HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XI.

CHAPITRE II. — LA CONSTITUTION DE 1793.

 

 

Mérites de cette Constitution. — Comment se fit la Constitution. — Elle menait à la dictature. — Attaques dont elle est l'objet. — Du parti prêtre à la Convention. — Du parti contraire. — Robespierre blesse le parti contraire.

 

§ 1. — MÉRITES DE CETTE CONSTITUTION. ATTAQUES DONT ELLE EST L'OBJET.

La Constitution de 93, ébauche improvisée pour le besoin d'une crise politique, a toutefois le caractère de répondre par quelques traits originaux et forts au cœur du genre humain.

Elle répond d'abord à l'antique, à l'invariable besoin de ce cœur. Elle parle de Dieu.

Elle en parle, il est vrai, en terme abstrait, vague, équivoque. Mais par cela seul qu'elle le nomme, elle se sacre elle-même dans la pensée du peuple, et devient une loi populaire. Ce n'est plus œuvre fortuite de savants ou de philosophes. Elle se fonde et s'harmonise dans la tradition, dans le sens commun de l'humanité.

Le second point original, c'est que cette constitution, écrite pour un grand empire, prétend réaliser ce qui est si difficile dans les plus petites sociétés : l'exercice universel et constant de la souveraineté populaire. Noble utopie d'un gouvernement simple, où, ne se remettant à personne, le peuple commande et n'obéit, comme Dieu, qu'à ce qu'il a voulu.

Le troisième point, très-grave, et par lequel cette constitution, telle quelle, efface celles qui l'ont précédée, c'est la pensée indiquée pour la première fois que la loi n'est pas seulement une machine à gouverner l'homme, mais qu'elle s'inquiète de lui, qu'elle veut garantir sa vie, qu'elle ne veut pas que le peuple meure.

A quoi reconnaîtrons-nous la Loi ?Au trait touchant qui distingue la vraie mère de la fausse, dans le jugement de Salomon, et lui fait adjuger l'enfant. La vraie mère s'écria : Qu'il vive !

Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

Énoncé faible encore du premier devoir de la fraternité. Ce n'en est pas moins l'ouverture première des âges meilleurs, l'aurore du nouveau monde.

Remontez à 92, au projet de constitution girondine écrit par Condorcet ; rien de pareil encore.

L'auteur, il est vrai, promettait la loi sur les secours publics, mais une loi à part, comme si cette loi, ce devoir de fraternité, ne doit pas figurer en tête de la Constitution.

C'est bien pis, si vous remontez à l'Assemblée constituante. L'école anglo-américaine y règne sans partage. Les rapports, les discours de La Rochefoucauld et autres philanthropes, sortis de l'école égoïste du Laissez faire et laissez passer, sont peu philanthropiques, si vous les comparez au grand cœur de 93, à son amour du peuple, à ses fondations innombrables, qui font de cette année maudite une grande ère de la fraternité sociale.

Voilà les trois points capitaux qui caractérisent la Constitution de 93. On voudrait seulement que ces-grandes choses fécondes, Dieu, la Fraternité, n'apparussent pas seulement en deux articles isolés, sans liaison avec l'ensemble, comme des ornements ajoutés. Il faudrait au contraire qu'ils en tissent la tête et le cœur ; bien plus, le sang, la vie, le fluide vital, qui eût circulé partout, et fait de l'œuvre entière une création vivante.

Le malheur, trop visible, c'est que les rédacteurs, obligés de répondre immédiatement au besoin de la circonstance, mirent sur la table, devant eux, un mauvais projet de constitution, celui de la Gironde. Ils l'abrègent, le corrigent, l'améliorent. Infaillible moyen de ne rien faire de bon. Il eût fallu le laisser entièrement de côté, et donner, d'un seul jet, une œuvre née d'elle-même.

Les changements néanmoins, souvent heureux, témoignent d'un meilleur esprit.

