HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XII.

CHAPITRE V. — MORT DE CHALIER.

(16 juillet 1793.)

 

 

La question lyonnaise était moins politique que sociale. — Les rêveurs de Lyon et des Alpes. — Le Piémontais Chalier. — Écrits de Chalier. — Accusations contre lui. — Son caractère ; sa violence et sa tendresse. — Les disciples de Chalier. — Son arrestation (30 mai 1793). — Chalier en prison. — Son isolement. — La Convention intervient. — Mort de Chalier (16 Juillet 1793). — Dernières paroles de Chalier.

 

Marat est poignardé le 13, Chalier guillotiné le 16. Un monde passe entre ces deux coups.

Marat, le dernier de l'ancienne révolution, Chalier le premier de la nouvelle.

Marat, pour Caen, Bordeaux, Marseille, est le nom de la guerre civile. Dans Lyon, Chalier est celui de la guerre sociale.

Ceci met Lyon fort à part de l'histoire générale du girondinisme.

La guerre des riches et des pauvres alla grondant, menaçant, jusqu'au combat du 29 mai, jusqu'à la mort de Chalier (16 juillet). Les riches, entraînant les marchands, les commis, le petit commerce, gagnèrent avec eux cette bataille, et donnant le change aux pauvres, leur firent tuer Chalier, leur défenseur, les payèrent, les firent combattre contre la Convention, tinrent cinq mois la France en échec.

Ils n'échappèrent ainsi à la guerre sociale, dont Chalier les menaçait, qu'en la détournant vers une épouvantable lutte contre la France elle-même.

Et cette lutte, ils ne la soutinrent qu'en admettant dans leur armée lyonnaise un élément royaliste étranger à Lyon ; je parle des nobles réfugiés, je parle des gens du Forez et autres provinces voisines, qui vinrent gagner la haute paye que donnait la ville et combattre pour le Roi dans les rangs républicains.

Quels qu'aient été les efforts intéressés de l'aristocratie lyonnaise, sous la Restauration, pour faire croire que Lyon, en 93, combattait pour le trône et l'autel, cela n'est point. Les nobles royalistes qui aidèrent à soutenir le siège furent presque tous étrangers à la ville. Les riches même étaient girondins.

Nous avons cru devoir expliquer ceci d'avance, afin qu'on ne se trompe pas sur le point spécial que la Convention ni les Jacobins ne purent entendre, mais que l'histoire ultérieure du socialisme moderne éclaire rétrospectivement : La question politique était extérieure et secondaire à Lyon ; elle ne devint dominante qu'après la mort de Chalier. La question intime et profonde que les riches ajournèrent par la guerre de Lyon contre la France était la question sociale, la dispute des pauvres et des riches.

Cette grande et cruelle question voilée ailleurs sous le mouvement politique a toujours apparu à Lyon dans sa nudité.

Le marchand de Lyon, républicain de principes, n'en était pas moins le maître, le tyran de l'ouvrier, et, qui pis est, le maître de sa femme et de sa fille.

Notez que le travail, à Lyon, se faisant en famille, la famille y est très-forte ; ce n'est nullement un lien détendu, flottant, comme dans les villes de manufactures. L'ouvrier lyonnais est très-sensible, très-vulnérable en sa famille, et c'est là justement qu'il était blessé[1].

La prostitution non publique, mais infligée à la fa, mille comme condition de travail, c'était le caractère déplorable de la vie lyonnaise. Cette race était humiliée. Physiquement, c'était une des plus chétives de l'Europe. Le haut métier à la Jacquart n'existant pas alors, et n'ayant pas encore imposé aux constructeurs l'exhaussement des plafonds, on pouvait impunément entasser jusqu'à dix étages les misérables réduits de ce peuple étouffé, avorté. Aujourd'hui encore, dans les quartiers non renouvelés, quiconque monte ces noires, obscènes et puantes maisons, où chaque carré témoigne de la négligence et de la misère, se représente avec douleur les pauvres créatures misérables et souillées qui les occupaient en 93.

Dur contraste ! La fabrique de Lyon, cet ensemble de tous les arts, cette grande école française, cette fleur de l'industrie humaine... dans de si misérables mains !

Il y avait de quoi rêver. Nulle part plus que dans cette ville, il n'y eut plus de rêveurs utopistes. Nulle part, le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiètement des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Ange et son successeur Fourrier. Le premier, en 93, esquissait le phalanstère, et toute cette doctrine d'association dont le second s'empara avec la vigueur du génie.

