HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XII.

CHAPITRE VI. — RÈGNE ANARCHIQUE DES HÉBERTISTES. DANTON DEMANDE UN GOUVERNEMENT.

(Juillet-août 1793.)

 

 

Enterrement de Marat. — Le Père Duchesne succède à l'Ami du Peuple. — Tyrannie des hébertistes au ministère de la guerre. — Robespierre uni aux hébertistes contre les enragés. — Échec de nos armées (juin-juillet). — Extrême danger (août 1793). — Décrets violents (août 1793). — Le Comité de salut public agissait peu encore. — Danton veut que le Comité se constitue gouvernement. — Le Comité décline la responsabilité.

 

La sœur de Marat, qui a vécu jusqu'à nous, disait en 1836 un mot certainement juste et vrai : Si mon frère eût vécu, jamais on n'eût tué Danton ni Camille Desmoulins.

Nous ne doutons pas qu'en effet il ne les eût soutenus, et conservé l'équilibre de la République, qu'il n'eût sauvé Danton, et par cela même sauvé Robespierre. Dès lors, point de Thermidor, point de réaction subite et meurtrière. L'arc de 93, horriblement tendu par la mort de Danton, n'aurait pas éclaté pour la ruine de la liberté et de la France.

Les Cordeliers demandait le Panthéon pour Marat. La proposition fut reçue froidement aux Jacobins. Robespierre se déclara contre, et en cela il fut l'organe des sentiments réels d'une grande partie de la Montagne, qui ne pardonnait pas à Marat sa royauté d'un quart d'heure au 2 juin.

Il eut mieux que le Panthéon. Il eut une pompe populaire, et fut enterré parmi le peuple sous les arbres des Cordeliers, près de la vieille église et du fameux caveau où il avait écrit. Les pauvres gens, ceux même qui n'avaient guère lu ses journaux, étaient attendris de sa mort, de son dévouement, de sa grande pauvreté. Ils savaient seulement que c'était un vrai patriote, qui était mort pour eux, et qui ne laissait rien au monde. Ils avaient le pressentiment très-juste que ses successeurs vaudraient moins, auraient un zèle moins désintéressé. Beaucoup pleuraient. La pompe eut lieu de six heures à minuit, à la lueur des torches, à la clarté d'une resplendissante lune d'été. Et il n'était pas loin d'une heure quand Marat fut déposé sous les saules du jardin.

Thuriot, président de la Convention, dit sur la tombe quelques mots chaleureux, toutefois propres à calmer le peuple, à faire ajourner la vengeance.

Un seul fait montrera combien la mort de Marat empirait la situation.

L'ami d'Hébert, le secrétaire général de la Guerre, le petit Vincent, brouillon, intrigant furieux qui ne savait se contenir, montra sa joie pendant l'enterrement ; il se frottait les mains, disait : Enfin !... Ce qui signifiait : Nous sommes enfin rois. Nous héritons de la royauté de la Presse populaire.

Et cela n'était que trop vrai. L'Ami du peuple fut, en réalité, remplacé par le Père Duchesne.

Hébert n'héritait pas sans doute de l'autorité de Marat ; mais, en revanche, il disposait d'une publicité bien autrement vaste, illimitée, on peut le dire, n'imprimant pas, comme Marat, selon la vente, mais selon l'argent qu'il tirait des caisses de l'État, spécialement de celle de la Guerre. Marat (sa sœur l'a imprimé) ne faisait pas ses frais. Hébert, en quelques mois, et vivant avec luxe, fit une fort belle fortune.

Employé des Variétés et chassé pour un vol, vendeur de contremarques à la porte des théâtres, il vendit aussi des journaux, spécialement le Père Duchesne (il y avait déjà deux journaux de ce titre). Hébert vola le titre, et la manière, se fit entrepreneur d'un nouveau Père Duchesne, plus jureur, plus cynique ; il le faisait écrire par un certain Marquet. Parleur facile aux Cordeliers, Hébert se fit porter par eux à la commune. Club, commune et journal, trois armes pour extorquer l'argent. On le vit au 2 juin ; dans ce grand jour d'inquiétude où tout le monde s'oubliait, Hébert ne perdit pas la tète ; il sentit que le gouvernement, dans une telle crise, avait grand besoin des journaux et grande peur aussi. Il reçut cent mille francs.

