Misère et grandeur de la Convention. — Danger suprême de la France. — Le crime de la Gironde. — Y avait-il un gouvernement ? — La seule force organisée est dans les Jacobins. — Aspects nouveaux de la Révolution. — La Terra incognito. — La Montagne ne veut pas donner le gouvernement à Robespierre. — La Convention ne veut rien faire que la Constitution. — Absence de tout gouvernement. — L'armée révolutionnaire. — Comment on demanda l'armée révolutionnaire. — Comment on éluda l'armée révolutionnaire. — Robespierre et Marat gardiens de l'ordre.§ 1. — LA MONTAGNE CRAINT LA DICTATURE. - MISÈRE ET GRANDEUR DE LA CONVENTION. (Juin 1793.)La Convention revint le 3 dans sa prison de la veille, dans la sombre petite salle de spectacle des Tuileries, où elle avait joué un si triste rôle. La Montagne rentrait frémissante d'une fureur étouffée ; elle retrouvait ces bancs, où elle s'était vue captive, aussi bien que la Gironde ; là Grégoire avait crié, là Lacroix avait pleuré ; là, sous les risées des tribunes, un montagnard, forcé de sortir, avait obtenu par grâce d'être conduit, gardé à vue par quatre fusiliers... Les royalistes se frottaient les mains. Le Roi a été forcé de mettre le bonnet rouge ; cette fois, c'est la Convention... Elle prendra le bonnet vert, et cette royauté nouvelle ne sera qu'un soliveau. (Révolutions de Paris.) Est-ce à dire que la Convention fut une assemblée de lâches, qu'elle n'ait eu que des Sieyès ? Soyons justes. Serrée des tenailles de la nécessité, pressée, qu'on pardonne le mot, sous l'épouvantable pressoir de la fatalité, elle a rendu, en bien, en mal, ce que contenait la nature humaine. Incroyablement patiente avant thermidor, et après, faible et furieuse, emportée à la débâcle d'une triste réaction, elle n'en a pas moins étonné le monde, et par l'héroïsme individuel de ses membres, et par l'admirable fécondité de ses créations. Voilà ce que lui doit l'histoire. Non, quoi qu'on veuille ou puisse dire, nulle assemblée ne contint jamais tant de forces vives, tant d'hommes résolus à mourir pour le devoir. Ces députés, hier avocats, médecins, gens de lettres, étonnèrent de leur courage les Kléber et les Desaix. Souvent, quand les militaires renonçaient, ils avancèrent, et comme Fabre de l'Aude, se firent tuer à la place où ils plantaient le drapeau. Il n'y aura jamais au monde des hommes plus intrépides que les Merlin de Thionville, les Bourbotte, les Lacoste, les Romme, les Philippeaux ; jamais de volonté plus forte que celle des Jean-Bon-Saint-André, des Baudot, des Levasseur. Avez-vous donc, disait un homme de la droite, fait un pacte avec la victoire ? — Non, mais bien avec la mort, répondit le jeune Basire, assis à côté de Danton. Grande assemblée, toujours féconde, à travers ses misères même, invincible aux événements ; mutilée au 31 mai, elle fait les plus grandes choses ; mutilée en thermidor, elle continue d'enfanter. Avant, après, elle dote la France d'une foule d'institutions. Tous les gouvernements qui suivent s'appuyent d'elle en la maudissant, ils citent docilement ses lois, profitent de ce qu'elle a créé, reconnaissant, malgré eux, la majesté souveraine de l'Assemblée, entre toutes, fondatrice, organisatrice, qui, plus qu'aucune force humaine, représenta l'inépuisable fécondité de la Nature. Indiquons, au moins, quelques-unes de ses grandes créations : Avant le 9 thermidor. — Les premières parties du Code civil. Le Grand-livre. Le partage des biens communaux. Le nouveau Calendrier (astronomique et raisonnable). Le Système décimal. L'Uniformité des poids et mesures. Le Musée du Louvre. Le Musée des monuments français. Le Conservatoire de musique. L'extension du Muséum d'histoire naturelle, le grand enseignement des sciences de la nature. L'administration du télégraphe. Le conseil des Mines. La fabrication de l'acier, les nouvelles fabriques de poudre, etc. Après le 9 thermidor, — L'École normale, les écoles centrales et primaires, c'est-à-dire le seul système complet d'instruction qui ait existé en France. L'École polytechnique. L'Institut. Le Bureau des longitudes, etc., etc. Mais ce qui recommande à jamais la Convention, c'est sa bienfaisance infinie, l'effort immense qu'elle fit, spécialement en 93, pour réaliser dans les lois la fraternité. Elle vote des retraites aux soldats, des secours aux réfugiés. Elle adopte les enfants trouvés, ceux des condamnés à mort, les relève et les appelle enfants de la patrie. Elle soulage les familles chargées d'enfants. Elle crée les Écoles de santé. Elle se charge elle-même d'administrer les hospices. Elle donne aux hôpitaux de Paris une si grande extension, qu'il faut l'en dire la fondatrice. Elle crée Beaujon et Saint-Antoine. Elle étend l'Hôtel-Dieu, ordonnant que, dans chaque lit, il n'y aura qu'un malade (on en mettait jusqu'à six). Pauvre homme qui es gisant sur le grabat