdue, n’ignorait point qu’elle aurait plus à céder au peuple qu’à obtenir de la royauté. C’était presque uniquement en faveur du tiers état que la nouvelle révolution allait s’opérer, et les deux premiers ordres étaient portés à se coaliser avec la cour contre lui, comme naguère ils s’étaient coalisés avec lui contre la cour. L’intérêt seul motivait ce changement de parti, et ils se réunissaient au monarque sans attachement, comme ils avaient défendu le peuple sans vue de bien public. Rien ne fut épargné pour maintenir la noblesse et le clergé dans ces dispositions. Les députés de ces deux ordres furent l’objet des prévenances et des séductions. Un comité, dont les plus illustres personnages faisaient partie, se tenait chez la comtesse de Polignac ; leurs principaux membres y furent admis. C’est là qu’on gagna d’Éprémesnil et d’Entraigue, deux des plus ardents défenseurs de la liberté dans le parlement ou avant les états généraux, et qui devinrent depuis des antagonistes déclarés. C’est là que fut réglé le costume des députés des divers ordres, et qu’on chercha à les séparer d’abord par l’étiquette, ensuite par l’intrigue et en dernier lieu par la force. Le souvenir des anciens états généraux dominait la cour : elle croyait pouvoir régler le présent sur le passé, contenir Paris par l’armée, les députés du tiers par ceux de la noblesse, maîtriser les états en divisant les ordres, et pour séparer les ordres, faire revivre les anciens usages, qui relevaient la noblesse et abaissaient les communes. C’est ainsi qu’après la première séance on crut avoir tout empêché en n’accordant rien. Le 6 mai, lendemain de l’ouverture des états, la noblesse
et le clergé se rendirent dans leurs chambres respectives et se
constituèrent. Le tiers, à qui sa double représentation avait fait accorder
la salle des états, parce qu’elle était la plus grande, y attendit les deux
autres ordres ; il considéra sa situation comme provisoire, ses membres comme
députés présumés, et adopta un système d’inertie jusqu’à ce que le clergé et
la noblesse se ralliassent à lui. Alors commença une lutte mémorable, dont
l’issue devait décider si la révolution serait opérée ou interdite. Tout
l’avenir de Les communes agirent avec beaucoup de circonspection, de maturité et de constance. Ce fut par une suite d’efforts qui n’étaient pas sans périls, de succès lents et peu décisifs, de luttes constamment renaissantes, qu’elles arrivèrent à leur but. L’inaction systématique qu’elles adoptèrent dès le commencement était le parti le plus sage et le plus sûr : il est des occasions où il ne faut que savoir attendre pour triompher. Les communes étaient unanimes, et formaient à elles seules la moitié numérique des états généraux ; la noblesse comptait dans son sein des dissidents populaires ; la majorité du clergé, composée de quelques évêques amis de la paix et de la nombreuse classe des curés, qui était le tiers état de l’église, avait des dispositions favorables aux communes. La lassitude devait donc opérer la réunion ; c’est ce que le tiers espéra, ce que les évêques craignirent, et ce qui les engagea, le 13 mai, à se proposer pour médiateurs. Mais cette médiation devait être sans résultat, puisque la noblesse ne voulait point le vote par tête, ni les communes le vote par ordre. Aussi les conférences conciliatoires, après avoir été vainement prolongées jusqu’au 27 mai, furent rompues par la noblesse, qui se prononça pour la vérification séparée. Le lendemain de cette détermination hostile, les communes, résolues à se déclarer assemblée de la nation, invitèrent, au nom du Dieu de paix et de l’intérêt public, le clergé à se réunir à elles. La cour, alarmée de cette démarche, intervint pour faire reprendre les conférences. Les premiers commissaires conciliateurs avaient eu mission de régler les différends des commissaires. Par ce moyen, les états dépendaient d’une commission, et la commission avait pour arbitre le conseil du prince. Mais ces nouvelles conférences n’eurent pas une issue plus heureuse que les premières : elles traînèrent en longueur, sans qu’aucun des ordres voulût rien céder à l’autre, et la noblesse finit par les rompre en confirmant tous ses arrêtés. Cinq semaines s’étaient déjà écoulées en pourparlers inutiles. Le tiers état, voyant que le moment était venu de se constituer, que de plus longs retards indisposeraient contre lui la nation, dont le refus des ordres privilégiés lui avait obtenu la confiance, se décida à agir et y mit la mesure et la fermeté qu’il avait montrées dans son inertie. Mirabeau annonça qu’un député de Paris avait une motion à faire ; et Sieyès, dont le caractère était timide, l’esprit entreprenant, qui avait beaucoup d’autorité par ses idées, et qui plus que tout autre était propre à motiver une décision, démontra l’impossibilité de l’accord, l’urgence de la vérification, la justice qu’il y avait à l’exiger en commun, et il fit décréter par l’assemblée que la noblesse et le clergé seraient invités à se rendre dans la salle des états, pour y assister à la vérification, qui aurait lieu tant en leur absence qu’en leur présence. La mesure de la vérification générale fut suivie d’une
autre plus énergique encore. Les communes, après avoir terminé la
vérification, se constituèrent, le 17 juin, sur la motion de Sieyès, en assemblée
nationale. Cette démarche hardie, par laquelle l’ordre le plus nombreux, et
le seul dont les pouvoirs étaient légalisés, se déclarait la représentation
de Le premier arrêté de l’assemblée nationale fut un acte de souveraineté. Elle plaça pour ainsi dire sous sa dépendance les privilégiés en proclamant l’indivisibilité du pouvoir législatif. Il lui restait à contenir la cour par les impôts. Elle déclara leur illégalité, vota néanmoins leur perception provisoire tant qu’elle serait réunie, et leur cessation si elle était dissoute ; elle rassura les capitalistes en consolidant la dette publique, et pourvut aux besoins du peuple en nommant un comité de subsistances. Cette fermeté et cette prévoyance excitèrent
l’enthousiasme de la nation. Mais ceux qui dirigeaient la cour sentirent que
les divisions fomentées entre les ordres avaient manqué leur but ; qu’il
fallait pour l’atteindre recourir à un autre moyen. L’autorité royale leur
parut seule capable de prescrire le maintien des ordres que l’opposition de
la noblesse ne pouvait plus conserver. On profita d’un voyage à Marly pour
soustraire Louis XVI aux avis prudents et pacifiques de Necker, et pour lui
faire adopter des projets hostiles. Ce prince, également accessible aux bons
et aux mauvais conseils, entouré d’une cour livrée à l’esprit de parti,
supplié, dans l’intérêt de sa couronne, au nom de la religion, d’arrêter la
marche factieuse des communes, se laissa gagner, et promit tout. On décida
qu’il se rendrait avec appareil à l’assemblée, casserait ses arrêtés,
ordonnerait la séparation des ordres comme constitutive de la monarchie, et
fixerait lui-même toutes les réformes que les états généraux devaient opérer.
