ZÉNOBIE (SEPTMIA), reine de
Palmyre, gouverna cette ville et la plupart des provinces orientales de l’empire
romain depuis 367, époque de la mort d’Odenath, son époux, jusqu’à l’an 272,
où Aurélien la conduisit captive à Rome (voy. ODENATH).
L’intérêt romanesque dont le caractère de cette femme célèbre fut entouré aux
yeux mêmes de ses contemporains a subjugué fa postérité et jusqu’aux
critiques modernes. Ceux qui me blâment d’avoir triomphé d’une femme,
écrivait Aurélien aux sénateurs, ne savent point
quelle femme est Zénobie. Si Odenath a vu fuir Sapor devant lui, s’il a
pénétré jusqu’à Ctésiphon, il l’a dû à la prudence et au courage de son
épouse. Ces éloges des contemporains ont été surchargés par la
rhétorique puérile des écrivains de l’Histoire
Auguste. Une femme belle et courageuse, combattant près de son époux,
partageant son temps entre les leçons de Longin, l’embellissement de Palmyre,
et le gouvernement d’un vaste empire créé par elle et par Odenath ; quelle
heureuse occasion d’allusions classiques aux Amazones[1], à Sémiramis[2] et à Cléopâtre !
Grâce à cet esprit romanesque, on a expliqué par le grandes qualités de
Zénobie tout ce que les Arabes firent de glorieux trois siècles avant les conquêtes
de l’islamisme. Nous ne connaissons guère le génie arabe que modifié par la
religion de Mahomet ; combien il eût été curieux de l’étudier chez une tribu
commerçante, où il avait éprouvé l’influence de la civilisation grecque ! d’expliquer
ce phénomène singulier de l’existence de Palmyre ; élevant ses portiques
corinthiens au milieu d’une mer de sable, comme Venise au milieu des eaux !
Nous essayerons de rendre, au moins en partie, à la reine de Palmyre la
physionomie originale que lui ont ôtée les historiens grecs et romains.
Zénobie, fille d’Amrou, fils de Dharb, fils de Hassan, roi arabe, de la
partie méridionale de la
Mésopotamie, épousa en secondes noces le célèbre Odenath,
chef des tribus du désert voisin de Palmyre, et l’un des sénateurs de cette
ville puissante. Elle partagea les fatigues de son époux dans ces brillantes
expéditions où les Arabes humilièrent l’orgueil de Sapor, et le poursuivirent
jusqu’aux murs de Ctésiphon. Ce courage, que les Romains nous ont présenté
comme un trait distinctif du caractère de Zénobie, paraît avoir été commun
chez les femmes arabes ; c’était une nécessité de leur vie aventureuse au
milieu du désert. Dans les premières guerres de l’islamisme, un grand nombre
de femmes suivaient leurs pères et leurs époux. Le génie militaire des Arabes
annonça sous Odenath l’essor qu’il devait prendre sous les premiers califes,
ce vaillant chef avait repoussé les invasions des Perses et des Scythes, et
Gallien n’avait pu sauver l’honneur de l’empire qu’en lui accordant le titre
de général de l’Orient, dont il était déjà le maître. Il l’avait même reconnu
pour Auguste, lorsque Odenath périt dans une fête où il célébrait le jour de
sa naissance, assassiné par un de ses neveux et par un Méonius qui essaya
inutilement de lui succéder. Selon quelques auteurs, le neveu d’Odenath avait
voulu se venger d’un châtiment que lui était infligé son oncle pour avoir
dans une chasse frappé avant lui par trois fois les bêtes qu’il
poursuivaient. Zénobie punit les meurtriers, mais profita de leur crime et
passa pour leur complice. Outre les deux enfants qu’elle avait eus d’Odenath (Hérennius et Timolaüs),
elle avait de son premier époux un fils nommé Athénodore ou Ouaballath, dont
les intérêts la rendaient ennemie implacable d’un fils de son époux appelé
Ouorodes, l’objet de la prédilection d’Odenath, et qui devait lui succéder.
