Robespierre terrorise ses ennemis par l'attente d'une épuration. -
Résistance de Chaumette. — Robespierre protège contre lui les comités de
sections. — Chaumette ferme les églises. — Danton employé à écraser
Chaumette. Robespierre arrache à l'Assemblée la liberté des cultes. — Hébert
renie Chaumette. — Desmoulins employé à écraser Clootz. — Robespierre force
les jacobins de chasser Clootz. — Ils gardent Camille Desmoulins. —
Robespierre veut exiger de la
Convention un credo précis. — Il fait maintenir les prêtres
dans la Société
Jacobine.
Le discours de Robespierre finissait par un mot qui jeta
la terreur dans les esprits. Il demanda et obtint une épuration solennelle de
la Société,
l'expulsion des agents de l'étranger.
Peu après, il demanda l'épuration des suppléants de la Convention, qui eût
amené celle des anciens membres, de toute l'Assemblée.
Son aigreur était très-grande pour la présidence de Clootz
aux Jacobins, et sans doute pour celle de Romme à la Convention. Les
deux corps avaient porté au fauteuil les fondateurs principaux du culte qu'il
proscrivait.
Cependant, aux Jacobins, son autorité était prédominante,
pour mieux dire, la seule (dans l'absence de
Collot-d'Herbois). La
Société pouvait avoir un moment d'infidélité ; au fond,
elle était son épouse et elle lui appartenait. On l'avait vu spécialement au
19 octobre, jour de crise où Robespierre attaqué de deux côtés, comme patron
du modérantisme à Lyon, et des Hébertistes en Vendée, atteint en deux sens
opposés et par Dubois-Crancé et par Philippeaux, aurait péri dans l'éclat
d'une telle inconsistance, s'il n'eût été raffermi sur l'inébranlable base de
la fidélité jacobine. La
Société ne voulut rien voir, ni savoir. Elle fut
volontairement sourde, aveugle, et garda son Dieu.
Elle avait fort changé, mais au profit de Robespierre.
Dépouillée de ses grands hommes, recrutée de gens peu connus, elle avait sa
force et sa gloire uniquement dans son grand Maximilien. Elle dépendait de
lui bien autrement qu'à l'époque où d'autres influences contrebalançaient la
sienne. On était très-sûr d'avance que l'épuration jacobine serait
l'épuration de Robespierre et de lui seul, que sa voix, dans un sens ou
l'autre, déciderait, trancherait tout, qu'il ferait rayer qui il lui
plairait. Condition vraiment effrayante pour tous ceux qui, comme Danton,
Desmoulins, étaient jacobins amateurs ; tans assiduité et sans influence. Ce
n'était pas petite chose d'être rayé des Jacobins. La redoutable Société, en
gardant les formes d'un club, était en réalité un grand jury d'accusation. Sa
liste était le livre de mort ou de vie. Le sort de Brissot le disait assez.
Celui de Basire parlait plus éloquemment encore. Rayé le 10, le 19 prisonnier.
La radiation était le premier degré de la guillotine, une marche de
l'échafaud. La route était frayée par Basire ; Danton, Fabre, Desmoulins,
allaient suivre, s'ils n'obtenaient quelque répit, en rejetant le péril sur
d'autres, en frappant les ennemis de Robespierre. Celui-ci en profita. Par
Danton, il tua Chaumette, et par Desmoulins, Anacharsis Clootz.
La menace de Robespierre tombait d'aplomb et en premier
lieu sur Clootz et Chaumette. Ils ne branlèrent pas. L'orateur du genre
humain, l'orateur de Paris, se montrèrent très-fermes. Com.ne Galilée à ses
juges, ils répondirent : Elle se meut...
Autrement dit : La situation est
la même. Les paroles ne changent pas les réalités.