Dès lors le conseil secret occupa le gouvernement, et n’agit plus sourdement,
mais d’une manière ouverte. Le garde des sceaux Barentin, le comte d’Artois,
le prince de Condé, le prince de Conti, conduisirent seuls les projets qu’ils
avaient concertés. Necker perdit toute influence : il avait proposé au roi un
plan de conciliation qui aurait pu réussir avant que la lutte fût parvenue à
ce degré d’animosité, mais qui ne le pouvait plus aujourd’hui. Il avait
conseillé une nouvelle séance royale, dans laquelle on aurait accordé le vote
par tête en matière d’impôts, et laissé subsister le vote par ordre en
matière d’intérêts particuliers et de privilèges. Cette mesure, qui était
défavorable aux communes, puisqu’elle tendait à maintenir les abus en
investissant la noblesse et le clergé du droit d’empêcher leur abolition,
aurait été suivie de l’établissement de deux chambres pour les prochains
états généraux. Necker aimait les mi-partis, et voulait opérer, par des
concessions successives, un changement politique qui devait être réalisé d’un
seul coup. Le moment était venu d’accorder à la nation tous ses droits, ou de
les lui laisser prendre. Son projet de séance royale, déjà bien insuffisant,
fut changé en coup d’état par le nouveau conseil. Ce dernier crut que les
injonctions du trône intimideraient l’assemblée, et que Ordinairement les coups d’état éclatent d’une manière
inattendue et surprennent ceux qu’ils doivent frapper. Il n’en fut pas de
même de celui-ci : ses préparatifs contribuèrent à l’empêcher de réussir. On
craignait que la majorité du clergé ne reconnût l’assemblée en se réunissant
à elle, et, pour prévenir cette démarche décisive, au lieu d’avancer la séance
royale, on ferma la salle des états, afin de suspendre l’assemblée jusqu’à ce
jour. Les préparatifs qu’exigeait la présence du roi servirent de prétexte à
cette inconvenante et maladroite mesure. L’assemblée était alors présidée par
Bailly. Ce citoyen vertueux avait obtenu, sans les rechercher, tous les
honneurs de la liberté naissante. Il fut le premier président de l’assemblée,
comme il avait été le premier député de Paris et comme il devait être son
premier maire. Il était chéri des siens, respecté de ses adversaires, et,
quoiqu’il eût les vertus les plus douces et les plus éclairées, il possédait
au plus haut degré le courage du devoir. Averti par le garde des sceaux, dans
la nuit du 20 juin, de la suspension des séances, il se montra fidèle au vœu
de l’assemblée, et ne craignit pas de désobéir à la cour. Le lendemain, à
l’heure fixée, il se rendit à la salle des états, la trouva envahie par la
force armée, et protesta contre cet acte de despotisme. Sur ces entrefaites
les députés survinrent, la rumeur augmenta ; tous se montrèrent résolus à
braver les périls d’une réunion. Les plus indignés voulaient aller tenir
l’assemblée à Marly, sous les fenêtres mêmes du prince ; une voix désigna le
Jeu de Paume ; cette proposition fut accueillie, et les députés s’y rendirent
en cortège. Bailly était à leur tête ; le peuple les suivit avec enthousiasme
; des soldats vinrent eux-mêmes leur servir de gardes ; et là, dans une salle
nue, les députés des communes, debout, les mains levées, le cœur plein de la
sainteté de leur mission, jurèrent tous, hors un seul, de ne se séparer
qu’après avoir donné une constitution à Elle arriva enfin. Une garde nombreuse entoura la salle des états généraux ; la porte fut ouverte aux députés, mais interdite au public. Le roi parut environné de l’appareil de la puissance. Il fut reçu, contre l’ordinaire, dans un morne silence. Le discours qu’il prononça mit le comble au mécontentement par le ton d’autorité avec lequel il dicta des mesures réprouvées par l’opinion et par l’assemblée. Le roi se plaignit d’un désaccord excité par la cour elle-même ; il condamna la conduite de l’assemblée, qu’il ne reconnut que comme l’ordre du tiers état ; il cassa tous ses arrêtés, prescrivit le maintien des ordres, imposa les réformes et détermina leurs limites, enjoignit aux états généraux de les accepter, les menaça de les dissoudre et de faire seul le bien du royaume s’il rencontrait encore quelque opposition de leur part. Après cette scène d’autorité, qui ne convenait point aux circonstances, et qui n’était point selon son cœur, Louis XVI se retira, en commandant aux députés de se séparer. Le clergé et la noblesse obéirent. Les députés du peuple, immobiles, silencieux, indignés, ne quittèrent point leurs siéges. Ils restèrent quelque temps dans cette attitude. Tout à coup Mirabeau, rompant le silence, dit : messieurs, j’avoue que ce que vous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n’étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux ! Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin de qui seuls vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée ; une force militaire environne l’assemblée ! Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, de puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne nous permet de nous séparer qu’après avoir fait la constitution. Le grand maître des cérémonies, voyant que l’assemblée ne se séparait point, vient lui rappeler l’ordre du roi. Allez dire à votre maître, s’écria Mirabeau, que nous sommes ici par l’ordre du peuple, et que nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes. — vous êtes aujourd’hui, ajouta Sièyes avec calme, ce que vous étiez hier ; délibérons ; et l’assemblée, pleine de résolution et de majesté, se mit à délibérer. Sur la motion de Camus, elle persista dans tous ses arrêtés ; et, sur celle de Mirabeau, elle décréta l’inviolabilité de ses membres. Ce jour-là fut perdue l’autorité royale. L’initiative des lois et la puissance morale passèrent du monarque à l’assemblée. Ceux qui, par leurs conseils, avaient provoqué la résistance n’osèrent pas la punir. Necker, dont le renvoi avait été décidé le matin, fut le soir conjuré de rester par la reine et par Louis XVI. Ce ministre avait désapprouvé la séance royale, et en refusant d’y assister il s’était concilié de nouveau la confiance de l’assemblée, qu’il avait perdue par ses hésitations. Le temps des disgrâces était pour lui le temps de la popularité : il devenait alors par ses refus l’allié de l’assemblée, qui se déclarait son soutien. Il faut à chaque époque un homme qui serve de chef et dont le nom soit l’étendard d’un parti ; tant que l’assemblée eut à lutter contre la cour, cet homme fut Necker. à la première séance, la partie du clergé qui s’était réunie à l’assemblée dans l’église de Saint-Louis vint de nouveau siéger avec elle ; peu de jours après, quarante-sept membres de la noblesse, parmi lesquels se trouvait le duc d’Orléans, opérèrent aussi leur réunion, et la cour se vit enfin obligée d’inviter elle-même la majorité de la noblesse et la minorité du clergé à cesser une dissidence désormais inutile. Le 27 juin la délibération devint générale ; les ordres cessèrent d’exister de droit, et bientôt disparurent de fait. Ils avaient conservé, même dans la salle commune, des places distinctes, qui finirent par être confondues ; les vaines prééminences de corps devaient s’évanouir en présence de l’autorité nationale. La cour, après avoir inutilement tenté d’empêcher la formation de l’assemblée, n’avait plus qu’à s’associer à elle pour diriger ses travaux. Elle pouvait encore, avec la prudence et de la bonne foi, réparer ses fautes et faire oublier ses attaques. Il est des moments où l’on a l’initiative des sacrifices ; il en est d’autres où il ne reste plus qu’à se donner le mérite de leur acceptation. à l’ouverture des états généraux, le roi aurait pu faire lui-même la constitution ; il allait aujourd’hui la recevoir de l’assemblée ; s’il se fût soumis à cette position, il l’eût infailliblement améliorée. Mais, revenus de la première surprise de la défaite, les conseillers de Louis XVI résolurent de recourir à l’emploi des baïonnettes après avoir échoué dans celui de l’autorité. Ils lui firent entendre que le mépris des ordres, la sûreté de son trône, le maintien des lois du royaume, la félicité même de son peuple exigeaient qu’il rappelât l’assemblée à la soumission ; que cette dernière, placée à Versailles, voisine de Paris, deux villes déclarées en sa faveur, devait être domptée par la force ; qu’il fallait la transférer dans un autre lieu, ou la dissoudre ; que cette résolution était urgente, afin de l’arrêter dans sa marche, et qu’il était nécessaire pour l’exécuter d’appeler en toute hâte des troupes qui intimidassent l’assemblée et qui continssent Versailles et Paris. Pendant que ces trames s’ourdissaient, les députés de la nation ouvraient leurs travaux législatifs, et préparaient cette constitution si impatiemment attendue et qu’ils croyaient ne devoir plus être retardée. Des adresses leur étaient envoyées de Paris et des principales villes du royaume ; on les félicitait de leur sagesse, et on les encourageait à poursuivre l’œuvre de la régénération française. Sur ces entrefaites les troupes arrivaient en grand nombre : Versailles prenait l’aspect d’un camp ; la salle des états était environnée de gardes, l’entrée en était interdite aux citoyens ; Paris était cerné par divers corps d’armée, qui semblaient postés pour en faire, suivant le besoin, le blocus ou le siége. Ces immenses préparatifs militaires, des trains d’artillerie venus des frontières, la présence des régiments étrangers, dont l’obéissance était sans bornes, annonçaient des projets sinistres. Le peuple était inquiet et agité ; l’assemblée voulut éclairer le monarque et lui demander le renvoi des troupes. Sur la proposition de Mirabeau, elle fit, le 9 juillet, une adresse au roi, respectueuse et ferme, mais qui fut inutile. Louis XVI déclara qu’il était seul juge de la nécessité de faire venir ou de renvoyer les troupes, assura que ce n’était là qu’une armée de précaution pour empêcher les troubles et garder l’assemblée ; il lui offrit d’ailleurs de la transférer à Noyon ou à Soissons, c’est-à-dire de la placer entre deux armées, de la priver de l’appui du peuple. Paris était dans la plus grande fermentation ; cette ville
immense était unanime dans son dévouement à l’assemblée. Les périls dont les
représentants de la nation étaient menacés, les siens propres et le défaut de
subsistances la disposaient à un soulèvement. Les capitalistes, par intérêt
et dans la crainte de la banqueroute ; les hommes éclairés et toute la classe
moyenne, par patriotisme ; le peuple, pressé par ses besoins, rejetant ses
souffrances sur les privilégiés et sur la cour, désireux d’agitation et de
nouveautés, avaient embrassé avec chaleur la cause de la révolution. Il est
