HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIV.

CHAPITRE V. — PAPAUTÉ DE ROBESPIERRE.

(22 nov. - 18 déc. 1793).

 

Robespierre terrorise ses ennemis par l'attente d'une épuration. - Résistance de Chaumette. — Robespierre protège contre lui les comités de sections. — Chaumette ferme les églises. — Danton employé à écraser Chaumette. Robespierre arrache à l'Assemblée la liberté des cultes. — Hébert renie Chaumette. — Desmoulins employé à écraser Clootz. — Robespierre force les jacobins de chasser Clootz. — Ils gardent Camille Desmoulins. — Robespierre veut exiger de la Convention un credo précis. — Il fait maintenir les prêtres dans la Société Jacobine.

 

Le discours de Robespierre finissait par un mot qui jeta la terreur dans les esprits. Il demanda et obtint une épuration solennelle de la Société, l'expulsion des agents de l'étranger.

Peu après, il demanda l'épuration des suppléants de la Convention, qui eût amené celle des anciens membres, de toute l'Assemblée.

Son aigreur était très-grande pour la présidence de Clootz aux Jacobins, et sans doute pour celle de Romme à la Convention. Les deux corps avaient porté au fauteuil les fondateurs principaux du culte qu'il proscrivait.

Cependant, aux Jacobins, son autorité était prédominante, pour mieux dire, la seule (dans l'absence de Collot-d'Herbois). La Société pouvait avoir un moment d'infidélité ; au fond, elle était son épouse et elle lui appartenait. On l'avait vu spécialement au 19 octobre, jour de crise où Robespierre attaqué de deux côtés, comme patron du modérantisme à Lyon, et des Hébertistes en Vendée, atteint en deux sens opposés et par Dubois-Crancé et par Philippeaux, aurait péri dans l'éclat d'une telle inconsistance, s'il n'eût été raffermi sur l'inébranlable base de la fidélité jacobine. La Société ne voulut rien voir, ni savoir. Elle fut volontairement sourde, aveugle, et garda son Dieu.

Elle avait fort changé, mais au profit de Robespierre. Dépouillée de ses grands hommes, recrutée de gens peu connus, elle avait sa force et sa gloire uniquement dans son grand Maximilien. Elle dépendait de lui bien autrement qu'à l'époque où d'autres influences contrebalançaient la sienne. On était très-sûr d'avance que l'épuration jacobine serait l'épuration de Robespierre et de lui seul, que sa voix, dans un sens ou l'autre, déciderait, trancherait tout, qu'il ferait rayer qui il lui plairait. Condition vraiment effrayante pour tous ceux qui, comme Danton, Desmoulins, étaient jacobins amateurs ; tans assiduité et sans influence. Ce n'était pas petite chose d'être rayé des Jacobins. La redoutable Société, en gardant les formes d'un club, était en réalité un grand jury d'accusation. Sa liste était le livre de mort ou de vie. Le sort de Brissot le disait assez. Celui de Basire parlait plus éloquemment encore. Rayé le 10, le 19 prisonnier. La radiation était le premier degré de la guillotine, une marche de l'échafaud. La route était frayée par Basire ; Danton, Fabre, Desmoulins, allaient suivre, s'ils n'obtenaient quelque répit, en rejetant le péril sur d'autres, en frappant les ennemis de Robespierre. Celui-ci en profita. Par Danton, il tua Chaumette, et par Desmoulins, Anacharsis Clootz.

La menace de Robespierre tombait d'aplomb et en premier lieu sur Clootz et Chaumette. Ils ne branlèrent pas. L'orateur du genre humain, l'orateur de Paris, se montrèrent très-fermes. Com.ne Galilée à ses juges, ils répondirent : Elle se meut...

Autrement dit : La situation est la même. Les paroles ne changent pas les réalités.

