HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VII.

CHAPITRE VI. — SUITE. - LE 3 ET LE 4 SEPTEMBRE.

 

 

Terreur universelle dans la nuit du 2 au 3. — Inertie calculée de Danton. — Progrès de la barbarie, aux 2, 5 et 4 septembre. — A l'Abbaye, le massacre devient un spectacle (5 septembre 1792). — Tentative sur l'hospice des femmes. — Danger des femmes à la Force. — Massacre de la Force (3 septembre 1792). Mort de madame de Lamballe. — La tête de madame de Lamballe portée au Temple (3 septembre 1792). Les ministres demandent en vain que l'Assemblée appelle la garde nationale aux armes. — Lettre de Rolland à l'Assemblée. — Circulaire de Marat au nom de la Commune pour conseiller le massacre aux départements. — Massacre des femmes et des enfants à la Salpêtrière et à Bicêtre (4 septembre 1792).

 

Personne, dans la nuit du 3 au 4 septembre, ne se rendait encore bien compte de la portée et du caractère du terrible événement. Au voile de la nuit le vertige et la terreur ajoutaient un double voile. Tant d'hommes, qui depuis moururent si bien sur l'échafaud ou dans les batailles, se troublèrent cette nuit, et eurent peur. Étrange puissance de l'imagination, des illusions nocturnes, des ténèbres.... Ce n'était pourtant que la mort.

On ne se doutait nullement du petit nombre des acteurs de la tragédie. Le grand nombre des spectateurs, des curieux, trompaient partout là-dessus. Les massacreurs, en commençant, n'étaient pas cinquante ; et, quelques recrues qu'ils fissent, ils n'allèrent jamais qu'à trois ou quatre cents. L'Abbaye fut comme leur quartier-général ; ils y travaillèrent trois jours, et c'est de là que la plupart allèrent aux diverses prisons, le 2 aux Carmes, au Châtelet, à la Conciergerie, le 3 à la Force, aux Bernardins, à Saint-Firmin. Le 4, ils sortirent en grand nombre de Paris, et firent l'expédition de la Salpêtrière, le sac de Bicêtre.

Mais les imaginations ne calculèrent pas ainsi, Chabot, présent à l'Abbaye, avait cru voir dix mille sabres. Les absents en virent cent mille.

La contagion des fureurs populaires est parfois si grande et si rapide, qu'on pouvait croire en effet que la première étincelle ferait un grand embrasement. La masse des volontaires, dont personne ne savait le nombre, n'allait—elle pas se mettre en mouvement, livrer bataille aux prisons, puis à l'Assemblée peut-être, puis, d'hôtel en hôtel, aux aristocrates ?... On ne pouvait le deviner. S'il en était ainsi, que faire ? quelle force leur opposer ?... à moins qu'on n'appelât au secours les royalistes, autrement dit, l'ennemi, à moins qu'on n'ouvrit le Temple, qu'on ne défit le 10 août.

A une heure du matin (le 3), des commissaires de la Commune vinrent donner des nouvelles du massacre aux quelques députés qui, à cette heure avancée de la nuit, représentaient seuls l'Assemblée nationale. Ils firent entendre que tout était fini, parlèrent du massacre comme d'un fait accompli. L'un d'eux, Truchon, exposa avec douleur les faibles résultats que son intervention avait produits à la Force. Mais Tallien et un autre ne firent pas difficulté d'exprimer une sorte d'approbation de la juste vengeance du peuple, qui d'ailleurs n'était tombée que sur des scélérats reconnus ; ils parlèrent du désintéressement des massacreurs, et de la belle organisation du tribunal de l'Abbaye. — Tout cela écouté dans un morne silence.

Toute puissance publique se trouvait paralysée. Les ministres, généralement, ne voyaient rien à faire que de quitter Paris.

Et toute puissance morale semblait anéantie de même. Robespierre était caché. Il avait quitté, cette nuit, la maison des Duplay, et s'était réfugié chez un de ses fervents disciples, qui venait d'arriver à Paria, qui alors n'était pas connu, qui depuis le fut trop, Saint-Just. Robespierre, assure-t-on, ne se coucha même pas.

Si l'on en croyait Thuriot, ami, il est vrai, de Danton, celui-ci eût été le seul, dans cette terrible nuit, qui restât debout et ferme, qui fût décidé à sauver l'État.

Le violent et colérique Thuriot avait dit une belle parole, en s'opposant, dans l'Assemblée, aux exigences meurtrières de la Commune : La Révolution n'est pas à la France ; nous en sommes comptables à l'humanité. On a droit de supposer qu'il demanda compte à Danton du sang qui était versé.

Sauver l'État, ce mot comprenait deux choses : Rester à Paris quand même, y rester jusqu'à la mort, et y faire rester les autres ; — d'autre part, conserver ou rétablir l'unité des pouvoirs publics, éviter une collision entre les deux pouvoirs qui restaient, l'Assemblée et la Commune.

Lever la main sur la Commune, dans cette crise désespérée, briser le dernier pouvoir qui eût force encore, c'était une opération terrible, où la France agonisante pouvait expirer. D'autre part, laisser faire la Commune, se soumettre, fermer les yeux sur le massacre, c'était s'avilir par cette tolérance forcée, laisser dire qu'on avait peur, qu'on était faible, lâche, infâme, et le laquais de Marat.

Restait un troisième parti, celui de l'orgueil, de dire que le massacre était bien, que la Commune avait raison, — ou même de faire entendre qu'on avait voulu le massacre, qu'on l'avait ordonné, que la Commune ne faisait qu'obéir. Ce troisième parti, horriblement effronté, avait ceci de tentant qu'en le prenant, Danton se mettait à l'avant-garde des violents, se subordonnait Marat, écartait les vagues dénonciations dans lesquelles on essayait de l'envelopper.

Il y avait, je l'ai dit, da lion dans cet homme, mais du dogue aussi, du renard aussi. Et celui-ci, à tout prix, conserva la peau du lion.

Que dit-il la nuit du 2 ? Je ne peux pas croire qu'il ait déjà accepté la pleine responsabilité du crime. Le succès était encore trop obscur. Nous verrons par quels degrés Danton en vint à l'adopter, à le revendiquer.