Trois réalités crevaient les yeux :
1° Dans l'extrême affaiblissement des croyances
religieuses, les
églises étaient purement le foyer du royalisme ;
2° Dans les misères excessives de la France, spécialement de
Paris avec ses cent mille indigents, le décret rendu, le 16, par la Convention, était
l'expression même de la nécessité : que l'église abrite le pauvre ;
3° Enfin, dans l'anxiété universelle où se trouvaient les
esprits, la société tout entière ne respirant plus, n'ayant ni pouls, ni
haleine, il
fallait qu'une autorité puissante, au moins par la publicité, surveillât
l'inquisition locale des comités révolutionnaires, inquisition
tantôt haineuse, tantôt inintelligente, qui ne savait rien qu'encombrer les
prisons d'hommes enlevés au hasard. Il ne s'agissait pas de supprimer la Terreur, mais de la
rendre efficace en dirigeant mieux ses coups.
Ces comités rendaient d'incontestables services en levant
les réquisitions, les taxes révolutionnaires. Cambon demandait seulement
qu'ils en rendissent compte. Chaumette demandait seulement qu'à Paris du
moins ils motivassent les arrestations.
Robespierre couvrit ces comités de sa protection, sous
l'un et l'autre rapport. Ils furent censés rendre compte au Comité de sûreté
générale, compte secret, illusoire ; on n'osa jamais l'exiger.
Qu'arriverait-il pourtant si l'on laissait subsister ce
fédéralisme effroyable de quarante mille comités qui ne répondaient de rien ?
Que la France,
désespérée de la tyrannie locale, se réfugierait bientôt dans la tyrannie
centrale, je veux dire sous la dictature de ce Dieu sauveur, que prédisait,
en août, un prophète jacobin.
L'association jacobine qui remplissait ces comités,
l'association ecclésiastique, parties de deux points opposés, allaient se
trouver face à face, réunies au même point : la dictature de Robespierre.
Le 23, Chaumette agit intrépidement. Il obtint de la Commune : 1° l'organisation
immédiate des secours, logement, nourriture, vêtement des pauvres, par taxes
levées sur les riches ; 2° la répression des mouvements qui se faisaient dans
Paris, la fermeture des églises, les prêtres déclarés responsables des
troubles, exclus
de toute fonction. On profita d'une absence de Chaumette pour
ajouter de
tout ouvrage, disposition inhumaine qu'il fit effacer.
Il montra la même fermeté pour les comités
révolutionnaires, leur reprochant d'oublier que la Commune était leur
auteur, leur centre et leur unité, disant qu'ils sectionnaient,
fédéralisaient Paris en je ne sais combien de communes. Ils suivent leurs haines personnelles, dit-il, ils s'attaquent aux patriotes autant qu'aux aristocrates...
Apprenons-leur que tous les hommes, y compris nos
ennemis, appartiennent à la
Patrie, et non pas à l'arbitraire. Et quand nous porterions
nous-mêmes la tête sur l'échafaud, nous aurions fait un grand acte de justice
et d'humanité.
Il ajoutait ces mots très-forts qui tendaient à liguer la Commune et la Montagne : Rallions-nous à la Convention... Qu'ils sachent, nos
ennemis, qu'il nous reste encore une cloche, et que, s'il le faut, elle sera
sonnée par le peuple.
Ce fut de la
Montagne même, à laquelle Chaumette faisait appel, que
Robespierre tira de quoi l'écraser. Danton, inquiet de l'épreuve qu'il allait
subir aux Jacobins (et qui fut terrible en
effet), s'assura par ce service l'assistance de Robespierre. La Convention, étonnée,
vit, le 26 novembre, un nouveau Danton, robespierrisé, qui parlait de l'Être suprême
(mot tout nouveau dans sa bouche), des mascarades
religieuses que l'Assemblée ne devait plus souffrir. Au milieu
toutefois de ce discours politique, sa nature perçant les mensonges, il
ouvrit son cœur, parla de clémence, d'Henri IV, et qu'un jour le peuple
n'aurait plus besoin de rigueur. Là même, il nuisit encore. Cette échappée
irréfléchie d'une clémence impossible dépassait tout à coup la
mesure de la situation, qui excluait la clémence, demandait la justice,
une justice
surveillée, sérieuse, efficace, celle que la Commune voulait exiger
des comités révolutionnaires.
Ce discours, sautant d'un extrême à l'autre, passant
par-dessus la raison, pouvait se traduire ainsi : Restons aujourd'hui dans le
terrorisme absurde, vague, inefficace où nous sommes ; nous serons cléments
demain.