de l'hospice, si, dans tes nuits de douleur, tu peux du moins gémir seul, seul étendre librement tes membres endoloris, souviens toi de la Convention, de la grande assemblée humaine et bienfaisante, de celle qui entreprit d'ouvrir l'ère de fraternité, de celle qui d'un si grand cœur prodigua son sang pour toi ! Qu'on ne demande pas maintenant pourquoi la Convention vint se rasseoir le 3 juin sur ses bancs déshonorés. Elle revint pour deux causes. Elle se sentait comptable au genre humain, ayant ces grandes choses à faire. Elle ne pouvait se retirer, dans l'horrible péril où était la France, sans lui donner le coup de grâce. La retraite et été un crime. La France, désorganisée et quasi-dissoute, ouverte par toutes ses frontières, sans gouvernement, sans défense, au centre frappée par la Vendée (qui, le 10, devint maîtresse de la route de Paris), avait encore une force, une seule, son Assemblée. Elle était tout entière suspendue à ce faible fil que l'on pouvait croire brisé. Malheur à qui eût compté avec l'honneur personnel dans une telle situation ! Il fallait tout endurer, ne rien voir et ne rien sentir, avaler l'outrage et les larmes, et se rasseoir dans la honte, la nier si l'on pouvait, soutenir qu'on avait été libre, et que toujours on était libre. C'est ce que fit la Montagne, et elle sauva la France, dont la seule et dernière ressource était dans l'autorité de la Convention. Le procès-verbal du 2 juin, rédigé et arrangé par l'homme
le plus timide de l'Assemblée, le prêtre Durand-Maillane, homme de droite qui
votait à gauche, fut indéfiniment ajourné et ne parut que longtemps après.
Lorsque Grégoire demanda en rentrant que le procès-verbal constatât l'insulte
faite à l'Assemblée, l'équivoque rédacteur dit : J'ai
rendu compte de la généralité des faits, de sorte qu'on voie dans
quel état la Convention a délibéré. L'Assemblée s'en contenta ;
muette et sombre, elle passa brusquement à l'ordre du jour. Elle était
déterminée à ne point se croire insultée, à s'occuper de la France, et non
d'elle-même. La situation était presque désespérée en avril. Or, qu'était-ce donc en juin !... On ne marchait pas vers l'abîme ; on y était, on y plongeait. Un mot suffit pour en juger. Il fallait au moins six mois pour retrouver des ressources, créer un gouvernement, réorganiser les armées. Et il fallait trois jours à la cavalerie hongroise pour venir de Valenciennes, et faire manger ses chevaux dans la Convention. Pourquoi l'armée anglo- autrichienne, qui était à cinquante lieues, ne vint-elle pas à Paris ? Il n'y en a qu'une raison, c'est qu'elle ne le voulut pas. Elle voulait prendre des places, et non refaire un roi de France. Là apparut dans sa grandeur le crime de la Gironde, le crime d'avoir disputé trois mois en présence de l'ennemi ! On ose à peine sonder des yeux le profond néant où elle laissait le pays. Elle n'avait rien fait elle-même, ni rien laissé faire, Elle n'avait pas su exiger l'impôt. L'arriéré montait toujours ; on revint aux temps barbares ; il fallut demander l'impôt en denrées (septembre). Elle n'avait su vendre les biens d'émigrés. Les administrations girondines résistèrent invinciblement aux ordres de leur ministre Roland, et ne surent point résister aux familles d'émigrés, qui par de faux certificats, obtenaient sans difficulté la mainlevée des saisies, rentraient dans leurs biens. Elle ne soutint pas l'assignat, n'osant punir les mauvais citoyens qui refusaient la signature de la France en péril. De là un double fait contraire, cruel, meurtrier pour le peuple. Le salaire ne montait pas, les denrées montaient. En juillet, un misérable litron de haricots secs se vendait près de trente sols. Elle ne saisit pas, du moins, la ressource de l'emprunt forcé, dans l'heureuse combinaison qu'avait proposée Cambon, et laissa tomber la chose aux mains des comités révolutionnaires. La Montagne, pour ressource contre l'Europe conjurée, contre un ennemi si près, qui d'un moment à l'autre pouvait tomber sur Paris, la Montagne avait en caisse deux projets ! et deux feuilles de papier... Le décret du milliard de l'emprunt forcé et le décret d'une fabrication nouvelle d'un milliard d'assignats. Mais pour lever cet emprunt, pour réorganiser les armées, pour remettre quelque unité dans ce chaos immense, pour imposer aux départements cruelle -ment irrités de l'injure qu'on leur faisait, il fallait un gouvernement. Et là s'ouvrait, aux yeux de la Montagne, un abîme sous l'abîme... C'est que les remèdes semblaient aussi cruels que les maux. Les quarante mille comités révolutionnaires seraient-ils un gouvernement ? Très-ardents, très-patriotes, mais en même temps inhabiles, maladroits et furieux, il n'y avait pas de pire instrument. Ils criaient, ils dénonçaient, arrêtaient, n'agissaient pas. La Révolution, dans leurs mains, avait l'air de ces bêtes à mille