Trois réalités crevaient les yeux :

1° Dans l'extrême affaiblissement des croyances religieuses, les églises étaient purement le foyer du royalisme ;

2° Dans les misères excessives de la France, spécialement de Paris avec ses cent mille indigents, le décret rendu, le 16, par la Convention, était l'expression même de la nécessité : que l'église abrite le pauvre ;

3° Enfin, dans l'anxiété universelle où se trouvaient les esprits, la société tout entière ne respirant plus, n'ayant ni pouls, ni haleine, il fallait qu'une autorité puissante, au moins par la publicité, surveillât l'inquisition locale des comités révolutionnaires, inquisition tantôt haineuse, tantôt inintelligente, qui ne savait rien qu'encombrer les prisons d'hommes enlevés au hasard. Il ne s'agissait pas de supprimer la Terreur, mais de la rendre efficace en dirigeant mieux ses coups.

Ces comités rendaient d'incontestables services en levant les réquisitions, les taxes révolutionnaires. Cambon demandait seulement qu'ils en rendissent compte. Chaumette demandait seulement qu'à Paris du moins ils motivassent les arrestations.

Robespierre couvrit ces comités de sa protection, sous l'un et l'autre rapport. Ils furent censés rendre compte au Comité de sûreté générale, compte secret, illusoire ; on n'osa jamais l'exiger.

Qu'arriverait-il pourtant si l'on laissait subsister ce fédéralisme effroyable de quarante mille comités qui ne répondaient de rien ? Que la France, désespérée de la tyrannie locale, se réfugierait bientôt dans la tyrannie centrale, je veux dire sous la dictature de ce Dieu sauveur, que prédisait, en août, un prophète jacobin.

L'association jacobine qui remplissait ces comités, l'association ecclésiastique, parties de deux points opposés, allaient se trouver face à face, réunies au même point : la dictature de Robespierre.

Le 23, Chaumette agit intrépidement. Il obtint de la Commune : 1° l'organisation immédiate des secours, logement, nourriture, vêtement des pauvres, par taxes levées sur les riches ; 2° la répression des mouvements qui se faisaient dans Paris, la fermeture des églises, les prêtres déclarés responsables des troubles, exclus de toute fonction. On profita d'une absence de Chaumette pour ajouter de tout ouvrage, disposition inhumaine qu'il fit effacer.

Il montra la même fermeté pour les comités révolutionnaires, leur reprochant d'oublier que la Commune était leur auteur, leur centre et leur unité, disant qu'ils sectionnaient, fédéralisaient Paris en je ne sais combien de communes. Ils suivent leurs haines personnelles, dit-il, ils s'attaquent aux patriotes autant qu'aux aristocrates... Apprenons-leur que tous les hommes, y compris nos ennemis, appartiennent à la Patrie, et non pas à l'arbitraire. Et quand nous porterions nous-mêmes la tête sur l'échafaud, nous aurions fait un grand acte de justice et d'humanité.

Il ajoutait ces mots très-forts qui tendaient à liguer la Commune et la Montagne : Rallions-nous à la Convention... Qu'ils sachent, nos ennemis, qu'il nous reste encore une cloche, et que, s'il le faut, elle sera sonnée par le peuple.

Ce fut de la Montagne même, à laquelle Chaumette faisait appel, que Robespierre tira de quoi l'écraser. Danton, inquiet de l'épreuve qu'il allait subir aux Jacobins (et qui fut terrible en effet), s'assura par ce service l'assistance de Robespierre. La Convention, étonnée, vit, le 26 novembre, un nouveau Danton, robespierrisé, qui parlait de l'Être suprême (mot tout nouveau dans sa bouche), des mascarades religieuses que l'Assemblée ne devait plus souffrir. Au milieu toutefois de ce discours politique, sa nature perçant les mensonges, il ouvrit son cœur, parla de clémence, d'Henri IV, et qu'un jour le peuple n'aurait plus besoin de rigueur. Là même, il nuisit encore. Cette échappée irréfléchie d'une clémence impossible dépassait tout à coup la mesure de la situation, qui excluait la clémence, demandait la justice, une justice surveillée, sérieuse, efficace, celle que la Commune voulait exiger des comités révolutionnaires.

Ce discours, sautant d'un extrême à l'autre, passant par-dessus la raison, pouvait se traduire ainsi : Restons aujourd'hui dans le terrorisme absurde, vague, inefficace où nous sommes ; nous serons cléments demain.