Coup terrible pour Chaumette. Il fit, le 28, un discours
sur la tolérance, la limitant toutefois à permettre aux croyants de louer des
maisons et de payer leurs ministres (ce
qui réservait tout entier le décret du 16 : l'Église aux pauvres) ;
faisant, de plus, garantir par la
Commune qu'elle ferait respecter la volonté des sections
qui avaient renoncé au culte catholique. Il fut arrêté, que le 4 décembre, au
soir, les comités révolutionnaires pareraient à la Commune.
Le 4 décembre, au matin, dans la Convention,
Billaud-Varenne, avec l'aisance et la facilité royale d'un homme qui tient la
machine à décrets, s'égaya sur la sensibilité de Chaumette, et
obtint qu'aucune autorité ne convoquât les comités révolutionnaires, sous
peine de dix ans de fer.
La
Commune fut écrasée, mais les Comités de gouvernement
n'eurent pas la victoire entière. Le 6, Merlin de Thionville, Thuriot,
Dubois-Crancé, saisirent une occasion pour faire ressortir avec force l'impuissance
absolue où était le Comité de sûreté générale de réformer les erreurs des
quarante mille comités de France. Le Comité résista. Mais il fut abandonné
par le Comité de salut public. Sa puissance, en réalité, se trouva réduite à
peu près à l'enceinte de Paris. Il fut accordé que, dans les départements,
les comités révolutionnaires motiveraient les arrestations non prévues par la
loi des suspects, et que les représentants qui seraient sur les lieux
jugeraient, dans les vingt-quatre heures, de la validité de l'arrestation.
Au prix de cette concession apparente (elle n'eut nulle application), Robespierre
obtint de l'Assemblée la liberté des cultes.
Le catholicisme, gêné, violenté localement,
accidentellement, n'en eut pas moins dès lors la loi pour lui. Il n'osa
rouvrir ses églises. Mais qu'importe ? Ayant la loi de son côté, et n'ayant
contre lui que les violences fortuites du peuple des villes, il attendit
patiemment. Il était à l'état solide (je veux
dire comme squelette), et la Révolution, comme nouveau-née et vivante, était
à l'état fluide, mobile et bien plus attaquable. L'autre, en dessous, avait
les femmes, et les politiques en dessus, qui aiment tous la religion de
l'obéissance.
Robespierre, probablement, ne voyait rien de tout cela. Il
suivait son instinct gouvernemental ; il croyait se rallier le grand peuple
qui marchait derrière Grégoire : le catholique républicain, le dévot de l'autorité dans la
liberté (le non-sens le plus
complet qu'on ait pu trouver encore).
Comment se fit cet étrange traité du 6 décembre, où la Convention, pour une
modification douteuse dans l'arbitraire des comités, subit cet énorme et
monstrueux démenti à tout ce qu'elle avait fait ?
1° Parce qu'elle était légère, indifférente à ces
profondes questions ;
2° Parce que Cambon, se voyant seul, lâcha pied ; 3° Parce
que Danton était mort.
Il était mort aux Jacobins, soutenu, protégé, avili par
Robespierre. Il avait reparu le 3,
l'indigne, l'infortuné Danton, justiciable d'une
Société toute changée, abaissée, où personne n'avait plus le sens ni le
respect du passé. Devant ces juges imposants, Danton parla, dit-on, avec une
éloquence, une véhémence extraordinaires ; mais personne n'écouta, et
personne n'a écrit. Ce qui est sûr, c'est qu'il fut obligé de faire appel à
la sensibilité, à l'amitié, tranchons le mot, à la pitié... Il avait déjà dix
pieds dans la terre... Robespierre lui tendit la main ; il y eut dix pieds de
plus.
Le jour où la liberté catholique fut décrétée à la Convention, Hébert
comprit que Chaumette était fini, et le 7, il le fit renier aux Cordeliers,
proclamant qu'il était étranger aux tentatives de Chaumette contre les
comités révolutionnaires. Le 11, il fit lui-même en personne aux Jacobins la
palinodie la plus éclatante, assurant qu'il avait toujours conseillé la
lecture de l'Évangile aux habitants des campagnes,
qu'après tout c'était un bon livre, et qu'il
suffisait d'en suivre les maximes pour être un parfait jacobin.