Les choses furent ainsi laissées à la fatalité, au hasard, au terrible crescendo que le crime en liberté suit inévitablement.

Dès la nuit du 3 au 4, on put s'apercevoir que le massacre irait changeant de caractère, qu'il ne garderait pas l'aspect d'une justice populaire, sauvage, mais désintéressée, qu'on croyait lui donner d'abord.

Les massacreurs, nous l'avons vu, étaient mêlés d'éléments divers, qui, le premier jour, indistincts et contenus l'un par l'autre, éclatèrent ensuite ; le pire alla l'emportant. Il y avait des gens payés ; il y avait des gens ivres et des fanatiques ; il y avait des brigands ; ceux-ci peu-à-peu surgirent.

Sauf les cinquante et quelques bourgeois qui tuèrent à l'Abbaye et sans doute s'en éloignèrent peu, les autres (en tout, deux ou trois cents) allèrent de prison en prison, s'enivrant, s'ensanglantant, se salissant de plus en plus, parcourant en trois jours une longue vie de scélératesse. Le massacre qui, le 2, fut pour beaucoup un effort, devint, le 3, une jouissance. Peu à peu, le vol s'y mêla. On commença de tuer des femmes. Le 4, il y eut des viols, on tua même des enfants.

Le commencement fut modeste. Dans la soirée du 2, ou la nuit du 2 au 3, plusieurs de ceux qui tuaient à l'Abbaye, n'ayant ni bas ni souliers, regardèrent avec envie les chaussures des aristocrates. Ils ne voulurent pas les prendre sans y être autorisés ; ils montèrent à la section, dont le bureau siégeait à l'Abbaye même, demandèrent la permission de mettre à leurs pieds les souliers des morts. La chose ayant été obtenue facilement, l'appétit leur vint, et ils demandèrent davantage : des bons de vin à prendre chez les marchands pour soutenir les travailleurs et les animer à la besogne.

Les choses n'en restèrent pas là A mesure qu'on s'étourdit, plusieurs se hasardèrent à voler des nippes. Un de ceux qui travaillèrent la nuit, le plus ardemment, dans ce sens, était un fripier du quai du Louvre, nommé Laforêt. Son horrible femme tuait aussi, et volait effrontément ; c'étaient des pillards connus. Plus tard, au 31 mai, Laforêt se plaignit amèrement de ce qu'il n'y avait pas de pillage dans les maisons : Dans un jour comme celui-ci, disait-il, j'aurais dû avoir au moins cinquante maisons pour ma part.

Soit que Maillard ait trouvé que ces voleurs lui gâtaient son massacre et qu'il ait fait avertir la Commune, soit que, d'elle-même, elle ait voulu conserver une sorte de pureté à cette belle justice populaire, un de ses membres arriva vers minuit et demi à l'Abbaye, un homme de figure douce, en habit puce, et petite perruque. C'était Billault-Varennes. Il n'essaya pas d'arrêter le massacre ; l'exemple de Manuel, Dusaulx et des autres députés avertissait assez que la chose était impossible. Il insista seulement pour qu'on sauvât les dépouilles. Toutefois, comme toute Peine mérite une récompense, il promit aux ouvriers un salaire régulier. Cette mesure très-odieuse, et qui impliquait une approbation, n'en eut pas moins un bon effet ; du moment qu'ils furent payés régulièrement, ils travaillèrent beaucoup moins, se donnèrent du bon temps, et se ralentirent.

Une grande partie des massacreurs s'étaient écoulés au Châtelet, à la Force. La tuerie de l'Abbaye devint affaire de plaisir, de récréation, un spectacle. On entassa des bardes an milieu de la cour, en une sorte de matelas. La victime, lancée de la porte dans cette sorte d'arène, et passant de sabre en sabre, par les lances ou par les piques, venait, après quelques tours, tomber à ce matelas, trempé et retrempé de sang. Les assistants s'intéressaient à la manière dont chacun courait, criait et tombait, au courage, à la lâcheté qu'avait montrés tel ou tel, et jugeaient en connaisseurs. Les femmes surtout y prenaient grand plaisir ; leurs premières répugnances une fois surmontées, elles devenaient des spectatrices terribles, insatiables, comme furieuses de plaisir et de curiosité. Les massacreurs, charmés de l'intérêt qu'on prenait à leurs travaux, avaient établi des bancs autour de la cour, bien éclairée de lampions ; des bancs, mais non indistincts pour les spectateurs des deux sens ; il y avait bancs pour les messieurs et barres pour les dames, dans l'intérêt de l'ordre et de la moralité.

Deux spectateurs étonnaient fort et faisaient partie du spectacle : c'étaient deux Anglais ; l'un gras, l'autre maigre, en longues redingotes qui leur tombaient aux talons. Ils se tenaient debout, l'un à droite et l'autre à gauche, bouteilles et verres à la main ; ils avaient pris la fonction de rafraîchir les travailleurs, et pour les rafraîchir, ils leur versaient toute la nuit le vin et l'eau-de-vie. On a dit que c'étaient des agents du gouvernement anglais. Selon une conjecture plus probable encore (que fortifie un ouvrage publié à Londres par l'un ides deux Anglais, ce semble), ils n'étaient rien de plus que des voyageurs eu' cieux, des excentriques, cherchant les émotions violentes, radicaux prononcés du reste, et ne regrettant en la chose qu'un seul point, qu'elle n'eût pas lieu à Londres.

Le massacre, devenant pour les uns une occasion de vol, un spectacle pour les autres, s'enlaidissait fort. Plusieurs, on le voyait trop, jouissaient à tuer. Cette tendance monstrueuse commença à se révéler, la nuit même, dans le supplice recherché qu'on fit subir à une femme. C'était une bouquetière bien connue du Palais-Royal, détenue peur avoir mutilé un garde française, à la façon d'Abailard. La plupart de ces femmes et filles du Palais-Royal étaient royalistes, regrettant le bon temps, les nobles qui les payaient mieux. On supposa que celle-ci, royaliste autant que jalouse, avait voulu avilir un amant révolutionnaire, outrager en lui la révolution. On la punit par le sexe, autant qu'il était possible ; on lui passa un bouchon de paille dans les parties naturelles, comme on en met aux choses à vendre. La malheureuse, s'agitant dans cette extrême douleur, on l'attacha toute nue à un poteau et on lui cloua les pieds ; puis on lui coupa les seins, et l'on mit le feu à la paille ; elle fut taillée, brûlée ; ses cris s'entendaient d'un pont jusqu'à l'autre[1].