Là ne manquèrent pas non plus les rêveurs parmi les amis du passé. Il suffit de nommer Ballanche, et son prédécesseur, le mélancolique Chassagnon, qui n'écrivait jamais que devant une tête de mort, et qui, pour apprendre à mourir, ne manquait jamais une exécution.

Au moment où la fureur girondine du parti des riches poussait Chalier à l'échafaud, Chassagnon eut la très-noble inspiration d'écrire une brochure pour lui sous ce titre : Offrande à Chalier. Il y montra un vrai génie pour expliquer ce caractère mêlé de tous les contraires, ce Centaure, cette Chimère, comme il l'appelle, ce monstre pétri de discordances, cruel et sensible, tendre et furieux. Dans ce beau portrait, un trait manque pour l'histoire et pour la justice : c'est la primitive inspiration d'où Chalier partit : un cœur malade de pitié, et souffrant douloureusement de l'amour des hommes.

Cet infortuné, qui fut la première victime légale de Lyon, qui étrenna la guillotine, qui eut ce privilège horrible d'être guillotiné trois fois, — qui fut suivi à la mort par une foule de disciples en pleurs, tout aussi enthousiastes que ceux de Jésus, — qui, un an durant, de juillet en juillet, remplaça Jésus sur l'autel, et fut pendant ce temps, avec Marat, la principale religion de la France, Chalier était né Italien. Son nom est plutôt savoyard. Peu importe. Il avait un pied en Italie et en Savoie, étant né au Mont-Cenis et tout près de Suse.

La grande voie des nations, la voie de neiges, sublime et misérable, où toute humanité défile sur le bâton du pèlerin, offre la plus émouvante vision sociale qui puisse troubler les cœurs. Cette prodigieuse échelle de Jacob qui s'étend de la terre au ciel, les contrastes violents de ces paysages improbables où la nature se joue de toute raison humaine, cet ensemble écrasant pour l'âme semble fait pour produire en tout temps de sublimes fous, délirants de l'amour de Dieu, de l'amour du genre humain. Là Rousseau, après son terrible effort de logique et de raison, se perdit lui-même en ses rêves. Là madame Guyon écrivit son livre insensé des Torrens. Là Chalier s'embrasa, avec une furie meurtrière, du désir de faire le ciel ici-bas.

Il avait été, comme tout Italien, élevé aux écoles de démence, qu'on appelle théologiques. Il voulait alors se faire moine. Il visita d'abord l'Italie et l'Espagne. Il vit, il eut horreur.

Il parcourut la France aussi, et s'arrêta à Lyon. Il vit, il eut horreur.

On dit qu'il vivait alors misérablement, de leçons de langues et d'enseignement. Mais, comme un homme intelligent, il ne voulut pas traîner, il domina sa situation. Il se fit commis, négociant. C'est précisément ainsi que commencent aux mêmes lieux Fourrier et Proudhon.

Chalier courut le commerce ; il eut un grand bonheur, selon l'idée du monde : il devint riche. Mais il eut un grand malheur : il vit partout dépouiller le pauvre.

88 a sonné. Et le premier cri qu'on entend en France est celui d'un Italien, une brochure de Chalier : Vendez l'argenterie des églises, les biens ecclésiastiques, créez-en des assignats ; rendez aux pauvres ce qui fut fondé pour les pauvres.

89 a sonné, Chalier, de Lyon, court à Paris ; il recueille les moindres mots de l'Assemblée Constituante. Il se levait de nuit pour se trouver le premier à la queue qui assiégeait les portes avant le jour. Le soir, il voyait Loustalot (des Révolutions de Paris), le meilleur des journalistes. Près de partir, il lui dit : Je veux me tuer ; je ne supporte plus l'excès des misères de l'homme. — Vivez, lui dit Loustalot, servez l'humanité.

Si Calier était resté à Paris, il devenait fou. Il y voyait tons les jours Marat et Fauchet, du peuple et la Bouche-de-fer. Il rapporta à Lyon des pierres de la Bastille, des os de Mirabeau qu'il faisait à baiser à tous les passants, il prêchait, il appelait tout le monde à la révolution. Lyon était trop près. Chalier pousse plus loin sa croisade. Il fuit Lyon et les honneurs où le peuple l'appelait, il va à Naples, en Sicile, il enseigne la révolution aux chevriers de l'Etna, qui écoutent sans comprendre. Il est chassé. A Malte encore, il prêche, et il est chassé. Il revient, nu, dépouillé... Ô grandeur oubliée de ces temps ! Sur ce simple exposé qu'un Italien, ami de la Révolution, a été dépouillé à Naples, l'Assemblée Constituante prend fait et cause, elle fait écrire Louis XVI ; on rend à Chalier son bien. La France sera son héritière, dit-il. Il lui a donné son bien et sa vie.