J'aime, par exemple, qu'en parlant de la Propriété, du droit que l'homme a d'en jouir, la Constitution de 93 substitue au mot capitaux qu'on lit dans l'œuvre girondine : Le fruit de son travail.

Un mot très-beau est celui-ci. Dans l'énumération des moyens par lesquels on acquiert le droit de citoyen, la loi ajoute : En adoptant un enfant, en nourrissant un vieillard.

La constitution girondine, par une insigne imprudence, donnait la même influence à la France des campagnes et à celle des villes, c'est-à-dire qu'elle donnait aux barbares aveugles, serfs d'une servitude invétérée, aux tourbes fanatiques, jouet des prêtres et des nobles, les moyens de se perdre eux-mêmes et de perdre la République. La constitution jacobine proportionne l'influence aux lumières et donne l'ascendant aux villes.

Comment se fit cette œuvre si rapide ?

Toutes les sociétés populaires la demandaient, le voulaient à l'instant. Personne ne voulait l'anarchie. pas même ceux qui la faisaient, Tous avaient faim et soif des lois.

Tous, dans la foi naïve de cet âge, croyaient que la vérité n'avait qu'à paraître pour vaincre ; ils faisaient cet honneur à leurs ennemis de croire qu'en présence de la Liberté et de la Justice, nettement formulées dans la Constitution, ils jetteraient les armes, que tout céderait, passions, intérêts et partis.

Cette impatience semblait rendre la tâche des rédacteurs facile. Un peuple si pressé d'avoir des lois devait les prendre de confiance et chicaner peu le législateur.

D'autre part, la constitution rencontrait une difficulté bien grave dans la situation. Elle devait répondre à deux conditions absolument contraires :

Née du 31 mai, elle avait à se justifier, en faisant oublier le projet girondin, en se montrant plus populaire. Il lui fallait primer la Gironde en démocratie.

Et elle devait en même temps faire la chose opposée : Organiser un gouvernement fort. La France périssait faute de gouvernement.

On s'en remit à Robespierre. La Montagne, qui venait de lui refuser le pouvoir, lui remit en réalité la constitution.

Elle fut faite, sous son influence, par cinq représentants qu'on adjoignit au Comité de salut publie. Ce Comité, usé, brisé, n'avait qu'un mois vivre. Il laissa faire. Les adjoints furent les deux hommes de Robespierre, Couthon et Saint-Just. Plus, trois insignifiants pour faire nombre : un dantoniste fort léger, Hérault de Séchelles, le bel homme à tête vide, qui avait fait, sans le savoir, la révolution du 2 juin ; enfin deux légistes de profession, nullement politiques, Berlier et Ramel ; trois voix acquises à Couthon et Saint-Just, c'est-à-dire à Robespierre.

On n'osait, on ne pouvait demander la dictature, sans laquelle tout périssait. On essaya de la faire sortir de la constitution même, et de la plus démocratique qui fut jamais.

Étrange dérision du sort ! Robespierre avait au cœur l'idéal de la démocratie ; il voulait moins le pouvoir que l'autorité morale, au profit de l'égalité. Ce qu'il ambitionna réellement toute sa vie, ce fut d'être le dictateur des âmes et le roi des esprits par une triomphante formule qui résumerait la foi jacobine, et devant laquelle Girondins, Cordeliers, la France, le monde, tomberaient à genoux... Le jour arrive, et Robespierre est à même de dicter les lois, mais c'est au moment où la situation ne comporte plus les lois. Ce grand œuvre lui vient quand une nécessité suprême de situation ne permet plus de le faire dans la vérité !

Organiser le pouvoir, c'était la chose nécessaire, et de nécessité suprême. Mais comment le hasarder, quand le 10 mai, Robespierre lui-même, un mois juste avant le 10 juin, où fut présentée sa constitution, venait de prononcer un discours infiniment défiant, hostile au pouvoir, qui faisait de la vie publique une guerre contre le magistrat ?

