(Mars-Juin 1793.)
Le salut de Nantes fut celui de la France. — Machines employées pour armer la Vendée. — Henri de Larochejaquelein. — Bataille de Saumur (10 juin). — Rapports des Vendéens avec l'étranger (avril 1793). — Ils marchent vers Nantes. — Ils essaient de s'entendre avec Charette.Deux phénomènes inattendus se virent à la fin de juin, l'un qui faillit perdre la France, et l'autre qui la sauva. Les trois Vendées (de l'Anjou, du Bocage et du Marais), essentiellement discordantes entre elles et communiquant très-mal, s'unirent un moment, formèrent une même masse d'une grande armée barbare, et sur la Loire roulèrent ensemble, à Saumur, à Angers, à Nantes, leur épouvantable flot. Mais voici l'autre phénomène : Les Girondins, proscrits à Paris comme royalistes, organisèrent dans l'Ouest, délaissé et sans secours, la plus vigoureuse défense contre les royalistes. Ils votèrent des troupes contre la Convention, et les envoyèrent contre la Vendée. Sauf quelques centaines de Bretons qui allèrent au Calvados, la Bretagne girondine resta dans son rôle héroïque ; elle fut le vrai roc de la résistance et contre le royalisme breton qu'elle portait dans son sein, et contre l'émigration qui la menaçait de Jersey, enfin contre l'invasion vendéenne qu'elle brisa devant Nantes. L'attaque de Nantes, fait minime si l'on considérait le nombre des morts, est un fait immense pour les résultats. L'empereur Napoléon a dit avec raison que le salut de cette ville avait été le salut de la France. Nantes présenta de mars en juin un spectacle d'unanimité rare et formidable. Les mesures sévères, terribles, qu'exigeait la situation, furent prises par l'administration girondine et, sur la demande des modérés, exécutées énergiquement par les Girondins et les Montagnards, sans distinction. Ce fut le club girondin qui, le 13 mars, par l'organe du jeune Villenave, demanda le tribunal révolutionnaire et l'exécution immédiate des traîtres, la guillotine sur la place, de plus une cour martiale ambulante qui, parcourant le département avec la force armée, jugerait et exécuterait. On entrevoit par ceci (et l'on verra mieux plus tard) que la France républicaine. parmi tant de dissidences extérieures et bruyantes, tant de cris, tant de menaces, conservait un fonds d'unité. Il est curieux de voir, en opposition, combien la Coalition, si parfaitement une dans ses manifestes, était discordante, combien les Vendées, qui pour frapper Nantes prennent une apparence d'unité si terrible, combien elles étaient divisées, hostiles pour elles-mêmes. Nous ignorions encore, en 1850, quand nous écrivîmes le tome V de cette histoire, une partie des moyens tout artificiels qu'on employa pour lancer ce malheureux peuple, ignorant, aveugle, contre ses propres intérêts. Nous ne connaissions non plus que très. imparfaitement les mésintelligences des chefs, la rivalité intérieure des nobles et du clergé[1]. La première machine, on l'a vu, fut l'emploi d'un paysan ignorant, intelligent, héroïque, Cathelineau, que d'Elbée et le clergé opposèrent aux nobles. D'Elbée, Saxon de naissance, était haï et jalousé des autres chefs, officiers inférieurs et gentilshommes campagnards, généralement de peu de tee. à n'eût pu dans les commencements commander lui-même. Le clergé, après les affaires de Fontenai, fit parler Cathelineau. Il menaça les nobles poitevins d'emmener ses compatriotes, les paysans de l'Anjou. Lescure, le saint du Poitou, qui appartenait aux prêtres, appuya. Et tout dès lors fut sous une même influence, qui fut celle du clergé. La seconde machine employée entre les deux combats de Fontenai, lorsque les Vendéens étaient abattus de leur échec, vint à point les relever. On leur fabriqua un évêque. Un soldat républicain pris par eux, et depuis secrétaire de Lescure[2], déclara que, sous l'habit laïque, il était en réalité un des quatre vicaires apostoliques envoyés par le pape en France, de plus évêque d'Agra. Les fameuses sœurs de la Sagesse, mêlées à toutes les intrigues, Brin, leur curé de Saint-Laurent, le curé de Saint-Laud d'Angers, le rusé Bernier, tous tombent à genoux, demandent la bénédiction du