Pourquoi échoua la
Révolution. — Comment elle fût devenue une création. —
Impuissance des Girondins et des Jacobins. — Les Cordeliers Clootz et
Chaumette. — Registres de la Commune. Admirables Inspirations d'humanité.
Le fondateur des jacobins, Adrien Duport, avait dit un mot
de génie, qu'il suivit trop peu lui-même. A ceux qui voulaient une révolution
anglaise et superficielle, il disait : Labourez
profond.
Ce que Saint-Just a dit aussi sous cette forme grave et
mélancolique : Ceux qui font les révolutions à demi,
ne font que creuser leurs tombeaux.
Ce mot s'applique non seulement à tous les
révolutionnaires artistes, mais aux deux partis raisonneurs :
Aux Girondins, à Vergniaud, à madame Roland ;
Aux Jacobins, à Robespierre, à Saint-Just lui-même.
Girondins et Jacobins, ils furent également des logiciens
politiques, plus ou moins conséquents, plus ou moins avancés. Peu différents
de principes, ils marquent des degrés sur une ligne unique, dont ils ne
s'écartent guère ; ils forment comme l'échelle de la révolution politique.
Le plus avancé, Saint-Just, n'ose toucher ni la religion,
ni l'éducation, ni le fond même des doctrines sociales; on entrevoit é peine
ce qu'il pense de la propriété.
Que cette révolution, politique et superficielle, allât un
peu plus ou un peu moins loin, qu'elle courût plus ou moins vite sur le rail
unique où elle se précipitait, elle devait s'abîmer.
Pourquoi ? Parce qu'elle n'était soutenue ni de droite ni
de gauche, parce qu'elle n'avait ni sa base ferme en dessous, ni, de côté,
ses appuis, ses contreforts naturels.
Il lui manquait, pour l'assurer, la révolution religieuse,
la révolution sociale, où elle eût trouvé son soutien, sa force et sa
profondeur.
C'est une loi de la vie : elle baisse si elle n'augmente.
Le Révolution n'augmentait pas le patrimoine d'idées
vitales que lui avait léguées la philosophie du siècle. Elle réalisait en
institutions une partie de ces idées, mais elle y ajoutait peu. Féconde en
lois, stérile en dogmes, elle ne contentait pas l'éternelle faim de l'âme
humaine, toujours affamée, altérée de Dieu.
La loi, c'est le mode d'action, c'est la roue, la meule.
Mais qui tourne cette roue ? Mais cette meule, que moud-elle ? — Mettez-y le
grain, le dogme, — sinon, la meule tourne à vide, elle s'use, elle va
frottant ; elle pourra se moudre elle- même.
Les deux partis raisonneurs, les Girondins, les Jacobins,
tinrent peu compte de ceci. La
Gironde écarta entièrement la question, les Jacobins
l'éludèrent. Ils crurent payer Dieu d'un mot.
Toute la fureur des partis ne leur faisait pas illusion
sur la quantité de vie que contenaient leurs doctrines. Les uns et les autres
ardents scolastiques, ils se proscrivirent d'autant plus, que, différant
moins au fond, ils ne se rassuraient bien sur les nuances qui les séparaient,
qu'en mettant entre eux le distinguo de la mort.
Eh bien ! ces drames terribles, cette horreur, ce sang
versé, tout cela ne remplissait pas le vide infini de l'âme nationale. Tout
l'ennuyait également. — Et elle attendait.
Les deux génies de la Révolution, Mirabeau,
Danton ; son grand homme, Robespierre, n'eurent pas le temps d'observer (emportés par l'ouragan) ce qu'elle avait
précisément à faire pour perdre le nom de révolution, devenir création.
Elle devait, sous peine de périr, non seulement codifier
le XVIIIe siècle, mais le vivifier, réaliser en
affirmation vivante ce qui chez lui fut négatif. — Je m'explique :
Elle devait montrer que sa négation d'une religion
arbitraire de faveur pour les élus contient l'affirmation de la religion de
justice égale pour tous ; montrer que sa négation de la propriété privilégiée
contient l'affirmation de la propriété non
privilégiée, étendue à tous.
Voilà ce que la Révolution devait à son illustre père, le XVIIIe
siècle : briser le noyau scolastique qui contenait sa doctrine, en tirer le
fruit de vie.
Dès ce jour, elle vivait, et elle pouvait dire : Je suis.
A elle, la vie, le positif. Et l'ancien régime, convaincu d'être le vide,
s'évanouissait.
