HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIII.

CHAPITRE V. — TOUTE-PUISSANCE DES HÉBERTISTES DANS LA VENDÉE. LEUR TRAHISON.

(6-10 Septembre 1793).

 

Affaiblissement de Robespierre et Danton. — Division d'Hébert et Chaumette. — Puissance insolence d'Hébert. — Collot et Billaud au comité. — Danton refuse. — Les Hébertistes dans la Vendée. — Jalousie de Ronsin contre Kléber, etc. — Bousin est soutenu aux Jacobins par Robespierre. — Trahison de Ronsin pour faire périr Kléber, 19 sept. — Kléber et l'armée de Mayence. — Le Journal de Kléber. — Kléber écrasé à Torfou, 19 sept.

 

Les lois du 5 septembre, justifiées par l'excès du péril, par l'horrible événement de Toulon, par l'abîme inconnu de trahison qu'ou sentait sous les pieds, avaient le tort de ne pas répondre à la première nécessité de la situation, à celle que Danton avait posée le 1er août : Il faut un gouvernement.

Ces lois donnaient des moyens de terreur, peu précisés et vagues. Mais qui s'en servirait ?

Loin de créer un gouvernement, elles affaiblissaient la faible autorité qui eu tenait la place, le Comité de salut public. C'est contre lui justement que s'était fait le mouvement.

Les deux grandes autorités morales, Robespierre et Danton, en restaient amoindries. L'éclipse de Robespierre au 5 septembre aurait tué tout autre homme ; la moindre blessure de la Presse lui eût été mortelle en ce moment ; or, la Presse, c'était Hébert. Les Jacobins s'étaient divisés le 4, et ils ne s'étaient montrés le 5 qu'en seconde ligne. Pour Danton et les Dantonistes, qui, en août, avaient pris l'avant-garde dans les grandes mesures de défense, ils eurent beau au 5 septembre couvrir leur nécessité d'une fière attitude révolutionnaire, ils n'apparurent qu'à l'arrière-garde des mesures de terreur. Visiblement ils étaient traînés.

Qui avait vaincu ? la Commune. Mais la Commune de Paris ne pouvait prétendre sérieusement à être le gouvernement de la France. Elle s'était faite celui de Paris, absolu et indépendant, en se faisant déclarer centre des comités révolutionnaires. En quoi elle imitait précisément les cités girondines à qui elle faisait la guerre, et diminuait d'autant le peu qu'il y avait de gouvernement central.

La Commune était en deux hommes : Chaumette, Hébert. Dès ce jour, ils se divisèrent.

On a vu comment Chaumette avait neutralisé, escamoté le mouvement du 4, pour en faire habilement le 5 la victoire de la Commune. Véritable artiste en révolution, il fit le succès et ne s'occupa pas d'en profiter. Il avait bien d'autres pensées. Toute la révolution de 93 ne lui paraissait qu'un degré pour en bâtir dessus une autre. Peu après le 5 septembre, il s'absenta, mena sa mère malade dans son pays, la Nièvre. Était-il bien content de sa victoire ? j'en doute, elle lui imposait d'épurer et remanier les comités révolutionnaires, de limiter leur tyrannie. C'est te qu'il essaya plus tard et qui le mena à la mort,

Hébert ne voyait rien de tout cela. Il voyait qu'il régnait. Maitre de la Commune, par l'absence de Chaumette, maître des Cordeliers à qui il distribuait les places de la Guerre, il enlevait les Jacobins dans les grandes questions par les défis de l'exagération, par la crainte que beaucoup avaient de cette gueule effrénée du Père-Duchesne qui leur dit transporté les noms des Girondins : politiques, hommes d'État, égoïstes, etc. Les Jacobins avaient à se faire pardonner leur division du 4 et l'indécision de Robespierre.

Avec tout cela, la personnalité misérable et mesquine d'Hébert, son attitude de petit muscadin qui couvrait le petit fripon, ses tristes précédents (de vendeur de contremarques et commis peu fidèle), tout cela le faisait hésiter un peu à se charger de gouverner la France. Il eut du moins la magnanimité d'attendre. Mais quand il eut vu (le 11) Robespierre et Danton, soumis et patients, suivre docilement l'impulsion du Père-Duchesne, l'impudent alors ne connut plus rien, et le 48 il demanda le pouvoir.