pieds, qui s'agitent et n'avancent pas. Les représentants eux-mêmes seraient-ils un gouvernement ? Leur dévouement fut admirable, leurs efforts prodigieux ; ils donnèrent leur vie, leur sang. Mais ce n'était pas assez de mourir ; le difficile était de vivre et d'agir utilement, d'agir d'ensemble et de s'entendre, de se subordonner à une direction commune. La violence de leur passion patriotique, l'ardeur de leur altier courage, était un obstacle à cela. Tous s'empressaient, tous se nuisaient Dans le concours discordant des représentants en mission, et des agents que la Commune, les ministres, les sections envoyaient aussi, il y avait juste le contraire d'un gouvernement ; c'était comme une tempête de disputes et d'accusations, un combat d'actions contraires qui s'annulaient elles-mêmes. Le désordre, l'excès du péril demandaient la dictature. Je ne dis pas un dictateur. Une Assemblée qui venait de couper la tête à un roi n'avait hâte d'en refaire un. Les Girondins, dans leurs romans, supposaient un triumvirat de Marat, Danton et Robespierre, — du roi de la Presse, du roi de l'Assemblée et du roi des Jacobins. Ingénieuse fiction, mais sans base. Ces hommes étaient in-associables, de plus, tous trois impossibles. Danton avait tergiversé au 2 juin, comme en janvier. Il n'inspirait aucune confiance. Robespierre, avec son insurrection morale, avait paru trop délié ; il n'avait pas la rude énergie que demandait l'imagination populaire. Beaucoup l'estimaient, l'admiraient, mais le croyaient un philosophe, un pauvre homme de bien. Le plus possible était Marat, qui avait au moins le mérite, dans son excentricité, de n'avoir pas tergiversé. Il avait dit franchement, brutalement : Il faut un chef. Et il ne l'avait pas dit seulement. Il avait été ce chef au 2 juin. Il y fit grâce et justice. Être roi n'est pas autre chose. Mais dès ce jour aussi il fut marqué pour la mort. Non-seulement il devint le but du poignard girondin, mais il fut tacitement mis au ban de la Montagne, qui n'écoutait plus ses paroles et ne daignait lire ses lettres. Il y fut infiniment sensible. Déjà malade, il s'alita. Il écrivit, le 20, aux Jacobins, pour expliquer le mot fatal. Mais l'acte, comment l'expliquer, comment prouver à la Montagne qu'elle n'avait pas été captive, et qu'il n'avait pas été roi ? Marat, du reste, avec sa grande puissance de la Presse populaire, n'avait de force qu'à Paris. Pour une force commune à la France, il n'y en avait qu'une à peu près organisée, la Société jacobine. Ceci ramenait à Robespierre, qui semblait l'homme fatal et menaçait l'avenir. Mais, justement, cette fatalité indignait la grande majorité de la Montagne. De tempérament, d'instinct, de nature, elle était contraire à Robespierre, bien plus qu'à Danton, à Marat. Le tempérament dantonique, le génie de Diderot dans son dithyrambe de l'Orgie de la Liberté, fut plus commun dans la Montagne. Elle haïssait tout pédagogue. Autant elle était ravie d'être quitte de la volubilité magistrale et pédantesque du grand Peseur Brissot, autant elle frémissait de tomber sous la férule de l'irréprochable Robespierre. Elle détestait la Gironde, en qui elle voyait la dissolution de la République ; mais n'avait pas moins horreur de voir la Révolution, immense et féconde, débordante et regorgeante de sentiments, d'idées, de vie, se resserrer tout à coup, se châtier et faire pénitence, prendre cette sagesse moyenne qui supprime les jets vivants les plus vigoureux au profit de la discipline et de l'unité d'organisation[1]. Les Jacobins contenaient-ils la Révolution ? Non. Ils n'étaient pas même la Montagne tout entière. Sans parler des Montagnards neutralistes Barrère, Grégoire et autres, les Montagnards dantonistes, hommes d'élan, de passion, Desmoulins, Fabre d'Églantine, Legendre, Philippeaux, Thuriot, qu'ils eussent ou qu'ils n'eussent pas le diplôme jacobin, étaient opposés à l'esprit de la Société jacobine. Il faut en dire autant des Montagnards illustres par leurs spécialités (militaire, financière, administrative), Cambon, Carnot, Prieur, Lindet, qui étaient généralement peu amis des Jacobins, et n'y mirent jamais les pieds. Dans les deux sens, comme passion et comme spécialité, la Montagne débordait la Société jacobine. Mais la Montagne elle-même était bien loin de contenir la Révolution. Dès le lendemain du 2 juin, on commence à voir des horizons nouveaux, immenses. — La Révolution semblait grande. Elle apparaît infinie. Au delà de Marat, avait dit Desmoulins, il faut dire ce que les anciens géographes mettaient sur leurs cartes, pour les terres non visitées : Terra incognita. C'est cette Terra incognita qui commence à apparaître. Du côté de Lyon, on voit poindre le mysticisme révolutionnaire de Chalier. Vers le Nord, en Picardie, se remarque le grand partageur Babeuf, qui imprime dès 90, et qui en 92 et 