La
Révolution réserva justement les deux questions où était la
vitalité. Elle ferma un moment l'église et ne créa pas le temple. Elle
changea la propriété de main, mais la laissa monopole ; le privilégié
renaquit comme usurier patriote, bande noire, agioteur, tripotant dans l'assignat
et les biens nationaux[1].
Quels remèdes ? la répression individuelle, la sévérité
croissante, vieux moyens gouvernementaux, furent de moins en moins efficaces.
Émonder servait très-peu, si la racine était la même. C'est elle qu'il eût
fallu changer par la force d'une sève nouvelle. Cette sève, qui pouvait la
donner ? l'apparition d'une idée dominante et souveraine qui ravissant les
esprits, soulevant l'homme du pesant limon, se créant à soi un peuple,
s'armant du monde nouveau qu'elle aurait créé, neutraliserait d'en haut
l'effort mourant de l'ancien monde.
Le rapport de l'homme à Dieu et de l'homme à la nature, la
religion, la propriété, devaient se constituer sur un dogme neuf et fort, ou la Révolution devait
s'attendre à périr.
Les Girondins ne firent rien, ne soupçonnèrent même pas
qu'il y eût à faire.
Les Jacobins ne firent rien que juger, épurer, cribler.
Ils se montrèrent infiniment peu capables de création.
Les Cordeliers essayèrent. Seulement comme ils étaient en
insurrection permanente, spécialement contre eux-mêmes, ce qu'ils essayaient
était nul d'avance. Le seul parti qui par moment semble avoir rêvé les moyens
de féconder la Révolution,
c'est celui qui, comme anarchie vivante, était infécond.
Comme foyer d'anarchie, les Cordeliers continrent tout
élément, ce que la
Révolution eut de meilleur, ce qu'elle eut de pire.
Le mélange fit horreur, et les Jacobins brisèrent tout.
Les contrastes adoucis, fondus plus habilement dans la Société jacobine (véritable société), apparurent avec une
dureté cruelle et choquante dans celle des Cordeliers.
L'ange noir des Cordeliers est dans le scélérat Ronsin,
dans Hébert, muscadin fripon, masqué sous le Père Duchesne, dans le
petit tigre Vincent.
L'ange blanc des Cordeliers fut dans l'infortuné,
l'innocent, le pacifique Anacharsis Clootz, l'orateur du genre humain, homme
du Rhin, frère de Beethoven, français, hélas ! d'adoption.
Cette blessure saigne en moi, et elle saignera toujours :
la mort des étrangers illustres, mis à mort pour nous, par nous !
Ah ! France ! quelle chose es-tu donc ? et comment te
nommerai-je ?... Tant aimée !... Et combien de fois tu m'as traversé le
cœur... Mère, maîtresse, marâtre adorée !... Que nous mourions par toi, c'est
bien ! que tu nous brises, c'est toi-même ; tu n'entendras pas un soupir.
Mais ceux-ci, qui, si confiants, vinrent d'eux-mêmes se mettre en tes bras,
âmes d'or, âmes innocentes, qui n'avaient plus vu de frontières, qui, dans
leur aveugle amour, ne distinguaient ni Rhin ni Alpes, qui ne sentaient plus
la patrie qu'en la déposant aux genoux de leur meilleure patrie, la France !... ah leur
destinée laisse en moi un abîme de deuil éternel[2].
Entre l'ange noir et l'ange blanc, le bon et le mauvais
esprit, entre Hébert et Clootz, s'agitait Chaumette.
Le parleur ingénieux et adroit, l'homme matériel et lâche,
qui, même à côté d'Hébert, n'eut jamais la force d'être un scélérat, et garda
un cœur.
Il fut tué par son bon génie, par l'influence de Clootz.
Il osa, un jour, être humain. Et il alla à la mort[3].
Le mariage de ces deux hommes, si profondément différents
d'esprit,
Du pauvre spéculatif Allemand, bayant aux nuées,
Et du caméléon mobile, homme d'affaires, tout pratique ;
ce mariage étonnant mérite d'être expliqué.
Clootz, comme tout Allemand, arrivait du fond du
panthéisme, de la nature, et de l'infini ;
Chaumette, comme tout Français (et celui-ci de basse espèce), partait de l'individualisme, du
parti culier, du jour, de l'aventure quotidienne, qui en tout temps n'est
guère que l'infiniment petit.
Une chose les ralliait, celle qu'ils avaient tous deux
haïe dans les Girondins, l'esprit décentralisateur.