Coup terrible pour Chaumette. Il fit, le 28, un discours sur la tolérance, la limitant toutefois à permettre aux croyants de louer des maisons et de payer leurs ministres (ce qui réservait tout entier le décret du 16 : l'Église aux pauvres) ; faisant, de plus, garantir par la Commune qu'elle ferait respecter la volonté des sections qui avaient renoncé au culte catholique. Il fut arrêté, que le 4 décembre, au soir, les comités révolutionnaires pareraient à la Commune.

Le 4 décembre, au matin, dans la Convention, Billaud-Varenne, avec l'aisance et la facilité royale d'un homme qui tient la machine à décrets, s'égaya sur la sensibilité de Chaumette, et obtint qu'aucune autorité ne convoquât les comités révolutionnaires, sous peine de dix ans de fer.

La Commune fut écrasée, mais les Comités de gouvernement n'eurent pas la victoire entière. Le 6, Merlin de Thionville, Thuriot, Dubois-Crancé, saisirent une occasion pour faire ressortir avec force l'impuissance absolue où était le Comité de sûreté générale de réformer les erreurs des quarante mille comités de France. Le Comité résista. Mais il fut abandonné par le Comité de salut public. Sa puissance, en réalité, se trouva réduite à peu près à l'enceinte de Paris. Il fut accordé que, dans les départements, les comités révolutionnaires motiveraient les arrestations non prévues par la loi des suspects, et que les représentants qui seraient sur les lieux jugeraient, dans les vingt-quatre heures, de la validité de l'arrestation.

Au prix de cette concession apparente (elle n'eut nulle application), Robespierre obtint de l'Assemblée la liberté des cultes.

Le catholicisme, gêné, violenté localement, accidentellement, n'en eut pas moins dès lors la loi pour lui. Il n'osa rouvrir ses églises. Mais qu'importe ? Ayant la loi de son côté, et n'ayant contre lui que les violences fortuites du peuple des villes, il attendit patiemment. Il était à l'état solide (je veux dire comme squelette), et la Révolution, comme nouveau-née et vivante, était à l'état fluide, mobile et bien plus attaquable. L'autre, en dessous, avait les femmes, et les politiques en dessus, qui aiment tous la religion de l'obéissance.

Robespierre, probablement, ne voyait rien de tout cela. Il suivait son instinct gouvernemental ; il croyait se rallier le grand peuple qui marchait derrière Grégoire : le catholique républicain, le dévot de l'autorité dans la liberté (le non-sens le plus complet qu'on ait pu trouver encore).

Comment se fit cet étrange traité du 6 décembre, où la Convention, pour une modification douteuse dans l'arbitraire des comités, subit cet énorme et monstrueux démenti à tout ce qu'elle avait fait ?

1° Parce qu'elle était légère, indifférente à ces profondes questions ;

2° Parce que Cambon, se voyant seul, lâcha pied ; 3° Parce que Danton était mort.

Il était mort aux Jacobins, soutenu, protégé, avili par Robespierre. Il avait reparu le 3, l'indigne, l'infortuné Danton, justiciable d'une Société toute changée, abaissée, où personne n'avait plus le sens ni le respect du passé. Devant ces juges imposants, Danton parla, dit-on, avec une éloquence, une véhémence extraordinaires ; mais personne n'écouta, et personne n'a écrit. Ce qui est sûr, c'est qu'il fut obligé de faire appel à la sensibilité, à l'amitié, tranchons le mot, à la pitié... Il avait déjà dix pieds dans la terre... Robespierre lui tendit la main ; il y eut dix pieds de plus.

Le jour où la liberté catholique fut décrétée à la Convention, Hébert comprit que Chaumette était fini, et le 7, il le fit renier aux Cordeliers, proclamant qu'il était étranger aux tentatives de Chaumette contre les comités révolutionnaires. Le 11, il fit lui-même en personne aux Jacobins la palinodie la plus éclatante, assurant qu'il avait toujours conseillé la lecture de l'Évangile aux habitants des campagnes, qu'après tout c'était un bon livre, et qu'il suffisait d'en suivre les maximes pour être un parfait jacobin.