Ouorodes périt avec son père, et Zénobie revêtit Ouaballath de la pourpre, se
réservant le titre de reine de l’Orient. Assistée d’abord des amis d’Odenath (Zosime), c’est-à-dire
probablement des chefs arabes qui l’avaient si utilement secondé, Zénobie
continua les conquêtes de son époux, et résista aux forces que Gallien envoya
contre elle. Palmyre étendait alors sa domination de l’Euphrate jusqu’à la Méditerranée, et
depuis les déserts de l’Arabie jusqu’au centre de l’Asie mineure. Un parti d’Égyptiens,
à la tête duquel se trouvait un Timagène offrait de livrer l’Égypte à
Zénobie. Cette province fut envahie par le Palmyrénien Zabdas[3] (voy. ZABDAS) (1). D’abord vainqueurs,
puis repoussés par le général romain Probus, ils le battirent prés de
Memphis, grâce à la connaissance des lieux que possédait Timagène ; ce qui
porterait à croire que ce Timagène était à la tête des Égyptiens indigènes
contre les Romains. Trébellius Pollion fait entendre que, malgré la défaite
de Probus ou Probatus, tous les Égyptiens revinrent au gouvernement romain,
et jurèrent fidélité à l’empereur Claude. Quoi qu’il en soit, pendant cette
courte période (de
267 à 270), Palmyre fut comme la capitale de l’Orient. C’est alors
sans doute que ses habitants, enrichis des dépouilles de tant de peuples,
élevèrent ces prodigieux monuments qui font encore l’admiration du voyageur.
Quelques-uns les ont attribués en grande partie à l’empereur Adrien, qui,
dit-on, rebâtit Palmyre. Mais est-il vraisemblable qu’un empereur ait dépensé
des sommes énormes pour embellir une des villes les plus éloignées de l’empire
? Les carrières voisines donnent, il est vrai, du marbre, mais le porphyre ne
peut y être apporté que de très loin. Le luxe de l’architecture est volontiers
déployé par de riches marchands devenus conquérants, qui concentrent dans un
territoire étroit les richesses qu’ils ont recueillies dans les pays
lointains, comme l’attestent les jardins de la Hollande et les
édifices magnifiques de Florence et de Gènes. Les inscriptions prouvent que
ces monuments furent élevés, au moins pour la plupart, par des citoyens de
Palmyre. Mais en même temps Zénobie en fondait un plus utile sur les bords de
l’Euphrate : c’était une ville forte à laquelle elle donna son nom, et qui
devait faciliter ou défendre aux Perses le passage du fleuve, selon l’intérêt
de Palmyre. Dans la suite Justinien la fit relever de ses ruines (Procope, Edif., liv. 2, chap. 8). Malgré
tant d’éclat et de puissance, la domination de Palmyre dans l’Orient était
loin d’être affermie. Ce vaste empire était composé d’éléments trop
hétérogènes ; les peuples qu’il réunissait n’avaient rien de commun, ni les
mœurs, ni la langue, ni la religion. Si nous en croyons le portrait que
Pollion nous a laissé de Zénobie, elle essayait de les concilier, en les
imitant tour à tour. Clémente ou cruelle, selon les circonstances, elle
cherchait à plaire aux Grecs, et à imposer aux barbares. Elle prétendait
descendre des Lagides, et passait même pour avoir fait un abrégé de l’histoire
de l’Égypte et de l’Orient. Elle parlait également le grec, le syriaque et la
langue égyptienne. Elle faisait donner à ses trois fils une éducation toute
romaine, et ne leur laissait parler que la langue latine. En même temps qu’elle
se faisait adorer à la manière des Perses, elle haranguait les troupes comme
les généraux romains, le casque en tête et le bras nu. Avare et sobre comme
les Arabes, elle imitait le faste des Perses, et leur tenait tête dans les
festins. Elle était juive de religion, selon Saint Athanase ; et elle
construisit beaucoup de synagogues, mais n’ôta aucune église aux chrétiens. Peut-être
les orthodoxes n’ont-ils regardé Zénobie comme juive que parce qu’elle
favorisait un évêque accusé de judaïsme (Ruhnken, De Longini vita). Peut-être
aussi doit-on expliquer l’hérésie de Paul de Samosate, évêque d’Antioche, par
le désir de plaire à une juive, reine de l’Orient. La protection qu’elle
accordait à Paul lui aliéna une grande partie des habitants d’Antioche, qui
regardèrent Aurélien, tout païen qu’il était, comme un libérateur. Mais ce qui
dut mètre le plus funeste à Zénobie, c’est la faveur décidée qu’elle accorda
aux Grecs et le crédit du rhéteur Longin, qu’elle avait appelé auprès d’elle