difficile de se figurer le mouvement qui agitait cette capitale de Le lendemain dimanche, 12 juillet, on apprit à Paris, vers les quatre heures du soir, la disgrâce de Necker et son départ pour l’exil. Cette mesure y fut considérée comme l’exécution du complot dont on avait aperçu les préparatifs. Dans peu d’instants, la ville fut dans la plus grande agitation, des rassemblements se formèrent de toutes parts, plus de dix mille personnes se rendirent au Palais-Royal, émues par cette nouvelle, disposées à tout, mais ne sachant quelle mesure prendre. Un jeune homme, plus hardi que les autres et l’un des harangueurs habituels de la foule, Camille Desmoulins, monte sur une table, un pistolet à la main, et il s’écrie : Citoyens, il n’y a point un moment à perdre ; le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes ! Ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes. On approuve par de bruyantes acclamations. Il propose de prendre des cocardes pour se reconnaître et se défendre. Voulez-vous, dit-il, le vert, couleur de l’espérance, ou le rouge, couleur de l’ordre libre de Cincinnatus ? — Le vert ! Le vert ! répond la multitude. L’orateur descend de la table, attache une feuille d’arbre à son chapeau, tout le monde l’imite ; les marronniers du palais sont presque dépouillés de leurs feuilles, et cette troupe se rend en tumulte chez le sculpteur Curtius. On prend les bustes de Necker et du duc d’Orléans, car le bruit que ce dernier devait être exilé s’était aussi répandu ; on les entoure d’un crêpe, et on les porte en triomphe. Ce cortège traverse les rues Saint-Martin, Saint-Denis, Saint-Honoré, et se grossit à chaque pas. Le peuple fait mettre chapeau bas à tous ceux qu’il rencontre. Le guet à cheval se trouve sur sa route, il le prend pour escorte. Le cortège s’avance ainsi jusqu’à la place Vendôme, où l’on promène les deux bustes autour de la statue de Louis XIV. Un détachement de royal allemand arrive, veut disperser le cortège, est mis en fuite à coups de pierres, et la multitude, continuant sa route, parvient jusqu’à la place Louis XV. Mais là elle est assaillie par les dragons du prince de Lambesc ; elle résiste quelques moments, puis est enfoncée ; le porteur d’un des bustes et un soldat des gardes françaises sont tués : le peuple se disperse, une partie fuit vers les quais, une autre se replie en arrière sur les boulevards, le reste se précipite dans les Tuileries par le pont Tournant. Le prince de Lambesc les poursuit dans le jardin, le sabre nu, à la tête de ses cavaliers ; il charge une multitude sans armes, qui n’était point du cortège et qui se promenait paisiblement. Dans cette charge, un vieillard est blessé d’un coup de sabre ; on se défend avec des chaises, on monte sur les terrasses ; l’indignation devient générale, et le cri aux armes ! Retentit bientôt partout, aux Tuileries, au Palais-Royal, dans la ville et dans les faubourgs. Le régiment des gardes françaises était, comme nous
l’avons déjà dit, bien disposé pour le peuple : aussi l’avait-on consigné
dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant malgré cela qu’il ne prît
parti, donna ordre à soixante dragons d’aller se poster en face de son dépôt,
situé dans Pendant cette soirée, le peuple s’était transporté à l’hôtel de ville, et avait demandé qu’on sonnât le tocsin, que les districts fussent réunis et les citoyens armés. Quelques électeurs s’assemblèrent à l’hôtel de ville, et ils prirent l’autorité en main. Ils rendirent, pendant ces jours d’insurrection, les plus grands services à leurs concitoyens et à la cause de la liberté par leur courage, leur prudence et leur activité ; mais, dans la première confusion du soulèvement, il ne leur fut guère possible d’être écoutés. Le tumulte était à son comble, chacun ne recevait d’ordre que de sa passion. à côté des citoyens bien intentionnés étaient des hommes suspects qui ne cherchaient dans l’insurrection qu’un moyen de désordre et de pillage. Des troupes d’ouvriers, employés par le gouvernement à des travaux publics, la plupart sans domicile, sans aveu, brûlèrent les barrières, infestèrent les rues, pillèrent quelques maisons ; ce furent eux qu’on appela les brigands. La nuit du 12 au 13 se passa dans le tumulte et dans les alarmes. Le départ de Necker, qui venait de soulever la capitale, ne produisit pas un moindre effet à Versailles et dans l’assemblée. La surprise et le mécontentement y furent les mêmes. Les députés se rendirent de grand matin dans la salle des états ; ils étaient mornes, et leur tristesse venait bien plus d’indignation que d’abattement. À l’ouverture de la séance, dit un député, plusieurs adresses d’adhésion aux décrets furent écoutées dans le morne silence de l’assemblée, moins attentive à la lecture qu’à ses propres pensées. Mounier prit la parole ; il dénonça le renvoi des ministres chers à la nation, le choix de leurs successeurs ; il proposa une adresse au roi pour lui demander leur rappel, lui faire entrevoir le danger des mesures violentes, les malheurs qui pouvaient suivre l’approche des troupes, et lui dire que l’assemblée s’opposait solennellement à une infâme banqueroute. à ces mots, l’émotion jusque-là contenue de l’assemblée éclata par des battements de mains et par des cris d’approbation. Lally-Tollendal, ami de Necker, s’avança ensuite d’un air triste, demanda la parole, et prononça un long et éloquent éloge du ministre exilé. Il fut écouté avec le plus grand intérêt ; sa douleur répondait au deuil public, la cause de Necker était celle de la patrie. La noblesse elle-même fit cause commune avec les membres du tiers état, soit qu’elle considérât le péril comme étant commun, soit qu’elle craignît d’encourir le même blâme que la cour si elle ne désapprouvait pas sa conduite, soit qu’elle obéît à l’entraînement général. Un député noble, le comte de Virieu, donna l’exemple, et
dit : Réunis pour la constitution, faisons la
constitution : resserrons nos liens mutuels : renouvelons, confirmons,
consacrons les glorieux arrêtés du 17 juin ; unissons-nous à cette résolution
célèbre du 20 du même mois. Jurons tous, oui, tous, tous les ordres réunis,
d’être fidèles à ces illustres arrêtés qui seuls aujourd’hui peuvent sauver
le royaume. La constitution sera faite, ajouta le duc de L’assemblée vit alors qu’elle n’avait plus à compter que
sur elle-même, et que les projets de la cour étaient irrévocablement arrêtés.