Cet homme, véhément de nature, emporté de tempérament, ce fougueux Italien, arriva possédé de justice et de pitié pour juger une ville où l'injustice était le fond de la vie même. Il apparut, sous un double rôle, comme ces rudes podestats[2] que les villes du moyen-âge faisaient venir de l'étranger, afin qu'ils  ignorassent les parentés, les coteries, les mauvaises alliances des nobles et des riches, qu'ils frappassent impartialement à droite et à gauche. Le jour il jugeait ; et tout ce qu'il avait amassé le jour de haine et de violence contre les ennemis du peuple, il le répandait le soir dans les clubs. Haï comme juge, comme tribun, à deux titres il devait périr.

Il semble qu'on ait détruit tout ce qu'avait écrit Chalier. Le peu qui reste n'a nullement la banalité de Marat, nullement la trivialité des improvisateurs italiens. Il y a du burlesque, mais du terrible aussi, des choses qui rappellent les menaces cyniques d'Ézéchiel au peuple de Dieu, les étrangetés sauvages des mangeurs de sauterelles de l'Ancien Testament.

L'accent y est extraordinaire. On le sent trop, ce prophète, ce bouffon n'est pas un homme. C'est une ville, un monde souffrant ; c'est la plainte furieuse de Lyon. La profonde boue des rues noires, jusque-là muette, a pris voix en lui. En lui commencent à parler les vieilles ténèbres, les humides et sales maisons, jusque-là honteuses du jour ; en lui la faim et les veilles ; en lui l'enfant abandonné ; en lui la femme souillée, tant de générations foulées, humiliées, sacrifiées, se réveillent maintenant, se mettent sur leur séant, chantent de leur tombeau un chant de menaces et de mort... Ces voix, ce chant, ces menaces, tout cela s'appelle Chalier.

L'énorme apostume de maux a crevé par lui. Lyon recule effrayé, indigné de sa propre plaie ; il tuera celui qui l'a dévoilée.

Quand on chercha, au dernier jour, des moyens de le tuer, des preuves pour constater ses crimes, on ne put établir aucun acte, rien que des paroles.

La seule trace imprimée qui reste de ses méfaits, c'est une suite de brochures relatives à une visite domiciliaire que Chalier aurait faite, au—delà de ses pouvoirs, dans une maison qu'on soupçonnait de fabriquer de faux assignats.

On a prétendu qu'il avait dressé le plan d'un grand massacre, qu'un tribunal improvisé eût siégé sur le pont Morand, d'où l'ou eût jeté les condamnés au Rhône. Une biographie girondine précise le nombre douze mille. Les royalistes eux-mêmes ne poussent pas les choses si loin ; ils rougissent de ce chiffre insensé : ils disent vaguement un grand nombre.

Ses ennemis, pour le faire périr, furent réduits à l'invention la plus odieuse. On fabriqua une lettre d'un prétendu émigré qui remerciait Chalier de préparer les moyens de mettre la France à feu et à sang. Infâme et grossier mensonge par lequel on poussa le peuple à, vouloir la mort de son défenseur.

Si Chalier et ses amis étaient coupables, au contraire, c'était d'avoir employé des moyens violemment expéditifs pour organiser la défense contre l'émigré et l'étranger. Des paroles sanguinaires, des menaces atroces, des actes de brutalité, voilà ce qu'on leur reproche. Ils invoquèrent la guillotine, mais leurs ennemis l'employèrent, et très-injustement contre eux[3].

La violence des paroles et des actes était alors à un point excessif dans tous les partis. Un Italien royaliste, le romain Casati, avait offert à l'archevêque de Lyon d'assassiner, non Chalier, mais un girondin, Vitet, chef de l'administration girondine.

Tout ce qui reste de Chalier dans ses écrits, dans la tradition, indique que cet homme, si violent par accès, était de lui-même très-doux. Il aimait la nature, désirait la retraite. Il espérait finir ses jours dans la paix et la solitude. Il se faisait bâtir un ermitage sur les hauteurs de Lyon, aux quartiers pauvres et alors peu habités de la Croix-Rousse ; il voulait y vivre, disait-il, comme Robinson Crusoë, Il aimait loi plantes, les fleurs, se plaisait à les arroser. Sans famille, il avait pour tout intérieur une bonne femme de gouvernante, la Pie (la Pia ?), qu'il avait probablement amenée d'Italie.

