HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XII.

CHAPITRE VII. — FÊTE DU 10 AOÛT 1793.

 

 

Les fédérés du 10 août 1793. — Ouverture du Louvre et du musée des monuments français. — Comment les partis divers se caractérisaient. — Grandeur et terreur dans la fête du 10 août. — Sombre effet. — Incidents cyniques. — Les colosses de plâtre.

 

La fête du 10 août fut une grande représentation populaire, imposante et terrible, toute marquée du caractère sinistre du moment, du danger, de la résistance désespérée qu'on préparait, des lois de la Terreur qu'on lançait à l'ennemi. Ce fut à peine une fête. L'acceptation de la Constitution, ce fait touchant de la France s'unissant en une pensée, n'y eut qu'un effet secondaire.

La nouvelle fatale avait été reçue par le Comité de salut public. Les armées coalisées n'opéraient plus à part ; elles marchaient d'ensemble, et les chances de la résistance devenaient infiniment faibles. L'armée du Nord n'avait dû son salut qu'à une manœuvre habile ; elle s'était jetée de côté, mais en livrant la route de Paris. Paris se trouvait découvert ; la fête se donnait, pour ainsi dire, sous le canon ennemi.

Le chant du jour fut le Chant du départ, — non plus la Marseillaise, l'hymne humain et profond des légions fraternelles, — mais un coup perçant de trompettes, le cri de la Terreur guerrière qui fondit sur l'Europe et l'ensanglanta vingt années.

Pour la première fois, on vit un autre peuple, et l'on put mesurer le grand changement qui s'était fait dans les mœurs et la situation. Au peuple confiant des grandes Fédérations, au peuple enthousiaste de la grande croisade, le départ de 92, un autre a succédé. Les nouveaux fédérés, peu brillants, sérieux, mis humblement, hommes de travail et de devoir, n'apportaient nulle parure, mais leur dévouement simple, leurs bras, leur vie, dans cette grande circonstance. Le peuple de Paris n'était guère moins sérieux, sauf les bandes ordinaires qui dans toute fête gouvernementale sont chargées de représenter la joie publique.

La défiance régnait. Aux approches de Paris, les fédérés n'avaient pas été peu surpris de se voir fouillés. On craignaient qu'ils n'apportassent des papiers dangereux, quelques journaux fédéralistes. Combien à tort ! ces braves gens n'avaient au cœur que l'unité de la France.

La Commune craignait pour leurs mœurs et leurs bourses. Elle avait signifié aux filles publiques de ne pas paraître dans les rues. On craignait encore plus pour leur orthodoxie politique. La Commune s'empara d'eux, les embrassa en quelque Forte, les mena à la Convention, aux Jacobins, partout. La Convention leur donna l'accolade fraternelle. Les Jacobins les établirent dans leur propre salle pendant tout leur séjour, délibérèrent en commun avec eux.

La Convention n'avait rien ménagé pour que cette grande occasion qui amenait à Paris tout un peuple lui laissât dans l'esprit une impression ineffaçable, pour que ce peuple sentit la Pairie et rapportât à la France sa grande émotion.

Elle consacra un million deux cent mille francs à la fête.

Elle ouvrit deux musées immenses.

L'un qu'on peut appeler celui des nations, l'universel Musée du Louvre, où chaque peuple est représenté par son art, par d'immortelles peintures.

L'autre[1] qu'on pouvait appeler celui de la France, le Musée des monuments français, incomparable trésor de sculptures tirées des couvents, des palais, des églises. Tout un monde de morts historiques, sortis de ses chapelles à la puissante voix de la Révolution, était venu se rendre à cette vallée de Josaphat. Ils étaient là d'hier, sans socle, souvent mal posés, mais non pas en désordre. Pour la première fois, au contraire, un ordre puissant régnait parmi eux, l'ordre vrai le seul vrai, celui des âges. La perpétuité nationale se trouvait reproduite. La France se voyait enfin elle-même, dans son développement ; de siècle en siècle et d'homme en homme, de tombeaux en tombeaux, elle pouvait faire en quel que sorte son examen de conscience.