fourbe. Le peuple est ivre de joie, il sonne les cloches à volée. Le but de Lescure et des autres chefs était de faire de la Vendée une force unique, sous une même direction, et pour cela de soumettre les curés à ce prétendu évêque. Dans un acte du 1er juin, signé du nom de Lescure, on dit : Que les curés qui n'ont pas reçu encore les pouvoirs de leurs évêques, et qui ne s'adresseront pas à M. l'évêque d'Agra, pour qu'il règle leur conduite, seront arrêtés. D'Elbée, Lescure et le clergé firent Cathelineau général en chef. On nomma général de la cavalerie un séminariste de dix-sept ans, le jeune Forestier, fils d'un cordonnier de Caudron, aventureux, intrépide, et d'une jolie figure. A l'avant-garde marchait le plus souvent un autre jeune homme, cousin de Lescure, Henri de Larochejaquelein, M. Henri, comme l'appelaient les paysans. Il portait au col un mouchoir rouge ; toute l'armée en porta. C'était un jeune homme de vingt-et-un ans, qui avait déjà six ans de service, étant entré à quinze dans la cavalerie. Son père était colonel de Royal-Pologne. Le jeune homme n'avait pas émigré ; on l'avait fait capitaine dans la garde constitutionnelle de Louis XVI. Ni le séjour de Paris, ni ce détestable corps, école d'escrime et d'insolence, n'avaient changé le Vendéen. Il était resté un vrai gentilhomme de campagne, grand chasseur, toujours à cheval, fort connu des paysans. C'était une grande figure svelte, anglaise plutôt que française, cheveux blonds, l'air à la fois timide et hautain, comme sont souvent les Anglais. Il avait, au plus haut degré, une chose bonne pour l'attaque, le mépris de l'ennemi. Ces braves, qui nous méprisaient tant, ignoraient que chez les patauds, dans les armées républicaines, il y avait les plus grands hommes de guerre du siècle (et de tous les siècles), des hommes d'un tout autre ordre qu'eux, les Masséna, les Hoche, les Bonaparte. Les masses vendéennes, qui suivaient ces chefs, éparses et confuses, eurent ce bonheur à Saumur de trouver les républicains moins organisés encore. Ceux-ci avaient avec eux cependant un organisateur habile, Berthier, le célèbre chef de l'état-major de l'Empereur. Mais Berthier, Menou, Coustard, Santerre, les généraux républicains, n'arrivèrent qu'au moment de la bataille. Ils ne purent rien que payer vaillamment de leur personne ; les deux premiers furent blessés, et eurent plusieurs chevaux tués sous eux. Ils avaient contre eux à, la fois l'indiscipline et la trahison. La veille même, Larochejaquelein déguisé avait dîné dans Saumur. Un garde d'artillerie fut surpris enclouant une pièce de canon. Dans le combat même, deux bataillons à qui Coustard ordonnait de garder le pont de Saumur crièrent qu'il les trahissait, et le mirent lui-même à la bouche d'un canon. Avec tout cela, les Vendéens eurent peine à emporter l'affaire. La Rochejaquelein chargeait obstinément sur la droite sans voir que, toujours resserré entre le coteau et la rivière, il ne pouvait se déployer avec avantage. Ce fut à sept heures du soir que Cathelineau, montant sur une hauteur, vit nettement la difficulté. Il donna à la bataille une meilleure direction. On tournera les républicains. Les bataillons de formation nouvelle s'effrayèrent, se débandèrent, s'enfuirent par la ville en désordre, puis par les ponte de la Loire. A huit heures, Coustard, voyant que la gauche était perdue et l'ennemi déjà dans la ville, entreprit de la reprendre. Il ordonna aux cuirassiers commandés par Weissen de nettoyer la chaussée qui y conduisait en prenant une batterie qu'établissaient les Vendéens : Où m'envoies-tu ? dit Weissen. A la mort, lui dit Coustard. Weissen obéit bravement, mais il ne fut point soutenu, et revint couvert de blessures. Le représentant Bourbotte se battit aussi comme un lion, Son cheval fut tué, et il était pris, si un jeune lieutenant, en pleine mêlée, ne fût descendu et ne lui eût donné le sien, Bourbotte admira la jeune homme, et fut plus préoccupé de lui que de Mn péril. à le trouva intelligent autant qu'héroïque. Dès ce jour, il ne le perdit pas de vue qu'il ne l'eût fait général. Six mois après, ce général, le jeune