Chaumette, trahi par Hébert, justement puni d'avoir subi
une telle amitié, courut aux Cordeliers, s'excusa, dit que s'il avait désiré que les comités donnassent leurs motifs
aux gens arrêtés, c'était uniquement pour empêcher les vengeances
personnelles ; qu'au reste, il n'avait rien fait que de concert avec Anacharsis Clootz. Il se raccrochait à
l'apôtre, au prophète des Cordeliers, à l'homme que les Jacobins avaient fait
leur président. Et il n'y avait plus ni apôtre, ni prophète, ni président. Ce
même soir du 12 décembre, pendant que Chaumette attestait le nom de Clootz
aux Cordeliers, Clootz périssait aux Jacobins, conspué, avili, détruit par
une furieuse attaque de Robespierre, qui le chassa de la Société.
Pour expliquer cette versatilité prodigieuse des Jacobins,
il faut savoir que Clootz, miné par le reniement d'Hébert, par la chute de
Chaumette, avait été le 11 percé, transpercé d'un pamphlet de Desmoulins.
Portant en lui l’aiguillon de la guêpe envenimée, il arriva, le 12 au soir,
faible, chancelant, vacillant, et trouva tous les Jacobins armés du pamphlet
terrible ; ces choses, les plus aiguës qui soient dans la langue française,
peuvent s'appeler, d'un nom précis, l'assassinat par la Presse. Robespierre
trouva son homme mûr pour la mort, suffisamment attendri, mortifié ; avec
infiniment de grâce et de facilité, il enfonça le couteau.
Il savait que Clootz était tué d'avance ; Camille lui
avait lu son œuvre. Ce grand artiste, très-faible, incarnation misérable de
la faiblesse du temps, était dans un accès de peur. Et c'est ce qui lui
donnait une force incroyable : la peur de tous était en lui. La violente,
l'ignoble séance où Danton faillit périr, mordu des plus vils animaux, avait
ébranlé le cerveau du pauvre Camille. Il n'avait de religion que Danton en ce
monde ; Danton de moins, il périssait. Il se jeta à corps perdu du côté de
Robespierre, qui avait défendu Danton, l'embrassa comme un autel. Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège,
etc., etc. Camille, et Danton, peut-être, se figuraient follement, comme on
croit ce qu'on désire, qu'ils feraient entrer Robespierre clans leur complot
de clémence. La douceur de Couthon à Lyon et quelques autres indices en
donnaient un faible espoir. Sur cet espoir incertain, ils lui donnèrent
sur-le-champ un gage réel et solide, l'abandon complet de la question
religieuse, et la mort de Cloots.
Souvenons-nous que Camille, le premier écrivain du temps,
était un peu bègue, partant très-timide, incapable de plaider sa cause devant
cette illustrissime assemblée des Jacobins. Il fallait que quelqu'un parlât
pour lui ; il espérait, s'il frappait Clootz, que ce quelqu'un secourable
serait Robespierre. Il écrivit, imprima que le
Prussien Clootz était cousin de l'Autrichien Proly, fils du prince de
Kaunitz, que Clootz et Chaumette étaient deux pensionnaires de la Prusse, etc.,
etc.
Ce pamphlet était d'autant plus cruel, que la veille de la
publication, on avait guillotiné les Vandenyver, amis et banquiers de Clootz.
La besogne de Robespierre était bien simplifiée. Il fondit
comme l'épervier sur un oiseau lié d'avance, mordit la proie par l'endroit
tendre, celui qui irritait l'envie, appelant Clootz un baron prussien de cent
mille livres de rente (en réalité, il en avait
douze, placées en biens nationaux). Du reste, il suivit Desmoulins, se
moqua du citoyen
du Monde, de la
République universelle.
Parmi ces basses risées, brillait un morceau pleureur dans le genre du
crocodile : Hélas ! malheureux patriotes ! Nous
ne pouvons plus rien faire, notre mission est finie... Nos ennemis, élevés au-dessus de la Montagne, nous prennent
par derrière... Veillons ! la mort de la Patrie n'est pas éloignée !
