A la fin du second empire, lors des élections de Paris de novembre 1869, deux soldats du 71me de ligne étaient entrés dans une réunion publique d'électeurs. Ils furent, pour ce crime, conduits à la prison militaire du Cherche-Midi, puis déportés en Afrique. Le journal le Rappel ouvrit une souscription pour l'exonération de ces deux soldats. Michelet adressa au Rappel, avec sa souscription, la lettre qui suit : C'est une œuvre admirable de fraternité, de justice, une œuvre sainte, c'est un devoir pour tous. Souscrivons pour les deux soldats. Qui sont-ils ? De quel corps ? Et que deviennent-ils ? Il faut bien que l'on sache qu'ils sont suivis des yeux, sous la protection de la France. On n'étouffera pas dans un coin de l'Afrique cette question : le droit de l'armée. François Hugo l'a établi en termes magnifiques, dans un article que l'on n'oubliera pas. Il a justement appelé que la révolution de Février, avec une confiance généreuse, fit, la première, le soldat citoyen, électeur, éligible, et que le 2 décembre, accompli par l'armée, le refit hilote et machine, recommença pour elle les servitudes militaires. Mot cruel dont à peine on peut mesurer la portée. Il couvre tout un monde de douleurs ignorées, un abîme inconnu. Quand pourrai-je trouver un livre qui réalise ce grand titre : Les servitudes militaires (ce sujet entrevu, manqué par de Vigny) ? Qui me dira bien ce que pense l'armée, ce grand muet dont la voix est si étouffée ? Les suicides fréquents en font transpirer quelque chose. On devine l'ennui d'un si terrible vide, où l'idée est proscrite, la personnalité anéantie. La nostalgie profonde, le regret du pays, de la famille est le trait ordinaire de ce dur hilotisme. Je le lis au visage de ces jeunes soldats qui traînent aux rues désertes près de mon Luxembourg. Le foyer, les parents leur sont présents, les suivent de caserne en caserne, de garnison en garnison. Hélas ! et qu'est-ce donc quand la discipline commande de tirer sur ce peuple où leur père est peut-être ? Horrible effort ! Chassin le notait l'autre jour avec beaucoup de cœur. Quel regret, quel remords après ces actes parricides ! Se souvient-on assez que la Révolution commença, en 89, par un régiment (Châteauvieux), qui, pour rien au monde, ne put faire cette chose abominable, et resta aux Champs-Élysées pendant qu'on prenait la Bastille ? Grand souvenir ! En 91, un mouvement immense se fit pour les soldats condamnés, enchaînés ; un triomphe inouï. Ils furent portés sur le cœur de la France. Qui peut faire la distinction impie de l'armée et du peuple ? Déguisé sous un uniforme, qu'est-ce que le soldat ? Notre enfant. L'autre jour, rue de Rivoli, je regardais passer un régiment, superbe de tenue et de vive allure. Tels de ces jeunes gens me rappelaient, par la taille ou les traits, le fils que j'ai perdu. Près de moi, quelques bonnes femmes, vieilles d'années moins que de misères, les regardaient des mêmes yeux. J'aurais bien parié que plusieurs étaient mères, avaient leurs fils soldats, attendaient et comptaient les jours. La grande mère, la France les compte aussi, attend. Par bonheur, le temps marche et la libération avance. Ce fils lui reviendra. Il sera beau le jour où, réunis en elle, père, fils, frère, soldat, peuple, confondus, pourront s'embrasser ! 23 novembre 1869. FIN DE L'OUVRAGE |