Le plaisir abominable qu'on avait pris à faire souffrir une femme semble avoir sali les esprits, corrompu le massacre même. Vers le matin, une masse d'hommes se rendirent au grand hospice des femmes, à la Salpêtrière. Il y en avait là de tout âge et de toute classe, de vieilles et infirmes, de petites et toutes jeunes, enfin des filles publiques. Celles-ci, nous l'avons dit, étaient toutes, à tort ou à droit, suspectes de royalisme. Néanmoins, cette fureur patriotique, qui s'attaquait à des filles la plupart jeunes et jolies, était-elle un pur fanatisme ? ou bien la pensée du viol avait-elle commencé à flotter dans les esprits ?... Quoi qu'il en soit, ils trouvèrent là une masse de garde nationale, et comme ils étaient peu nombreux encore, ils ajournèrent l'expédition.

Le 3 fut marqué surtout par le massacre de la Force ; il y avait beaucoup de femmes à cette prison et fort en danger. La Commune, dans la nuit même, y avait envoyé, pour en retirer du moins celles qui n'y étaient que pour dettes. Il était minuit et demi, et les massacreurs étaient déjà aux portes, peu nombreux, à la vérité. C'était une chose honteuse de voir une cinquantaine d'hommes, nullement appuyés du peuple, qui parlaient au nom du peuple et faisaient reculer ses représentants véritables, les membres de la Commune. Ces magistrats populaires ne furent nullement respectés ; on leva les sabres sur eux. Cependant, ils emmenèrent non-seulement les prisonniers pour dettes, mais Mme de Tourzel, gouvernante du Dauphin, sa jeune fille Pauline, trois femmes de chambre de la reine, et celle de Mme de Lamballe. Quant à cette princesse, l'amie personnelle de la reine, tellement désignée à la haine publique, on n'osa point l'emmener.

La Commune n'avait plus aucune raison de désirer qu'on tuât. Le massacre de quatre prisons avait produit, et au-delà l'effet de terreur qui la maintenait au pouvoir. Elle tenait terrassée l'Assemblée, la presse, et Paris. Le matin du 3, à sept heures, pour porter plus directement encore ce coup de terreur, elle envoya deux de ses commissaires chez l'homme le plus considérable de la presse, Brissot, sous prétexte de chercher dans ses papiers les preuves de la grande trahison, des rapports avec Brunswick, que Robespierre avait dénoncés le ter et le 2 septembre. On savait qu'on ne trouverait rien, et l'on ne trouva rien en effet ; ou ne voulait que faire peur, terrifier l'Assemblée, la briser sans la briser, tuer la presse et la faire taire. Ces deux effets furent produits. Nul journaliste ne pouvait se croire en sûreté, lorsque Brissot, un membre si considérable de l'Assemblée, était recherché, menacé chez lui. L'effrayante stupeur qui régna le 2 est visible dans les journaux qui furent rédigés dans la journée et parurent le lendemain, le surlendemain encore, et les jours suivants. C'est là qu'il faut étudier ce phénomène physiologique, affreux, humiliant, la peur. Ces journalistes, plus tard, sont morts héroïquement ; pas un n'a montré de faiblesse. Eh bien ! faut-il l'avouer ? effet vraiment étonnant de cette fantasmagorie 'nocturne, de ce rêve épouvantable, de ces ruisseaux de sang qu'on se représentait coulant à la lueur des torches de l'Abbaye..., le 3, ils furent comme glacés ; ils n'osèrent pas même se taire ; ils bégayèrent dans leurs journaux, équivoquèrent, louèrent presque la terrible justice du peuple.

Deux membres de la Commune présidèrent au massacre de la Force (Hébert, Lhuillier, Chépy ? on varie sur quelques noms). S'ils voulaient sauver des victimes, leur tâche semblait plus facile que celle des juges de l'Abbaye. La Force contenait moins de prisonniers politiques. Les massacreurs étaient moins nombreux, les spectateurs moins animés. La population du quartier regardait froidement, et ne prenait nulle part à la chose. En récompense, les juges étaient loin d'avoir l'autorité terrible de Maillard ; ils ne dominèrent pas les massacreurs, mais furent dominés par eux, furent plutôt leurs instruments, et sauvèrent peu de personnes.

Laisser faire, laisser tuer, c'était, ce semble, le 3 au matin, la pensée de la Commune. Elle reçut à cette heure quelques hommes des Quinze-Vingts, qui, parlant comme s'ils avaient pouvoir de leur section, demandaient non-seulement la mort des conspirateurs, mais aussi l'emprisonnement des femmes des émigrés. L'emprisonnement, dans un tel jour, ressemblait beaucoup à la mort. La Commune n'osa dire Non, et répondit lâchement : Que les sections pouvaient prendre dans leur sagesse les mesures qu'elles jugeraient indispensables.

Manuel et Pétion, qui se rendirent à la Force pour essayer d'intervenir, virent avec horreur leurs collègues de la Commune siéger en écharpe et légaliser la tuerie. Manuel voulut sauver du moins la dernière femme qui restât à la Force, Mine de Lamballe, et ne se retira que lorsqu'il crut avoir assuré son salut. Déjà la veille, à la Commune, il avait eu le bonheur de sauver Mme de Staël. Son titre d'ambassadrice de Suède ne suffisait pas à la protéger ; Manuel réussit en montrant qu'elle était enceinte.

Pour revenir à la Force, Pétion harangua les massacreurs, s'en fit écouter ; il parla très-sagement, et crut les avoir convertis à l'humanité, à la philosophie ; il parvint même à les faire partir, les fit sortir par une porte. Lui parti, ils rentrèrent par l'autre, et continuèrent de plus belle.