Nous avons raconté qu'au 2 juin, Prud'homme, l'éditeur des Révolutions de Paris, fut arrêté, et si bien tourmenté, qu'il cessa bientôt de paraître. Celui qui le fit arrêter, un certain Lacroix, était hébertiste et membre de la Commune. Il rendit là un service à Hébert, lui tuant son concurrent, effrayant tous les autres, de sorte que la Terreur qui frappa les journaux profita à un seul ; la liberté de la Presse, entière de nom, nulle de fait, n'exista guère que pour le Père Duchesne. Lorsque Prud'homme reparut, le 3 octobre, ce fut à condition de prendre exclusivement pour rédacteurs des hébertistes.

Hébert, maitre et seigneur de la presse populaire, pouvait dans un moment donné frapper sur l'opinion des coups terribles. Tels de ses numéros furent tirés jusqu'à six cent mille !

Publicité factice, payée et mercenaire. L'honnête Loustalot, le premier rédacteur des Révolutions, tira à deux cent mille, dans les grandes journées d'enthousiasme universel, sincère, qui ont marqué l'aurore de la Révolution.

La vache à lait d'Hébert était Bouchotte, le ministre de la guerre.

D'une part, il tirait de lui ce qu'il voulait d'argent pour augmenter sa publicité, l'étendre surtout aux armées. D'autre part, avec cette publicité, il le terrorisait, lui faisait nommer ses amis, commis, officiers, généraux. Un ministère qui dépensait trois cent millions (d'alors) par mois, qui avait à donner cinquante mille places ou grades, mille affaires lucratives d'approvisionnement, équipement, armes, munitions, constituait une puissance énorme, toute dans la main des hébertistes.

A la tête de tout cela, le vrai ministre, Vincent, un garçon de vingt-cinq ans, petit tigre. Plus tard, quand Robespierre réussit à le mettre en cage, sa fureur était telle qu'il mordait dans un cœur de veau, croyant mordre le cœur de ses ennemis.

La tolérance de ces misérables, qui dura plusieurs mois, fut le martyre de Robespierre.

Fous furieux dans leurs paroles, ils étaient, dans leurs actes, infiniment suspects. Le sans-culotte Hébert, quand il avait couru dans sa voiture à la Commune, aux Cordeliers, aux Jacobins, ou à la Guerre, laissait le bonnet rouge, et retournait à la campagne, à la villa du banquier Koch, que beaucoup regardaient comme un agent de l'étranger. Sa femme et lui ne vivaient là qu'avec des ci-devant (spécialement une dame de Rochechouart), le beau monde enfin d'autrefois. Le plus assidu commensal de la maison était un autrichien, très-douteux patriote, Proly, bâtard du prince de Kaunitz.

Le premier soin de Robespierre, dès qu'il eut un bon Comité de sûreté, ce fut de faire arrêter ce Proly, et saisir ses papiers. Il ne trouva rien d'abord, mais plus tard, il l'a fait mourir avec Hébert.

Quand l'étranger les eût payés pour maintenir le désorganisation qui régnait à la Guerre, ils n'auraient pas fait autrement. De moment en moment ils changeaient tous les généraux. Aux deux grandes armées du Nord et du Rhin, il y eut, à la lettre, un général par mois.

A la première, six généraux en six mois : Dumouriez, Dampierre, Beauharnais, Custine, Houchard, Jourdan.

En huit mois, huit généraux à l'armée du Rhin ! Custine, Diettmann, Beauharnais, Laudremont, Meunier, Carlenc, Pichegru, Hoche.

Cette mobilité effroyable suffisait à elle seule pour expliquer tous les revers.

La girouette ne fut fixe que pour un choix, celui de Rossignol, l'inepte général de l'Ouest. Ronsin avait très-bien compris que, pour agir à l'aise, il valait mieux pour lui ne pas prendre le premier rôle. Il lui fallait un mannequin. Il avait pris tout simplement un jeune gendarme, homme illettré et simple, ex-ouvrier bijoutier du faubourg Saint—Antoine, brave, agréable, grand parleur, aimé des clubs. Rossignol, c'était son nom, avait brillé au siége de la Bastille, puis dans la gendarmerie, et il y avait atteint le vrai poste où il devait rester, celui de commandant ou colonel d'un corps de gendarmerie. Bon enfant, bon vivant, pas fier, camarade du soldat, très-indulgent pour les pillards, il se fit adorer. Les généraux auraient voulu le pendre ; c'est ce qui fit sa fortune. Traduit à la barre de la Convention, il apparut comme une victime du patriotisme. à y fut fort caressé, encouragé de la Montagne, qui ne vit que sa bravoure, sa simplicité. Ronsin saisit l'occasion avec un tact admirable ; il vit combien Rossignol avait plu, et qu'on était décidé d'avance à tout pardonner à ce favori, qu'il pourrait tout faire sous son ombre. à demande et obtient qu'on le fasse général en chef Vous avez tort, dit Rossignol lui-même ; je ne suis pas f.... pour commander une armée. Il eut beau dire, il commanda. Ronsin, derrière Rossignol, lui fit signer des crimes, d'affreuses trahisons. Toujours battu, toujours justifié, Rossignol ne parvint jamais à lasser l'engouement du Comité de salut public. Il en fut quitte pour passer à un autre poste et dire en finissant : Je ne suis pas f... pour commander une armée.