Dans les actes que commandait la nécessité révolutionnaire, il restait sensible. Ma chère amie, disait-il à une femme dont il bouleversait la maison et arrêtait le mari, mettez la main sur mon cœur, et vous sentirez ce qu'il souffre... Mais un républicain doit obéir au devoir, étouffer la nature.

Quand ses fonctions d'officier municipal lui donnaient occasion d'entrer chez des religieuses, il s'attendrissait : Mes chères filles, disait-il avec épanchement, avez-vous quelque peine? ne me déguisez rien. Je suis votre père spirituel... Votre recueillement me touche, votre modestie m'enchante... Que je serais heureux d'épouser une vierge de ce monastère ! Mors, tombant à genoux, il baisait la terre et levait les mains au ciel.

Fut-il chrétien? rien ne l'indique, quoi qu'on ait imaginé. Après le 21 Janvier, il lui arriva au Club de déployer un tableau de Jésus-Christ, et de dire: Ce n'est pas assez que le tyran des corps ait péri ; il faut détruire aussi le tyran des âmes. Il déchira le tableau, et en foula les morceaux aux pieds.

Avec toute sa violence, il était né humain et tendre. Au milieu de ses attaques contre les riches, il lui arrive tout à coup de réclamer pour eux ; il voudrait les sauver aussi : Les aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous les négligeons trop... On parle de les guillotiner ; c'est bientôt fait... Mais y a-t-il du bon sens à jeter le malade par la fenêtre pour s'exempter de le guérir ?[4]

Que Chalier, né furieux, dans le paroxysme même de sa fureur, ait trouvé ces paroles en faveur des riches ! Et cela dans Lyon, dans la ville où le plus visiblement le pauvre fut la proie du riche !... Qu'il ait, au fond de ses entrailles, senti ces violents accès de miséricorde infinie, cela le place très-haut.

Ce qui attendrit encore pour cet infortuné, sans logique, sans suite et sans politique, c'est qu'il ne fut jamais un homme seul, — il fut toujours une famille spirituelle, une société d'amis, un homme multiple. Nous connaissons tout ce qui fut en lui, ses amitiés, ses habitudes, tout ce qu'il aima. La gouvernante de Chalier, bonne et tendre, la Pia, l'admiratrice de Chalier, la Padovani, qui reçut sa tête martyrisée, le sage ami Marteau, le patriote et modéré Bertrand, le fanatique et terrible Gaillard, qui poursuivit la vengeance et se tua quand il en désespéra, tous sont inscrits profondément au livre de l'avenir.

Comment vivaient-ils entre eux ? Y avait-il vie commune ? Non. C'était entièrement un communisme d'esprit.

Rappelons-les circonstances de Lyon en mai 93.

Dubois-Crancé, envoyé à l'armée des Alpes, était un militaire, un dantoniste nullement fanatique. Il explique parfaitement dans sa réponse aux robespierristes la difficulté infinie de sa situation. Abandonné du centre, comme il était, il ne pouvait trouver d'appui que dans son étroite union avec les plus violents patriotes de Lyon (Chalier, Gaillard, Bertrand, Leclerc, etc.). Trois armées dépendaient de Lyon, comme entrepôt général du Sud-Est, en attendaient leurs subsistances, en tiraient leurs ressources. Vingt départements devaient suivre la destinée de Lyon. La grande ville girondine, bourgeoise et commerçante, infiniment rebelle aux sacrifices qu'exigeait la situation, contenait de plus en son sein une armée d'ennemis, une masse énorme de prêtres et de nobles royalistes. Dubois-Crancé ne pouvait plus rester dans les tempéraments où s'étaient tenus ses prédécesseurs. Le dantoniste s'unit aux enragés, donna la main à Chalier, frappa Lyon d'une taxe, et créa l'armée révolutionnaire (13 mai). La suite se devine. Les Lyonnais défendent leur argent. Ils crient à la Convention, qui alors sous les Girondins dément Dubois, Crancé, autorise à repousser la force par la force. Décret coupable et trop bien obéi dans l'affreux combat du 29.