93 est fort maltraité par les Montagnards. Au centre, un monde surgit sous nos pieds, une tentative hardie de religion nouvelle, l'essai de donner à la Révolution (non française seulement, mais universelle), son organe universel, le culte de la Raison. Qui fait cela ? c'est Paris. Paris déborde la France, la dépasse et suit sa route dans la voie du genre humain. A toutes ces grandes choses, que fera la société Jacobine ? Il ne suffirait pas de les nier, de vouloir les tuer en n'en parlant pas. La Révolution politique pourrait-elle subsister, sans devenir une Révolution sociale et religieuse ? La Révolution classique de Rousseau et de Robespierre vivra-t-elle en sûreté dans la sombre salle de la rue Saint-Honoré, sans tenir compte de l'autre, la Révolution romantique, qui mugit, confuse, hors des murs, comme une voix de l'Océan ? Sans bien s'expliquer tout cela, la Montagne sentait d'instinct que mettre la Révolution dans la main pure et patriote, mais exclusive et serrée, de la dictature jacobine, c'était rejeter une infinité de forces vives qu'on n'étoufferait jamais, et qui, si on les étouffait, de leur mort ou de leur absence, dessécheraient, stériliseraient la République, la laissant sans sève et sans vie. Voilà pourquoi la Montagne, trois mois durant, au risque de tout perdre, recula avec une sorte d'horreur devant la nécessité de faire un gouvernement. Il n'y en avait qu'un possible, le gouvernement jacobin. Elle estimait les Jacobins, elle admirait Robespierre, et elle frémissait de la pente fatale qui emportait tout vers lui. Elle croyait (je pense, à tort) qu'il désirait le pouvoir. Il ne voulait rien que l'autorité. C'était moins, et c'était plus. Il avait le tempérament prêtre, et, comme tel, ambitionnait, avant tout, la domination des esprits. La Convention, très-éloignée de deviner ce caractère, crut n'avoir pas un moment à perdre, en rentrant le 3 juin, pour lui fermer le pouvoir. Un montagnard modéré, Cambacérès, collègue de Cambon dans le département de l'Hérault, et qui, sans être dantoniste, avait deux fois, dans deux grandes circonstances, exprimé la pensée de Danton et celle de l'Assemblée, cette fois encore, sans phrase, sans passion, formula en une seule ligne le sentiment de la Convention : L'Assemblée change ses comités, moins son Comité de salut public. — Voté unanimement. Ce qui voulait dire : 1° La Convention subira le fait accompli ; elle ouvre à la Montagne ses comités que remplissait la Gironde ; 2° Elle n'ouvre pas son Comité de gouvernement à l'homme qui couvre l'insurrection de son autorité morale ; 3° Ce Comité qui, presque unanimement, a protesté d'avance contre le 31 mai, qui a entravé, tant qu'il a pu, le 2 juin, elle le maintient et le défend, pour avoir défendu la loi. Ce vote était très-propre à calmer les départements, conforme aux paroles que leur portèrent ou leur firent porter les conciliateurs Danton, Cambon, Barrère et Lindet. Trois autres décrets solennels marquent les journées du 3 et du 4 : Commencement des travaux du Code civil par une section spéciale de législation. L'instruction nationale basée sur de bons livres élémentaires dont on encourage la composition. Le partage des biens communaux, ordonné en août 92 par la Législative, est réglé par la Convention. Tout habitant, homme, femme, enfant, les absents et les présents, tous ont droit d'avoir une part ; si le tiers des voix dans la commune est pour le partage, il est décidé. Grandes mesures et habiles. Cependant la question d'urgence restait tout entière : Comment faire un gouvernement ! La Convention ajourna cette question. Elle ne se préoccupa que de la réconciliation de la France. Elle jugea qu'il fallait avant tout détromper les Girondins de bonne foi, finir le malentendu. On leur disait que la Montagne voulait refaire la royauté. Présentons-leur, en réponse, dit-elle, une constitution fortement républicaine, solidement démocratique. Jusque-là rien n'est possible. Il faut éclairer la France, lui rendre son unité. Unie, elle peut braver le monde. L'ennemi attendrait-il ? Il y avait bien lieu d'en douter. Quoi qu'il en soit, l'Assemblée et son Comité do salut public ne firent rien de sérieux[2] qu'en vue de la France seule et de la question intérieure. ils ne tinrent compte du monde. Surprenant spectacle ! Objet d'admiration pour les uns, pour les autres de dérision !... Un peuple cerné de partout, ayant à la gorge cinq cent mille épées, mordu au cœur par la Vendée, au moment d'avoir de plus une seconde guerre civile, s'occupe impassiblement d'une idée abstraite, d'une formule inapplicable, et des lois de l'avenir. L'armée du Rhin se retire, celle du Nord se désorganise, l'Autrichien est à Valenciennes... — Préparons la constitution. — Les Pyrénées sont franchies, les Alpes vont l'être, Lyon fait signe aux Piémontais... — Dressons plus haut