Robespierre pouvait-il ignorer ce hideux gâchis de la Guerre, qui non-seulement ruinait la France, mais la tenait sur le bord de l'abîme ? Il est impossible de le croire. Mais une chose le paralysait.

Il voyait aussi un abîme, mais un autre, qui l'effrayait plus que les désordres de l'administration et les succès de l'étranger, l'abîme de la dissolution sociale. Cette Terra incognita au-delà de Marat (dont parle Desmoulins), cette région inconnue, hantée des spectres et mère des monstres, il l'avait vue dès juin dans l'étrange alliance de Jacques Roux (des Gravilliers), du Lyonnais Leclerc, ami de Chalier, et de sa maîtresse Rose Lacombe, chef des femmes révolutionnaires. Connaissait-il Babeuf, déjà persécuté par André Dumont, dans la Somme, et par la Commune à Paris ? je n'en fais aucun doute. La révolution romantique et socialiste (comme nous dirions aujourd'hui) inquiétait Robespierre. Dans sa visite aux Cordeliers, pour combattre les monstres, les Leclerc, les Jacques Roux, il lui fallut, comme on a vu, se faire accompagner de cet ignoble chien, Hébert.

Marat, tant qu'il avait vécu, leur tenait la porte fermée. Marat mort, ils s'étaient habilement saisis de son nom. Roux, Leclerc et Varlet, rédigeaient ensemble l'Ombre de Marat. Là était la terreur de Robespierre, là son lien avec Hébert qui, comme concurrent, ne demandait pas mieux que de les détruire. Avant la fête du 10 août, lorsque les Fédérés arrivaient à Paris, Robespierre frémissait de les voir en péril de tomber sous cette influence anarchique. Il lança la veuve Marat qui vint à la Convention accuser Roux, Leclerc, d'avoir volé le nom de son mari. Renvoyé au Comité de sûreté, qui arrête le journal et les rédacteurs. Mesure violente, presque inouïe. Les Gravilliers crièrent pour Roux, leur orateur ; Hébert les reçut à la Commune, les traita sèchement, du haut du Père Duchesne, les renvoya humiliés.

Voilà à quoi servait le Père Duchesne, et le secret de la grande patience de Robespierre.

Robespierre n'avait nul journal. Il n'avait de prise que les Jacobins. Et là même, par Collot d'Herbois et autres, les hébertistes étaient très-forts. Il lui fallut donc patienter, attendre qu'ils se perdissent eux-mêmes, laisser passer cette fange. Sa conduite aux Jacobins fut merveilleuse de dextérité. Jamais il ne nommait Hébert, jamais Ronsin. Mais il défendait leur ministre Bouchotte, et c'est ce qu'ils voulaient le plus. Il défendait aussi leur Rossignol, et volontiers ; c'était une thèse populaire.

A ce prix, Robespierre, sans se salir avec Hébert, pouvait s'en servir au besoin. Le cas pouvait venir où la Montagne se mettrait en révolte contre son ascendant, où Danton reprendrait le sien. Ce jour-là, il aurait trouvé un secours dans ce dogue qui pouvait en un jour mordre de six cent mille gueules à la fois (cela eut lieu le 4 octobre).

Jusque là, s'il menaçait Danton, Robespierre l'arrêtait. Que les dantonistes et les hébertistes s'usassent les uns par les autres, il le trouvait très-bon ; mais abandonner Danton mémo, c'eut été rendre les hébertistes si forts, qu'ils eussent tout emporté. Ils avaient déjà le ministère de la Guerre, ils auraient pris celui de l'Intérieur, l'objet de leur concupiscence[1] ; ils auraient eu ainsi et le dehors et le dedans, toute la force active. Robespierre ne le permit pas.

