HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VI.

CHAPITRE X. — LA VEILLE ET LA NUIT DU 10 AOÛT.

 

 

Combien l'histoire du 10 août a été altérée. — Le 10 août était prévu. — Plusieurs réclament l'initiative du 10 août. — L'Assemblée déclare qu'il n'y pas lieu d'accuser Lafayette (8 août). — On n'espère plus que l'Assemblée puisse ganser la patrie (8 août). — Préparatifs du combat (9 août). — Les chances de la cour étaient très-fortes. — Le tocsin, la nuit du 10 août.

 

Je ne connais aucun événement des temps anciens ni modernes qui ait été plus complètement défiguré que le 10 août, plus altéré dans ses circonstances essentielles, plus chargé et obscurci d'accessoires légendaires ou mensongers.

Tous les partis, l'envi, semblent avoir conspiré ici pour exterminer l'histoire, la rendre impossible, l'enterrer, l'enfouir, de façon à ce qu'on ne la trouve même plus.

Plusieurs alluvions de mensonges, d'une étonnante épaisseur, ont passé dessus. Si vous avez vu les bords de la Loire, après les débordements des dernières années, comme la terre a été retournée ou ensevelie, les étonnants entassements de limon, de sable, de cailloux, sous lesquels des champs entiers ont disparu, vous aurez quelque faible idée de l'état où est restée l'histoire du 10 août.

Le pis, c'est que de grands artistes, ne voyant en toutes ces traditions, vraies ou fausses, que des objets d'art, s'en sont emparés, leur ont fait l'honneur de les adopter, les ont employées habilement, magnifiquement, consacrées d'un style éternel. En sorte que les mensonges, qui jusque-là restaient incohérents, ridicules, faciles à détruire, ont pris, sous ces habiles mains, une consistance déplorable, et participent désormais à l'immortalité des œuvres du génie qui malheureusement les reçut.

Il ne faudrait pas moins d'un livre pour discuter une à une toutes ces fausses traditions. Nous laissons ce soin à d'autres. Pour nous, qu'il nous suffise ici de donner seulement deux sortes de faits, les uns prouvés par des actes authentiques, les autres vus, ou accomplis, par des témoins très-graves, irrécusables, dont plusieurs vivent encore. Nous les avons préférés sans difficulté aux historiens connus, ou auteurs de Mémoires, pour la raison, très-grave et décisive, qu'aucun ou presque aucun de ceux-ci (ni Barbaroux, ni Weber, ni Peltier, etc.) n'ont pris part à la bataille, et ne l'ont pas même vue.

La bataille du 10 août semble un de ces loyaux combats où les deux partis, de longue date, ont soin de s'avertir d'avance. La population de Paris, d'une part, et la cour, de l'autre, donnèrent la plus grande publicité aux préparatifs.

Il n'y eut aucune surprise. On se tromperait entièrement, si l'on supposait le Roi investi à l'improviste. Avec une Commune discordante, un maire comme Pétion, avec la désorganisation absolue où étaient tous les pouvoirs, avec la force militaire que le Roi avait dans sa main, il était plus libre de fuir qu'il ne l'avait jamais été. Les masses, on va le voir, se rassemblèrent à grand'peine, et tard, et très-lentement. Le 10 août, à six heures du matin, le Roi était parfaitement libre encore de s'en aller, lui et les siens, en se plaçant au centre d'un carré de Suisses et de gentilshommes. A deux lieues, il montait à cheval, et passait en Normandie, à Gaillon, où on l'attendait. Il hésita, et la reine ne se souciait point de fuir, se croyant sûre cette fois d'écraser la Révolution dans la cour des Tuileries.

Dès le 3 août, le faubourg de Paris le plus misérable, celui qui souffrait le plus de cette halte cruelle dans la faim, sans paix ni guerre, Saint-Marceau prit son parti ; il envoya à la section des Quinze-Vingts, invitant ses frères du faubourg Saint-Antoine à marcher avec lui en armes. Ceux-ci répondirent qu'ils iraient. — Premier avertissement.

Autre le 4. L'Assemblée ayant condamné la déclaration insurrectionnelle de la section de Mauconseil, la Commune se refusa à publier le décret.

Voilà des actes publics, et certes assez clairs. En même temps, nombre de particuliers voulaient agir, se remuaient, conspiraient en plein vent. Beaucoup réclament ici la grande initiative, prétendent avoir fait le 10 août.

C'est moi, dit plusieurs fois Danton. Sans doute, il y contribua, mais bien moins par son action immédiate que par l'élan qu'il donna, ou augmenta, longtemps d'avance, per son influence sur la Commune, sur Manuel, sur Sergent et autres, peut-être sur Pétion même.