Loin de se décourager, elle n’en devint que plus ferme, et sur-le-champ à
l’unanimité des suffrages, elle décréta la responsabilité des ministres
actuels et de tous les conseillers du roi, de quelque rang et état qu’ils
pussent être ; elle vota des regrets à Necker et aux ministres disgraciés ;
elle déclara qu’elle ne cesserait d’insister sur l’éloignement des troupes et
sur l’établissement des milices bourgeoises ; elle plaça la dette publique sous
la sauvegarde de la loyauté française, et persista dans tous ses arrêtés
précédents. Après ces mesures, elle en prit une dernière, qui n’était pas la
moins nécessaire : craignant que, pendant la nuit, on ne fermât militairement
la salle des états pour disperser l’assemblée, elle s’établit en permanence
jusqu’à nouvel ordre ; elle décida qu’une partie des députés siégerait
pendant la nuit, et qu’une autre viendrait la relever de grand matin. Pour
épargner la fatigue d’une présidence continuelle au vénérable archevêque de
Vienne, on nomma un vice-président, qui devait le suppléer dans ces moments
extraordinaires. Le choix tomba sur À Paris, l’insurrection prit le 13 un caractère plus
régulier. Dès le matin, le peuple se présenta à l’hôtel de ville ; on sonna
le tocsin de la maison commune et celui de toutes les églises, des tambours
parcoururent les rues en convoquant les citoyens. On se rassembla sur les
places publiques ; des troupes se formèrent sous le nom de volontaires du
Palais-Royal, volontaires des Tuileries, de Vers le même temps, on vint annoncer que la maison des lazaristes, qui contenait beaucoup de grains, avait été dévastée, qu’on avait forcé le garde-meuble pour y prendre de vieilles armes, et que les boutiques des armuriers étaient pillées. On craignit les plus grands excès de la part de la multitude ; elle était déchaînée et il paraissait difficile de maîtriser sa fougue. Mais elle était dans un moment d’enthousiasme et de désintéressement. Elle désarma elle-même les gens suspects ; le blé trouvé chez les lazaristes fut porté à la halle ; on ne pilla aucune maison ; les voitures, les chariots, remplis de provisions, de meubles, de vaisselle, arrêtés aux portes de la ville, furent conduits à la place de Grève, devenue un vaste entrepôt. La foule s’y annoncerait d’un moment à l’autre en faisant toujours entendre le cri : des armes ! Il était alors près d’une heure. Le prévôt des marchands annonça l’arrivée prochaine de douze mille fusils de la manufacture de Charleville, qui seraient bientôt suivis de trente mille autres. Cette assurance apaisa pour quelque temps le peuple, et le
comité se livra avec un peu plus de calme à l’organisation de la milice
bourgeoise. En moins de quatre heures le plan fut rédigé, discuté, adopté,
imprimé et affiché. On décida que la garde parisienne serait portée jusqu’à
nouvel ordre à quarante-huit mille hommes. Tous les citoyens furent invités à
se faire inscrire pour y être incorporés ; chaque district eut son bataillon,
chaque bataillon ses chefs ; on offrit le commandement de cette armée
bourgeoise au duc d’Aumont, qui demanda vingt-quatre heures pour se décider.