La veille, au soir, on criait dans toutes les rues : Mort à Chalier. Des masses, ou crédules, ou payées, le disaient agent royaliste ; Chalier ne recula pas. Ils veulent ma tête, je cours la leur porter. Il va aux Jacobins, prononce un discours plein de feu, et dit : Prenez ma vie. Presque tout l'auditoire se précipite pour l'arracher de la tribune. Ses amis le sauvent à peine, le conduisent chez l'un d'eux, Gaillard. C'était entre onze heures et minuit. Il y trouva tous ses disciples qui voulaient mourir avec lui. Le 29 au matin, jour du combat, il se rendit intrépidement à son poste de juge, siégea de huit heures à une heure. A peine rentrait-il que le canon se fit entendre. Prié et supplié de pourvoir à sa sûreté, il resta immuable dans son domicile, disant : J'ai ma conscience... Je me sens innocent comme l'enfant qui vient de naître.

Le 30 au matin, il fut arrêté, traîné, lié, frappé, jeté dans le plus noir cachot. Sentant bien qu'il était perdu, il voulut échapper à ses ennemis, mourir en homme ; au défaut d'autres moyens, il avala deux grands clous, et n'en eut pas moins la douleur de vivre.

Ses lettres, naïves et touchantes, décousues, troublées, témoignent de l'état d'isolement où il se trouva tout à coup. De ses amis, les uns étaient en fuite, les autres se cachaient, du moins dans leur effroi se tenaient immobiles.

L'Italien, dominé par sa vive imagination, les presse, les pousse, veut leur donner des ailes : Courez à Paris, voyez Renaudin (ami de Robespierre) ; que je sois jugé à Paris, etc. Une chose lui donnait espoir, l'arrivée de Lindet à Lyon, la prise de Brissot ; les Montagnards ayant un tel otage, Chalier croyait qu'on n'oserait le condamner à mort. Rien ne servit. On le jugea à Lyon.

Cependant on n'avait trouvé nulle preuve contre lui. Les jurés ne voulaient point juger, et les juges eux-mêmes voulaient ajourner le jugement. Mais les scribes et les pharisiens, comme il les appelle, avaient recours aux masses aveugles ; on courait les campagnes, jusque dans les villages, on animait le peuple à vouloir la mort de son défenseur. Chalier ne l'ignorait pas. Il alternait (flottant dans une mer de pensées) entre les souvenirs de la vie, les affaires, et les visions de la mort. Le cher petit ermitage de la Croix-Rousse, qu'il achevait de bâtir, lui revenait au cœur : Finissons la maison du côté du jardin. Et dans une autre lettre : Terminons la citerne... La pluie gâterait tout. — Il retombait ensuite dans son cachot, dans le réel de sa situation : La Liberté et la Patrie sont bien à plaindre ! leurs défenseurs sont dans les souterrains... — Ô malheureuse et infortunée et aveugle ville de Lyon, de persécuter ainsi ton ami et ton protecteur... — Adieu, Liberté, adieu, sainte Égalité !... Ah ! c'est une Patrie perdue !

Chaque jour, à minuit, douze soldats venaient à grand bruit, comme pour le conduire à la mort. On se jouait de ses souffrances. Un voisin de prison, qui en avait pitié, lui donna un pigeon qu'il aima fort et qui lui fit société.

D'où viendrait le secours, de Paris ? de Grenoble ?

Dubois-Crancé, dans cette dernière ville, s'était trouvé dans le plus grand danger. Les troupes qu'il y avait se décideraient-elles pour la Gironde ou la Montagne ? Grenoble heureusement, comme toujours, fut admirable, la population enleva l'armée ; ce ferme point d'appui montagnard entre Lyon et Marseille devint le salut du Sud-Est. Dubois-Crancé redevint fort et put menacer Lyon. Mais plus il menaçait, plus il fortifiait le parti militaire qui voulait la mort de Chalier.

A Paris, Lindet de retour demanda et obtint de la Convention qu'elle déclarât prendre sous sa sauvegarde les patriotes de Lyon. Il se montra réservé et prudent, ne voulut rien dire de sa mission que ces paroles infiniment conciliantes : Si la nouvelle autorité de Lyon est ferme, il n'y a rien à craindre pour la liberté.

Marat montra un vif intérêt pour Chalier. Mais lui-même, mais Robespierre et les Jacobins se trouvaient dans une situation assez difficile. Ils poursuivaient à Paris les enragés qu'ils voulaient sauver à. Lyon. Ils firent chasser des Cordeliers, le 30 juin, Leclerc, ami de Chalier.