Toutes les difficultés de la situation éclatèrent aux premiers jours d'août, quand la Convention fut frappée d'une grêle effroyable de revers et de mauvaises nouvelles.

Revers tout personnels pour l'Assemblée. La Montagne elle-même était allée à la frontière. Nombre de ses membres, avec un dévouement admirable, sans songer qu'ils sortaient de professions civiles, avaient pris l'épée en juillet et marché aux armées, acceptant toute la responsabilité, défiant la fortune. Là, ils avaient trouvé tout ennemi, les militaires hostiles, la discipline anéantie, le matériel nul, la désorganisation radicale des administrations de la guerre, l'ineptie du ministre, la perfidie souvent des hébertistes, toujours leur incapacité. Et tout cela retombait sur les représentants. Battus, blessés, comme Bourbotte, déshonorés, comme d'autres, et tout près de la guillotine I A Mayence, Merlin de Thionville arrêta toutes les forces de la Prusse, se battit comme un lion, couvrit la France quatre mois, et au retour faillit être arrêté. A Valenciennes, Briez et un autre se défendirent quarante jours et contre l'ennemi et contre la ville ; la bourgeoisie voulait se rendre, et lâchait le peuple contre eux. Les émigrés étaient si furieux que malgré la capitulation, malgré les Autrichiens, ils voulaient les tuer. Il leur fallut cacher leur écharpes, prendre l'habit de soldat, passer confondus dans les troupes (28 juillet).

La Convention apprend les jours suivants qu'elle a perdu toute la frontière du Nord, que Cambrai est bloqué ;

Que le Rhin est perdu, Mayence rendu, Landau bloqué, l'ennemi aux portes de l'Alsace ;

Que, pour la seconde fois, les Vendéens vainqueurs ont dissipé l'armée de la Loire.

Qui accuser ? Les représentants ne méritaient que des couronnes civiques. Les revers étaient le résultat de la désorganisation générale. Le Comité de salut public, renouvelé depuis le 10 juillet, n'avait pu faire grand'chose encore. Il craignait néanmoins qu'on ne le rendit responsable, et se rejetait sur la trahison. La perfidie d'un général, l'argent de l'étranger, telles étaient les explications que donnait le tremblant Barrère. Les accusations de ce genre réussissent presque toujours auprès des assemblées émues et défiantes. Barrère y excellait.

Les incendies qui éclataient dans nos ports, et qu'on imputait aux Anglais, portaient au comble l'irritation de la Convention. Elle déclara Pitt l'ennemi du genre humain. Quelqu'un voulait qu'on décrétât que tout homme avait le droit de le tuer.

Tuer! c'est le seul remède que la plupart voyaient aux maux de la France.

Tuer les traîtres! les généraux étaient tous jugés.

Tuer les rois! les Clubs ne parlaient d'autre chose.

La Convention ordonna que la Reine fût mise en jugement.

Tuer la royauté dans le passé même et dans ses tombeaux. On décréta, pour le 10 août, la destruction des tombeaux de Saint-Denis.

Les Girondins eux-mêmes, amis présumés de la royauté, furent compris dans ces anathèmes. On adopta le décret de Saint-Just, qui les déclarait traîtres avant tout jugement. L'infortuné Vergniaud, immobile à Paris, gardé et sous les yeux de la Convention, fut renvoyé au Tribunal révolutionnaire le même jour que Custine, suspect d'avoir livré le Rhin.

Parmi ces décrets de fureur, il y eut un mot de bon sens, et ce fut Danton qui le dit :

Créer un gouvernement.

Ce n'étaient pas quelques têtes de moins qui changeaient la situation; ce n'était même pas la levée en masse, ni de pousser des cohues indisciplinées à la boucherie; 92 était passé, il n'y avait plus le premier élan. Ce qu'il fallait en 93, ce n'était pas seulement des hommes, c'était des soldats.

La question du moment, et celle qui restait si malheureusement suspendue, celle que le 2 juin n'avait pu résoudre, était celle-ci : Créer un gouvernement.

Existait-il, ou n'existait-il pas ? Au moindre mot qu'on en risquait, les Clubs perçaient l'air de leurs cris ; les Hébert, les Vincent, les amis de Ronsin juraient la mort de ceux qui tenteraient cette entreprise impie. Et cependant ils gouvernaient, en réalité ; ils tenaient sous une sorte de terreur le ministère de la Guerre et le Comité de Salut public.