Ce mouvement calculé, cette voix, visiblement fausse,
détonnait horriblement. La
Société restait morne, inerte comme une pierre. Mais le
pauvre Clootz, en véritable Allemand, au lieu de se défendre, était en
contemplation de cet étrange événement, en admiration de cet homme. Il parlait comme Mahomet, dit Clootz (dans la brochure qu'il publia)... Moi, je me
disais, pendant qu'il débitait son roman, ce que le Juif Orobio, prisonnier
de l'Inquisition, disait dans les cachots de Valladolid : Est-ce bien toi, Orobio ? — Mais non, je ne suis point moi...
Puis, sans aigreur ni rancune, s'adressant à sa patrie
d'adoption, à cette pauvre France malade de cet étrange besoin de se faire et
refaire des dieux, il lui dit ce mot de génie, dont elle a si peu profité : France ! guéris des individus !
Les Jacobins montrèrent qu'ils étaient une société bien
disciplinée. Croyant ou ne croyant pas le roman de Robespierre, ils suivirent
leur chef de file, et, sans mot dire, rayèrent Clootz.
Camille avait fait pour Clootz ce qu'il avait fait pour
les Girondins. L'enfant terrible leur avait tordu le cou, sauf à les pleurer
ensuite. Tout le monde l'avait vu, la nuit du 30 octobre, pleurant,
s'arrachant les cheveux. Et voilà pourquoi il avait tant besoin, le 13
décembre, de l'appui de Robespierre.
Il y croyait. Il se trompait. Robespierre le laissa
froidement barbouiller dans son embarras, patauger dans son bégaiement.
Enfin, comme les femmes qui trouvent de la force dans leurs larmes et leur
faiblesse, voilà tout-à-coup le bègue qui parle rapidement... Un mot lui
jaillit du cœur : Oui, je me suis souvent trompé !...
Sept des vingt-deux furent mes amis. Hélas !
soixante amis vinrent à mon mariage ; tous sont morts ou émigrés !... Il ne m'en reste que deux, Robespierre et Danton.
Un silence général se fit, un silence ému, plein de larmes... Chacun
étouffait.
Il avait vaincu. Robespierre vint alors à son secours ; il
rappela, avec une inconvenance cruelle pour cet homme gracié, Qu'il avait été l'ami des Lameth, des Mirabeau, des
Dillon, mais qu'enfin, s'il se faisait des idoles, il était prompt à les
briser.
Clootz fut chassé, Camille admis. Ce qui revenait au même.
Tous deux allaient à la mort.
Un pouvoir terrible avait apparu dans ces deux séances,
terrible surtout par le vague et l'indécision. On n'avait rien objecté de
sérieux à Clootz, sauf une hérésie... Clootz
a toujours été en deçà ou au delà
de la Révolution. Et
ailleurs : Rien ne ressemble plus au fédéraliste que le prédicateur
intempestif de l'indivisibilité. On pouvait donc errer de deux
manières : être hérétique par le degré ou seulement par le temps, par le
défaut d'à-propos. Qui pouvait répondre de trouver justement la ligne précise
où il fallait se tenir pour marcher droit dans la voie du salut
révolutionnaire ? La
Révolution étant devenue cette chose fine et déliée, la
règle étant si délicate, si difficile à déterminer, une casuistique nouvelle
commençait, un arbitraire infini sur les cas particuliers. Nul des plus
fervents dévots de Robespierre n'était bien sûr d'être pur. Et comment savoir
dès lors qui devait vivre, qui devait mourir ?
Ces choses étaient de nature à faire profondément songer la Convention. Elles
lui prêtèrent le courage de rejeter violemment l'opération analogue que lui
proposait Robespierre.
On se rappelle qu'Israël, voulant massacrer les Benjamites
au passage du Jourdain, leur fit prononcer Shiboleth, et quiconque
prononçait mal était mis à mort. C'est une opération deus ce genre que
Robespierre, le 15 décembre, demandait qu'on fit subir à la Convention, aux
suppléants pour commencer. Les historiens robespierristes assurent (et je les en crois) que tous les membres
auraient subi cette épreuve. Il s'agissait de faire dire à chacun sa
profession de foi sur tous les événements de la Révolution. Des
dissentiments innombrables auraient éclaté, le fractionnement réel de la Convention eût été
visible et sa faiblesse palpable ; toute coalition pour la République et le
droit de l'Assemblée serait devenue impossible.