Les liens de Chalier avec la masse du parti jacobin semblent n'avoir pas été bien forts ; c'était en réalité un homme isolé, tout à part, qui devait sa puissance à son inspiration indépendante, à la spontanéité visible de son exaltation. Même plus tard, lorsque Chalier, mort, eut son apothéose, cela n'empêcha pas plusieurs de ses fidèles d'être persécutés.

La dangereuse mission de porter à Lyon le décret de la Convention en faveur de Chalier fut obtenue par un autre Italien, le patriote Buonarroti (arrière-neveu de Michel-Ange). Mais la situation était encore empirée, quand il arriva. On le jeta en prison. Les royalistes soi-disant convertis avaient gagné du terrain. A force de jurer et de se dire républicains, ils parvenaient à se faire accepter. Hommes d'épée, de robe, ils primaient aisément parmi les Girondins, qui presque tous étaient marchands. Ceux-ci firent maire, le n juillet, un M. de Rambaud, ancien juge de la sénéchaussée. Avec un tel choix, Chalier était mort.

A grand'peine il avait trouvé un défenseur mercenaire qui, pour 2.400 fr., consentit à parler pour lui. Le jugement n'en fut pas un. Le peuple menaça les témoins à décharge et les empêcha de déposer. Des femmes pleuraient dans l'auditoire. Hélas ! disaient-elles, comment faire mourir ce saint homme ! Le peuple les frappa, les chassa. Les juges, effrayés sur leurs sièges, furent obligés de prendre pour bonne la lettre supposée de l'émigré à Chalier, comme si, de toute façon, une lettre, même vraie, où il n'était pour rien, eût pu être citée contre lui. Il n'en fut pas moins, sur cette belle preuve, condamné à mort.

Quelque profonde et terrible que fût la surprise de Chalier, rentré dans sa prison, il dit à, un ami : Je prévois que ceci sera vengé un jour... Qu'on épargne le peuple ; il est toujours bon, juste, quand il n'est pas séduit... On ne doit frapper que ceux qui l'égarent. L'ami sentit son cœur brisé, et tomba raide évanoui.

Chalier qui, dans ses lettres écrites en prison, avait donné des larmes à la nature, aux anxiétés de ce grand combat, ne se montra point faible à la mort. Il se rendit à pied à la place des Terreaux, où des furies hurlaient de joie. Il donna soixante francs au gendarme qui le conduisait, ne repoussa pas le prêtre qui se présenta à lui[5]. Quoique pâle au moment où il monta à l'échafaud ; il dit fermement au bourreau : Rendez-moi ma cocarde et attachez-l moi, car je meurs pour la Liberté.

Le bourreau, tremblant et novice, qui voyait la guillotine pour la première fois, avait mal suspendu le couteau ; il manqua son coup, le manqua trois fois. Il fallut, chose horrible, demander un couperet pour achever de détacher la tête.

La foule furieuse fut elle-même saisie d'horreur et toute changée. On dit qu'il était mort martyr, et le miracle ne manqua pas à la légende. Plusieurs assurèrent que, sous l'affreux couteau, et le cou à, demi coupé, il avait redressé sa tète pantelante, et qu'invincible à la douleur, il avait dit au bourreau effrayé les mots : Attache-moi la cocarde...

Les femmes, italiennes ou françaises, la Pia, la Padovani, recueillirent en pleurant sa colombe veuve, le dernier amour du cachot. Elles ne craignirent pas d'aller la nuit au cimetière des suppliciés. La Padovani, aidée de son fils, arracha à la terre la pauvre dépouille, si barbarement massacrée. La tète, hideuse et brisée, n'en fut pas moins moulée, reproduite fidèlement avec les trois horribles coups. Lugubre monument de guerre civile, qui fut montré, promené par la France. On copia partout la tète de Chalier, on honora, adora son image ; mais sa parole : Qu'on épargne le peuple hélas ! qui s'en est souvenu ?

 

DERNIÈRES PAROLES DE CHALIER.

Je n'ai que ce papier pour vous faire mes adieux, mes chers frères et sœurs, quelques minutes avant ma mort pour la liberté. Adieu, frère Antoine, adieu, frère Valentin, adieu, frère Jean, adieu, frère François, adieu, neveux, nièces, belles-sœurs, beaux-frères, parents et amis, adieu à tous. — Chalier, votre frère, votre parent et votre ami, va mourir parce qu'il a juré d'être libre, et que la liberté a été ôtée au peuple le 30 mai 93. Chalier, votre ami, va mourir innocent pour tout ce dont on l'accuse. Vivez en paix, vivez heureux, si la liberté reste après lui. Si elle vous est ravie, je vous plains. Souvenez-vous de moi. J'ai aimé l'humanité entière et la liberté, et mes ennemis, mes bourreaux, qui sont mes juges, m'ont conduit à la mort. Je vais rentrer dans le sein de l'Éternel.