C'est moi, dit Thuriot (le 17 mai 93), qui, avant le 10 août, ai marqué, préparé l'instant où il fallait exterminer les conspirateurs.

C'est moi, dit encore Carra, qui, réuni au directoire insurrectionnel, le 4 août, au Cadran-Bleu, écrivit le plan de l'insurrection. Nous nous rendîmes de là chez Antoine, rue Saint-Honoré, vis-à-vis l'Assomption, dans la maison où demeure Robespierre. Sou hôtesse fut si effrayée, qu'elle vint demander à Antoine s'il voulait faire égorger Robespierre. A quoi Antoine répondit : Si quelqu'un doit être égorgé, ce sera nous ; pour Robespierre, qu'il se cache.

Barbaroux, tout en avouant que le 10 août fut l'effet d'un mouvement irrégulier que préparèrent une foule d'hommes, se donne pourtant bonne part dans la direction du mouvement. Lui aussi, il a tracé le plan de l'insurrection. Cette pièce importante, qui eût pu tout révéler, il avoue qu'il la laissa dans la poche d'un vêtement d'été, et qu'avec ce vêtement, le plan, pendant plusieurs jours, alla chez la blanchisseuse.

Robespierre, on vient de le voir, ne se pressait pas d'agir. Il n'avait nullement conseillé le mouvement ; mais il le veillait de près, et sans s'y mêler en rien, se tenait prêt à profiter. Il fit dire à Barbaroux, par un abbé en guenilles (depuis l'un des juges de 93), que Panis l'attendait à la mairie, avec Sergent et Fréron. Ces deux derniers étaient sous l'influence de Danton. Mais Panis était un homme de Robespierre. Ils avertirent Barbaroux qu'il fallait décider les Marseillais à quitter leur caserne, trop éloignée, pour s'établir aux Cordeliers. Placés là, tout près du Pont-Neuf, ils étaient bien plus à même d'agir sur les Tuileries, de prendre l'avant-garde du mouvement, de lui donner un élan, une impulsion résolue, que les bandes peu disciplinées des faubourgs n'avaient nullement. L'avantage était visible pour le succès de l'affaire. Seulement, il y avait ceci à considérer : Danton régnait aux Cordeliers ; allait-il être le moteur essentiel, l'agent principal ? Ce fut sans doute une inquiétude pour Robespierre. Il sortit de sa réserve, et fit prier Barbaroux et Rebecqui dé passer chez lui.

La chambre de Robespierre, ornée par Mme Duplay, était une vraie chapelle, qui reproduisait sur les murs, sur les meubles, l'image d'un seul et unique Dieu. Robespierre, toujours Robespierre. Peint à droite sur la muraille, à gauche il était gravé. Son buste était au fond, son bas-relief vis-à-vis. De plus, il y avait sur les tables, en gravures, une demi-douzaine de petits Robespierre. De quelque côté qu'il se tournât, il ne pouvait éviter de voir son image. On parla des Marseillais et de la Révolution. Robespierre se vanta d'en avoir hâté le cours, et, plus que personne, amené la crise où l'on arrivait. Mais n'allait-elle pas s'arrêter, cette Révolution, si l'on ne prenait un homme très-populaire pour en diriger le mouvement ?... Non, dit brutalement Rebecqui, pas de dictateur, pas plus que de roi Ils sortirent bientôt ; mais Panis, qui les avait amenés, ne les lâcha pas : Vous avez mal saisi la chose, dit-il. Il s'agissait uniquement d'une autorité d'un moment. Si l'on suivait cette idée, nul plus digne que Robespierre.

Tout le monde, d'après la vieille routine, croyait que le mouvement aurait lieu un dimanche, le 5 ou le 12. Donc, le samedi 4 au soir, deux jeunes Marseillais vont à la mairie. Ils trouvent au bureau Sergent et Panis. Ces jeunes gens étaient admirables d'élan, de courage, d'impatience et de douleur. Ils voyaient venir le jour du combat, et n'avaient rien dans les mains pour le soutenir. L'un d'eux criait : De la poudre ! des cartouches ! ou je me brûle la cervelle !... Il tenait un pistolet, et l'approchait de son front.

Sergent, homme tout spontané, qui avait le cœur d'un artiste, d'un Français, sentit que c'était là peut-être le vrai cri de la patrie. Pour réponse, il se mit à pleurer ; son émotion entraîna Panis. Ils jouèrent leur tête sur ce coup de dé, signèrent l'ordre (qui eût été celui de leur mort, si la France n'eût vaincu), l'ordre de délivrer les cartouches aux Marseillais.