Chaumette, trahi par Hébert, justement puni d'avoir subi une telle amitié, courut aux Cordeliers, s'excusa, dit que s'il avait désiré que les comités donnassent leurs motifs aux gens arrêtés, c'était uniquement pour empêcher les vengeances personnelles ; qu'au reste, il n'avait rien fait que de concert avec Anacharsis Clootz. Il se raccrochait à l'apôtre, au prophète des Cordeliers, à l'homme que les Jacobins avaient fait leur président. Et il n'y avait plus ni apôtre, ni prophète, ni président. Ce même soir du 12 décembre, pendant que Chaumette attestait le nom de Clootz aux Cordeliers, Clootz périssait aux Jacobins, conspué, avili, détruit par une furieuse attaque de Robespierre, qui le chassa de la Société.

Pour expliquer cette versatilité prodigieuse des Jacobins, il faut savoir que Clootz, miné par le reniement d'Hébert, par la chute de Chaumette, avait été le 11 percé, transpercé d'un pamphlet de Desmoulins. Portant en lui l’aiguillon de la guêpe envenimée, il arriva, le 12 au soir, faible, chancelant, vacillant, et trouva tous les Jacobins armés du pamphlet terrible ; ces choses, les plus aiguës qui soient dans la langue française, peuvent s'appeler, d'un nom précis, l'assassinat par la Presse. Robespierre trouva son homme mûr pour la mort, suffisamment attendri, mortifié ; avec infiniment de grâce et de facilité, il enfonça le couteau.

Il savait que Clootz était tué d'avance ; Camille lui avait lu son œuvre. Ce grand artiste, très-faible, incarnation misérable de la faiblesse du temps, était dans un accès de peur. Et c'est ce qui lui donnait une force incroyable : la peur de tous était en lui. La violente, l'ignoble séance où Danton faillit périr, mordu des plus vils animaux, avait ébranlé le cerveau du pauvre Camille. Il n'avait de religion que Danton en ce monde ; Danton de moins, il périssait. Il se jeta à corps perdu du côté de Robespierre, qui avait défendu Danton, l'embrassa comme un autel. Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège, etc., etc. Camille, et Danton, peut-être, se figuraient follement, comme on croit ce qu'on désire, qu'ils feraient entrer Robespierre clans leur complot de clémence. La douceur de Couthon à Lyon et quelques autres indices en donnaient un faible espoir. Sur cet espoir incertain, ils lui donnèrent sur-le-champ un gage réel et solide, l'abandon complet de la question religieuse, et la mort de Cloots.

Souvenons-nous que Camille, le premier écrivain du temps, était un peu bègue, partant très-timide, incapable de plaider sa cause devant cette illustrissime assemblée des Jacobins. Il fallait que quelqu'un parlât pour lui ; il espérait, s'il frappait Clootz, que ce quelqu'un secourable serait Robespierre. Il écrivit, imprima que le Prussien Clootz était cousin de l'Autrichien Proly, fils du prince de Kaunitz, que Clootz et Chaumette étaient deux pensionnaires de la Prusse, etc., etc.

Ce pamphlet était d'autant plus cruel, que la veille de la publication, on avait guillotiné les Vandenyver, amis et banquiers de Clootz.

La besogne de Robespierre était bien simplifiée. Il fondit comme l'épervier sur un oiseau lié d'avance, mordit la proie par l'endroit tendre, celui qui irritait l'envie, appelant Clootz un baron prussien de cent mille livres de rente (en réalité, il en avait douze, placées en biens nationaux). Du reste, il suivit Desmoulins, se moqua du citoyen du Monde, de la République universelle. Parmi ces basses risées, brillait un morceau pleureur dans le genre du crocodile : Hélas ! malheureux patriotes ! Nous ne pouvons plus rien faire, notre mission est finie... Nos ennemis, élevés au-dessus de la Montagne, nous prennent par derrière... Veillons ! la mort de la Patrie n'est pas éloignée !

Ce mouvement calculé, cette voix, visiblement fausse, détonnait horriblement. La Société restait morne, inerte comme une pierre. Mais le pauvre Clootz, en véritable Allemand, au lieu de se défendre, était en contemplation de cet étrange événement, en admiration de cet homme. Il parlait comme Mahomet, dit Clootz (dans la brochure qu'il publia)... Moi, je me disais, pendant qu'il débitait son roman, ce que le Juif Orobio, prisonnier de l'Inquisition, disait dans les cachots de Valladolid : Est-ce bien toi, Orobio ?Mais non, je ne suis point moi...