En attendant, son ami Collot-d'Herbois entra le 6 au Comité de salut public. Choix sinistre. Collot, c'était l'ivresse (même à jeûn), les bruyantes colères, vraies ou fausses, le rire et les larmes, l'orgie à la tribune. Ce puissant amuseur des clubs, le plus furieux des hommes sensibles, faisait peur même à ses amis.

A cette terreur fantasque (qui est la plus terrible), le Comité opposa la terreur fixe, gouvernementale et mathématique, Billaud-Varennes. Il s'adjoignit pour membre le patriote rectiligne. Billaud, c'était la ligne droite, le proscripteur inflexible de toutes les courbes. La courbe, c'est la ligne vivante ; Billaud, sans sourciller, eût proscrit toute vie.

Le contre-poids possible à ces hommes, c'eût été Danton. Mais il déclara que jamais il n'entrerait au Comité.

Pour y entrer, il fallait accepter deux conditions terribles, devant lesquelles il faiblissait :

La mort des Girondins ;

La mort de la Vendée.

Je dis la Vendée patriote. Celle-ci, pêle-mêle avec la Vendée royaliste, devait périr dans le système des maîtres de la situation, les Hébertistes. L'ami d'Hébert, Ronsin, se chargeait de faire un désert de deux ou trois départements. Il comptait laisser à l'avenir ce monument de son nom.

Ce Ronsin était le grand homme de guerre du parti, sa glorieuse épée. Auteur de mauvais vaudevilles, c'était cependant un homme d'esprit, fort résolu, singulièrement pervers, qui fut bientôt mené, par vanité et ambition, à un acte exécrable. La première chose que les Hébertistes exigèrent du Comité, ce fut une organisation de l'armée révolutionnaire, qui laissât le choix du général au ministre, à Bouchotte, leur homme, et qui par conséquent assurât la place à Ronsin.

La dispute était entre deux systèmes. Les véritables militaires, Canclaux, Kléber, voulaient soumettre la Vendée. Les faux, comme Ronsin, Rossignol, désespérant de la soumettre, auraient voulu l'anéantir.

Le Comité de salut public avait ordonné, le 26 juillet, de brûler les bois et les haies, de faire refluer toute la population dans l'intérieur. Le 2 août, il prescrivait de détruire et brûler les repaires des brigands.

Rossignol arrivant à Fontenai devant les représentants Bourdon et Goupilleau, leur avait dit : Je vais brûler Cholet. Et peu après, quand on lui demanda des secours pour Parthenay, une ville patriote, saccagée par les Vendéens, il dit : Nous la brûlerons.

Ce mot, cette fatale équivoque, les repaires des brigands, comment donc fallait-il l'entendre ? Il n'y avait guère de ville de Vendée qui n'eût été forcée de donner passage ou refuge aux bandes royalistes. Fallait-il brûler ces villes patriotes, qui en 92, par une vigoureuse initiative, avaient à elles seules éteint la guerre civile ? Pour couronne civique, à ces excellents citoyens ; on accordait l'exil, la faim, la mort ; on les chassait tout nus, on jetait sur la France deux ou trois cent mille mendiants.

J'ai sous les yeux une niasse de lettres qui montrent la situation épouvantable de ces malheureux patriotes. Les royalistes étaient plus heureux. Pendant que Barrère, à la tribune, les exterminait deux fois par semaine, ils faisaient leurs moissons tranquillement. Mais les patriotes, s'ils restent, ils sont toujours sous le coup de la mort. S'ils partent, ils meurent de faim et de misère. On les reçoit avec défiance. Ah ! vous êtes de la Vendée !.... Crevez, chiens ! C'est l'hospitalité qu'ils trouvaient partout.

Le système des Hébertistes était-il celui du Comité ? Le contraire est prouvé. Il leur faisait écrire (1er et 9 septembre) qu'on ne pouvait brûler les patriotes, Le plus simple bon sens disait en effet qu'on risquait -non-seulement de faire mourir de faim la Vendée républicaine, mais de royaliser la Vendée neutre, de la jeter par la misère et le désespoir dans l'armée des brigands. C'est ce qui arriva en 94.