pour lui enseigner la langue et la littérature d’Homère. Une telle préférence
dut éloigner d’une ville devenue toute grecque les tribus arabes qui avaient
fait sa force sous Odenath. Cette conjecture est appuyée par le récit des
deux batailles dans lesquelles Zénobie fut vaincue par Aurélien, près d’Antioche
et près d’Émèse. Nous y voyons, du côté des Palmyréniens, des archers à pied,
mais point de cavalerie légère. Ils plaçaient leur force dans une lourde
cavalerie armée de toutes pièces. Les riches commerçants de Palmyre, qui connaissaient
le prix de la vie, avaient sans doute emprunté aux Parthes cette espèce d’armure
(Plut., Crassus),
quelque incommode qu’elle fût dans les plaines brûlantes de la Syrie. Aurélien
épuisa leurs forces et leur courage par les évolutions rapides de ses
cavaliers maures, qui les livrèrent immobiles à l’épée des légions. Après sa
première défaite, Zabdas, craignant de ne pouvoir échapper d’Antioche avec
Zénobie, proclama qu’il était vainqueur, qu’il avait fait prisonnier
Aurélien, et fit promener dans la ville un homme revêtu des ornements
impériaux. Après la seconde bataille, ils n’essayèrent point de résister dams
Émèse, où les esprits leur étaient trop contraires, et ils se renfermèrent
dans Palmyre, Aurélien les y suivit, et vint mettre le siège devant cette
ville. Quoiqu’elle renfermât des amas d’armes prodigieux et des moyens de
défense de toute espèce, sa situation insulaire, au milieu d’une mer de
sable, la défendait bien mieux encore. La noble
et riche Palmyre, dit Pline l’ancien, voit
ses champs féconds et ses belles eaux enfermés par l’immensité du désert. La
nature a voulu l’isoler du reste du monde. Seule entre les deux grands empires,
elle est toujours, dans les querelles des Romains et des Parthes, la première
inquiétude des deux partis. Une armée ne pouvait assiéger cette
place sans s’exposer à périr de faim. Il était bien difficile d’établir des
convois réguliers de vivres. Les Arabes du désert devaient le plus souvent
les enlever. En outre, il était trop important aux Perses que Palmyre ne
redevînt point entièrement dépendante des Romains ; et l’on avait lieu d’espérer
que Schahpour saisirait cette occasion d’envahir de nouveau l’empire. Ces
considérations diverses inspirèrent aux Palmyréniens une funeste sécurité.
Leur ville était pleine d’armes et de richesses ; mais ils avaient amassé peu
de vivres. Aurélien, qui l’ignorait peut-être, et que la vigueur de leur
résistance commençait à décourager, leur offrit des conditions : la vie à
Zénobie, aux Palmyréniens la garantie de leurs droits ; l’or, l’argent, les
pierreries, la soie, les chenaux et les chanteaux devaient être livrés aux
Romains. La réponse de Zénobie est célèbre. On assure qu’elle la dicta en
syriaque, et l’envoya traduite en grec (Vopiscus). Le ton déclamatoire qu’on y
remarque ne nous semble point une raison suffisante pour douter de son
authenticité. Dans cette lettre, elle se promettait les secours des Perses,
des Arabes et des Arméniens ; mais les Perses étaient distraits par la mort d’Hormisdas,
successeur de Schahpour[4]. Les brigands de la Syrie, nom par lequel elle
semble désigner, dans sa lettre, les tribus arabes qui erraient entre Palmyre
et la Palestine,
furent gagnés ou intimidés par Aurélien, et cessèrent d’inquiéter les convois
de vivres qui alimentaient l’armée romaine. La cavalerie des Sarrasins et des
Arméniens passa du coté de l’empereur. Les conseillers de Zénobie, perdant
tout espoir, lui firent monter le plus léger de ses dromadaires ; et la conduisirent
vers l’Euphrate ; mais elle fut atteinte par les Romains lorsqu’elle entrait
dans la barque pour passer le fleuve. Alors les Palmyréniens se trouvèrent divisés
; les amis de Zénobie, n’attendant aucune grâce, s’obstinaient à défendre la
place, mais ceux qui voulaient sauver leurs richesses et leur vie l’emportèrent.
Aurélien, devenu maître de Palmyre, fit paraître Zénobie devant son tribunal,
et lui demanda comment elle avait osé combattre les empereurs. Le discours
que Pollion lui met dans la bouche est noble et adroit : Je vous reconnais pour empereur, vous qui savez vaincre, mais
je ne pouvais me soumettre à un Gallien ni à un Auréole. Ces
paroles touchèrent peu les farouches illyriens qui composaient les légions.