Puis, sans aigreur ni rancune, s'adressant à sa patrie d'adoption, à cette pauvre France malade de cet étrange besoin de se faire et refaire des dieux, il lui dit ce mot de génie, dont elle a si peu profité : France ! guéris des individus !

Les Jacobins montrèrent qu'ils étaient une société bien disciplinée. Croyant ou ne croyant pas le roman de Robespierre, ils suivirent leur chef de file, et, sans mot dire, rayèrent Clootz.

Camille avait fait pour Clootz ce qu'il avait fait pour les Girondins. L'enfant terrible leur avait tordu le cou, sauf à les pleurer ensuite. Tout le monde l'avait vu, la nuit du 30 octobre, pleurant, s'arrachant les cheveux. Et voilà pourquoi il avait tant besoin, le 13 décembre, de l'appui de Robespierre.

Il y croyait. Il se trompait. Robespierre le laissa froidement barbouiller dans son embarras, patauger dans son bégaiement. Enfin, comme les femmes qui trouvent de la force dans leurs larmes et leur faiblesse, voilà tout-à-coup le bègue qui parle rapidement... Un mot lui jaillit du cœur : Oui, je me suis souvent trompé !... Sept des vingt-deux furent mes amis. Hélas ! soixante amis vinrent à mon mariage ; tous sont morts ou émigrés !... Il ne m'en reste que deux, Robespierre et Danton. Un silence général se fit, un silence ému, plein de larmes... Chacun étouffait.

Il avait vaincu. Robespierre vint alors à son secours ; il rappela, avec une inconvenance cruelle pour cet homme gracié, Qu'il avait été l'ami des Lameth, des Mirabeau, des Dillon, mais qu'enfin, s'il se faisait des idoles, il était prompt à les briser.

Clootz fut chassé, Camille admis. Ce qui revenait au même. Tous deux allaient à la mort.

Un pouvoir terrible avait apparu dans ces deux séances, terrible surtout par le vague et l'indécision. On n'avait rien objecté de sérieux à Clootz, sauf une hérésie... Clootz a toujours été en deçà ou au delà de la Révolution. Et ailleurs : Rien ne ressemble plus au fédéraliste que le prédicateur intempestif de l'indivisibilité. On pouvait donc errer de deux manières : être hérétique par le degré ou seulement par le temps, par le défaut d'à-propos. Qui pouvait répondre de trouver justement la ligne précise où il fallait se tenir pour marcher droit dans la voie du salut révolutionnaire ? La Révolution étant devenue cette chose fine et déliée, la règle étant si délicate, si difficile à déterminer, une casuistique nouvelle commençait, un arbitraire infini sur les cas particuliers. Nul des plus fervents dévots de Robespierre n'était bien sûr d'être pur. Et comment savoir dès lors qui devait vivre, qui devait mourir ?

Ces choses étaient de nature à faire profondément songer la Convention. Elles lui prêtèrent le courage de rejeter violemment l'opération analogue que lui proposait Robespierre.

On se rappelle qu'Israël, voulant massacrer les Benjamites au passage du Jourdain, leur fit prononcer Shiboleth, et quiconque prononçait mal était mis à mort. C'est une opération deus ce genre que Robespierre, le 15 décembre, demandait qu'on fit subir à la Convention, aux suppléants pour commencer. Les historiens robespierristes assurent (et je les en crois) que tous les membres auraient subi cette épreuve. Il s'agissait de faire dire à chacun sa profession de foi sur tous les événements de la Révolution. Des dissentiments innombrables auraient éclaté, le fractionnement réel de la Convention eût été visible et sa faiblesse palpable ; toute coalition pour la République et le droit de l'Assemblée serait devenue impossible.

Romme, irréprochable lui-même et qui eût pu parler haut, sentit le coup, et s'empara de la proposition en la resserrant, bornant tout à ces questions : Que pensez-vous du 6 octobre ? du 21 juin ? du jugement de Capet ? de Marat ? La Convention adopta ; puis, sur la demande de Thibaudeau, rétracta l'adoption, déclina toute profession de foi : ce qui signifiait qu'en cas de coalition contre la dictature, la Montagne appellerait à elle les nuances les plus opposées, ce qui eut lieu en thermidor.