Vous, mes frères, venez recueillir le peu que je laisse. Suivez les conseils de l'ami Marteau, de la bonne Pie, ma gouvernante, que vous considérerez comme moi-même, et dont vous aurez soin comme de moi-même pendant toute sa vie. Si elle désire aller près de vous, recevez-la comme moi-même, ayez toutes les bontés pour elle ; elle tonnait mon cœur.

Je vous invite à faire tout pour faire rentrer mes fonds et acquitter mes dettes contractées.

Suivez les conseils des amis que je vous ai indiqués, et de Bertrand fils, mon ami.

Si le sacrifice de ma vie peut suffire à tous mes ennemis qui sont ceux de la Liberté, je meurs innocent de tous les crimes qu'on m'impute. Adieu, adieu, je vous embrasse tous. Lyon, 16 juillet 1793, à trois heures après midi. Signé Chalier, l'ami de l'Humanité.

 

Je te salue, ami Renaudin !

Je vais mourir pour la cause de la Liberté.

Je te salue, ami Soulès !

Je vais verser mon sang pour la cause de l'Humanité.

Je te salue, ami Marteau !

Je vais mourir pour satisfaire à l'envie des ennemis de la Justice.—Je te recommande la bonne Pie. Ne pleure pas ainsi qu'elle sur moi, mais sur les maux qui vont peut-être t'accabler. Salue ta sœur pour moi, salue tous mes amis, Monteaud, Demichel et autres.

Je te salue, bonne femme Pie. Adieu, rappelle-toi celui qui fut toujours l'ami de l'Humanité.

Ma justification est dans le sein de l'Éternel, dans toi, dans tous nos amis, dans ceux de la Liberté. Embrasse Bertrand fils pour moi. Je l'invite à ne pas t'abandonner et à faire tout... — Mes frères aussi infortunés (surtout François) que tu peux l'être. — Ne t'afflige pas. Porte à la citoyenne Corbet un billet de cent livres que je lui envoie par toi pour souvenir. Son mari était si bon et si vrai patriote ! Salue et embrasse tous nos amis, tous ceux qui se rappelleront de moi. Dis-leur que je les aime, comme l'Humanité entière.

Adieu, salut, salut. Je vais me reposer dans le sein de l'Éternel. — Lyon, 46 juillet 4793, à quatre heures du soir. Signé Chalier. Archives de la Préfecture de la Seine, reg. 34 du Conseil général, 25 déc. 93.

 

 

 



[1] L'insuffisance des salaires, surtout pour les femmes, ne se compensait que par le piquage d'once, petit vel habituel sur le poids de la soie que l'on confiait à l'ouvrière ; si le maitre ou le commis fermait les yeux, on devine à quel prix. La femme même qui n'eût pas volé n'obtenait guère de travail sans cette triste condition. Nulle part, dit-on, les mœurs n'étaient plus mauvaises qu'à Lyon. Ce n'est pas au hasard que le plus affreux de nos romanciers, écrivant vers 90, a placé dans cette Sodome le dernier épisode de son épouvantable livre.

[2] Révolutions d'Italie, par Quinet. Il est enfin terminé ce terrible livre, la plus sévère autopsie qu'on ait jamais faite de la mort d'un peuple ! Je sais maintenant ce que c'est que la mort. Elle ne m'apprendra rien. Je suis entré dans le cercueil. J'ai compté les vers.... Ah ! que cette initiation, cruelle et profonde, a été amère pour moi !

[3] Un seul fait qui caractérise les partis et leurs historiens ; atrocement passionnés. — Guillon conte avec bonheur la mort de Santemouche, ami de Chalier, absous par le tribunal, et égorgé par les modérés. Pour ses crimes, dit-il, à telle page je las ai déjà racontés. A la page, vous ne trouvez rien, sinon que Santemouche, officier municipal, levait de maison en maison l'impôt décrété, le sabre à la main, qu'il entra ainsi chez deux femmes qui en furent fort effrayées. L'acte, sans doute, est condamnable, mais enfin vaut-il la mort ?