En attendant, le marquis de Le peuple attendait impatiemment l’effet des promesses du prévôt des marchands ; les fusils n’arrivaient pas, le soir approchait, on craignait pour la nuit une attaque de la part des troupes. On se crut trahi en apprenant que cinq milliers de poudre sortaient secrètement de Paris, et que le peuple des barrières venait de les arrêter. Mais bientôt les caisses arrivèrent, portant pour étiquette artillerie. Leur vue calma l’effervescence ; on les escorta à l’hôtel de ville ; on crut qu’elles contenaient les fusils attendus de Charleville : on les ouvrit, et on les trouva remplies de vieux linge et de morceaux de bois. Alors le peuple cria à la trahison, il éclata en murmures et en menaces contre le comité et contre le prévôt des marchands. Celui-ci s’excusa, dit qu’il avait été trompé, et, pour gagner du temps, ou pour se débarrasser de la foule, il l’envoya aux Chartreux, afin d’y chercher des armes. Mais il n’y en avait point, et elle en revint plus défiante et plus furieuse. Le comité vit alors qu’il n’avait point d’autres ressources pour armer Paris et pour guérir le peuple de ses soupçons que de faire forger des piques ; il ordonna d’en fabriquer cinquante mille, et sur-le-champ on se mit à l’œuvre. Pour éviter les excès de la nuit précédente, la ville fut illuminée, et des patrouilles la parcoururent dans tous les sens. Le lendemain, le peuple, qui n’avait pas pu trouver des armes la veille, vint en demander de très grand matin au comité, en lui reprochant les refus et les défaites de la veille. Le comité en avait fait chercher vainement ; il n’en était point venu de Charleville ; on n’en avait point trouvé aux Chartreux ; l’Arsenal même était vide. Le peuple, qui ne se contentait ce jour-là d’aucune excuse et qui se croyait de plus en plus trahi, se porta en masse vers l’hôtel des Invalides, qui contenait un dépôt d’armes considérable. Il ne montra aucune crainte des troupes établies au Champ-de-Mars, pénétra dans l’hôtel malgré les instances du gouverneur, M. de Sombreuil, trouva vingt-huit mille fusils cachés dans les caves, s’en empara, prit les sabres, les épées, les canons, et emporta toutes ces armes en triomphe. Les canons furent placés à l’entrée des faubourgs, au château des Tuileries, sur les quais, sur les ponts, pour la défense de la capitale contre l’invasion des troupes, à laquelle on s’attendait d’un moment à l’autre. Pendant cette matinée même on donna l’alarme en annonçant
que les régiments postés à Saint-Denis étaient en marche, et que les canons
de Un député du district de Saint-Louis de Mais la multitude impatiente demandait la reddition de la
forteresse. De temps en temps on entendait s’élever du milieu d’elle ces
paroles : nous voulons Le comité de l’hôtel de ville était dans la plus grande
anxiété. Le siége de Il y avait plus de quatre heures qu’elle était assiégée,
lorsque les gardes françaises survinrent avec du canon. Leur arrivée fit
changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se
rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort qui l’attendait, voulut faire
sauter la forteresse, et s’ensevelir sous ses débris et sous ceux du
faubourg. Il s’avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers
les poudres. La garnison l’arrêta elle-même, arbora pavillon blanc sur la
plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de paix. Mais les
assaillants combattaient et s’avançaient toujours en criant : abaissez les
ponts ! à travers les créneaux un officier suisse demanda à capituler et à
sortir avec les honneurs de la guerre. — Non, non !
s’écria la foule. — Le même officier proposa de mettre bas les armes si on
leur promettait la vie sauve. — Abaissez le pont,
lui répondirent les plus avancés des assaillants ; il
ne vous arrivera rien. — Sur cette assurance, ils ouvrirent la porte,
abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans Le comité permanent ignorait l’issue du combat. La salle
des séances était encombrée d’une multitude furieuse qui menaçait le prévôt
des marchands et les électeurs. Flesselles commençait à être inquiet de sa
position : il était pâle, troublé ; en butte aux reproches et aux plus
violentes menaces, on l’avait forcé de se rendre de la salle du comité dans
la salle de l’assemblée générale, où était réunie une immense quantité de
citoyens. — Qu’il vienne, qu’il nous suive !
Avait-on crié de toutes parts. — C’en est
trop, répondit Flesselles ; marchons,
puisqu’ils le veulent ; allons où je suis attendu. —Mais à peine
était-il arrivé dans la grande salle que l’attention de la multitude fut
détournée par des cris qui s’élevèrent de la place de Grève ; on entendit : Victoire ! Victoire ! Liberté ! C’étaient les
vainqueurs de Mais alors vint le tour du malheureux Flesselles. On prétend qu’une lettre trouvée sur Delaunay prouvait sa trahison, qu’on soupçonnait déjà. J’amuse, lui disait-il, les Parisiens avec des cocardes et des promesses ; tenez bon jusqu’à ce soir ; vous aurez du renfort. Le peuple se pressa autour du bureau. Les plus modérés demandèrent qu’on se saisît de lui, et qu’il fût mis dans les prisons du Châtelet ; mais d’autres s’y opposèrent en disant qu’il fallait le conduire au Palais-Royal, pour y être jugé. Ce dernier vœu devint le vœu général. — Au Palais-Royal, au Palais-Royal ! s’écria-t-on de toutes parts. Eh bien ! Soit, messieurs, répondit Flesselles d’un air assez tranquille, allons au Palais-Royal. — À ces mots, il descendit de l’estrade, traversa la foule, qui s’ouvrit sur ses pas et qui le suivit sans lui faire aucune violence. Mais au coin du quai Pelletier un inconnu s’avança vers lui, et l’étendit mort d’un coup de pistolet. Après ces scènes d’armement, de tumulte, de combat, de vengeances, de meurtres, les Parisiens, qui s’attendaient pendant la nuit à une attaque que tout semblait faire craindre, se disposèrent à recevoir les ennemis. La population entière se mit à l’œuvre pour fortifier la ville. On forma des barricades, on ouvrit des retranchements, on dépava les rues, on forgea des piques, on fondit des balles ; les femmes transportèrent les pierres en haut des maisons pour écraser les soldats ; la garde nationale se partagea les postes ; Paris ressembla à un immense atelier et à un vaste camp, et toute cette nuit fut passée sous les armes et dans l’attente du combat. Pendant que l’insurrection de Paris prenait ce caractère de fougue, de durée, de succès, que faisait-on à Versailles ? La cour se disposait à réaliser ses desseins contre la capitale et contre l’assemblée. La nuit du 14 au 15 était fixée pour l’exécution. Le baron de Breteuil, chef du ministère, avait promis de relever dans trois jours l’autorité royale. Le commandant de l’armée réunie sous Paris, le maréchal de Broglie, avait reçu des pouvoirs illimités de toute espèce. Le 13, la déclaration du 23 juin devait être renouvelée, et le roi, après avoir forcé l’assemblée à l’accepter, devait la dissoudre. Quarante mille exemplaires de cette déclaration étaient prêts pour être répandus dans tout le royaume ; et, afin de subvenir aux besoins pressants du trésor, on avait fabriqué pour plus de cent millions de billets d’état. Le mouvement de Paris, loin de contrarier la cour, favorisait ses vues. Jusqu’au dernier moment elle le considéra comme une émeute passagère, facile à réprimer ; elle ne croyait ni à sa persévérance ni à sa réussite, et il ne lui paraissait pas possible qu’une ville de bourgeois pût résister à une armée. L’assemblée connaissait tous ces projets. Depuis deux jours, elle siégeait continuellement au milieu des inquiétudes et des alarmes. Elle ignorait une grande partie de ce qui se passait à Paris. Tantôt on annonçait que l’insurrection était générale et que Paris marchait sur Versailles, tantôt que les troupes se mettaient en mouvement contre la capitale. On croyait entendre le canon, et l’on plaçait l’oreille à terre pour s’en assurer. Le 14 au soir, on annonça que le roi devait partir pendant la nuit, et que l’assemblée était laissée à la merci des régiments étrangers. Cette dernière crainte n’était pas sans fondement ; une voiture était constamment attelée, et depuis plusieurs jours les gardes du corps ne quittaient pas leurs bottes. D’ailleurs, à l’Orangerie, il s’était passé des scènes vraiment alarmantes : on avait préparé, par des distributions de vin et des encouragements, les troupes étrangères à leur expédition. Tout portait à croire que le moment décisif était venu. Malgré l’approche et le redoublement du danger,
l’assemblée se montrait inébranlable, et poursuivait ses premières résolutions.