Le quartier Saint-Antoine et le faubourg restaient étrangers à l'affaire. Un moment pourtant on put croire qu'ils sortiraient de leur inaction, que la masse honnête se déciderait à chasser les assassins. Quelques hommes allèrent chercher un canon à la section (je parle d'après un témoin oculaire), et se mirent à le traîner vers la Force. Parvenus bien près de l'église, ils virent qu'on ne les suivait pas, et laissèrent là leur canon.

Lei massacreurs continuèrent. La victime qu'ils attendaient, désiraient, était Mme de Lamballe. Ils avaient bien voulu épargner deux ou trois valets de chambre du Roi, du Dauphin, reconnaissant que le dévouement obligé d'un serviteur ne peut être un crime ; mais Mme de Lamballe, ils la considéraient comme la principale conseillère de l'Autrichienne, sa confidente, son amie, et quelque chose de plus. Une curiosité obscène et féroce se mêlait à la haine que son nom seul excitait et faisait désirer sa mort.

Ils se trompaient certainement pour l'influence qu'ils lui supposaient sur la reine. Le contraire était plus vrai. Si la reine était légère, elle n'était pas docile ; elle avait des qualités mâles et fortes, dominatrices, un caractère intrépide. Mme de Lamballe était, au sens propre, une femme. Son portrait, plus que féminin[2], est celui d'une mignonne petite fille savoyarde ; on sait qu'elle était, en effet, de ce pays. La tête est fort petite, sauf l'énorme et ridicule échafaudage de cheveux, comme on les portait alors ; les traits aussi sont trop petits, plus mignons que beaux ; la bouche est jolie, mais serrée, avec le fixe sourire du Savoyard et du courtisan. Cette bouche ne dit pas grand'chose ; on sait en effet que la gentille princesse avait peu de conversation, nulle idée ; elle était peu amusante. Le portrait, qui répond très-bien à l'histoire, est celui d'une personne agréable et médiocre, née pour dépendre et obéir, pour souffrir et pour mourir — ce faible col élancé ne fait que trop penser, hélas ! à la catastrophe —. Mais ce que le portrait ne dit pas assez, c'est qu'elle était faite aussi pour aimer. Il y parut à la mort.

La reine l'aimait assez, mais elle fut pour elle, comme pour tous, légère, inégale. Elle se jeta d'abord à elle, avec tout l'emportement de son caractère. La pauvre jeune étrangère, malheureuse par son mari qui la délaissait et mourut bientôt, fut reconnaissante, se donna de cœur, tout entière et pour toujours. Bien ou mal traitée, elle resta tendre et fidèle, avec la constance de son pays. Cette femme jeune et jolie était toute à deux personnes, au vieux duc de Penthièvre, son beau-père, qui voyait en elle une fille, et à la reine, qui l'oubliait pour Mme de Polignac. La reine n'avait aucun besoin de la bien traiter ; elle était sûre de son dévouement aveugle, en toute chose, honorable ou non ; elle s'en servait sans façon pour toute affaire et toute intrigue, la compromettait de toute manière, en usait et abusait. Qu'on en juge par un fait : ce fut Mme de Lamballe qu'elle envoya à la Salpêtrière pour offrir de l'argent à Mme de Lamotte, récemment fouettée et marquée ; la reine apparemment craignait qu'elle ne publiât des mémoires sur la vilaine affaire du collier. Le trop docile instrument de Marie-Antoinette reçut de la supérieure de l'hospice cette foudroyante parole : Elle est condamnée, madame, mais pas à vous voir.

La reine, en 90 et 91, se servit de Mme de Lamballe d'une manière moins honteuse, mais très-périlleuse et la mit sur le chemin de la mort. Elle prit.son salon pour recevoir ; elle traita chez elle ou par elle avec les hommes importants de l'Assemblée qu'elle essayait de corrompre ; elle fit venir là les journalistes royalistes, les hommes les plus haïs, les plus compromettants. Elle donna ainsi à son amie une importance politique qu'autrement son caractère, sa faiblesse, son défaut absolu de capacité, ne lui auraient donnée nullement. Le peuple commença à considérer cette petite femme comme un grand chef de parti. La seule chose bien certaine, c'est qu'elle avait, en tout, le secret de Marie-Antoinette, qu'elle la savait tout entière, la reine n'ayant jamais daigné se cacher en rien pour une amie si dépendante, si faible, et qui l'aimait quand même, comme un chien aime son maître.

Cette malheureuse femme était à l'abri, en sûreté, quand elle apprit le danger de la reine. Sans réflexion, sans volonté, son instinct la ramena pour mourir, si elle mourait. Elle fut avec elle, au 10 août ; avec elle, au Temple. On ne lui permit pas d'y tester ; on l'arracha de Marie-Antoinette, et on la mit à la Force. Elle commença à sentir alors que son dévouement l'avait menée bien loin, jusqu'à une épreuve que sa faiblesse ne pouvait porter. Elle était malade de peur. Dans la nuit du 2 au 3, elle avait vu partir Mme de Tourzel, et elle, elle était restée. Cela lui annonçait son sort. Elle entendait des bruits terribles, écoutait, s'enfonçait dans son lit, comme fait un enfant qui a peur. Vers huit heures, deux gardes nationaux entrent brusquement : Levez-vous, madame, il faut aller à l'Abbaye. — Mais, messieurs, prison pour prison, j'aime bien autant celle-ci, laissez-moi. Ils insistent. Elle les prie de sortir un moment, afin qu'elle puisse s'habiller. Elle en vient à bout, enfin ; mais elle ne peut marcher ; tremblante, elle prend le bras d'un des gardes nationaux, elle descend, elle arrive à ce tribunal d'enfer. Elle voit les juges, les armes, la mine sèche d'Hébert et des autres, des hommes ivres, et du sang aux mains. Elle tombe, s'évanouit. Elle revient, et c'est pour s'évanouir encore. Elle ne savait pas que beaucoup de gens désiraient passionnément la sauver. Les juges lui étaient favorables ; dans ceux même qui la rudoyaient, jusque dans les massacreurs, on lui avait fait des amis. Tout ce qu'il eût fallu, t'eût été qu'elle pût parler un peu[3], qu'ou tirât de sa bouche un mot qu'on pût interpréter pour motiver son salut. On dit qu'elle répondit assez bien sur le 10 août ; mais quand on lui demanda de jurer haine à la royauté, haine au roi, haine à la reine ! son cœur se serra tellement, qu'elle ne put plus parler ; elle perdit contenance, mit ses deux mains devant ses yeux, se détourna vers la porte. Au moment où elle la franchit, elle y trouva un certain Truchon, membre, je crois, de la Commune, qui s'empara d'elle, et d'autre part, un massacreur, le grand Nicolas, la saisit aussi. Tous deux, et d'autres encore, avaient promis de la sauver. On dit même que plusieurs de ses gens s'étaient mêlés aux égorgeurs, et l'attendaient dans la rue. Crie Vive la nation ! disaient-ils, et tu n'auras pas de mal.