Marceau, gagnait la bataille décisive du Mans, où s'ensevelit la Vendée. Cinq mille hommes se rendirent dans Saumur et mirent bas les armes. Mais ceux qui restaient dans les redoutes extérieures ne se rendirent pas. En vain Stofflet les attaqua avec vingt pièces de canon. La route de Paris était ouverte. Qui empêchait de remonter la Loire, de montrer le drapeau blanc aux provinces du Centre ? Henri de la Rochejaquelein voulait qu'on allât au moins jusqu'à Tours. Les Vendéens n'avaient qu'une cavalerie misérable ; s'il en eût été autrement, rien n'eût empêché certainement mille hommes bien montés et déterminés de percer jusqu'à Paris. Pour se faire suivre de la masse vendéenne, il n'y fallait pas songer. Le paysan avait fait un prodigieux effort, en restant si longtemps sous le drapeau. Parti (la seconde fois) le 9 avril, il avait à peine en passant de Fontenai à Saumur revu ses foyers. Plusieurs au 9 juin se trouvaient absents de chez eux depuis deux mois ! Or, telles sont les habitudes du paysan vendéen, comme l'observe très-bien Bourniseau, que : Quand il eût été question de prendre Paris, on n'eût pu l'empêcher, au bout de six jours, d'aller revoir sa femme et prendre une chemise blanche. Aussi Cathelineau était d'avis qu'on ne s'écartât pas beaucoup, et qu'on se contentât d'Angers. Mais les chefs généralement voulaient aller à la mer. Lescure voulait y aller à gauche, prendre Niort et La Rochelle. Bonchamp voulait y aller à droite, par la Bretagne, étendre la chouannerie qui déjà avait commencé. tâter les côtes normandes, savoir si elles étaient vraiment royalistes ou girondines. D'Elbée allait à la mer par Nantes, par l'entrée de la Loire, cette grande porte de la France. C'est l'avis qui prévalut. Ils attendaient impatiemment les secours de l'Angleterre, et ils savaient qu'ils n'en recevraient rien tant qu'ils n'apparaîtraient pas en force sur la côte et ne pourraient pas offrir un port aux Anglais[3]. Dès le lendemain de l'insurrection, les Vendéens avaient imploré les secours de l'étranger. Le 6 avril, d'Elbée et Sapinaud chargent un certain Guerry de Tiffauges de demander de la poudre à Noirmoutier, ou, si Noirmoutier n'en a pas, de prendre tous les moyens de s'en procurer d'Espagne ou d'Angleterre. Le 8 avril, ce n'est plus de la poudre seulement, ce sont des hommes : Nous prions M. le commandant au premier port d'Angleterre de vouloir bien s'intéresser auprès des puissances anglaises pour nous procurer des munitions et des forces imposantes de troupes de ligne. D'ELBÉE, SAPINAUD, quartier-général de Saint-Fulgent. Sur un autre point de la Vendée, le chevalier de la Roche-Saint-André écrit, dans une lettre du 8 avril : Que les comités royalistes ont décidé qu'il irait demander secours en Espagne. Nous ne faisons aucun doute qu'en retour de ces demandes, les Vendéens n'aient reçu ce qui passait le plus aisément, de l'or et de faux assignats. M. Pitt ne se souciait nullement d'envoyer des hommes. Il croyait, non sans raison, que la vue des habits rouges pouvait produire d'étranges effets sur l'esprit des Vendéens, créer entre eux de grandes mésintelligences, les préparer peut-être à se rapprocher des républicains. On s'ignorait tellement les uns les autres que, par un double malentendu, Pitt croyait la Vendée girondine, et la Convention croyait que Nantes était royaliste. Pitt s'obstinait donc. Ses messagers, à la fin d'août, puis en novembre, disaient : Si vous êtes royalistes, si le pays est royaliste, qu'on nous donne un port comme gage et facilité de descente. Si les Vendéens eussent pris Nantes, ils devenaient, en réalité, les maîtres de la situation. Un si grand événement leur eût donné à la fois la mer, la Loire, plusieurs départements, un vrai royaume d'Ouest. La Bretagne royaliste eût secoué la girondine qui la comprimait, et la Normandie peut-être eût suivi. Les Anglais arrivaient alors, mais comme un accessoire utile, comme auxiliaires subordonnés. Telles sont, très-probablement, les raisons que fit valoir d'Elbée. Il croyait avoir dans Nantes de grandes intelligences. Le paysan connaissait Nantes. Il st portait de lui-même à cette