Qui suis-je ? disait-elle. Quel est mon principe social et religieux ?... Et de quelle vie donc bat mon cœur ? Cela n'était pas clair encore. Chaque parti eût diversement répondu à la question. Autre eût été la solution des Cordeliers, des Jacobins autre celle de Robespierre et celle de Danton, de Clootz et de Chaumette, de la Commune de Paris. Ces influences opposées se combattaient manifestement dans la fête. L'ordonnateur David, homme de Robespierre, n'en avait pas moins suivi généralement l'inspiration de la Commune. C'est elle-même qui fit les devises. Elle répandit sur toute la fête le souffle des Cordeliers.

L'influence de Robespierre est manifestement subordonnée ; l'Être suprême de la Constitution ne parait point ici. Et d'autre part, les Cordeliers, peut-être par une concession à l'opinion jacobine, ont caché leur Dieu, la Raison, qu'ils montreront bientôt, caché leur saint, Marat. Chose étrange, au moment où ils viennent d'appendre le cœur adoré de l'Ami du peuple aux voûtes de leur salle, ils manquent l'occasion d'exhiber la relique à la France réunie.

Au défaut de l'unité de principe, la fête avait du moins une sorte d'unité historique. C'était comme une histoire en cinq actes de la Révolution.

Le tout, froid et violent, forcé, et néanmoins sublime.

Le péril et l'effort même, l'effort héroïque que l'on sentait partout, donnait à l'ensemble une vraie grandeur.

David fut l'effort même. Par là, il exprimait son temps[2]. Artiste tourmenté de la grande tourmente, génie pénible et violent qui fut son supplice à lui-même, David, dans son âme trouble, avait en lui les luttes, les chocs, dont jaillit la Terreur.

Ce Prométhée de 93 prit de l'argile, et en tira trois dieux, trois statues gigantesques : la Nature, aux ruines de la Bastille ; la Liberté, à la place de la Révolution ; le Peuple-Hercule terrassant la Discorde ou le fédéralisme, à la place des Invalides. Un arc de triomphe au boulevard des Italiens, enfin l'autel de la Patrie au Champ-de-Mars, c'étaient les cinq points de repos.

Rude, immense improvisation. Les pierres de la Bastille n'étaient pas enlevées. Sur ce chaos confus, on organisa une fontaine. La Nature, un colosse en plâtre, aux cent mamelles, jetaient par elles en un bassin l'eau de la régénération. Chaque pierre était marquée d'inscriptions funèbres, des voix de la Bastille, des gémissements des prisonniers, des antiques douleurs. Le président de la Convention, le bel Hérault de Séchelles, homme aimable, aimé de tous les partis, vint à la tète du cortège, et dans une coupe antique puisa l'eau vive, étincelante des premiers rayons du matin. Il porta la coupe à ses lèvres et la passa aux quatre-vingt-six vieillards qui portaient les bannières des départements ! Ils disaient : Nous nous sentons renaître avec le genre humain. Ils burent, et le canon tonnait.

Le cortège s'allongea ensuite par les boulevards, les Jacobins en tête et les sociétés populaires. La bannière redoutable de la grande Société, l'œil clairvoyant dans les nuages que montrait la bannière, marchaient et semblaient dire : La Révolution te voit et t'entend.

Derrière, la Convention, sans costume, entourée d'un ruban tricolore que soutenaient les fédérés. Le peuple apparaissait ainsi comme embrassant son Assemblée, la contenant et l'enserrant.

Suivait un immense pêle-mêle de toutes les autorités confondues avec le peuple : la Commune, les ministres, les juges révolutionnaires au panache noir, au milieu des forgerons, tisserands, artisans de toute sorte. L'ouvrier portait pour parure les outils de son métier. Les seuls triomphateurs de la fête étaient les malheureux ; les aveugles, les vieillards, les enfants-trouvés allaient sur des chars, les petits dans leur blanc berceau. Deux vieillards, homme et femme, étaient traînés par leurs enfants.

Un tombereau emportait des sceptres et des couronnes. Une urne sur un char contenait les cendres des héros. Point de deuil; huit chevaux blancs à panaches rouges, et d'éclatants coups de trompettes. Les parents des morts marchaient derrière, sans larmes et le front ceint de fleurs.

Une chose était absente, et tous les yeux la cherchaient, celle qui en juillet 92 avait si fortement captivé l'attention. On ne voyait plus ici ce glaive de Justice, couvert de crêpe, que portaient des hommes couronnés de cyprès. Le glaive était partout en août 93. Partout on le sentait. On ne le montrait plus nulle part.