Rien n'étonna l'audace de Saint-Just et de Couthon. Ce pouvoir qu'on ne pouvait constituer expressément, ils le firent en n'en parlant pas. Ils prirent tout simplement le médiocre projet girondin que Condorcet avait déjà présenté, découpèrent, supprimèrent les articles de garanties, de barrières au pouvoir. Celui-ci fut ainsi créé par omissions et par coups de ciseau :

1° La censure universelle de l'individu et du peuple, sur les abus de l'administration, est effacée dans la Constitution jacobine ;

2° Ainsi que le grand jury national pour juger les crimes de trahison, le Corps législatif, dit-on, peut accuser les ministres ; mais devant quel tribunal ? On ne le dit pas ;

3° Les ministres nommés par le peuple, dans le projet de 92, sont, dans la Constitution de 93, nommés par une double élection, par un corps d'électeurs que le peuple nommera ;

4° Les commissaires de la Trésorerie, auxquels les agents des Finances doivent rendre compte, étaient nommés par le peuple dans le projet girondin ; ils sont nommés par les ministres dans le projet jacobin, surveillés non plus par des membres du Corps législatif (comme Cambon, etc.), mais par des employés que nomme le Corps législatif.

Ce qui étonna le plus les hommes de tous les partis, ce fut cette création de corps électoraux.

Tout le monde crut reconnaître ceux de la Constituante ; on craignit la fondation d'une nouvelle aristocratie.

En vain, le rapporteur Hérault de Séchelles dit que si le pouvoir exécutif n'était point nommé par le peuple, c'était pour diminuer son importance. On répondait : Que ces corps électoraux, perpétués aisément par l'ascendant des Jacobins, donneraient au pouvoir exécutif l'appui fixe d'une caste. La constitution de 91 appuyait sa royauté sur ses corps électoraux de notables. La constitution de 93 appuiera sa dictature sur des corps électoraux de jacobins, aristocratie sans culotte, non moins redoutable que l'autre.

Il aurait fallu pouvoir être franc, pouvoir dire que, dans la mobilité infinie des partis, on ne reconnaissait de sol ferme où l'on pût mettre le pied que la Société jacobine, qu'en ce moment tout, excepté elle, fuyait et fondait.

Pour faire avaler au peuple cette résurrection du pouvoir exécutif, la constitution de 93 lui fait une belle, grande et magnifique promesse, celle de le faire voter lui-même sur toutes les lois. Le Corps législatif ne fait que les proposer.

C'est le plus complet hommage qu'on ait jamais rendu au peuple, la concession la plus large qu'on ait faite nulle part à l'instinct des niasses illettrées, On suppose que, sur les sujets les plus délicats, les plus spéciaux, les plus difficiles, la simple lumière naturelle suppléera à tous les secours de la science.

Mais ce magnifique don fait à peine au peuple, on le lui reprend en réalité. Ce vote sur toutes les lois devient illusoire :

Quarante jours après la proposition de la loi, si, dans la moitié des départements, le dixième des assemblées primaires n'a pas réclamé, le projet devient loi.

Ainsi : Qui ne et rien consent. Il est indubitable que pour les lois qui règlent des questions difficiles — telles sont la plupart des lois dans une société telle que la nôtre, d'intérêts si compliqués —, les masses n'auront ni le temps, ni la volonté, ni le pouvoir de se mettre à l'étude ; elles ne feront la loi que par leur silence.

Pour dire le vrai, les deux constitutions, la girondine et la jacobine, étaien1 ou peu applicables, ou très-dangereuses.

La girondine est uniquement une machine de résistance contre l'autorité qui n'est pas encore et qui, avec elle, ne pourrait pas commencer ; elle n'est que liens, barrières, entraves de toutes sortes : si bien qu'une telle machine resterait immobile et ne bougerait. C'est la paralysie constituée.