La générosité de Clootz, son ardent amour de la France, où il fut amené
enfant, le désintéressait de l'Allemagne. Il était Français, regardait le
Rhin, comme un futur département de la république
française. Il était décentralisateur de l'Allemagne, force d'aimer
la France.
Chaumette, c'était le contraire. Il n'avait pu à
décentraliser une patrie étrangère ; il ne connaissait que Paris. Il était la
voix, l'agréable organe, du chaos discordant de la Commune. Ce chaos,
dans sa bouche, était harmonie. Sa vie, sa poix, étaient municipales. Donc,
avec toutes ses déclamations violentes contre les décentralisateurs, il
n'était décentralisateur qu'au profit de la grande et redoutable Commune,
qui, il est vrai, contient le tout.
Le tout ? est-ce seulement la France ? Ne le croyez
pas. Paris, c'est le monde.
Donc, sur ce terrain, se retrouvaient l'homme du monde,
Anacharsis, et le municipal Chaumette.
On a imprimé quelques pages des registres du conseil
général de la Commune,
celles qui se rapportent aux grandes journées de la Révolution. Pour
bien connaître la Commune,
il faut la prendre dans un moment plus paisible. Ouvrons ces registres en
novembre 93, risquons-nous dans ces archives des crimes, pénétrons dans ce
repaire de l'impie, de l'horrible, de la sanguinaire Commune, comme
l'appellent les historiens. Je donne les faits sans ordre, comme ils se suivent
au registre (Arch. de la Seine).
Une enfant de onze ans, maltraitée de sa mère, est amenée
par le comité révolutionnaire de sa section ; elle demande du travail. La Commune se charge de
pourvoir à ses besoins (19 brum.).
Les adoptions d'enfants se présentent à chaque instant. L'adoption
d'un vieillard, chose si rare aujourd'hui, se retrouve quelquefois sur les
registres de la Commune.
Les cadavres des suppliciés, que des scélérats ont
l'infamie de dépouiller, seront décemment inhumés en présence d'un
commissaire de police (17 brum.).
A Bicêtre et autres hôpitaux, on séparera désormais des
malades les fous et les épileptiques (17
brum.).
A la Salpêtrière,
on détruira les cabanons horribles où l'on enfermait les folles (21 brum.). On améliorera le logement des
fous de Bicêtre (26 brum.).
On traitera avec des soins particuliers les femmes en
couches. On leur assigne (pour la première
fois !) une maison à part, celle de la Mission, et plus tard,
l'Archevêché. On mettra sur la porte : Respect aux femmes en couches, espoir
de la Patrie.
Je vois aussi que, dans les cérémonies publiques, la Commune fit donner des
places réservées, l'une aux femmes enceintes, l'autre aux vieillards, pour
les préserver de la foule.
Violente invective de Chaumette contre les loteries (24 brum.) ; contre les filles publiques. Les
arrêtés de la Commune
contre elles ne servant à rien, on rend responsables tous ceux qui les
logent, propriétaires, principaux locataires, etc.
Le théâtre de la Montansier au Palais-Royal sera fermé, de
crainte qu'il ne brille la
Bibliothèque nationale qui est en face (24 brum.).
La section de Bonne-Nouvelle demande que la bibliothèque
de son arrondissement soit ouverte tous les jours (même date).
La
Commune place au Musée du Louvre une garde de dix hommes
pour la nuit (3 niv.). Elle demande à la Convention de
suspendre toute restauration de tableaux, et qu'on institue un concours à ce
sujet (13 frim.).
Une section demande que l'on écrive des livres pour les
enfants. La Commune
en fera l'objet d'une pétition à la Convention (28
brum.).
On cherchera les moyens de loger les indigents, les
infirmes et les vieillards ; on emploiera les indigents valides dans
l'intérêt de la
République et dans leur propre intérêt (1er frim.).
Des femmes viennent se plaindre de ce qu'elles ne peuvent
avoir des nouvelles de leurs enfants qui sont à l'armée. On nomme des
commissaires pour inviter le ministre à demander la liste des jeunes soldats
dont les parents ont droit aux secours (7
frimaire). Le procureur de la Commune observe, à cette occasion, la bonne conduite
des femmes qui remplissent les tribunes et travaillent en écoutant. Mention
civique.
Organisation des Quinze-Vingts. On y donnera un logement à
part aux aveugles plus infirmes ou plus figés. On demandera à la commission
de bienfaisance 15 sous par jour, pour les aveugles non logés aux
Quinze-Vingts (16 frim.).
On nomme une commission pour prendre des notes sur ceux qui
soignent les malades (9 niv.). On fait
prêter serment aux infirmières (14 niv.).