Arrivé à la place de la Révolution, aux pieds de la Liberté, au lieu où la veille était l'échafaud, le président fit verser le tombereau de couronnes, y mit le feu. Trois mille oiseaux délivrés s'envolèrent vers le ciel. Deux colombes se réfugièrent dans les plis de la Liberté. Doux augure ! en contraste avec tant de réalités terribles!

Aux Invalides, le Peuple-Hercule, de la cime d'un rocher, terrassait, écrasait le dragon du Fédéralisme. Au Champ-de-Mars, tout le cortège, ayant passé sous le niveau de l'Égalité, monta à la sainte Montagne. Là, les quatre-vingt-six vieillards, dont chacun tenait une pique, les remirent toutes au président, qui, les reliant ensemble, consomma l'alliance des départements. Il était debout, au sommet; l'autel fumait d'encens; il lut l'acceptation unanime de la Loi nouvelle, et le canon tonna.

Grande heure ! celle où pour la première fois un empire se fonda sur la base de l'Égalité !

A l'extrémité du Champ-de-Mars, un temple funèbre était élevé. La Convention y alla de l'Autel, et s'étant répandue sous les colonnes, tous découverts, prêtant l'oreille..., on entendit le président dire ces nobles paroles : Cendres chères, urne sacrée, je vous embrasse au nom du peuple.

La foule se dissipa aux premières ombres du soir, et, répandue sur l'herbe jaunissante du mois d'août, elle consomma en famille le peu qu'elle avait apporté. Tous rentrèrent en ordre et paisibles dans les murs de Paris, dans la nuit et le sommeil. Pour combien d'hommes pourtant cette fête était la dernière ! De la Commune qui suivait, combien peu devaient vivre encore au 10 août 94 ! Combien de la Convention devaient entrer bientôt dans cette urne des morts, que ce bel hommes aux douces paroles, Hérault de Séchelles, innocente ombre de Danton, venait de presser sur son cœur !... Danton, Hérault, Desmoulins, Philippeaux, avaient encore huit mois à vivre; Robespierre et Saint-Just n'avaient pas une aimée.

Plus d'une chose assombrissait la fête.

Point de joie douce. Les uns, sérieux, inquiets. Les autres, violemment, cyniquement joyeux, et riant par efforts. On ne sentait nulle part la spontanéité du peuple.

Il y avait un ordonnateur de l'allégresse publique, et cet ordonnateur, en certains détails, n'annonçait pas assez le respect de sa propre foi. David, aux Italiens, dans ce lieu resserré, avait élevé un petit arc de triomphe, aux femmes du 5 octobre, à celles qui ramenèrent de Versailles dans Paris le roi et la royauté. On les voyait victorieuses, montées sur les canons vaincus. Le peintre, pour cet effet de drame, avait choisi de belles femmes, des modèles, sans doute, hardies, effrontées. Tout fut perdu. Le 5 octobre, (c'est ce qui fait sa sainteté) avait vu des mères de famille s'arracher de leurs enfants en larmes, quitter leurs petits affamés, et par un courage de lionnes, ramener l'abondance avec le roi dans Paris. Ce n'étaient pas des filles publiques qui pouvaient reproduire cette grande histoire.

Si la beauté devait figurer seule dans une telle représentation, où était la belle Théroigne, l'intrépide Liégeoise, qui, dans ce jour mémorable, gagna le régiment de Flandre, et brisa l'appui de la royauté ?... Brisée elle même, hélas ! fouettée, déshonorée en mai 93, enfermée folle à la Salpêtrière !... Cette femme adorée, devenue bête immonde !... Elle y mourut vingt ans, implacable et furieuse de tant d'outrage, de tant d'ingratitude.

Une autre personne encore reste frappée de cette fête. Quelle ? Celle qui l'a votée, la Convention. L'ingénieux et subtil ordonnateur, pour symboliser l'embrassement du peuple réunissant ses mandataires, avait imaginé de montrer l'Assemblée sans insignes distinctifs, peuple parmi le peuple, enserrée d'un fil tricolore, que tiennent les envoyés des assemblées primaires. La Convention semblait tenue en laisse. Ce fil, quelque léger qu'il fût, avait le tort de trop bien rappeler l'humiliation récente de l'Assemblée, sa captivité du 2 juin. Un écrivain avait dit de Louis XVI, mené à la fêté du 14 juillet 92 : Il a l'air d'un prisonnier condamné pour dettes. Du moins n'était-il pas lié. Mais la Convention avait son lien visible ; on ne lui avait pas mémo épargné l'aspect de ses fers.