Lors donc que Rossignol déclara naïvement qu'il allait brûler tout, Bourdon, Goupilleau reculèrent. Bourdon, ex-procureur, très-corrompu, ivrogne et furieux, était né enragé. Cependant ce Bourdon, cette bête sauvage, quand il entendit Rossignol, il recula trois pas.

De lui faire entendre raison, nul moyen. On n'en trouva qu'un, ce fut de le faire empoigner comme voleur, pour une voiture qu'il avait prise. Envoyé à la Convention, il y eut un triomphe, revint plus puissant que jamais. Ce fut Bourdon qu'on rappela.

Que Carnot et le Comité refusassent à ce favori l'armée de Mayence, c'était un effort héroïque qu'ils n'étaient pas en état de soutenir. Rossignol et Ronsin en effet, au lieu d'obéir, discutèrent encore en conseil à Saumur pour retenir les Mayençais. Vaincus par la majorité, ils signèrent enfin le plan de Canclaux, adopté par le Comité de salut public. Canclaux, Kléber partant de Nantes, Rossignol partant de Saumur, devaient percer la Vendée et se réunir à Mortagne. Un lieutenant de Rossignol, qui commandait sur la côte, devait appuyer Canclaux sur la droite.

Le 5 septembre changea toute la face des choses. Ronsin, voyant la victoire des Hébertistes à Paris, se voyant lui-même en passe de commander l'armée révolutionnaire, de quitter la dictature militaire de la Vendée pour celle de la France, Ronsin regretta vivement de s'être engagé à soutenir l'armée mayençaise. Pour qu'un faiseur de bouts-rimés, fait général en quatre jours, montât si haut, passât sur le corps à tous les généraux, il fallait un prétexte ; il fallait qu'au plus tôt, il eût quelque succès, tout au moins l'ombre d'un succès : et il lui était aussi infiniment utile que cette armée qu'on ne lui donnait pas, fût écrasée dans la Vendée, de sorte que, par cette défaite, on démontrât l'habileté du général Ronsin qui avait prévu ces malheurs. Ronsin savait parfaitement que les Vendéens croyaient tout gagner s'ils frappaient un grand coup sur l'armée de Mayence ; le reste ne leur importait guère. Ils faisaient front du côté de Kléber, et tournaient le dos à Ronsin. à avait chance de les trouver très-faibles. à convoque un conseil de guerre, annule sans façon le plan du Comité de salut public.

Qui le rendait donc si hardi ? Il comptait sur deux choses : la partialité des représentants Choudieu, Bourbotte pour Rossignol, et les ménagements de Robespierre pour tout le parti hébertiste.

Bourbotte, l'Achille de la Vendée, brave et de peu de tète, avait avec Rossignol une maîtresse commune, une camaraderie de viveur. Pour Robespierre, il n'y avait pas à songer à lui donner une maîtresse. Mais on avait réussi à mettre près de lui un honnête homme, un bon sujet, un certain d'Aubigny qui, par de grands dehors d'honnêteté, le capta jusqu'à l'engouement. Ce très-habile agent travaillait d'autant mieux qu'il ne ressemblait pas en tout aux Hébertistes. Il défendait les prêtres, moyen sûr de plaire à Robespierre. Il entra le 24, comme adjoint à la Guerre, fort appuyé de Robespierre et de Saint-Just qui le vantaient aux dépens de Carnot.

La séance du 11, aux Jacobins, fut terrible. Futile en apparence, personne n'osant dire les mots de la situation, et d'autant plus terrible. Tous s'exprimaient à mots couverts, et s'en tendaient parfaitement. Bourdon était là traduit devant les Jacobins ; on parlait de la voiture volée par Rossignol, et autres bagatelles. En réalité, il s'agissait de l'incendie de trois départements, de l'extermination d'un peuple.

La tragédie monta très-haut, quand Bourdon, déchirant le voile, Bourdon l'enragé, le sauvage, cria : Que voulait-on ? Pouvais-je davantage ?.... J'ai brûlé sept châteaux, douze moulins, trois villages.... Vous ne vouliez pas apparemment que je laissasse debout la maison d'un seul patriote ?.... Et en même temps il sommait Robespierre de dire s'il n'avait pas donné des preuves écrites de tout ce qu'il avançait au Comité de salut public.... On le fit taire à force de cris.