La constitution jacobine, toute démocratique qu'elle est, mène droit à la dictature. C'est son défaut, et c'était son mérite, au moment où elle fut faite et dans la crise terrible dont la dictature semblait le remède.

Elle fut lue le 10 et patiemment écoutée à la Convention. Mais, le soir mémo, on put voir qu'elle était peu acceptée, même des hommes du 2 juin. Ce fut précisément au sein de la Société jacobine, à qui cette constitution remettait la France, qu'eut lieu la vive explosion des critiques.

Chabot, l'impudent, le cynique, qui plus que personne avait conspué la Gironde, fut presque aussi injurieux pour la constitution de Robespierre. Sans nulle attention au lieu, aux personnes, il dit crûment, sans embarras : Que la nouvelle constitution était un piège, qu'elle surprenait la dictature, qu'elle recréait un monstre de pouvoir exécutif, indépendant de l'Assemblée, un pouvoir colossal et liberticide, qu'elle recommençait la royauté...

Robespierre, saisi, surpris, ne trouva que cette réponse : Que lui-même proposerait d'ajouter à la constitution des articles populaires.

Mais Chabot ne s'arrêtait pas ainsi, une fois en verve. Il demanda où étaient les articles qui touchaient vraiment le bonheur du peuple. Un seul, qui fait des secours publics une dette sacrée, faible et sec énoncé du principe, sans rien dire des voies et moyens, Est-ce là, dit Chabot, tout ce que le peuple vainqueur devait s'attendre à recueillir le lendemain de sa victoire  ?

Le silence fut terrible. Chabot s'épouvanta lui-même de voir qu'on ne répondait pas. Il se crut un homme perdu. Et il le crut bien plus encore quand il vit, aux jours suivants, les enragés s'emparer de ses arguments et en faire la base d'une pétition insolente à la Convention. Désespéré alors d'avoir eu tellement raison, décidé à se laver par une lâcheté quelconque, il prit l'occasion d'une brochure anonyme de Condorcet contre la constitution. Chabot le dénonça, fit décider son arrestation et poursuivit sa mort, croyant se sauver lui-même.

L'homme du reste importait peu. Chabot, quelque Chabot qu'il fût, sur le dernier point avait touché juste. La constitution de 93 était, comme tant d'autres, une machine sans vie, une roue sans moteur ; il y manquait justement ce qui l'eût mis en mouvement.

En vain, le rapporteur Hérault avait dit que les lois sociales viendraient après la Constitution, suivant la vieille méthode qui pose d'abord un mécanisme, le met à terre, et puis regarde s'il va tourner. Il faut créer le moteur, en déduire le mécanisme celui-ci n'a de valeur qu'autant qu'il peut obéir à l'autre et le seconder. Religion, éducation, moralité fraternelle, lois de charitable équité et de mutuelle tendresse, voilà ce qu'il faut organiser d'abord, mettre dans la loi et aux cœurs ; tout cela est antérieur, supérieur, au mécanisme politique[1].

 

§ 2. — SUITE DE LA CONSTITUTION. - L'ÊTRE SUPRÊME.

Chabot avait été bien loin, et pourtant il n'avait pas dit ce qui blessait le plus les cœurs du plus grand nombre des révolutionnaires, et même des modérés, de la majorité de la Montagne.

On a vu que l'une des causes principales qui isolèrent les Girondins c'est qu'attachés généralement à la tradition philosophique du XVIIIe siècle, ils blessèrent ceux des Conventionnels qui ménageaient l'ancien culte. Leur suppression du dimanche dans les administrations fut un crime impardonnable.