La cour ne s'endormait pas. Dans la nuit du 4 au 5, elle fit silencieusement venir de Courbevoie aux Tuileries les fidèles et redoutables bataillons des Suisses. On en avait envoyé quelques compagnies à Gaillon, où le Roi devait chercher un asile.

Ce bruit de fuite remplissait tout Paris, le lundi 6. Les fédérés disaient qu'ils voulaient cerner le château. Ils n'étaient que cinq ou six mille. Mais la section des Quinze-Vingts déclara qu'elle aussi, elle marcherait aux Tuileries. Tout ce qui lui manquait pour cela, c'était son chef ordinaire. Santerre avait été consigné chez lui par le commandant de la garde nationale ; il en profita, et tel fut son respect pour la discipline, qu'il garda à la lettre la consigne, dans ce jour qui semblait devoir être celui du combat.

Il était impossible de voir ce que voulait l'Assemblée. Le 6, elle accueillit une pétition foudroyante des fédérés, qui la menaçait elle-même ; elle admit les pétitionnaires aux honneurs de la séance. Le 8, elle déclara qu'il n'y avait point lieu à l'accusation de Lafayette. Le rapport de Jean Debry, le violent commentaire qu'y joignit Brissot, ne servirent de rien. La démarche, certainement illégale, audacieuse, du général, près de l'Assemblée, ce précédent qui contenait en puissance le 18 brumaire, fut innocenté. Quatre cent six voix contre deux cent vingt-quatre en jugèrent ainsi ; ce qui les excuse un peu, c'est peut-être la tentation naturelle de résistance que donnaient aux députés les cris, les menaces dont ils étaient environnés. A la sortie, plusieurs d'entre eux furent frappés ; quelques-uns faillirent périr ; réfugiés dans un corps-de-garde, ils n'échappèrent que par une prompte et secrète évasion à la vengeance du peuple.

Ils se plaignirent en vain dans la séance du 9. Les autorités vinrent avouer qu'elles avaient peu de moyens pour réprimer les désordres. Rœderer, procureur du département, accusa le maire de ne point venir se concerter sur les mesures à prendre. Il avertit que les Quinze-Vingts parlaient de sonner le tocsin, de soulever le peuple en masse, si l'on ne prononçait la déchéance du Roi. Puis, le maire vint à son tour parler des gardes de réserve qu'il plaçait dans les Tuileries, faisant entendre en même temps q ' il ne fallait pas y compter beaucoup, que toute la force armée était devenue délibérante, et qu'elle se trouvait, comme tous les citoyens, divisée d'opinion.

Un député feuillant demandant que les fédérés quittassent Paris, et qu'on demandât au maire s'il pouvait assurer le salut public.— Non, dit le girondin Guadet, demandez-le plutôt au Roi. — Et le jacobin Choudieu ajouta que c'était à l'Assemblée même qu'il fallait adresser la question. Les dangers de la patrie, dit-il, sont dans votre faiblesse, dont vous avez donné hier, au sujet de Lafayette, le honteux exemple. Il se trouve ici des hommes qui n'ont pas le courage d'avoir une opinion. Ceux qui ont craint hier un général, une armée, ceux-là, n'oseront jamais toucher au foyer des conspirations, qui est aux marches du trône. Envoyez-moi à l'Abbaye, si vous voulez, mais déclarez que vous êtes incapables de sauver la patrie.

C'était la pensée même de Paris. Les quarante-huit sections s'assemblèrent dans la soirée. Elles nommèrent des commissaires pour remplacer le conseil général de la Commune, et les investirent de pouvoirs illimités, absolus, pour sauver la chose publique. L'ancien conseil siégeait à. l'Hôtel-de-Ville ; les membres du nouveau, envoyés par les sections, s'y joignirent dans la nuit, à mesure qu'ils étaient nommés, et le remplacèrent au jour.