Le plus triste fut de voir Danton parlant contre les Dantonistes, louant Henriot, louant Rossignol, mendiant la faveur de ses ennemis.

Le faible de Robespierre et Danton pour Rossignol, un ouvrier devenu général en chef, s'explique certainement. Nous ne voyons pas cependant qu'il ait été le même pour les vrais héros sans-culottes, pour Hoche, fils d'un palefrenier, neveu d'une fruitière, pour Jourdan, que sa femme nourrissait en vendant dans les rues des petits couteaux, etc., etc.

Cette séance offrit ce curieux spectacle d'Hébert, fort et majestueux, paisible, encourageant, rassurant Robespierre, le poussant et le retenant. Sois tranquille, Robespierre.... Ne réponds pas, Robespierre, à ces propositions insidieuses, etc. Pour Danton, il avait beau se mettre en avant, et vouloir plaire, Hébert n'y daigna prendre garde.

L'issue naturelle, attendue, était que Bourdon fût chassé des Jacobins. Il arrêta tout par l'audace ; Je ne veux pas vous ôter ce plaisir. Faites ce qu'il vous plaît ! cria-t-il. Les politiques se radoucirent. Ils sentirent qu'ils allaient lui ramener l'opinion, le rendre intéressant. Robespierre l'excusa en l'humiliant, disant que sans doute il ne faisait qu'ajourner son repentir.

Au moment où la nouvelle de cette séance arriva à Saumur, Rossignol, malade de ses orgies, était dans sa baignoire. Ronsin exploita le succès. Il crut que, Rossignol, soutenu à ce point par Robespierre et par Danton, Rossignol, l'objet de ce monstrueux engouement, divinisé vivant, devenu impeccable, pouvait faire passer tous les crimes, et que lui Ronsin, sans péril, pouvait, avec la main de cet inepte Dieu, assassiner ses ennemis.

De la baignoire, sous sa dictée, Rossignol écrit 1° aux Jacobins qu'il a déjà eu un grand avantage (il n'y avait rien eu) ; 2° à Canclaux, que le conseil de guerre tenu le 11 n'est pas d'avis qu'on coopère à ses mouvements.

Canclaux et l'armée mayençaise étaient en mouvement. L'affaire était lancée. Dans cinq départements, le tocsin sonnait et la levée en masse se faisait pour ce coup décisif. Tout le monde partait (de 18 ans à 50) avec fusils, fourches et faulx. Chacun prenait six jours de vivres. On dit que quatre cent mille hommes étaient levés. Fallait-il que Rossignol, de sa baignoire, arrêtât tout ? Cela paraissait difficile. Le ridicule aussi était immense. Et que diraient les royalistes, la Vendée menacée pour rien ? Quel rire ! Quelles gorges chaudes  Canclaux était forcé de marcher en avant.

Si Ronsin eût en même temps fait écrire Rossignol à son lieutenant Chalbos que l'on ne devait pas seconder Canclaux, tout eût été moins mal. On eût arrêté ce tocsin qui, dans toute la Basse-Vendée, faisait partir les hommes. Mais point. La lettre de Rossignol à Canclaux fut écrite le 14, et la lettre au lieutenant Chalbos deux jours plus tard, le 16, de sorte que ce grand mouvement continua, et que Canclaux qui l'entendait, dit : N'importe ! si Rossignol n'agit pas de Saumur, ici près, son lieutenant, avec la levée en masse, va nous soutenir et nous seconder. Ainsi, il s'enfourna, lui, Kléber, l'armée mayençaise, en pleine Vendée. C'est ce qu'on voulait.

N'eût-il que cette armée, il se sentait très-fort. Quand il les vit réunis ces dix mille, il fut étonné. Troupe unique, admirable, qui ne s'est retrouvée jamais, ardente comme 92, solide comme 93, aussi manœuvrière que les armées impériales. Cette armée avait en elle la force et la gravité d'une idée, la conscience d'avoir couvert la France tout l'été, à Mayence, et de l'avoir relevée dans l'estime de l'Europe. Elle avait la ferme espérance de finir la Vendée. Elle-même y est restée malheureusement presque entière, livrée, trahie, assassinée.