A ce moment, elle aperçut au coin de la petite rue Saint-Antoine quelque chose d'effroyable, une masse molle et sanglante, sur laquelle un des massacreurs marchait des deux pieds avec ses souliers ferrés. C'était un tas de corps tout nus, tout blancs, dépouillés, qu'on avait amoncelés. C'est là-dessus qu'il fallait mettre la main, et prêter serment : cette épreuve fut trop forte. Elle se détourna, et poussa ce cri : Fi ! l'horreur !

Il y avait, sans nul doute, dans les meurtriers, de furieux fanatiques qui, après avoir tant tué d'inconnus, d'innocents, s'indignaient de voir celle-ci, la plus coupable, à leur sens, l'amie et la confidente de la reine, qui allait être épargnée. Pourquoi ? parce qu'elle était princesse, qu'elle était très-riche, et qu'il y avait beaucoup à gagner sans doute à la tirer de là On assure qu'en effet des sommes considérables avaient été distribuées entre ceux qui se faisaient fort de la sauver du massacre.

La lutte, selon toute apparence, se trouvait engagée pour elle entre les mercenaires et les fanatiques. L'un des plus enragés, un petit perruquier, Charlat, tambour dans les volontaires, marche à elle, et de sa pique, lui fait sauter son bonnet ; ses beaux cheveux se déroulent et tombent de tous côtés. La main maladroite ou ivre qui lui avait fait cet outrage tremblait, et la pique lui avait effleuré le front ; elle saignait. La vue du sang eut son effet ordinaire : plusieurs se jetèrent sur elle ; l'un d'eux vint par derrière, et lui lança une bûche ; elle tomba, et à l'instant fut percée de plusieurs coups.

Elle expirait à peine, que les assistants, par une indigne curiosité qui fut peut-être la cause principale de sa mort, se jetèrent dessus pour la voir. Les observateurs obscènes se mêlaient aux meurtriers, croyant surprendre sur elle quelque honteux mystère qui confirmât les bruits qui avaient couru. On arracha tout, et robe, et chemise ; et nue, comme Dieu l'avait faite, elle fut étalée au coin d'une borne, à l'entrée de la rue Saint-Antoine. Son pauvre corps, très-conservé relativement (elle n'était plus très-jeune), témoignait plutôt pour elle ; sa petite tête d'enfant, plus touchante dans la mort, disait trop son innocence, ou du moins faisait bien voir qu'elle n'avait pu guère faillir que par obéissance ou faiblesse d'amitié.

Ce lamentable objet resta de huit heures à midi sur le pavé inondé de sang. Ce sang qui coulait par fontaines de ses nombreuses blessures venait de moment en moment la couvrir, la voiler aux yeux. Un homme s'établit auprès, pour étancher le flot ; il montrait le corps à la foule : Voyez-vous comme elle était blanche ! voyez-vous la belle peau ! Il faut remarquer que ce dernier caractère, bien loin d'exciter la pitié, animait la haine, étant considéré comme un signe aristocratique. Ce fut un de ceux qui dans le massacre aidait le plus les meurtriers dans leurs étranges jugements sur ceux qu'ils allaient tuer. Ce mot : Monsieur de la peau fine, était un arrêt de mort.

Cependant, soit pour augmenter la honte et l'outrage, soit de peur que l'assistance ne s'attendrit à la longue, les meurtriers se mirent à défigurer le corps. Un nommé Grison lui coupa la tête ; un autre eut l'indignité de la mutiler au lieu même que tous doivent respecter (puisque nous en sortons tous) ; le barbare lui coupa ces parties sacrées ; ce pauvre mystère de femme, que les assassins eux-mêmes auraient dû voiler de la terre, ils le mirent au bout d'une pique et le promenèrent au soleil.

Hâtons-nous de dire que, de ces deux brigands, l'un fut plus tard guillotiné, comme chef d'une bande de voleurs ; l'autre, Charlat, fut massacré à l'armée par ses camarades, qui ne voulurent pas souffrir parmi eux cet homme infâme.

Ce fut une scène effroyable de les voir partir de la Force, emportant au bout des piques, dans cette large et triomphale rue Saint-Antoine, leurs hideux trophées. Une foule immense les suivait, muette d'étonnement. Sauf quelques enfants et quelques gens ivres qui criaient, tous les autres étaient pénétrés d'horreur. Une femme, pour échapper à cette vue, se jette chez un perruquier ; et voilà la tête coupée qui arrive à la boutique, qui entre... Cette femme, foudroyée de peur, tombe à la renverse, heureusement de manière qu'elle tombe dans l'arrière-boutique. Les assassins jettent la tête sur le comptoir, disent au perruquier qu'il faut la friser ; ils la menaient, disaient-ils, voir sa maîtresse au Temple ; il n'eût pas été décent qu'elle se présentât ainsi. Leur caprice était, en effet, d'exercer sur la reine ce supplice atroce et infâme de la forcer de voir le cœur, la tête et les parties honteuses de Mme de Lamballe, — ce cœur qui l'avait tant aimée