Le prêtre Sieyès au centre, le prêtre Durand-Maillane et autres à la droite, dans leur mutisme habituel, n'en exerçaient pas moins une assez grande influence à la Convention. Les prêtres y étaient fort nombreux, et il y avait quatorze évêques, dont moitié à la. Montagne. L'un de ces évêques montagnards avait été professeur de Robespierre. Tous se retrouvaient confrères et votaient ensemble dans les circonstances où leur robe était intéressée. La Révolution avait pu briser tout 4n monde ; elle n'entait pas brisé le rapport du prêtre au prêtre.

L'œil clairvoyant de Robespierre n'avait pas été sans remarquer qu'indépendamment de la division locale des partis en côté droit, gauche et centre, il y avait aussi comme un parti épars sur tous les bancs de l'Assemblée, celui de tous les membres plus ou moins attachés aux idées religieuses.

S'il s'attachait ce parti, assez fort, surtout à droite, il pouvait y trouver un appui, et même au besoin contre la Montagne, contre celte variable, cette indisciplinable Montagne, qui l'avait laissé au 2 juin réduit à trente fidèles. Qu'arriverait-il si un jour, emportée par Danton ou quelque autre des Cordeliers, elle désertait encore ?... Donc, il défendit la droite, la garda précieusement., et l'augmenta, comme une réserve future, de tous ceux qui. à gauche, au centre, voulaient conserver quelque chose de l'ancienne religion.

Dans la discussion récente où l'on avait examiné si l'on mettrait le nom de l'Être Suprême en tête de la Constitution, l'Assemblée avait ajourné, c'est-à-dire écarté indéfiniment, la proposition. Robespierre, sans en tenir compte, écrit à la première ligne de sa Déclaration des droits : En présence de l'Être Suprême[2].

C'est ce mot spécialement qui signe la constitution du nova de Robespierre. Nul des rédacteurs, sans sen influence, n'aurait songe à l'y mettre. Il avouait ainsi cet acte, et défiait les haines d'une grande partie de la Montagne.

Un résultat naturel de la lutte que l'esprit moderne a soutenue si longtemps dans les supplices et les bûchers contre les hommes de Dieu, c'est que le nom de Dieu était suspect ; il ne rappelait aux esprits que la tyrannie du clergé qu'on avait brisée à peine.

Un mot éclaircira ceci.

A l'époque où Diderot décrivait les procédés des arts dans l'Encyclopédie, il se trouvait un jour chez un tourneur et le regardait tourner. Un de ses amis survint, et Diderot, s'élevant de cet art inférieur à l'idée de l'art éternel, se mit à parler de la création et du Créateur avec une éloquence extraordinaire. L'autre cependant changeait de visage. Enfin les larmes lui viennent. Il se jette à genoux devant Diderot, lui prenant les mains et sanglotant : Ah ! mon ami ! ah ! mon ami, de grâce, ne parlez pas ainsi... Je vous en prie, je vous conjure... Oh ! plus de Dieu, plus de Dieu !

Il voulait dire évidemment : Plus de clergé, plus de moines, plus d'inquisition, plus de bûchers, etc., etc.

Une scène tout analogue se passa au temps dont nous écrivons l'histoire. Un de ces fougueux disciples de Diderot, un soir de 93, arrive défait et pâle dans la petite rue Serpente, dans une famille dont il était ami, celle du libraire Debure... On s'étonne : Qu'avez-vous ? auriez-vous été dénoncé ?Non. C'est donc un de vos amis qui est en péril ? — Enfin, répandant des larmes et faisant effort pour répondre : Rien de tout cela... Ce scélérat de Robespierre fait décréter l'Être Suprême !

Ce fanatisme d'athéisme se trouvait particulièrement chez les Cordeliers. La plupart se croyaient athées et ne l'étaient pas. Comme leur maître Diderot, c'étaient des sceptiques pleins de foi. Les uns, comme Danton, sentaient Dieu dans les énergies créatrices de la Nature, dans la femme et dans l'amour. Les autres, comme le pauvre Clootz, l'orateur du genre humain, le sentaient dans l'âme du peuple, dans l'Humanité, dans la Raison universelle. L'unité de la Grande Cause put leur échapper sans doute, mais, par l'instinct et le cœur, ils virent, ils reconnurent plusieurs des faces de Dieu.