La carrière de l'épuration où se lançait Robespierre devait le mener très-loin.

Le 10, Anacharsis Clootz est indigne d'être jacobin. Le 12, Camille Desmoulins en est trouvé digne à grand'peine. Le 16, on en exclut les nobles, des nobles comme Antonello, chef du jury contre la reine et contre les Girondins. Mais on n'exclut point les prêtres.

Robespierre, qui, deux jours avant, dans une adresse à l'Europe contre le philosophisme, excusait la Révolution : Nous ne sommes pas des impies, etc., etc., il ne le dit pas seulement ; le 16, il le prouve, en empêchant que les prêtres soient rayés de la Société.

Et pourtant, combien les nobles généralement formaient moins un corps ! combien ils étaient moins serrés, moins habiles à combiner, à calculer d'ensemble leurs efforts et leurs intrigues ! Les prêtres, os corps redoutable, gardien fatal, immuable de toute la tradition contre-révolutionnaire, pour un serment (dont ils sont, par leurs règles, déliés d'avance), les voilà bons républicains, jugés et acceptés tels.

Acceptés au saint des saints. La Société épuratrice qui, dans la Révolution, est comme le Jugement dernier, envoyant les uns au pouvoir, les autres à la mort ! elle se mêle avec les prêtres... Étrange accouplement des plus hostiles esprits !

Quelle est cette haute puissance qui change la nature des choses, décide que le blanc est noir, que le prêtre est républicain !

Sévérité infinie dans le triage des amis ! Et, d'autre part, facilité, indulgence pour l'ennemi ! N'est-ce pas là l'arbitraire complet et le vague du vieux système de la Grâce, du dogme contre lequel précisément s'était faite la Révolution ?

Chaumette avait dit le lendemain du grand discours où Robespierre releva l'espérance des prêtres : Si vous n'y prenez garde, ils vont faire des miracles.

Ils les gardèrent pour la Vendée[1]. A Paris, on en fit pour eux. Le Comité de salut public fit cette chose miraculeuse de rétablir la censure en pleine Révolution, d'interdire, sur les théâtres, non-seulement l'imitation des cérémonies catholiques, mais les costumes sacerdotaux. Une foule de pièces toutes faites, dans l'attente que donnait le décret du 16 novembre, furent défendues et ne purent paraître. La censure s'étendit aux journaux, et l'évêque de Blois obtint qu'on supprimât une feuille intitulée : La Confession.

Dès ce jour, les communautés se rassurèrent. Il en existait toujours de femmes au faubourg Saint-Jacques. Elles ne furent saisies que le 5 thermidor, en haine de Robespierre.

La confiance du clergé pour son patron allait si loin, qu'en janvier, la messe, les vêpres, chantées à l'institution de Jésus, s'entendaient non-seulement dans la rue, mais au loin, des prisonniers même de Port-Libre, qui dans leur prison de la rue Saint-Jacques, suivaient commodément l'office, chanté à si grande distance. (Mém. sur les pris. 23 nivôse, t. II, p. 32).

Il en était de même dans la rue Saint-André-des-Arts, où tout le monde entendait l'office en passant, et cela, près du Pont-Neuf, c'est-à-dire au centre de Paris.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Dans la Vendée ils abondent. Les guillotinés ressuscitent ; des hommes montrent à leur cou la cicatrice rouge de la guillotine. —Le diable, sous forme de chat noir, s'est montré au fond du tabernacle, on un prêtre assermenté allait prendre l'hostie. — Pourquoi les républicains, à l'une de leurs victoires, connurent-ils si bien d'avance l'ordre de l'armée vendéenne ? C'est qu'un curé constitutionnel a pris la forme d'un lièvre pour approcher de plus près : on l'a vu entre deux sillons ; on tire en vain sur le diabolique animal plus de cinq cents coups de fusil. (Mémoires manuscrits de Mercier du Rocher.) — Heureusement les Vendéens ont à leur tète un magicien, non du diable, mais de Dieu, le dévot sorcier Stofflet.