On craignait extrêmement pour le Temple. L'intention des meurtriers, manifestée de bonne heure, fit craindre à la Commune deux choses, en effet, très-funestes : ou que le Roi et sa famille, des otages si précieux ne fussent égorgés, ou que l'Assemblée, pour les protéger, n'autorisât une prise d'armes qui eût fourni aux royalistes un prétexte de se relever. La Commune envoya à l'Assemblée, envoya au Temple. Les commissaires prirent un moyen ingénieux de garantir le Temple, en évitant toute chance de

collision ; ce fut d'entourer le mur d'un simple ruban tricolore. Quelque affreux que fût ce moment, ils savaient parfaitement que la grande masse du peuple respecterait le ruban et le ferait respecter ; plusieurs en effet, dit-on, le baisèrent avec enthousiasme. Il n'était nullement à craindre que les égorgeurs hasardassent de le forcer ; ils ne le voulaient pas eux-mêmes ; ils demandaient seulement à circuler sous les fenêtres de la famille royale, à se faire voir de la reine. On n'osa les refuser ; on invita même le Roi à se mettre à la fenêtre au moment où la tête livide, avec tous ses longs cheveux, venait branlante sur la pique et s'exhaussait à la hauteur des croisées. Un dei commissaires, par humanité, se jeta devant le Roi, mais il ne put l'empêcher de voir et de reconnaître... Le Roi arrêta la reine qui s'élançait, et lui épargna l'épouvantable vision.

La promenade continua par tout Paris sans que nul y mît obstacle. On porta la tête au Palais-Royal, et le duc d'Orléans, qui était à table, fut obligé de se lever, de venir au balcon, de saluer les assassins. C'était une amie de la reine, une ennemie par conséquent, qu'il voyait dans Mme de Lamballe. Il y vit aussi l'avenir, et ce que lui-même il devait bientôt attendre ; il rentra terrifié. Il payait cent mille écus par an de douaire à Mme de Lamballe ; il gagnait beaucoup à sa mort ; sa fortune allait augmenter ; c'était sa tête seulement qui ne tenait qu'à un fil. Sa maîtresse, Mme de Buffon, s'écriait, joignant les mains : Mon Dieu ! on portera aussi bientôt ma tête dans les rues.

Ce triomphe de l'abomination, l'infâme insolence d'un si petit nombre de brigands qui forçait tout un peuple à salir ainsi ses yeux, produisit une violente réaction de la conscience publique. Le voile pesant de terreur qui enveloppait Paris sembla un moment se lever. Les ministres de la guerre et de l'intérieur vinrent demander à l'Assemblée des mesures d'ordre et de paix, non pas au nom de l'humanité (personne n'osait plus prononcer ce nom), mais au nom de la défense. L'ennemi avançait, il venait de prendre Verdun. Cet événement, nié, affirmé, nié encore, fut annoncé cette fois d'une manière officielle. L'ennemi avançait, marchait vers Paris, et il allait le trouver dans l'état d'extrême faiblesse qui suit une orgie sanglante, dans l'ignoble lendemain d'un jour d'ivresse furieuse, hébété de peur, soûl de sang.

Les ministres eurent raison d'affirmer que les excès commis dans Paris étaient une faiblesse, et non une force, qu'ils étaient un obstacle, une entrave à la défense ; ils demandèrent que l'Assemblée restât complète toute la nuit, et qu'elle mît la garde nationale sous les armes. Ils ne firent nulle mention de la Commune, ni du commandant de la garde nationale Santerre ; il semblait difficile, en effet, de demander la fin du massacre à ceux qui l'avaient commencé.

L'Assemblée ne fit point ce que demandaient les ministres Roland et Servan ; elle n'agit point elle-même, n'appela point la garde nationale, mais, constitutionnellement, agit par la Commune, par le commandant Santerre. Or, c'était ne point agir.

Elle ne voyait que deux ministres, les deux Girondins ; elle ne voyait point Danton ; toujours absent de la Commune, il l'était de l'Assemblée. Celle-ci craignit sans doute de créer une division dans le pouvoir exécutif ; elle se contenta de déclarer la Commune et le commandant responsables de ce qui se ferait ; elle leur ordonna, ainsi qu'aux présidents des sections de Paris, de venir jurer à la barre qu'ils pourvoiraient à la sûreté publique.

Vaine mesure, timide, insuffisante ! un serment, des paroles ! A quoi le ministre Roland ajouta d'autres paroles, une longue lettre que sans doute sa femme avait écrite et qu'il fit lire à l'Assemblée. Elle était plus courageuse qu'habile ; elle menaçait Paris. Dans ce moment où la défense demandait la plus forte unité, où il fallait éviter tout ce qui ébranlait la foi dans cette unité, elle parlait de séparation. Elle disait que déjà sans le 10 août, le Midi, plein de feu, d'énergie, de courage, était prêt à se séparer pour assurer son indépendance ; et que s'il n'y avait point de liberté à Paris, les sages et les timides se réuniraient pour établir ailleurs le siège de la Convention. La lettre ne portait que trop l'empreinte des conversations de Barbaroux et de Mme Roland. Il y avait imprudence à provoquer ainsi l'amour-propre de Paris, injustice à lui reprocher les excès dont il souffrait plus que personne, excès d'ailleurs commis par un si petit nombre, par des hommes qui, la plupart, n'étaient nullement Parisiens.

Hier, disait encore la lettre, fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice... Faible, trop faible condamnation de tant d'attentats, qui loue encore en blâmant !... Il faut songer néanmoins que ceci fut écrit le 3 septembre ; que Roland, que Mme Roland étaient tous deux sous le poignard et désignés entre tous dès le ter septembre au soir, depuis les accusations de Robespierre. Mme Roland, très-intrépide et sans nulle crainte de la mort, en avait une autre, qu'elle avoue, malheureusement trop naturelle ; elle connaissait ses adversaires, leur lâche férocité, elle savait que dans le désordre du moment on pouvait lui arranger le hasard apparent d'un mortel outrage, d'une invasion nocturne, où celle qu'on savait plus qu'un homme serait traitée comme une femme. L'aventure subie en plein jour par une autre femme, dont nous avons parlé, montre assez ce que pouvait oser la nuit le cynisme calculé des maratistes et robespierristes. Celle qui fut outragée n'avait rien fait autre chose que parler mal de Robespierre. Mme Roland, bien plus en péril, voulait rester, à tout événement, du moins maîtresse de sa vie ; elle tenait toujours des pistolets sous l'oreiller.