Ils demandèrent à grands cris la tête de Zénobie. Alors elle abandonna le
personnage héroïque qu’elle avait soutenu jusque-là. Elle demanda grâce pour
une faible femme, égarée par des conseillers perfides, dénonça tous ses amis,
et nomma le Grec Longin comme l’auteur de la lettre si fière qu’elle avait
envoyée à Aurélien, quoique cette lettre eût été écrite originairement en
syriaque. Longin mourut, dit-on, avec courage, et consola ceux qui pleuraient
son malheur[5].
Selon Zosime, Zénobie, emmenée à Rome par Aurélien, mourut de maladie pendant
la route, ou se laissa mourir de faim. Mais, selon Vopiscus, elle se résigna
beaucoup mieux à sa destinée ; après avoir paru au triomphe d’Aurélien à côté
de Tétricus, l’empereur vaincu des Gaules, elle vécut avec ses enfants, comme
une dame romaine, dans la retraite qu’Aurélien lui avait donnée à Tibur, et
qui du temps de Pollion s’appelait encore Zenobia. Enfin si l’on en croyait
Zonare, le vieil Aurélien aurait épousé une des filles de Zénobie, et aurait
donné les autres aux citoyens les plus distingués de Rome. Quelques-uns
prétendent que sa famille subsistait encore au 5e siècle. La
malheureuse Palmyre ne fut point abattue par la défaite de Zénobie ; dans la
même année, ses habitants massacrèrent la garnison romaine, et créèrent un
empereur. La célérité d’Aurélien les empêcha de faire aucun préparatif de
défense ; presque tout fut égorgé sans distinction de sexe ni d’âge. Le
vainqueur lui-même eut regret de cette barbarie ; il fit réparer le temple du
Soleil, et permit au petit nombre de ceux qui avaient échappé au massacre d’habiter
leur ville déserte. Mais dès lors Palmyre n’eut plus d’importance. La route
du commerce était pour jamais détournée. Nous perdons de vue cette ville
jusqu’à l’an 400, où elle est désignée comme le quartier de la Legio prima
Illyricorum, et comme un siège épiscopal dépendant du métropolitain de
Damas. Il paraît qu’elle perdit cette civilisation grecque qui l’avait
embellie dans ses beaux jours, car on n’a pas trouvé dans ses ruines d’inscriptions
grecques plus récentes que l’époque de Zénobie. Partout les Romains ont
respecté les inscriptions d’Odenath ; mais ils semblent avoir effacé
soigneusement les noms de Zénobie et de Ouaballath. D’autres barbares qui
vinrent ensuite camper sur les ruines de Palmyre, les Arabes, les Mameluks et
les Turcs ont partout brisé les statues innombrables dans lesquelles ils croyaient
voir autant d’idoles. Malgré tant d’outrages successifs ; les ruines de
Palmyre ont été en grande partie conservées par la sérénité du climat, et
surtout leur extrême éloignement de tout lieu habité (voy. Rob. WOOD). Les sources de l’histoire de Zénobie
sont : Vopiscus et Trébellius Pollion dans l’Histoire Auguste, Zosime et
Zonare. — Histoire de Palmyre, par Saint-Martin restée inachevée et
manuscrite (voy. SAINT-MARTIN). — Articles ODENATH et LONGIN dans cette
Biographie. — voy. aussi Gibbon, t. 4, de la traduction de M. Guizot. - L’histoire
de Zénobie par Villeforce, dans le tome 9 de la continuation des mémoires
historiques de Sallengre, mérite peu d’être consultée. — Halley, Dissertation
sur l’histoire de Palmyre, dans les Transactions philosophiques,
t. 19, ou dans le tome 3 de l’abrégé de Lowthorp. — On consultera utilement
Eckhel, De doctrina nummorum veterum, t. 7, et les inscriptions
recueillies dans les Voyages pittoresques de Wood. Un savant allemand,
Ernest-Frédéric Wernsdorf, a publié en 1744, à Leipzig : De Septimia
Zenobia, Palmyrenorum Augusta, vol. in-4°. Le P. Jouve a aussi donné, en
1758, une Histoire de Zénobie, vol. in-12. Mais tous ces renseignements
ont besoin d’être éclairés par la lecture des voyageurs modernes, et par
celle des historiens arabes. Si l’on tient compte des modifications que l’islamisme
a pu apporter dans le caractère de leur nation, ces historiens peuvent jeter
beaucoup de lumière sur l’histoire de Palmyre[6].
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