Ce Comité n'existait qu'a demi. Il ne fut complet qu'en novembre. Les membres les plus actifs, Lindet, Jean-Bon Saint-André, Prieur de la Marne, étaient toujours absents. Les présents étaient deux robespierristes, Couthon et Saint-Just, balancés par deux dantonistes (qui sortirent bientôt), Hérault, Thuriot. L'indifférent Barère voltigeait à droite ou à gauche, selon que le menait la peur.

Cet embryon de Comité, forcé d'agir parfois, éprouvait le besoin de prendre consistance. Robespierre y entra malgré lui, le 27 juillet ; il le dit ainsi, je le crois. Il lui valait mieux dominer absent le Comité que d'y être lui-même. Ajoutez qu'en réalité il était homme d'autorité plus que de gouvernement, de haute influence plutôt que d'affaires.

Le Comité, en obligeant Robespierre de devenir un de ses membres, et de lui donner son nom, faisait un pas dans la franchise. On lui demandait d'en faire un second.

Voici sous quelle forme Danton hasarda sa proposition : Érige ; en gouvernement provisoire le Comité de salut public ; que les ministres ne soient que ses agents ; confiez-leur cinquante millions.

Autrement dit : Que le Comité, gouvernement de droit, devienne gouvernement de fait, qu'il accepte toute la responsabilité. Et, pour que cette responsabilité soit entière, qu'elle ne flotte plus partagée entre le Comité et les ministres. Abattons cette monarchie du pouvoir ministériel qui neutralise le Comité, et qui n'agit pas d'avantage.

Ce qui s'était fait depuis deux mois de plus utile, d'immédiatement efficace pour le salut, s'était fait sans les ministres, sans le Comité.

Seule, sans secours du centre, Nantes tint en échec la Vendée, malgré le centre même qui destituait Canclaux, l'excellent général de Nantes.

Seul, sans secours du centre, Dubois-Crancé organisa les forces montagnardes qui continrent le sud-est, isolèrent Lyon des Alpes, le tout, comme il le dit lui-même, sans le Comité, malgré lui.

Seul, par sa sagesse individuelle et sa modération, Robert Lindet poursuivait la pacification de la Normandie. Et le Comité n'y fit rien qu'envoyer, pour plaire aux Hébertistes, un homme à moitié fou, Carrier.

Ces efforts partiels avaient suffi, pourquoi ? parce que l'orage de la guerre était encore suspendu sur Mayence et sur Valenciennes. Maintenant, il crevait ; c'était le moment de faire un gouvernement un et fort, ou bien de périr.

Le Comité devait prendre résolument la direction, et déclarer qu'il était ce gouvernement ; cesser d'obéir, commander ; ne plus se laisser traîner à la remorque, mais prendre l'avant-garde et l'initiative, entraîner tout le monde au nom de la Patrie.

Cela ne fut pas dit, mais saisi à merveille, senti profondément. C'était le cri du cœur et du bon sens. Couthon, l'ami de Robespierre, sans attendre cette fois son avis, s'écria qu'il appuyait Danton. Saint-André en dit autant, ainsi que Cambon et Barrère. Seulement ils ne voulaient point de fonds en maniement.

Robespierre dit que la proposition lui semblait vague. Il demanda, obtint l'ajournement.

Vous redoutez la responsabilité, leur dit Danton. Souvenez-vous que, quand je fus membre du conseil, je pris sur moi toutes les mesures révolutionnaires. Je dis : Que la liberté vive, et périsse mon nom !

Grave appel. Y répondre par l'ajournement, c'était risquer beaucoup. Qu'adviendrait-il, si la chose qu'on pouvait prévoir, la chose décisive et mortelle (qu'on apprit en effet le 7) venait à se réaliser : l'union des Anglais avec les Autrichiens pour marcher sur Paris ?

La situation de la France étant si prodigieusement hasardée, il semblait que le Comité de salut public devait se hasarder lui-même, prendre la force qu'on le priait de prendre, mettre la main sur la Guerre, chasser Bouchotte ou le faire marcher droit, braver Hébert, Vincent, Ronsin, tous les chiens aboyants qui faisaient curée de la France.

Robespierre ne crut pas la chose encore possible.