Ce qui releva les courages, dans l'Assemblée nationale, non moins que la lettre de Roland, ce fut de voir un individu isolé venir dire à l'Assemblée que, pour sa part, il la remerciait du décret qu'elle avait porté. Et, en même temps, il dit ce qu'il venait d'entendre : qu'on engageait la foule à piller les fabricants : Moi, je ne suis pas suspect, dit-il, je suis volontaire, et je pars demain. C'était un de ces canonniers des sections parisiennes qui s'étaient montrés si bien le 10 août. Son opinion était certainement celle de Paris, et il n'y avait nul doute qu'elle ne fût celle de l'armée.

La réaction de l'humanité semblait devoir se faire sentir partout, même au sein de la Commune. Le conseil-général, assemblé le soir et la nuit, flottait, avec des alternatives brusques, violentes, de l'humanité à la cruauté, de Manuel à Marat.

Le premier sembla l'emporter un moment. Il obtint une mesure générale qui semblait un désaveu du massacre. Le conseil-général, sur sa proposition, arrêta qu'il serait fait une proclamation : Sur la nécessité de s'en remettre à la loi de la punition des coupables. Ce qui ne fut pas moins grave en ce sens, c'est qu'un citoyen ayant dit qu'il se chargeait de loger et nourrir un pauvre prisonnier échappé au carnage de la Force, il fut couvert d'applaudissements et de bénédictions.

Avec cela, cette assemblée était tellement flottante, qu'un journaliste royaliste, Duplain, lui ayant été amené, elle l'envoya à l'Abbaye, autrement dit, à la mort. Billault-Varennes, lui-même, avait ouvert un avis plus doux. Les maratistes se soulevèrent, et emportèrent dans le Conseil cette décision atroce, qui lui faisait endosser la responsabilité des assassinats.

C'était le soir du 3 septembre (à huit ou neuf heures). De l'imprimerie de Marat, partait pour toute la France, en quatre-vingt-trois paquets, une effroyable circulaire qu'il avait seul rédigée, et qu'il avait. signée intrépidement de tous les noms des membres du Comité de surveillance. Il y dénonçait la versatilité de l'Assemblée, qui avait loué, cassé, rétabli la Commune ; il y glorifiait le massacre, et recommandait de l'imiter.

Marat envoya sa circulaire au ministère de la justice, avec invitation de la faire parvenir sous le couvert du ministère. Grande épreuve pour Danton. Il n'allait pas à la Commune. Eh bien ! c'était la Commune qui semblait venir à lui, et qui le sommait de se décider.

La plus simple prudence imposait à tout homme qui connaissait Marat, de savoir positivement si cet acte, imprimé chez lui par ses ouvriers et ses presses, émanait effectivement du Comité de surveillance. Les signatures imprimées de ses membres étaient-elles des signatures vraies ? Enfin, en supposant que la circulaire émanât réellement de ce comité, pouvait-il faire un acte si grave, adresser à la France ces terribles et meurtrières paroles, sans y être autorisé par le conseil-général de la Commune ? Voilà ce que Danton devait examiner ; il n'osa le faire. Disons-le — c'est la parole la plus dure pour un homme qui, toute sa vie, eut l'ostentation de l'audace —, il eut peur devant Marat.

Peur de rester en arrière, peur de céder à Marat et à Robespierre la position d'avant-garde, peur de paraître avoir peur.

Faut-il supposer aussi qu'il était parvenu à se faire croire à lui-même que cette barbare exécution était un moyen d'aguerrir le peuple, de lui donner le courage du désespoir, de lui ôter tout moyen de reculer ? qu'il le crut, le 2, lorsqu'on massacrait les prisonniers politiques ? qu'il le crut, le 3, le 4, lorsqu'on massacrait des prisonniers de toute classe ?...  Il accepta jusqu'au bout l'horrible solidarité. Misérable victime, dirai-je, de l'orgueil et de l'ambition ? ou d'un faux patriotisme, qui lui fit voir dans ces crimes insensés le salut de la France ?

Et cependant, quelque horrible système qu'on voulût se faire de l'utilité d'un massacre politique, il devenait évident que celui-ci n'avait plus ce caractère. Le 4 septembre, il y eut très-peu de meurtres politiques ; un seul est bien constaté : celui d'un certain Guyet, que le Comité de surveillance envoya à l'Abbaye, et qui fut tué à l'instant.

Le 4 mit le comble à l'horreur.

Déjà depuis trente-six heures, des bandes sorties de Paris allaient menacer Bicêtre. Ceux qui avaient massacré des voleurs au Châtelet, des forçats aux Bernardins, croyaient continuer leur œuvre. On leur remontrait en vain que l'énorme, l'immense château de Bicêtre, qui contenait des milliers d'hommes, logeait, outre les criminels, un grand nombre d'innocents, de bons pauvres, de vieillards, de malades de toutes sortes. Il y avait aussi en réclusion, sous divers titres, des infortunés, depuis longtemps jetés là par l'arbitraire de l'ancien régime, comme fous, ou autrement, et qu'on n'élargissait point, justement parce qu'on ne savait plus pourquoi ils étaient entrés. Latude y avait été longtemps. C'est de Bicêtre qu'il sortit par l'héroïsme de Mme Legros (voyez notre premier volume).

Il est impossible de dire ce que souffraient, à Bicêtre, les prisonniers, les malades, les mendiants : couchés jusqu'à sept dans un lit, mangés de vermine, nourris de pain de son moisi, entassés dans des lieux humides, souvent dans des caves, au moindre prétexte éreintés de coups, ils enviaient le bagne, comme un paradis.

Nulle occasion de battre n'était négligée à Bicêtre. Qui croirait qu'on y conservât en 92 l'usage barbare de fouetter les jeunes gens qui venaient se faire soigner de maladies vénériennes ? Cruauté ecclésiastique, renouvelée du moyen-âge. Le pécheur, en arrivant, devait expier, se dépouiller, s'humilier, se soumettre au châtiment puéril qui avilit l'homme, lui ôte toute fierté d'homme.