que les Alpes le drapeau, la constitution ! — Mais si les Vendéens arrivent ?... Les voici déjà à Saumur... — Avec la constitution, nous les attendrons de pied ferme. Qui refuserait à ce siècle le titre qu'un Allemand illustre lui donna : L'Empire de l'esprit, en le voyant finir par cet acte étonnant de foi à l'idée ? — Et qui lui disputerait ce que Saint-Just réclame pour lui : Le XVIIIe siècle au Panthéon ! La constitution de 93, comme le monde, fut faite en six jours. Présentée le 10, votée le 24, elle fut acceptée en juillet de toute la France, montagnarde et girondine (avec peu d'exceptions). On sentait parfaitement qu'elle était inexécutable, mais on n'en croyait pas moins que cette puissante formule, par une sorte de vertu magique, opérerait le salut. La population parisienne, section par section, venait, avec des musiciens, au sein de la Convention, apporter son acceptation, jeter des fleurs, chanter des hymnes, comme les Israélites qui chantaient, dansaient devant l'Arche. Le plus merveilleux, c'est que l'ennemi ne profita pas de cette absorption de la France, uniquement occupée d'elle-même, de sa dispute intérieure et de sa réconciliation. Elle resta ainsi trois mois sans gouvernement ni défense, à la garde d'une idée, ferme dans sa foi scolastique, n'opposant rien aux dangers, au menaçant accord du monde, que la formule abstraite de la démocratie. § 2. —ABSENCE DE TOUT GOUVERNEMENT. (Juin 1793.)Un meneur du 31 mai avait dit avant l'événement : Rappelez-vous le 10 août ; le coup fait, tout s'est tu... Eh bien cette fois encore, la France subira les faits accomplis. Inexact rapprochement entre deux faits si dissemblables : au 10 août, la France prit un mouvement immense, le plus grand qui fut jamais ; au 2 juin, elle resta frappée d'une fatale inertie. Les mesures révolutionnaires que la Gironde entravait ne furent prises que trois mois après son expulsion. Le premier Comité de salut public existait h peine. Le second commença le 10 juillet, n'agit qu'en septembre, ne se compléta qu'en novembre. Il fut très-longtemps inactif. C'est ce que témoignent ses registres que j'ai sous les yeux. Notre situation militaire particulièrement alla empirant jusqu'à la fin d'août. Le 2 juin avait offert un spectacle singulier : une victoire sans vainqueur. . Où était la force ? Elle n'était pas dans la Convention, qui faisait des lois pour la France, mais qui n'eût osé donner un ordre au général Henriot. Elle n'était pas dans Robespierre qui, le 2, s'était vu un moment réduit à trente fidèles, lorsque toute l'Assemblée sortit de la salle. Était-elle dans la Commune ? Généralement on le croyait. La Montagne le croyait. Le soir du 3, des Montagnards, rencontrant aux Jacobins un homme de la Commune, lui dirent avec amertume : C'est donc vous qui êtes rois ? Il était visible pourtant, et très-positif, que la Commune était traînée plutôt qu'elle ne marchait, qu'elle suivait, bon gré malgré, le Comité d'insurrection. La force était donc dans ce Comité ? Il se composait de neuf jeunes gens, alors inconnus, Rousselin, Auvray, etc. Ces rois imberbes étaient-ils réellement reconnus et obéis, comme les vrais vainqueurs du 2 juin ? On en jugera tout à l'heure. Rappelons d'abord les autorités régulières de la capitale. Elles étaient divisées d'esprit, et ne siégeaient pas au même lieu. Sans parler du département qui siégeait à la place Vendôme, sans parler du maire Pache qui siégeait à la Police, — à l'Hôtel-de-Ville siégeait la Commune proprement dite, c'est-à-dire le Conseil-Général, Chaumette, procureur de la Commune, et son substitut Hébert. Tous deux étaient cordeliers. Sous leur accord apparent, il était aisé pourtant de saisir leurs dissidences. Hébert alla à l'Évêché, la nuit du 31 mai, lorsqu'on sonna le tocsin. Et Chaumette, l'entendant de l'Hôtel-de-Ville, se mit à pleurer : Nous avons préparé, dit-il, la contre-révolution. Chaumette essaya d'empêcher qu'on ne tirât le canon d'alarme. Voilà l'ancienne Commune, modérée relativement, et qui n'inspirait aucune confiance aux hommes de l'insurrection, aux meneurs de l'Évêché. Ceux-ci ne pardonnèrent pas à leur président d'avoir pactisé avec la Commune et consenti à siéger avec Pache et Chaumette. On a vu comment la Commune écarta les hommes de l'Évêché, et reconnut pour Comité central révolutionnaire ces neuf, que les autorités du Département avaient nommés dans la salle des Jacobins, sous l'influence jacobine. Mais pourquoi des inconnus ? Sans doute parce que les Jacobins n'y voulaient aucun Jacobin marquant. Ils laissèrent cette besogne à des jeunes gens sans conséquence, et, quoique décidés à la violation de l'Assemblée, ils n'y voulurent pas compromettre directement la grande Société, amie de l'ordre et des lois. Il en résulta une chose, c'est que, les Cordeliers étant écartés, les Jacobins s'effaçant, la