Les Cordeliers furent bien mêlés. Ils eurent des hommes d'une sève, d'un cœur admirable, comme Desmoulins et Clootz ; ils eurent des fripons comme Hébert, des scélérats comme Ronsin. Mais ils n'eurent point d'hypocrites.

Ils crurent que la Révolution ne devait point s'arrêter devant la question religieuse, mais l'embrasser et l'envelopper, qu'elle n'avait aucune sûreté tant qu'elle laissait cette question hors d'elle-même. Ils n'éludèrent pas la Religion en lui accordant un mot. Ils proposèrent leur symbole contre celui du moyen-âge. Les Jacobins, pour l'avoir ménagé par une équivoque, ont vu revenir celui-ci, tout mort qu'il était, et ce revenant étrangler la Révolution.

On ne fonde rien sur l'équivoque. Rien n'était plus vague, plus trouble que ce mot : l'Être Suprême.

Rousseau, auquel il appartient, y avait trouvé son succès. Robespierre y chercha le sien.

Ce mot, d'un sens indécis, est ce qui recommanda l'Émile aux croyants comme aux philosophes. Les uns y virent l'ancien Dieu et les autres le nouveau.

Tous ceux qui, par sentiment, sans souci de la logique, tenaient à l'ancienne religion et qui la sentaient enfoncer sous eux, passèrent avec empressement sur la planche mal assurée que Rousseau tendait à tous.

Cette formule convenait à tous, parce qu'elle disait très-peu. Suprême ! expression vide et creuse (pardonnez-moi, grand homme, le mot qui m'est échappé). Elle est bien pauvre, du moins, pour dire le tout-puissant Générateur des globes, disons mieux, la Grande Mère, toute féconde, qui, par minutes, enfante les mondes et les cœurs. Omettre l'efficacité de Dieu, pour dire seulement qu'il est Suprême, au fond, c'est l'anéantir. Dieu agit, engendre, ou n'est pas. Ce pauvre titre le dépouille, le destitue, le relègue là-haut, je ne sais où, au trône du Rien faire, où siégeait le dieu d'Épicure.

Il ne faut pas parler de Dieu, ou en parler clairement.

Telle est la force féconde de ce seul nom, que, mal dit, il sera horriblement fécond de maux et d'erreurs.

Que signifie l'Être Suprême ? Est-ce le Dieu du moyen-âge, l'injuste Dieu qui sauve les élus, ma qu'il aime et qu'il préfère, les favoris de la Grâce ou bien le Dieu de justice, le Dieu de la Révolution ?... Prenez garde. Mortelle est l'équivoque. Vous rouvre ; la porte au passé. Il faut choisir. Car des deux sens vont dériver deux politiques tout à fait contraires. Du Dieu juste dérive une société juste, démocratique, égale. Et du pieu de la Grèce qui ne sauve que ses élus, vous n'arriverez jamais qu'il une société d'élus et de privilégiés.

Trente ans s'étaient écoulés depuis Rousseau. L'équivoque n'était plus permise. Il ne fallait pas s'en servir. Au lieu de l'Être Suprême, qui n'est qu'une neutralité entre le Dieu juste et le Dieu injuste, il fallait confesser l'une ou l'autre foi, ou reculer dans le passé, comme l'Empire a fait franchement, ou suivre la voie révolutionnaire contre la théologie arbitraire de la Grâce et du privilège, et mettre en tête de la Loi le nom du Dieu nouveau : Justice.

Cette première ligne écrite et la religion fondée, la constitution de 93 n'aurait pas pu faire la chute qu'elle fait à la seconde ligne, où, pour but, à la société elle assigne : Le bonheur (le bonheur commun).