On eut le tort de laisser sur les places les trois colosses improvisés. David n'avait aucunement le génie du colossal, les formes simples et fortes qui conviennent à ces grandes choses. Ces statues, pour être énormes, n'en étaient pas moins mesquines et froides, dans leur sécheresse classique. On les laissa maladroitement se délaver sur place aux pluies d'automne ; elles furent bientôt effroyables sous un tel climat. Montrer ainsi la Liberté tout près de l'échafaud, c'était un crime, en réalité, un crime contre-révolutionnaire. La foule vint à la prendre en haine, n'y voyant qu'un Moloch à dévorer des hommes. Fâcheuse imago qui entra bien loin dans l'âme de nos pères, calomnia la Liberté dans leurs cœurs. Pendant qu'elle fleurissait jeune, forte, invincible à Watignies, à Dunkerque, à Fleurus, ici, chez elle, hideuse et délabrée, elle épouvantait les regards.

 

 

 



[1] Je rouvre ici une plaie de mon cœur. Ce musée, où ma mère dans mon âge d'enfance indigente, mais bien riche d'imagination, où ma mère tant de fois me mena par la main, il a péri en 1815. Un gouvernement né de l'étranger se hâta de détruire ce sanctuaire de l'art national. Que d'âmes y avaient pris l'étincelle historique, l'intérêt des grands souvenirs, le vague désir de remonter les âges ! Je me rappelle encore l'émotion, toujours la même et toujours vive, qui me faisait battre le cœur, quand, tout petit, j'entrais sous ces voûtes sombres et contemplais ces visages pâles, quand j'allais et cherchais, ardent, curieux, craintif, de salle en salle et d'âge en âge. Je cherchais, quoi ? je ne le sais ; la vie d'alors, sans doute, et le génie des temps. Je n'étais pas bien sûr qu'ils ne vécussent point, tous ces dormeurs de marbre, étendue sur leurs tombes ; et quand, des somptueux monuments du XVIe siècle éblouissants d'albâtre, je passais à la salle basse des Mérovingiens où se trouvait la croix de Dagobert, je ne savais pas trop si je ne verrais point se mettre sur leur séant Chilpéric et Frédégonde.

[2] L'art se cherchait, comme l'époque. Sa puissance dormait encore en trois enfants, Gros, Prud'hon, Géricault. Le roi d'alors était David. Ce que l'effort est à la force, David le fut à Géricault. — Élève architecte, et non de peintre, David posa ses premiers regards sur des marbres, des lignes inflexibles, et il en garda la raideur. Il haïssait deux choses cruellement et leur faisait la guerre, la nature d'abord, la molle nature du XVIIIe siècle, puis les arts de son temps. Il exerçait ses élèves à jouer à la balle contre des Boucher, des Lebrun. Il aurait fait guillotiner Wateau, s'il eût vécu, et demanda qu'au moins on démolît la porte Saint-Denis. — Ce génie violent était mené, ce semble, par sa nature aux études anatomiques, comme l'avait été Michel-Ange. Mais pour sentir la mort, il faut sentir la vie. L'art antique absorba David, le marbre le retint, non pas malheureusement la sculpture grecque, mais l'antique de la décadence. — Chose étrange ! chaque fois qu'il s'oublia, laissa aller sa main, sans songer qu'il était David, dans tel dessin, dans tel portrait, il se retrouva un grand maitre. Le mystère était là. Il y avait un très-grand peintre en lui, mais autour de lui une école. Il se sentait trop responsable, devant cette foule docile. Il fut trop professeur. L'âge de la Terreur, l'admiration, l'amitié de Robespierre, la royauté des arts qu'il eut alors, ont guillotiné son génie. — Il le sentait confusément, et il en souffrait. Cette souffrance le rendait cruel. Elle le fécondait en quelque sens, et elle l'annulait. La nature hale de lui se vengeait, comme une femme maltraitée d'un . époux ; elle allait caresser dans un coin ignoré le plus petit élève, et d'un baiser créait Prud'hon.