Convention étant brisée, la Commune dominée, le jeune Comité central n'ayant aucun poids, l'autorité ne fut nulle part. Était-elle rentrée dans le peuple, à sa source naturelle ? Nullement : les sections étaient muettes et bridées. Leurs Comités révolutionnaires les avaient domptées, subjuguées. — A vrai dire, qu'auraient-elles fait ? Comme le parti girondin, auquel elles appartenaient en grande majorité, elles résistaient, voilà tout ; mais elles ne voulaient rien. Elles n'auraient rien fait que prolonger l'impuissance et l'inertie qui étaient la mort de la France. Ces Comités révolutionnaires, minorité si minime, imperceptible, -dans l'océan des sections qu'ils menaient et terrorisaient, étaient violents en proportion de leur extrême faiblesse, prodigieusement défiants ; décidés à sauver eux - mêmes la patrie, sans se remettre à personne, ni consulter le pouvoir central, ils traitaient fort légèrement le Comité insurrectionnel. Tout ceci est parfaitement mis en lumière par un fait, l'arrestation de Prud'homme, le célèbre imprimeur des Révolutions de Paris. Prud'homme, véritable marchand, avait regardé toute sa vie la girouette de l'esprit public, et s'y conformait à merveille, payant toujours des auteurs qui suivaient le mouvement. Avant la Révolution, il fit les Crimes des rois, et après, les Crimes révolutionnaires. On a vu son succès énorme, quand il employait Loustalot, et qu'il tira parfois jusqu'à deux cent mille. Prud'homme, en 93, avait été très-violent pour demander la mort du Roi. Il avait défendu Marat en avril, Hébert en mai, s'était prononcé avec force contre la Gironde qui arrêtait le Père Duchesne. Il est vrai qu'obéissant à la masse de ses abonnés, il avait parlé avec indignation des violences qui précédèrent le 2 juin. Ce jour même, à onze heures du matin, il fut arrêté. Spectacle étrange ! le défenseur de Marat et d'Hébert traité comme un royaliste ! C'était le comité révolutionnaire de sa section qui l'arrêtait, si l'on en croit Prud'homme, sur la dénonciation d'un ennemi personnel. Il fait avertir la Commune, c'est-à-dire-Chaumette, qui ordonne sur-le-champ son élargissement. Une heure après, sous un prétexte, on le rappelle au comité de sa section, et là, on lui déclare qu'il est de nouveau arrêté. Par quel ordre ? Par celui du Comité central des Neuf. On le lui montre, et il lit : ... Considérant que la liberté accordée au citoyen Prud'homme lui a été donnée sans réfléchir, etc. Le lundi 3, à dix heures, le Comité central, sans doute à la prière de Chaumette, élargit Prud'homme. Mais cette mesure particulière est contrariée par une mesure générale ; le même Comité central avait donné ordre au général Henriot d'arrêter les journalistes non patriotes. A midi, on vient encore chez Prud'homme pour l'emprisonner de nouveau ; on ne trouve que son commis ; n'importe, le commis est de bonne prise. Le malentendu s'explique. Nouvel ordre du Comité central pour élargir l'imprimeur. Mais violente réclamation du comité de section qui proteste que le prisonnier est coupable, et déclare, d'un ton menaçant, que le Comité central est responsable des suites de cette démarche. Ce ne fut que le 4, à midi et demi, après trois emprisonnements et trois élargissements en trois jours, que Prud'homme fut définitivement élargi. Nous avons donné ce fait tout au long pour faire comprendre la lutte des trois autorités rivales : de la Commune, du Comité central d'insurrection et des comités révolutionnaires de sections. Le Comité central, isolé, sans force ni base, ne pouvait tarder de se retirer. Sa retraite le délivrait lui-même, le dispensant de tenir au peuple la grande promesse de l'insurrection, celle de le nourrir et le solder, de lui créer l'armée révolutionnaire. § 3. — L'ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE. (Juin 1793.)Cet épouvantail des riches et de la propriété, cette terrible machine à ouvrir les coffres, desserrer les bourses, dans un grand besoin public, pare avoir été surtout une idée des Cordeliers. Le premier essai fut fait par un dantoniste, Dubois-Crancé, à Lyon. Il a très-bien dit lui- même comment, abandonné du Centre et n'en ayant plus nouvelle, serré entre trois dangers, Lyon, Marseille, et le Piémont qui allait passer les Alpes, ne sachant qui invoquer, l'enfer ou le ciel, il prit son parti, s'unit fortement à Chalier et aux enragés de Lyon, et leur mit en main cette épée, l'armée révolutionnaire. Que voulait-il ? Contenir Lyon, repousser l'invasion, et, au défaut d'autres ressources, faire manger Lyon, s'il le fallait, par l'armée des Alpes. A Paris, il y eut une autre raison, bien forte pour solder le peuple, c'est qu'Un ne savait plus comment le nourrir. L'armée révolutionnaire en ferait vivre une partie, ferait financer les riches, contiendrait les pauvres. Dès 90, il y avait cent vingt mille pauvres à