expédition peu éloignée bien mieux qu'à une course sur la route de Paris. Paris, si loin, si inconnu, ne disait rien à sa pensée. Mais son vrai Paris, c'était Nantes, la ville riche, la ville brillante du commerce des colonies, le Pérou et le Potose de l'imagination vendéenne. La prise facile d'Angers, évacuée par les républicains, l'arrivée du jeune prince de Talmont à l'armée Vendéenne, tout confirma celle-ci dans son projet d'attaquer Nantes. Talmont, second fils du duc de la Trémouille, avait des biens immenses dans l'Ouest, trois cents paroisses d'un seul côté de la Loire, et peut-être autant de l'autre. Les chefs vendéens, la plupart vassaux de Talmont, furent joyeux et fiefs d'avoir un prince avec eux. Ils ne doutaient plus de rien. Un prince ! un évêque ! Maintenant qu'ils avaient tout cela, qui pouvait leur résister ! Cependant, pour attaquer de tous côtés à la fois cette grande ville de Nantes, il fallait que l'armée d'Anjou fût aidée de la Vendée maritime, des humbles du Marais, de leur chef principal, Charette. Celui-ci n'avait nullement à se louer des nobles de la Haute-Vendée, qui ne parlaient de lui qu'avec mépris, et le prenaient jusque-là pour un simple chef de brigands, en quoi ils ne se trompaient guère. Ceux qui voudront comprendre à fond ce singulier personnage doivent lire préalablement nos anciennes histoires des boucaniers et des flibustiers, celles de nos premiers colons du Canada et d'ailleurs ; qui vivaient avec les mutages et leur devenaient tout à fait semblables. Les Hurons leur donnaient volontiers leurs filles ; pour avoir de cette race singulièrement intrépide ; celle qui poussait le plus loin le mépris de la vies Nos joyeux compatriotes passaient le temps au disert à faire danser les sauvages. Nouveau trait de ressemblance avec l'armée de Charette, où l'on dansait toutes les nuits. Cette armée tenait beaucoup d'une bande de voleurs et d'un carnaval. Ces joyeux danseurs étaient très-féroces. Le combat, le bal, la messe et l'égorgement, tout allait ensemble. Charette était un homme sec, d'une trentaine d'années, étonnamment leste et agile : souvent dans les moments pressés, il passait par la fenêtre. Il avait la poitrine étroite (on l'avait cru poitrinaire), une main brûlée dans son enfance ; de petits yeux noirs perçants, la tête haute, le nez retroussé, menton saillant, bouche plate, bandée comme un arc... Ce nez au vent, cette bouche, lui donnaient l'air audacieux ; l'air d'un déterminé bandit[4]. Ce qui étonnait le plus les républicains, c'était de voir au col de cette singulière figure une coquette écharpe noire à paillettes d'or, ornement fantasque qu'il portait en souvenir de quelque dame. Non certes par fidélité. Il changeait toutes les nuits. Il n'y eut jamais un pareil homme. Les grandes dames du pays, les petites filles de village, tout lui était bon. Des dames le suivaient à cheval, quelques-unes vaillantes, parfois sanguinaires. Elles passaient des nuits avec Charette, puis rentraient chez leurs maris, résignés et satisfaits, pour l'amour de l'autel et du trône. Charette croyait être très-noble. Il se faisait venir de certains Caretti du Piémont. Il y avait cependant des Charette dans la robe. Un d'eux se fit condamner à mort dans l'affaire de la Chalotais. La mère de Charette était des Cévennes. Son père, officier, et deux autres, passaient dans un bourg près d'Uzès ; ils voient au balcon trois gentilles Languedociennes. Ce seront nos femmes, disent-ils ; ils montent, demandent, obtiennent. Charette naquit de ce caprice en 1765. Il avait vingt-huit ans, en 93. Il était lieutenant de marine, avait fait plusieurs campagnes de guerre, avait donné sa démission et vivait dans son petit manoir de Fonteclause, avec une vieille femme riche qu'il avait épousée pour accommoder ses affaires. H ne tint pas aux nobles qu'il ne se dégoûtât bientôt de la guerre, ne les laissât là. Ils disaient qu'il n'était pas noble, ils l'appelaient le petit cadet ou le savoyard ; ils assuraient qu'il était lâche, ne savait que fuir. Personne en effet n'en eut plus souvent occasion, avec les bandes qu'il menait. Il les aguerrit à force