Mirabeau, qui le premier avait demandé le renvoi des troupes, provoqua
l’envoi d’une nouvelle députation. Elle venait de partir lorsqu’un député, le
vicomte de Noailles, arrivant de Paris, fit part à l’assemblée des progrès de
l’insurrection, annonça le pillage des Invalides, l’armement du peuple et le
siége de Sur ces entrefaites, deux électeurs, MM. Ganilh et Bancal
des Issarts, envoyés par le comité de l’hôtel de ville en députation auprès
de l’assemblée, lui confirmèrent tout ce qu’elle venait d’apprendre. Ils lui
firent part des arrêtés que les électeurs avaient pris pour le bon ordre et
la défense de la capitale ; ils annoncèrent les malheurs arrivés au pied de Peu de temps après, les députés d’Ormesson et Duport
vinrent annoncer à l’assemblée la prise de la Bastille, la mort de Flesselles
et celle de Delaunay. On voulait envoyer une troisième députation au roi, et
demander de nouveau l’éloignement des troupes. — Non,
dit Clermont-Tonnerre, laissons-leur la nuit pour
conseil ; il faut que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent
l’expérience. C’est dans cet état que l’assemblée passa la nuit. Le
matin une nouvelle députation fut nommée pour faire envisager à Louis XVI les
calamités qui suivraient un plus long refus. C’est alors que Mirabeau,
arrêtant les députés sur le point de partir, s’écria : dites-lui bien, dites-lui que les hordes étrangères dont
nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des
favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents
; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés d’or et de
vin, ont prédit dans leurs chants impies l’asservissement de Mais, au même instant, le roi venait se rendre au milieu
de l’assemblée. Le duc de Liancourt, profitant de l’accès que lui donnait
auprès de sa personne la charge de grand-maître de la garde-robe, lui avait
appris, pendant la nuit, la défection des gardes françaises, l’attaque et la
prise de Cette nouvelle répandit l’allégresse à Versailles et à
Paris, où le peuple rassuré passa subitement de l’animosité à la
reconnaissance. Louis XVI, rendu à lui-même, sentait combien il lui importait
d’aller en personne apaiser la capitale, de reconquérir son affection et de se
concilier ainsi la puissance populaire. Il fit annoncer à l’assemblée qu’il
rappelait Necker, et qu’il se rendrait le lendemain à Paris. L’assemblée
avait déjà nommé une députation de cent membres, qui précéda le roi dans la
capitale. Elle fut accueillie avec enthousiasme. Bailly et Les deux nouveaux magistrats allèrent, le 27, recevoir le roi à la tête de la municipalité et de la garde parisienne. — Sire, lui dit Bailly, j’apporte à votre majesté les clefs de sa bonne ville de Paris : ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple ; ici le peuple a reconquis son roi. De la place Louis XV à l’hôtel de ville, le roi traversa une haie de garde nationale placée sur trois ou quatre rangs, armée de fusils, de piques, de lances, de faux et de bâtons. Les visages avaient encore quelque chose de sombre, et on ne faisait entendre que le cri souvent répété de vive la nation ! Mais, quand Louis XVI fut descendu de voiture, qu’il eut reçu des mains de Bailly la cocarde tricolore, et que, sans gardes, entouré de la foule, il fut entré avec confiance dans l’hôtel de ville, des applaudissements et des cris de Vive le roi ! éclatèrent de toutes parts. La réconciliation fut entière : Louis XVI reçut les plus grands témoignages d’affection. Après avoir sanctionné les nouvelles magistratures, et approuvé le choix du peuple, il repartit pour Versailles, où l’on n’était pas sans inquiétude sur son voyage à cause des troubles précédents. L’assemblée nationale l’attendait dans l’avenue de Paris ; elle l’accompagna jusqu’au château, où la reine vint, avec ses enfants, se jeter dans ses bras. Les ministres contre-révolutionnaires et tous les auteurs
des desseins qui venaient de manquer quittèrent la cour. Le comte d’Artois et
ses deux fils, le prince de Condé, le prince de Conti, la famille Polignac,
avec une suite nombreuse, sortirent de France. Ils allèrent s’établir à
Turin, où le comte d’Artois et le prince de Condé furent bientôt rejoints par
Calonne, qui se fit leur agent. C’est ainsi que commença la première
émigration. Les princes émigrés ne tardèrent pas à provoquer la guerre civile