La constitution girondine donnait à la société pour but : Le maintien des droits. Et Robespierre lui-même indiquait ce but dans sa première Déclaration présentée aux Jacobins. Solution plus élevée sans doute que le bonheur, mais toutefois incomplète, négative plus que positive, de défense plus que d'action, plutôt privative de mal que créatrice de bien.

Ni la constitution girondine, ni la jacobine, ne partent de la Justice et du Devoir. De là leur stérilité.

Rapprochons de la constitution une loi fort importante (22 juin), Sur la proposition de Robespierre, la Convention exempta de l'emprunt forcé ceux qui avaient moins de dix mille livres de rentes, c'est-à-dire à peu près tous les propriétaires. Il n'y avait guère au-dessus que des fortunes d'émigrés, qui, devenues biens nationaux, étaient hors de la question, ou des fortunes de banquiers, la plupart étrangers, et partant insaisissables. Il n'y avait pas alors cette foule de grandes fortunes qui se sont faites depuis par l'industrie, le commerce ou l'usure.

Cette proposition d'excepter véritablement tout le monde était un ménagement habile et politique, mais véritablement excessif, pour la propriété. Car enfin dix mille livres de ce temps-là font douze ou quinze d'aujourd'hui. Nombre de ces exemptés qui avaient moins de dix mille livres de rentes étaient cependant des gens fort aisés. Et il était à craindre qu'en n'exigeant rien que des gens plus riches, on ne trouvât personne sur qui lever le milliard.

Du reste, rien n'était plus capable de ramener la bourgeoisie, de la rallier à la Constitution, de briser et dissoudre le parti girondin, composé en partie des gens aisés que l'on épargnait.

 

Résumons.

Par sa constitution, par cette loi favorable à la propriété, par l'ajournement du grand épouvantail (l'armée révolutionnaire), Robespierre devenait l'espoir de trois classes absolument différentes, jusque-là divisées de vues :

1° Des Jacobins, qu'il appelait au pouvoir ;

2° Des propriétaires, qui virent en lui leur défenseur ;

3° Des amis du passé, des prêtres même, qui dans sa formule de l'Être suprême, dans cette neutralité philosophique entre le christianisme et la Révolution, voyaient avec juste raison que les institutions antiques, toujours subsistantes en dessous, reparaîtraient un matin, pour étouffer, faire avorter la création nouvelle.

 

 

 



[1] Toutes les constitutions modernes, je n'en excepte aucune, sue pénètrent d'ennui et de tristesse. Toutes sont écrites dans le genre ennuyeux ; dans un pesant esprit mécanique. Il n'y manque que deux choses, l'homme et Dieu, c'est-à-dire tout.

La loi y est si modeste, qu'elle se resserre et se restreint dans certains petits côtés de l'activité humaine qu'elle croit pouvoir mécaniser. Pour tout ce qui est grand, elle se récuse. Elle s'occupe de contributions, d'élections. Mais l'âme de celui qui paie, l'intelligence de celui qui élit, elle ne s'en occupe pas. Vous voulez parler morale, religion ? allez ailleurs ; cela, c'est le métier du prêtre, du philosophe, dit la Loi. Moi, je reste ici à mes urnes de scrutin, à mes registres, à mon comptoir, à ma caisse. A d'autres l'autorité morale, les choses de Dieu, à d'autres de former les âmes, de tenir les cœurs dans leurs mains. C'est là le spirituel, voyez-vous, la part de Marie. Le temporel est mon affaire, la part de Marthe... Le ménage, balayer et tourner la broche. Pauvre Loi, ne sentez-vous pas que qui a l'esprit a tout ?

[2] Prud'homme, ami de Chaumette, et probablement enhardi par lui, s'exprima avec plus de liberté qu'il ne l'eût attendu de la Presse, déjà craintive sur ce retour religieux. Il dit assez durement : Nos législateurs ont fait là un pas d'écrevisses.