[4] Riches insouciants qui ronflez sur l'ouate, réveillez-vous, secouez vos pavots !... la trompette sonne ; aux armes !... Point de paresse, point de poltronnerie... Vous vous frottez les yeux, vous bâillez... Il vous en coûte de quitter cette couche parfumée, cet oreiller de roses... Vite ! vite ! le dernier baiser, et habillez-vous... Honnêtes gens, quelle cruauté ! comme on vous traite mal !Est-ce un crime de goûter des plaisirs légitimes ?Oui, tout plaisir est criminel quand les sans-culottes souffrent, quand la Patrie est en danger. — Et puis, scélérats doucereux, vous ne déclarez pas tout. Vous feignez de dormir et de faire les bons époux, tandis que vous avez des insomnies de Catilina, que vous ourdissez, dans le silence des nuits, des trames liberticides... Bah ! bah ! à tout péché miséricorde... Riches, une petite pénitence... mousquet sur l'épaule, et flamberge au vent ; galopez vers l'ennemi... Vous tremblez ; oh ! n'ayez point de peur ; vous n'irez pas seuls... vous aurez pour frères d'armes nos braves sans-culottes, qui n'étalent pas de la broderie sous le menton, mais qui ont du poil au bras... Je compte sur vous, malgré les mauvaises langues... Tenez, amis, je m'offre à être votre capitaine... Oui, je me glorifie d'avoir de tels soldats... Vous n'êtes point aussi mauvais qu'on veut le dire ; oh ! vous en vaudriez cent fois mieux si nous nous étions un peu fréquentés. Les aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous les négligeons trop : il s'agirait de refaire leur éducation... On parle de les pendre, de les guillotiner... c'est bientôt fait... c'est une horreur... Y a-t-il de l'humanité et du bon sens à jeter un malade par la fenêtre pour s'exempter du souci de le guérir ?... Riches, venez, et laissez votre or pour être plus légers ; le drapeau flotte ; le signal est donné... Plongeons-nous loyalement dans les boues... Avancez ; faites feu ; vous êtes incorporés dans les bataillons patriotes ; battez-vous comme des lions ; — vous ne mourrez pas ; vous ne serez pas blessés... Chalier, votre capitaine, répond sur sa tête de tous les cheveux de la vôtre... Je veux que, pour votre part, vous apportiez quelques centaines de crânes prussiens, autrichiens et anglais, dans lesquels nos femmes et vos filles boiront avec transport le vin de la liberté, de la république et de la victoire. Fragment de Chalier, cité par Chassagnon, Offrande à Chalier. Guillon, Mémoires sur Lyon, I, 445.

[5] C'est le triomphe facile que se donne le clergé au martyre des libres penseurs. L'autorité, quelle qu'elle soit, ferme l'accès à tout ami de la liberté qui les soutiendrait dans leur foi. Elle fait approcher au contraire le prêtre qui peut tirer d'eux le désaveu de leurs principes, faire du héros un pénitent. Ce prêtre est bien reçu comme homme. Dans cette solitude effroyable du pauvre patient, déjà sorti de la nature et qui ne voit que le bourreau, un homme vient à lui las bras ouverts et le presse sur son cœur. Il faut une force surhumaine pour que le mourant emploie les quelques minutes qui le séparent de l'éternité, à se défendre logiquement, à disputer son âme. Et' s'il te fait, qui le saura ? Le seul témoin de ce combat, c'est le prêtre intéressé à dire qu'il a vaincu. Que le patient résiste ou non, on ne manquera pas d'assurer qu'il a fait une très-belle fin. C'est ainsi qu'en lui ôtant toute chose et la vie même, on lui ôte encore ce qu'il estimait plus que la vie, la constance dans sa foi et la communion intérieure avec les siens. On leur donne cette amère douleur de croire qu'il ne leur a point été fidèle, qu'il les a reniés à la mort. — Il en fut ainsi pour Chalier. Lorsque Couthon entra dans Lyon le 8 octobre avec l'armée victorieuse, un M. Lafausse, vicaire-général de Lyon, ne manqua pas de se présenter à lui et de se glorifier d'avoir confessé Chalier, qui avait fini très-chrétiennement, baisé le crucifix, etc. Les robespierristes, infiniment favorables au clergé constitutionnel, accueillirent tr-s-bien la chose. On mit une lettre de Lafausse au Moniteur. C'est de cette lettre et de quelques mots de Chassagnon que M. Buchez et d'autres ont tiré la. fable d'un Chalier chrétien, réfutée suffisamment et par la tentative de suicide que Chalier déclare lui-même, et par le Christ déchiré dont nous avons parlé plus haut.