dans le royaume et la formation d’une coalition européenne contre Cette généreuse démarche était imprudente dans ce moment de défiance et d’exaltation ; Necker ne connaissait pas le peuple ; il ne savait point avec quelle facilité il soupçonne ses chefs et brise ses idoles. Celui-ci crut qu’on voulait soustraire ses ennemis aux peines qu’ils avaient encourues ; les districts s’assemblèrent, l’illégalité de l’amnistie, prononcée par une assemblée sans mission, fut vivement attaquée, et les électeurs eux-mêmes la révoquèrent. Sans doute il fallait conseiller le calme au peuple et le rappeler à la miséricorde ; mais le meilleur moyen était de demander, au lieu de l’élargissement des accusés, un tribunal qui les enlevât à la juridiction meurtrière de la multitude. Dans certains cas, ce qui est le plus humain n’est pas ce qui le paraît le plus. Necker, sans rien obtenir, déchaîna le peuple contre lui, et les districts contre les électeurs ; il commença dès lors à lutter avec la révolution, dont il croyait pouvoir se rendre maître, parce qu’il en avait été un instant le héros. Mais un homme est bien peu de chose pendant une révolution qui remue les masses ; le mouvement l’entraîne ou l’abandonne ; il faut qu’il précède ou qu’il succombe. Dans aucun temps on n’aperçoit plus clairement la subordination des hommes aux choses : les révolutions emploient beaucoup de chefs, et, lorsqu’elles se donnent, elles ne se donnent qu’à un seul. Les suites du 14 juillet furent immenses. Le mouvement de Paris se communiqua aux provinces ; le peuple, à l’imitation de celui de la capitale, s’y organisa partout en municipalités pour se régir, et en gardes nationales pour se défendre. L’autorité ainsi que la force se déplacèrent entièrement ; la royauté les avait perdues par sa défaite, et la nation les avait conquises. Les nouveaux magistrats étaient seuls puissants et seuls obéis ; les anciens étaient devenus l’objet de la défiance. Dans les villes, on se déchaînait contre eux et contre les privilégiés qu’on supposait, non sans raison, ennemis du changement qui venait de s’opérer. Dans les campagnes, on incendiait les châteaux, et les paysans brûlaient les titres de leurs seigneurs. Il est rare que, dans un moment de victoire, on n’abuse pas de la puissance. Il importait, pour apaiser le peuple, de détruire les abus, afin qu’en voulant s’y soustraire, il ne confondît point les privilèges avec les propriétés. Les ordres avaient disparu ; l’arbitraire était détruit ; leur ancien accompagnement, l’inégalité, devait être supprimé. C’est par là qu’il fallait procéder à l’établissement de l’ordre nouveau ; ces préliminaires furent l’œuvre d’une seule nuit. L’assemblée avait adressé au peuple des proclamations propres à rétablir le calme. L’érection du Châtelet en tribunal chargé de juger les conspirateurs du 14 juillet avait aussi contribué à ramener l’ordre en satisfaisant la multitude. Il restait à prendre une mesure plus importante, celle de l’abolition des privilèges. Le soir du 4 août, le vicomte de Noailles en donna le signal : il proposa le rachat des droits féodaux et la suppression des servitudes personnelles. Cette motion commença les sacrifices de tous les privilégiés : il s’établit entre eux une rivalité d’offrandes et de patriotisme. L’entraînement devint général ; en quelques heures on décréta la cessation de tous les abus. Le duc du Châtelet proposa le rachat des dîmes et leur changement en taxe pécuniaire ; l’évêque de Chartres, la suppression du droit exclusif de chasse ; le comte de Virieu, celle des fuies et des colombiers. L’abolition des justices seigneuriales, celle de la vénalité des charges de la magistrature, celle des immunités pécuniaires et de l’inégalité des impôts, celle du casuel des curés, des annates de la cour de Rome, de la pluralité des bénéfices, des pensions obtenues sans titres, furent successivement proposées et admises. Après les sacrifices des particuliers vinrent ceux des corps, des villes et des provinces. Les jurandes et les maîtrises furent abolies. Un député du Dauphiné, le marquis de Blacons, prononça au nom de sa province une renonciation solennelle à ses privilèges. Les autres provinces imitèrent le Dauphiné, et les villes suivirent l’exemple des provinces. Une médaille fut frappée pour éterniser la mémoire de ce jour, et l’assemblée décerna à Louis XVI le titre de restaurateur de la liberté française. Cette nuit, qu’un ennemi de la révolution appela dans le
temps La révolution avait eu une marche bien rapide, et avait obtenu en peu de temps de bien grands résultats ; elle eût été moins prompte et moins complète si elle n’eût pas été attaquée. Chaque refus devint pour elle l’occasion d’un succès ; elle déjoua l’intrigue, résista à l’autorité, triompha de la force ; et, au moment où nous sommes parvenus, tout l’édifice de la monarchie absolue avait croulé par la faute de ses chefs. Le 17 juin avait vu disparaître les trois ordres, et les états généraux se changer en assemblée de la nation ; le 23 juin avait été le terme de l’influence morale de la royauté ; le 14 juillet, celui de sa puissance matérielle : l’assemblée avait hérité de l’une, et le peuple de l’autre ; enfin, le 4 août avait été le complément de cette première révolution. L’époque que nous venons de parcourir se détache des autres d’une manière saillante ; pendant sa courte durée, la force se déplace, et tous les changements préliminaires s’accomplissent. L’époque qui suit est celle où le nouveau régime se discute, s’établit, et où l’assemblée, après avoir été destructive, devient constituante. |