Nommons un des soldats, Lepic, créature honnête, s'il en fut, innocente, héroïque, qui resta sous l'Empire le soldat de la République, l'homme du devoir sans ambition. Seize ans après 93, il était encore simple colonel, quand le dernier jour de l'horrible boucherie d'Eylau, tous étant épuisés, il recommença la bataille, traversa deux fois l'armée russe, arracha la victoire et la donna à l'Empereur.

Nommons le général de l'avant-garde mayençaise, l'immortel, l'infortuné Kléber. C'était alors un homme de trente-deux ans, d'une maturité admirable, d'une figure si militaire qu'on devenait brave à le regarder. Il était très-instruit et avait fait toutes les guerres d'Allemagne. A Mayence, on lui avait donné le commandement des postes extérieurs, c'est-à-dire un combat de cent vingt jours de suite. La récompense l'attendait à la frontière. Il fut arrêté. Tel était son destin. Toujours victime. Il le fut en Vendée, il le fut sur le Rhin où on le laissa sans secours. Il le fut en Égypte. Et il l'est dans l'histoire encore.

Avec cette stature imposante, cette figure superbe et terrible, il n'y eut jamais un homme plus modeste, plus humain, meilleur. Marceau avait pour lui un sentiment de vénération, une profonde déférence et une sorte de crainte, comme pour un maître sévère et bon. Kléber, de son côté, avait senti l'extraordinaire beauté morale du jeune homme, et son charme héroïque qui enlevait les cœurs. Plus tard, on le verra refusant le commandement ; il força Marceau de le prendre, et lui donna ainsi la gloire du dernier coup d'épée qui finit la Vendée.

On ne peut sans émotion écrire l'histoire de ces temps. Le respect de Marceau pour Kléber, Kléber le rendait à Canclaux. La déférence morale, la fraternité était admirable dans cette armée. Elle vivait d'une même âme. Tous ses chefs, Dubayet, Vimeux, Haxo, Beaupuy, Kléber, furent un faisceau d'amis. Joignons-y leur représentant chéri, Merlin de Thionville, toujours à l'avant-garde, et qui ne se fût pas consolé de manquer un combat. Merlin était l'enfant de l'armée. Kléber conte avec complaisance ses hardis coups de tête. Le jour qu'on arriva à Nantes, dans la fête qu'on donna à l'armée sur la prairie de Mauves, Merlin saute dans une chaloupe, passe la Loire et va faire le coup de fusil avec les Vendéens.

Cette armée héroïque arrivait, mais dénuée de tout, sauf les couronnes civiques dont on l'avait chargée de ville en ville. Du reste, plus d'habits, ils étaient restés dans la redoute de Mayence ; ni vivres, ni souliers, ni chevaux. Tout ce qu'on envoya de Paris, Ronsin l'empêcha de passer, le garda pour lui à Saumur. Heureusement, Philippeaux était à Nantes. Avec ses fidèles amis du club Vincent, il parvint en huit jours, chose admirable, à équiper l'armée. La perfidie de Ronsin fut trompée encore une fois.

Les voilà donc en route, Kléber et Merlin en tête. Le très-sage Canclaux faisait accompagner l'armée des meilleurs Montagnards du club de Vincent la Montagne, qui pussent au besoin témoigner pour lui et répondre aux calomnies de Saumur.

Les notes inestimables qu'a laissées Kléber nous permettent de suivre sa route. Il marchait par Clisson, par la vallée âpre et boisée de la Sèvre nantaise, beaux lieux, pleins de danger, qui déjà en septembre étaient noyés de pluies et n'offraient que d'affreux chemins.

Le souci de Kléber, c'était de conserver l'honneur de l'armée de Mayence, d'empêcher tout pillage. Le pays était généralement abandonné ; les biens de la terre étaient là qui tentaient le soldat. Prendre en Vendée était-ce prendre ? Chaque nuit, il faisait bivouaquer dans des prés fermés de barrières et de grands fossés d'eaux. Là il se mettait à écrire, notant avec la complaisance d'un ami de la nature les paysages charmants, les échappées de vue qu'il rencontrait dans ce pays fourré, les belles clairières des forêts qui n'avaient pas encore perdu leurs feuilles, les grandes prairies où erraient des troupeaux qui n'avaient plus de maîtres. Puis viennent des paroles pleines d'humanité et de mélancolie sur le sort de ces infortunés, qui, fanatisés par leurs prêtres, deviennent des furieux altérés de sang, repoussent les biens qui venaient à eux et courent à leur ruine.