de fuir et en fuyant avec eux. L'armée de Charette se battait pour la proie et le pillage, mais lui, pour se battre. Il leur laissait ce qu'on prenait. De même pour les guinées ; il les distribuait dès qu'il en venait. Il n'avait ni gîte, ni table, mangeait chez ses officiers, couchait où et comme il pouvait. La France a tué Charette qui a tant répandu son sang, mais elle ne l'a point haï. Pourquoi ? Ce brigand du mains n'était point du tout hypocrite. Il n'affectait nul fanatisme, pas même celui du royalisme. Il aimait peu les émigrés, jugeait parfaitement les princes. Ils ne lui pardonnèrent jamais sa fameuse lettre au Prétendant : La lâcheté de votre frère a tout perdu. Pour les prêtres, il n'en usait guère, et détestait spécialement ceux de l'armée d'Anjou[5]. Un jour que l'abbé Bernier lui faisait demander ce qui l'empêchait de se réunir à la grande armée ; Charrette, qui connaissait les secrètes galanteries de l'intrigant hypocrite, répondit plaisamment : Vos mœurs. Toute la crainte des gens de Charette, c'était qu'il ne les laissât là, qu'il ne désertât pour aller se joindre aux gens de la Haute-Vendée. Une fois, dans cette crainte, ils étaient près de le tuer[6]. Lui, sans se déconcerter, il fondit sur eux le sabre à la main. En réalité, Charette n'avait ni intérêt ni désir d'entrer en rapport intime avec la Vendée dévote. Quand celle-ci lui proposa de coopérer au siège, il venait de reprendre Machecoul., la porte de Nantes, et il eût fort aimé à prendre Nantes ; mais seul ; et non avec les autres. Nantes était la Jérusalem pour laquelle les bandes de Charette avaient une vraie dévotion. Ils la jugeaient sur les profits que donnait chaque combat, sur l'argent, sur les assignats qu'ils trouvaient en retournant les poches des culottes de soie (ils appelaient ainsi les Nantais). Ce que devait renfermer une telle ville, ce que la traite et le commerce des îles y entassait depuis deux siècles, c'est ce qu'on ne pouvait calculer. Les bravi de Charette y entraient, y rôdaient sous mille déguisements, regardant insatiablement ces sérieuses maisons, qui, sans avoir le faste de celles de Bordeaux, n'en cachaient pas moins, entassés à cinq étages, les trésors des deux mondes. Néanmoins, Charette sentait que, s'il entrait dans la ville avec la grande armée d'Anjou, sa bande ne viendrait qu'en sous-ordre, qu'il aurait petite part. Il vint au siège pour la forme, ne pouvant s'en dispenser, comme à un rendez-vous d'honneur. Le soir du 28 juin, il était avec son monde au pont Rousseau, à l'embouchure de la Sèvre. Pendant qu'on dressait sa batterie, ses gens, selon leur usage, se mirent à faire une ronde, et dansèrent joyeusement. Les canonniers parisiens, qui sur l'autre bord de la Loire les voyaient des hauteurs de Nantes se piquèrent, et d'un boulet leur tuèrent trois ou quatre danseurs. |
[1] Je donnerai plus loin le détail des miracles grossiers de physique et de magie blanche qu'on fit pour faire prendre les armes aux infortunés Vendéens. Les prêtres et les nobles employèrent habilement des domestiques et des paysans à eux. Le fameux Souche n'était pas juge, comme je l'ai dit, mais serviteur de la famille Charette. De ces domestiques, le plus énergique et le plus indépendant, fut le garde-chasse Stofflet, que son maure avait amené de Lorraine. Escamoteur habile, il étonnait aussi les paysans par les phénomènes de l'aimant. Ils le croyaient sorcier. C'était un homme d'humeur sombre, faible de corps, d'apparence timide, mais d'une audace indomptable. Ce tartufe, en 94 disait toujours aux paysans : Mes enfants, mes enfants, obéissons aux lois. Et à la mort de Louis XVI : Voilà que le Roi a été égorgé pour Notre-Seigneur J.-C. On peut venir nous égorger chacun d'ans notre maison, il faut nous mettre en défense, avoir des armes, de la poudre. — Stofflet haïssait et méprisait les nobles ; on verra qu'il leur fit à Granville l'affront le plus sanglant. Mémoires inédits de Mercier du Rocher, administrateur du département de la Vendée. Une copie de ce manuscrit se trouve dans la collection inestimable de MM. Dugast-Matifeux de Montaigu, et Fillon de Fontenay.