Une cinquantaine d'enfants étaient à la Correction, et traités plus cruellement encore, battus tous les jours. La plupart n'étaient là que pour des_ délits bien légers ; plusieurs n'avaient d'autres crimes que d'avoir des parents très-durs, une mauvaise belle-mère, que sais-je ? D'autres, qui étaient orphelins, apprentis, petits domestiques, avaient été jetés là sur un simple mot de leurs maîtres. On préférait ces orphelins, pour le service domestique, parce qu'on les traitait absolument comme on voulait. Un grand seigneur, qui ne trouvait pas son jockey assez docile, le brisait d'un mot : Bicêtre. Aux colonies, dans les plantations, on entend les coups, les cris et les fouet ; le maître participe au supplice par la peine de l'entendre. Les voluptueux hôtels de Paris n'entendaient rien de semblable. Le maître épargnait ses mains et sa sensibilité ; il envoyait l'enfant à la Correction. Ce qu'il y endurait de la part de ces démons, les murs seuls l'ont su. Si on daignait le retirer, il revenait dompté, tremblant, le cœur bas, menteur et flatteur, tout prêt à tous les caprices honteux.

S'il était un lieu que la Révolution dût épargner, c'était ce lieu de pitié. Qu'était-ce que Bicêtre, que la Salpêtrière, ce grand Bicêtre des femmes, sinon le véritable enfer de l'ancien régime, où l'on pouvait mieux le prendre en horreur, y trouvant réuni tout ce qu'il avait de barbarie, de hontes et d'abus ? Qui aurait cru que ces fous furieux qui massacraient en septembre iraient se ruer sur ceux que l'ancien régime avait déjà si cruellement torturés, que ces victimes infortunées trouveraient dans leurs pères ou leurs frères, vainqueurs par la révolution, non pas des libérateurs, mais des assassins ?

Rien ne fait mieux sentir l'aveuglement, l'imbécillité, qui présida aux massacres. Tels de ceux qui tuèrent au hasard dans ces deux hospices pouvaient avoir leur père à Bicêtre parmi les mendiants, leur mère à la Salpêtrière : c'était le pauvre qui tuait le pauvre, le peuple qui égorgeait le peuple. Il n'y a nul autre exemple d'une rage si insensée.

Les premières bandes qui menacèrent Bicêtre étaient peu nombreuses. Les malades et les prisonniers se mirent en défense. De là le bruit calomnieux, propre à les faire égorger, qu'ils étaient en pleine révolte. Les massacreurs menèrent des canons pour les forcer. Une partie n'alla pas jusqu'à Bicêtre ; ils s'arrêtèrent devant la Salpêtrière, eurent l'horrible fantaisie d'entrer à l'hospice des femmes. Une force militaire considérable les arrêta le premier jour ; mais le lendemain, 4 septembre, ils forcèrent les portes, et commencèrent par tuer cinq ou six vieilles femmes, sans nulle raison ni prétexte, sinon qu'elles étaient vieilles. Puis, ils se jetèrent sur les jeunes, les filles publiques, en tuèrent trente[4], dont ils jouirent, avant ou après la mort. Et ce ne fut pas assez ; ils allèrent aux dortoirs des petites orphelines, en violèrent plusieurs, dit-on, en emmenèrent même pour s'en amuser ailleurs.

Ces effroyables sauvages ne quittèrent la Salpêtrière que pour aller aider au massacre de Bicêtre. On y tua cent soixante-six personnes, sans distinction de classes, des pauvres, des fous, deux chapelains, l'économe, des commis aux écritures. L'immensité du local donnait aux victimes bien des moyens de lutter, d'ajourner du moins leur mort. Les moyens les plus barbares y furent employés, le fer, le feu, les noyades, jusqu'à la mitraille.

On a retrouvé (en 1840) au funèbre écrou de Bicêtre (voir le livre de M. Maurice) le fait le plus exécrable des massacres de septembre, enfoui, ignoré jusqu'ici : c'est que, non contents des orphelines de Salpêtrière, ils pénétrèrent aussi à la Correction de Bicêtre, où étaient cinquante-cinq petits garçons. Ces enfants étaient, nous l'avons dit, la plupart bien peu coupables : plusieurs n'avaient été mis là que pour dompter leur caractère par les mauvais traitements. Couverts de coups, de cicatrices, continuellement fouettés, aux moindres causes et sans cause, ils auraient brisé les cœurs les plus durs. Il fallait les tirer de là leur rendre l'air et le soleil, les panser et les soigner, les remettre aux mains des femmes, leur donner des mères. Leur mal et leur vice, à la plupart, tenaient à cela, qu'ils n'avaient pas eu de mères. Septembre, pour mère et nourrice, leur donna la mort, — affranchit leur jeune âme de ce pauvre petit corps, qui avait déjà tant souffert. Il y en eut trente-trois de tués. Plusieurs de ceux qui échappèrent furent enlevés par les volontaires qui dirent qu'ils les feraient soldats. Les massacreurs étaient parvenus à un état de vertige, d'horrible éblouissement, et comme de fureur hydrophobique, qui leur laissait à peine distinguer ce qu'ils frappaient. ils dirent cependant une chose qui fait sentir combien ils étaient coupables. Ils virent bien, malgré leur égarement, que ces jeunes vies, commencées à peine, me se résignaient nullement, reculaient devant la mort avec une indomptable horreur, s'obstinaient à vivre : Nous aimerions vraiment tout autant tuer des hommes : ces petits-là sont encore plus difficiles à achever.

 

 

 



[1] Cet horrible fait n'est pas très-sûr. On dit que la bouquetière était à la Conciergerie, mais M. Labat a cherché son nom inutilement sur le registre d'écrou.

[2] Voyez au musée de Versailles. Les autres portraits sont ridicules, de méprisables mensonges, comme les Mémoires français et anglais qu'on a mis sous son nom.

[3] Peltier ne manque pas de lui faire une suite de belles réponses, héroïques, du vrai Corneille. Rien de plus invraisemblable d'après tout ce que nous savons de cette femme faible et timide, incapable évidemment de soutenir un pareil rôle.

[4] Ceci d'après la tradition. Tallien, très-bien instruit, comme secrétaire de la Commune, soutient, dans son apologie, que, dans tous les massacres, il ne périt qu'une femme, Mme de Lamballe.