Paris, et à Versailles quarante mille (sur soixante mille habitants[3].) La récolte de 92, bonne en froment, avait été nulle pour tout le reste. Tout fut épuisé de bonne heure, et il y eut une sorte de disette au printemps de 93. Ce terrible problème : Comment nourrir le peuple ? se présenta, de mars en mai, en juin et jusqu'en septembre, comme un sphinx effrayant, à dévorer tous les partis La Commune fut ainsi poussée par la nécessité et par le péril à faire ce qu'on faisait à Lyon, une année révolutionnaire. Les patriotes lyonnais, huit jours avant de commencer, avaient envoyé à Paris un des leurs, le jeune Leclerc, éloquent et violent, amant de Rose Lacombe, qui couchait chez elle, courait Paris avec elle, jurait sang, mort et ruines. Ce frénétique raviva les fureurs des Cordeliers. Le 13 (au jour même où Crancé accordait à ceux de Lyon leur armée révolutionnaire), les Cordeliers, par l'organe de l'administration de police qui dépendait d'eux, en firent la proposition au Conseil général de la Commune, qui décida que la demande serait faite à la Convention. Le même jour, Robespierre, ne voulant pas sans doute rester en arrière des Lyonnais et des Cordeliers, fit la même proposition dans la Société des Jacobins, enchérissant et demandant qu'on salariât les patriotes qui assisteraient aux séances des sections. Les Cordeliers, les Jacobins, entendaient-ils de même ce mot d'armée révolutionnaire ? Voulaient-ils la même chose ? Nullement. Les Jacobins, Robespierre, voulaient seulement se créer une arme contre la Gironde, et, d'autre part, lever l'emprunt, les réquisitions par une voie expéditive, par le bras du peuple. Mais les Chalier, les Gaillard, les Leclerc, de Lyon, les Gusman, les Jacques-Roux, les Varlet, de Paris, les Cordeliers extrêmes, ceux que Marat appela enragés, imaginaient autrement la chose. Poètes furieux de la Révolution, ils voulaient, de cette armée, faire un apostolat, celui de la guillotine. L'armée révolutionnaire devait, selon eux, le bourreau en tète, courir toute la France, jugeant et exécutant, fanatisant par le vertige, convertissant par la terreur. Dès lors, le pain à bon marché ; les laboureurs tremblants ouvriraient tous leurs greniers, les riches leurs coffres. La France, mise en possession de toutes ses ressources, se trouverait tout à coup une incalculable force ; elle serait, sans difficulté, nourrie, défendue. Les politiques de la Montagne étaient très-opposés à cette idée sauvage. Robert Lindet, surtout, affirmait que c'était un sûr moyen d'organiser la famine, et peut-être la guerre civile, par les furieuses résistances qu'on trouverait chez le paysan. Ce terrible mot d'armée révolutionnaire est répété avec un accroissement alarmant de chiffres par les différents partis, comme une espèce d'enchère, à mesure que le flot monte dans les derniers jours de mai. Au 31 mai, le dantoniste Lacroix désarme les enragés, en s'emparant de leur proposition, et demandant lui-même cette armée pour seize mille hommes. Dans la nuit du 1er juin, le Comité d'insurrection, voyant le mouvement languir ; veut réveiller l'enthousiasme, et dit au Conseil général que l'armée révolutionnaire sera portée à vingt mille hommes, à deux francs par jour. Le 2 juin, Lacroix essaye d'étouffer le mouvement en faisant accorder aux insurgés l'armée pour seize mille hommes. La chose est décrétée ainsi. Elle n'était pas embarrassante pour le Comité d'insurrection, autorité transitoire, qui pouvait partir et laisser à d'autres le soin d'accomplir ses promesses. Elle restait un grand embarras pour la Commune, pour Robespierre, qui en avaient fait les premières propositions, et qui avaient vu la chose croître et grossir à un point où personne ne pouvait plus satisfaire les espérances du peuple. Où trouverez-vous tant d'argent ? avait dit Chaumette. Donnerait-on à seize mille hommes la solde de deux francs pour rester tranquillement à Paris, quand nos soldats du Rhin, du Nord, en présence de l'ennemi, exténués, à peine nourris, depuis si longtemps ne recevaient rien ? Si l'on créait cette armée, on la donnait aux enragés, un poignard dans la main d'un fou ! et si on ne la créait pas, on risquait une insurrection, mais celle-ci très-sérieuse, celle de la misère et de la faim. On vit alors un spectacle curieux, Chaumette et le père Duchesne, effrayés et dépassés, prêcher la modération. Ils avaient arrêté Gusman ; ils tâchaient de faire taire Leclerc : Qui veut le sang, disait Hébert, n'est pas un bon citoyen. On composa. Le Comité d'insurrection exigea qu'au moins l'armée fût votée pour six mille hommes. Il en fut ainsi, et le Comité, à ce prix, se déclara dissous (6 juin). Mais une circonstance imprévue permit d'éluder ce vote. Les canonniers de Paris, corps d'élite, de grand courage (on le vit à Nantes et partout), mais de grandes prétentions, formaient