[2] Tout ceci est parfaitement établi dans le procès de l'imposteur (Guillot de Folleville, ex-curé de Dol). M. de Lescure, fort dévot, favorisa visiblement cette fraude pieuse qu'il crut utile à la guerre sainte. Guillot voyageait dans sa voiture, et M. de Lescure mourut dans nos bras, quoiqu'à cette époque il fût déjà démasqué. Procès manuscrit de Guillot, collection de M. Dugast-Matifeux. On y voit entre autres choses curieuses que, quand les Vendéens le prirent, ils lui trouvèrent sa carte de jacobin. Et quand les républicains le prirent, ils lui trouvèrent un cœur d'or qui contenait, selon le procès-verbal des ordures religieuses (des reliques peut-être), et des cheveux qu'une femme, dit-il, lui avait donnés. Il était joli homme, de belles manières, nul d'esprit, doux et béat.
[3] Dès 1791, à l'époque de la fuite du Roi, cent gentilshommes voulaient s'emparer des Sables. Une frégate et quatre petits bâtiments chargés de soldats tentèrent de débarquer. Ce fut encore les Sables que les Vendéens attaquèrent le 29 mars 1793, jour du Vendredi saint. On voit combien ils tenaient à avoir un port. Mémoires manuscrits de Mercier du Rocher. — Les trois faits que j'indique ensuite sur leur appel à l'étranger sont constatés par trois pièces d'une autorité incontestable, les deux premières imprimées dans la brochure de M. Filon : Pièces contre-révolutionnaires du commencement de l'insurrection vendéenne, 1847, Fontenay. Cette brochure infiniment importante jette un jour tout nouveau sur l'histoire de la Vendée. — La troisième pièce, du 8 avril, est la lettre même, lettre autographe du chevalier La Roche Saint-André, que possède M. Dugast-Matifeux.
[4] J'ai vu chez M. Sue (l'aimable et gracieux statuaire), un monument bien étrange, c'est le plâtre complet de la tête de Charrette, moulé sur le mort. J'ai été frappé de stupéfaction. On sent là une race à part, fort heureusement éteinte, comme plusieurs races sauvages. A regarder par derrière la boite osseuse, c'est une forte tête de chat. Il y a une bestialité furieuse, qui est de l'espèce féline. Le front est large, bas. Le masque est d'une laideur vigoureuse, scélérate et militaire, à troubler toutes les femmes. L'œil arrondi, enfoncé, pour d'autant mieux darder l'éclair de fureur et de paillardise. Le nez est le plus audacieux, le plus aventureux, le plus chimérique qui fut et sera jamais. Le tout effraye, surtout par une légèreté incroyable, et pourtant pleine de ruse, mais jetant la vie au vent, la sienne et celle des autres. — Un mot fait juger Charette : son lieutenant Savin disait à sa femme : Je crains moins pour toi l'arrivée des bleus qu'une visite de Charette.
[5] Comment expliquer la suppression de la Vie de Charette par Bouvier-Desmortiers, en 1809 ? En quoi pouvait-il déplaire à la police ? Il n'y a pas un mot contre le gouvernement. Ceux à qui cette apologie de Charette déplaisait certainement. C'étaient les grands noms aristocratiques ralliés à l'empereur et très-influents près de lui. Ce livre naïf dans sa partialité même dérangeait cruellement l'épopée convenue de la Vendée. On chercha tous les moyens de l'enfouir dans la terre. — Il en a été à peu près de même pour Vauban, sur Quiberon, le rôle du comte d'Artois, etc. Voir sur tout ceci l'article Charette et autres que M. Lejean e mis dans la Biographie Bretonne, tous d'une critique pénétrante, aussi fermes qu'ingénieux et de main de maître.
[6] Le vrai rival de Charette fut un Bordelais, Joly, homme vraiment extraordinaire, ignorant, qui savait d'instinct tous les arts : excellent tailleur, horloger, peintre, architecte, cordonnier, forgeron, chirurgien. Il était d'une bravoure et d'une férocité extraordinaires. Il fit fusiller son fils qui servait les patriotes. Il méprisait les nobles (comme Stofflet), et détestait Charette, qui le fit tuer.