Comment, dans un gouvernement d'opinion et de publicité, subsister sans la Presse ? Or, la Presse était dans Hébert, depuis la mort de Marat.

On n'eût pas réussi. On eût aventuré la seule autorité morale qui restât à la République. Cette autorité subsistait, mais à condition de ne rien faire. Hébert n'était pas mûr pour la mort.

Donc, Robespierre ne faisait rien. Il siégeait, écoutait, écrivait. Cinq ou six heures par jour à la Convention, autant aux Jacobins. En août, il fut président de l'une et de l'autre assemblées. Les nuits pour ses discours. Il lui restait du temps pour des occupations que nous appellerions philosophiques, académiques, pour lire à l'Assemblée l'ouvrage de Lepelletier sur l'éducation, pour écouter tout un livre de Garat sur la situation.

Tous ceux qui avaient le sens du danger ou tout au moins la peur, étaient consternés de cette inertie du premier homme de la République. Plusieurs en étaient indignés.

Danton dit brutalement : Ce b..... là n'est pas seulement capable de faire cuire un œuf !

L'ancien ami et camarade de Robespierre, qui avait tant contribué à le diviniser vivant, Camille Desmoulins, dans une maligne brochure, en daubant l'ancien Comité, effleura le nouveau ; il toucha finement le point de la situation, à savoir que, ni dans la Convention, ni dans le Comité de salut public, personne ne surveillait la Guerre : Membre du Comité de la Guerre, dit-il, j'étais surpris de voir que notre Comité chômait. Et, comme on me dit qu'au Comité de salut public il y avait une section de la Guerre, j'y allai quatre jours de suite, et fus étrangement surpris de voir que cette section était composée de trois membres, l'un malade, l'autre absent ; le troisième s'était démis. Ce troisième, l'ex-colonel Gasparin, ayant refusé, Robespierre occupait sa place, la place du seul membre militaire du Comité.

Cet état de choses était irritant. Il fallait un homme ; on n'avait qu'un dieu.

Une société populaire ayant apporté (le 2 août) aux Jacobins les bustes de Lepelletier et de Marat, le président de ce jour dit ces étranges paroles : Entre Marat et Lepelletier, il doit rester un vide où sera placé le grand homme qui doit se lever pour être le Sauveur du monde... — Oui, dit le boucher Legendre, mais pourvu qu'il soit aussi poignardé.

 

 

 



[1] Le faible ministre du 31 mai, Garat, miné aux Jacobins par une suite d'attaques habilement ménagées, harcelé à la Commune, désigné dans la rue par des affiches comme affameur du peuple, n'était plus qu'une feuille d'automne qu'un coup de vent devait emporter. Les Hébertistes, croyant déjà tenir son ministère, mirent Collot d'Herbois à ses trousses. Collot était redoutable en ce qu'il représentait les plus sinistres puissances de la Révolution, l'ivresse et le vertige, les colères, vraies ou simulées. Furieux, facétieux, terrible, burlesque, il emportait l'attention, parce qu'on ne savait jamais si l'on devait trembler on rire. Sous le prétexte d'une mission qu'il avait, il va au ministère demander une voiture. Il y va à l'heure où il sait que le ministre est sorti. Pourquoi est-il sorti ? Il s'indigne, tempête, court les bureaux, claque les portes, épouvante les commis. Alors, il demande, il exige qu'on lui livre un écrit. La pièce était bien innocente : c'était une série de questions que Goret faisait aux départements pour connaître l'état de la France. Il y avait entre autres, celle-ci : Combien perdent les assignats ? Collot court à la Convention, dénonce, crie, écume : Supposer que les assignats peuvent perdre !... Ô crime ! Avec son art de comédien, ayant rendu l'homme odieux, il le rend ridicule, sûr que, si la Convention se met à rire, si le mépris atteint Garat, l'affaire est faite, il est tué ! — Garat, appelé en hâte, était fort pâle à la barre, et plus il était pâle, plus l'affaire allait mal. Danton, alors président, vit qu'il enfonçait. Il céda le fauteuil, monta : Garat, dit-il, n'est pas né pour s'élever jamais à l'énergie, à la hauteur révolutionnaire. Et mettant solennellement la main sur la tête du pauvre diable : Je te déclare innocent, de par la Nature. — Cette grande scène de comédie, meilleure que celle de Collot, sauva Garat, qui fut quitte pour sa place, et garda sa tête. Hébert manqua sa proie. Le ministère fut donné à un ami de Danton.