déjà une espèce d'armée révolutionnaire. Ils s'opposèrent hardiment à ce qu'il en fût créée une, dont ils n'eussent été qu'un corps accessoire. Ils jurèrent de ne pas se dissoudre, de rester serrés ensemble et de s'aider les uns les autres. Cela rendit du courage à tous ceux qui craignaient l'année révolutionnaire, aux ennemis des enragés, à Robespierre, aux Jacobins, à la Commune, à Chaumette. Le 11 juin, la section des Piques (ou de la place Vendôme), section de Robespierre, entraîna quelques autres sections. Elles allèrent à l'Évêché, au centre des enragés. Sans doute la salle était vacante. Elles siégèrent à leur aise, et votèrent, au nom de l'Évêché, une demande d'ajourner l'armée révolutionnaire. Les Cordeliers furent furieux ; le soir même ils signalèrent cette surprise, et accusèrent violemment la section de Robespierre. L'armée n'en resta pas moins ajournée. Déjà depuis quelque temps, avant même la chute de la Gironde, l'instinct prévoyant des riches, éclairé par la terreur, leur disait que Robespierre, Marat même, se trouveraient, par leur opposition naturelle aux enragés, les modérateurs de la situation et les défenseurs de l'ordre. Sans se piquer de fidélité à la Gironde, qui manifestement enfonçait, sans scrupule d'opinion, ils s'adressaient à la Montagne, au plus haut de la Montagne, tout droit à Marat ; Marat, cruel en paroles, était vaniteux, sensible aux caresses, à la confiance. Il raconte lui même un fait significatif : Quelque temps avant le 31 mai, un banquier estimé, M. Perregaux (prédécesseur de M. Laffitte), l'invita à dîner chez lui. Marat ne refusa pas. Mais, avec beaucoup de prudence, il voulut avoir un témoin de ses paroles, et il emmena Saint-Just. Il y avait à table deux ou trois banquiers ou négociants. Au dessert, timidement, ils se hasardèrent à demander au grand patriote ce qu'il pensait qu'on dût croire des projets de loi agraire, de partage des propriétés, etc. Marat haussa les épaules, les rassura pleinement, renvoyant ces utopies à des époques tout autres et des sociétés différentes. Ils se relevèrent rassurés, et pleins de confiance dans ce bon M. Marat. |
[1] La presse, déjà captive, couvre avec soin tout cela. Le Moniteur spécialement, très-habilement mutilé, efface tout élan indiscret de la passion et de la nature. L'indocilité, l'indisciplinabilité de la Montagne, tant savamment cachée qu'elle ait été et par les journaux et par les procès-verbaux, corrigés, tronqués, falsifiés, n'en éclatera pas moins, et dans les fureurs concentrées de juin on pressent déjà thermidor. — Bourdon de l'Oise, ennemi des Girondins et non moins de Robespierre, est accusé par les Cordeliers d'un fait singulier. Sa haine pour Robespierre l'emporta si fort au 31 mai, qu'il oublia un moment qu'il voulait la mort de la Gironde, traversa la salle, et s'approcha pour serrer la main de Vergniaud. — Procès-verbaux du club des Cordeliers, minutes sur feuilles détachées, placées au second registre, 3 vend. (24 septembre). Archives de la Préfecture de police.
[2] C'est ce qui ressort des Registres du Comité de salut public (Archives nationales).
[3] La misère semblait d'autant plus cruelle que les derniers temps de Louis XVI. parmi le déficit, la banqueroute imminente, les embarras croissants, avaient pourtant présenté une surexcitation singulière du travail. Il semblait que, sûr de périr et débarrassé de la prévoyance, on n'eût plus rien à ménager. Par le faux mouvement de Calonne, par la magnificence de MM. les Fermiers-généraux, ruinant les uns pour enrichir les autres, englobant dans l'octroi les énormes faubourgs de Paris, les travaux avaient pris une fiévreuse activité : la rue Royale achevée, le Pont-Royal commencé, le Palais-Royal bâti, des rues, des places, des théâtres, des quartiers entiers (quartiers Odéon, Vivienne), toutes nos massives barrières, bastilles du fisc, l'immense et gigantesque enceinte de Paris, tout cela se fit à la fois. Il semblait que Paris prenait sa robe neuve pour recevoir triomphalement la Révolution. — Elle arrive, cette Révolution féconde qui devait engendrer une France de plus, dix millions d'hommes en trente années, et doubler la richesse de l'ancienne. Elle arrive... et avec elle d'abord la misère, la faim. — J'ai cherché curieusement dans les procès-verbaux des sections de Paris ce que demandait ce peuple affamé. Il ne demande généralement que du travail. Ces procès-verbaux, pleins de fraternité, de secours mutuels, d'adoptions d'enfants, de charités du pauvre au pauvre, sont bien souvent édifiants. Le pauvre faubourg Saint-Marceau voudrait que l'on commençât quelque grand ouvrage d'utilité publique ; il prie le faubourg Saint-Antoine de s'unir à lui pour obtenir qu'on fasse le pont du Jardin des Plantes, qui unirait les deux faubourgs. Procès-verbaux des sections, Quinze-Vingts, 22 novembre 92.