Nul retour sur lui-même, ni sur son propre sort.

Pendant qu'il avance ainsi avec confiance, la Vendée l'attend, tapie dans ses bois. Le sanglier, désespéré, furieux, est dans sa bauge, immobile et prêt à frapper. Toute la grande masse vendéenne était tournée vers Kléber, suivant à la lettre le mot qu'avait dit le rusé Bernier : Éreintez Mayence, et moquez-vous du reste. Ils obéirent autant qu'il fut en eux. Il était entendu, et dans l'armée d'Anjou, et dans celle de Charette (dont les soldats nous l'ont redit), qu'on ne devait faire prisonnier nul Mayençais, mais exactement tuer tout.

Kléber marchait soutenu, comme il croyait, à gauche, par l'Alsacien Beysser, jaloux de lui et plein de mauvaise volonté, et à droite par Chalbos, lieutenant de Rossignol, qui, d'après les conventions, devait se rapprocher de lui avec toute la levée en masse de la Basse-Vendée.

Que faisait ce lieutenant ? Il avança d'abord, et l'on compta sur lui, on s'engagea plus loin, et on apprit alors qu'il était en pleine retraite. Sur l'ordre de Rossignol, Chalbos s'éloigna de Kléber, fit reculer les corps qui dépendaient de lui, et toute là levée en masse.

Kléber et les deux mille cinq cents hommes de l'avant-garde étaient au fond du piège. Les défilés étroits, profonds, boueux, de Tartou, avaient reçu la longue file et quatre canons qu'elle traînait. Au fond, vingt-cinq mille Vendéens. N'ayant point affaire à Chalbos, ils avaient pu se concentrer. La niasse est d'abord enfoncée, mais elle se divise, se rapproche sur les côtés, se range derrière les fossés et les haies, fusille de toutes parts, et mémo derrière, à bout portant. La réserve qui suivait, répond ; sa fusillade alarme ; on croit qu'on est coupé. Kléber avait tout d'abord reçu un coup de feu. On voulait retirer les pièces ; un caisson brisé sur la route, la ferme, et les canons sont pris. Kléber, quoique blessé, dirigeait tout. Il dit à Cheverdin, commandant de Saône-et-Loire : Fais-toi tuer, et couvre la retraite. Ce brave homme le fit à la lettre. Avec lui, tint ferme Merlin. Merlin avait près de lui un excellent ami, un réfugié de Mayence, qui n'avait plus de patrie que nos camps. Ce pauvre Allemand, Riffle, se fit tuer en sauvant une armée de la France.

Ce jour-là quelqu'un passant à Saumur, vit Rossignol encore malade. Comment vont les affaires ? dit Rossignol. — Mal, dit l'autre ; Chalbos se retire. — Comment cela ? Qui lui a ordonné ?Vous-même. Rossignol demanda son registre de lettres, il vit que la chose était vraie, et changea de couleur. Il comprit un peu tard.

Le criminel Ronsin tenait pendant ce temps la place de Rossignol ; la levée en masse était faite partout sur la Loire pour le seconder. Il avance et s'enfourne dans le bourg étroit de Coron. Là trois mille Vendéens suffisent pour l'écraser. Il l'était d'autre part par le sentiment de son crime, pensant ne pouvoir se laver que par une victoire. Mourons ici, dit-il à Santerre son lieutenant. Il n'en mourut pas, dit Santerre, mais fit comme les autres. Il n'eut pas même la présence d'esprit de faire rétrograder un autre corps qui arrivait d'Angers et fut battu aussi. Toute la levée en masse, voyant fuir les troupes régulières, se débanda ; cent mille hommes rentrèrent chez eux ; tout ce grand mouvement fut perdu.

Que fit Ronsin ? Sans s'étonner, il écrit à Paris que six jours durant, il a toujours vaincu ; que la Vendée fuit devant lui. Le ministre, d'accord avec lui, cache les relations plus fidèles. Ronsin, suivant de près sa lettre, dénonce aux Jacobins Canclaux et l'armée de Mayence. Il est désigné unanimement par l'enthousiasme public pour le grand poste de général de l'armée révolutionnaire.