Chaumette fait décider que la bibliothèque de la Commune fera collection
des arrêtés, imprimés, adresses, etc., qui peuvent servir de matériaux aux
historiens (29 frim.).
Un mari vient se plaindre du vicaire général Bodin, qui
lui enlève sa femme, et de l'administration de police qui repousse sa
plainte. La Commune
fera une enquête à ce sujet (2 niv., 22
décembre).
Des plaintes analogues à celles-ci sont portées aux
Jacobins, qui les accueillent et se chargent de les appuyer auprès des
autorités. Les sociétés populaires et le pouvoir municipal devenaient les garants
de la moralité publique, et d'une manière très-efficace, la peine la plus
terrible étant en réalité l'excommunication des patriotes. L'homme immoral
était jugé suspect et aristocrate.
La commission de correspondance donnera des exemplaires de
tous les imprimés intéressants aux communes qui correspondent avec celle de
Paris, et spécialement aux hospices (2 niv.).
Que d'idées touchantes, heureuses ! Et tout cela en deux
mois, novembre et décembre !... Quelle administration, en si peu de temps,
peut montrer, par tant de faits, un si tendre intérêt pour l'espèce humaine,
une telle préoccupation de tout ce qui touche la civilisation, même des
objets auxquels on semblait devoir moins songer dans ces temps de troubles,
des bibliothèques, des musées, et jusqu'aux restaurations de tableaux ? Plût
au ciel que l'administration de nos temps civilisés eût suivi, sur ce dernier
point, l'idée du vandale Chaumette ! le musée du Louvre n'eût pas subi les
transformations hideuses qu'on y déplore aujourd'hui.
On répète à satiété, en preuve de la barbarie de la Commune, que Chaumette
demanda qu'on plantât en légumes les jardins publics et autres domaines
nationaux. La première proposition de ce genre fut faite à Nantes par un
Girondin. Un M. Laënnec fit observer que, par suite de l'émigration, des
jardins, des parcs immenses, étaient sans culture, qu'on devrait les cultiver
en plantes alimentaires. Cette observation judicieuse, dans la disette de
Nantes (mai 93), fut reproduite par
Chaumette dans la disette de Paris (septembre).
En ce qui touche nos promenades, elle semblait exagérée, mais elle était fort
habile et propre à calmer le peuple, très - ému en ce moment.
Je ne ferai pas à mes lecteurs l'injure d'analyser les
choses admirables qu'ils viennent de lire. Qu'ils les relisent, les méditent
et tâchent d'en profiter, qu'ils agrandissent leur cœur dans la contemplation
du grand cœur de 93, dans l'admiration du pouvoir le plus populaire qui sans
doute ait été jamais.
Qu'on me permette de m'arrêter sur une seule chose, toute
simple, et malgré sa simplicité, vraiment ingénieuse et profonde.
C'est l'arrêté du 2 nivôse : Envoyer les imprimés
intéressants spécialement aux hospices,
c'est-à-dire, les envoyer à ceux qui ont le plus de temps pour les lire, les
envoyer aux pauvres désoccupés qui se meurent d'ennui, les envoyer au malade,
à l'infirme, à celui qui gît oublié, souvent délaissé de sa famille, lui dire
: Si tes parents t'oublient, ta parente, ta mère, la
bonne commune de Paris se souvient de toi... Elle
vient te visiter par l'écrit qu'elle t'envoie... Pauvre homme dédaigné du monde, celle qui est la lumière
du monde, la grande ville qui est ta ville, veut rester en communication avec
toi, te faire part de sa pensée[4].
Qui trouve de pareilles choses ? celui qui aime le peuple,
celui qui respecte en lui et ses maux et ses énergies dont on profite si peu,
celui qui sent le besoin d'adoucir son présent, d'ouvrir son avenir, celui
qui sent Dieu en l'homme !
Clootz disait pieusement, dévotement : Notre Seigneur Genre humain !
Hélas ! après tant de siècles où l'homme a été si
barbarement ravalé plus bas que la bête, où la pauvre personne humaine fut
chaque jour écrasée sous la roue du char des faux dieux, qui ne pardonnera au
grand cœur de nos patriotes de 93
l'erreur généreuse de vouloir, en expiation, faire un
dieu de l'homme, de repousser les symboles auxquels on avait cruellement
immolé la vie, de mettre la victime elle-même sur l'autel, de diviniser le
malheur et l'humanité ? Pieux blasphèmes, auxquels Dieu aurait pardonné lui-même,
comme à la violente réaction de la pitié !
|