Romme, irréprochable lui-même et qui eût pu parler haut,
sentit le coup, et s'empara de la proposition en la resserrant, bornant tout
à ces questions : Que pensez-vous du 6 octobre ? du
21 juin ? du jugement de Capet ? de Marat ? La Convention adopta ;
puis, sur la demande de Thibaudeau, rétracta l'adoption, déclina toute
profession de foi : ce qui signifiait qu'en cas de coalition contre la
dictature, la Montagne
appellerait à elle les nuances les plus opposées, ce qui eut lieu en
thermidor.
La carrière de l'épuration où se lançait Robespierre
devait le mener très-loin.
Le 10, Anacharsis Clootz est indigne d'être jacobin. Le
12, Camille Desmoulins en est trouvé digne à grand'peine. Le 16, on en exclut
les nobles, des nobles comme Antonello, chef du jury contre la reine et contre
les Girondins. Mais on n'exclut point les prêtres.
Robespierre, qui, deux jours avant, dans une adresse à
l'Europe contre le philosophisme, excusait la Révolution : Nous ne sommes pas des impies, etc., etc., il ne le
dit pas seulement ; le 16, il le prouve, en empêchant que les prêtres soient
rayés de la Société.
Et pourtant, combien les nobles généralement formaient
moins un corps ! combien ils étaient moins serrés, moins habiles à combiner,
à calculer d'ensemble leurs efforts et leurs intrigues ! Les prêtres, os
corps redoutable, gardien fatal, immuable de toute la tradition
contre-révolutionnaire, pour un serment (dont
ils sont, par leurs règles, déliés d'avance), les voilà bons
républicains, jugés et acceptés tels.
Acceptés au saint des saints. La Société épuratrice qui,
dans la Révolution,
est comme le Jugement dernier, envoyant les uns au pouvoir, les autres à la
mort ! elle se mêle avec les prêtres... Étrange accouplement des plus
hostiles esprits !
Quelle est cette haute puissance qui change la nature des
choses, décide que le blanc est noir, que le prêtre est républicain !
Sévérité infinie dans le triage des amis ! Et,
d'autre part, facilité, indulgence pour l'ennemi ! N'est-ce pas là
l'arbitraire complet et le vague du vieux système de la Grâce, du dogme contre
lequel précisément s'était faite la Révolution ?
Chaumette avait dit le lendemain du grand discours où
Robespierre releva l'espérance des prêtres : Si vous
n'y prenez garde, ils vont faire des miracles.
Ils les gardèrent pour la Vendée[1]. A Paris, on en
fit pour eux. Le Comité de salut public fit cette chose miraculeuse de
rétablir la censure en pleine Révolution, d'interdire, sur les théâtres,
non-seulement l'imitation des cérémonies catholiques, mais les costumes
sacerdotaux. Une foule de pièces toutes faites, dans l'attente que donnait le
décret du 16 novembre, furent défendues et ne purent paraître. La censure
s'étendit aux journaux, et l'évêque de Blois obtint qu'on supprimât une
feuille intitulée : La
Confession.
Dès ce jour, les communautés se rassurèrent. Il en
existait toujours de femmes au faubourg Saint-Jacques. Elles ne furent
saisies que le 5 thermidor, en haine de Robespierre.
La confiance du clergé pour son patron allait si loin,
qu'en janvier, la messe, les vêpres, chantées à l'institution de Jésus,
s'entendaient non-seulement dans la rue, mais au loin, des prisonniers même
de Port-Libre, qui dans leur prison de la rue Saint-Jacques, suivaient
commodément l'office, chanté à si grande distance. (Mém. sur les pris. 23 nivôse, t. II, p. 32).
Il en était de même dans la rue Saint-André-des-Arts, où
tout le monde entendait l'office en passant, et cela, près du Pont-Neuf,
c'est-à-dire au centre de Paris.
FIN DU SIXIÈME VOLUME
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