La cour ne pouvait l'ignorer. Mais elle se croyait très-forte. D'abord, elle venait d'avoir, par le vote en faveur de Lafayette, la majorité dans l'Assemblée, quatre cents voix contre deux cents. Elle n'avait pas à craindre d'être frappée par l'arme des lois. L'attente des armées étrangères et la presque certitude que la France serait écrasée avaient étonnamment réchauffé le zèle de ses partisans. Jamais, dit un contemporain, la cour n'avait été plus nombreuse, plus brillante peut-être, que dans les jours qui précédèrent immédiatement le 10 août. Les Suisses et les gentilshommes dont elle était entourée lui assuraient un noyau très-sûr de force militaire, auquel le commandant-général de la garde nationale, très-royaliste, Mandat, pouvait joindre à volonté ses bataillons les plus zélés. Légalement, il ne pouvait agir que par l'autorisation du maire. On a beaucoup discuté s'il l'avait ou ne l'avait pas. Il a affirmé lui-même, et il est très-vraisemblable, que, plusieurs jours auparavant, il avait tiré du maire une telle quelle autorisation ; les circonstances n'étant nullement favorables à l'insurrection, l'autorisation, alors, était de peu de conséquence. Au 10 août, cette autorisation surannée ne pouvait servir ; Mandat y suppléa par une réquisition au département de Paris.

Pendant la journée du 9, on avait coupé la galerie du Louvre, pour interdire de ce côté l'entrée du château. On avait fait entrer très-publiquement, par les cours, d'épais madriers de chêne, pour obstruer, blinder les fenêtres, sauf les jours qu'on réserverait pour foudroyer l'ennemi.

Dès minuit, le tocsin sonna aux Cordeliers où étaient Danton et les Marseillais, puis dans tout Paris. Mais l'effet en fut petit ; les faubourgs s'ébranlèrent lentement. difficilement ; le vendredi n'est pas un jour favorable. Les meneurs disaient eux-mêmes, en langage significatif : Que le tocsin ne rendait pas.

Pétion avait été mandé aux Tuileries, sous un prétexte, et il n'osa refuser. Une tête si chère au peuple étant retenue comme étage, était bien des chances à l'insurrection.

Santerre, dit-on, trouvait tout cela de mauvais signe, et ne voulait pas marcher. Marcher sans le fameux brasseur, c'est ce que le faubourg ne faisait pas aisément. Aussi se fit-il attendre à peu près une heure. Il laissa aller devant l'avant-garde des ardents, qui, comme on verra, se firent écraser ; puis il laissa encore aller les Marseillais devant, qui furent un moment seuls, et faillirent périr de même.

Le jeune Bonaparte, qui se promenait le matin sur les quais, avec son camarade Bourrienne, et vit passer les bandes des faubourgs, haussa les épaules, et dit que quelques centaines de soldats réguliers auraient mis le tout en fuite.

Eussent-elles été meilleures, ces bandes, les dispositions du commandant général Mandat semblaient infaillibles, si peu qu'elles fussent obéies. Un corps à l'Hôtel-de-Ville, un autre au Pont-Neuf, devaient laisser passer les deux faubourgs, puis les prendre par derrière, pendant que les Suisses les chargeraient par devant. Si les choses se passaient ainsi, les faubourgs ne devaient pas seulement être vaincus, mais exterminés.

Et même après la défection des deux corps, plusieurs croient que l'insurrection eût encore été vaincue, si le roi seulement était resté aux Tuileries. Les Suisses, les braves gentilshommes qui étaient avec lui, n'auraient pas livré leur vie, de désespoir, comme ils firent. La résistance eût été terrible, longue, et dès lors victorieuse. Le peuple comptait peu de vrais soldats, et il se serait rebuté.

Tout le monde le pensait ainsi. Les meneurs des Marseillais, Barbaroux entre autres, qui, dirigeant les mouvements, et leur imprimant l'ensemble, ne purent combattre de leurs personnes, et n'avaient pas la ressource de se faire tuer à coups de fusils, n'étaient pas moins prêts à mourir. Barbaroux prit sur lui du poison, afin de pouvoir toujours rester maître de lui-même, et ne pas tomber entre les mains de la cour, à qui, selon toute apparence, allait revenir la victoire.

La Révolution, à bien regarder, malgré le grand nombre de ceux qui combattaient pour elle, avait des chances inférieures. La force militaire était de l'autre côté. Ce qu'elle avait, c'était la force morale, la colère et l'indignation, l'enthousiasme, la foi.

Quelles étaient les pensées de cette grande population, l'émotion, la terrible inquiétude des femmes et des familles, quand on entendit sonner le tocsin, nous le savons par un témoignage bien touchant, celui de la jeune femme de Camille Desmoulins, la belle, l'infortunée Lucile[1]. Nous reproduisons, sans y changer un mot, cette page naïve :

Le 8 août, je suis revenu de la campagne ; déjà tous les esprits fermentaient bien fort ; j'eus des Marseillais à dîner, nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fûmes chez M. Danton. La mère pleurait, elle était on ne peut plus triste ; son petit avait l'air hébété. Danton était résolu ; moi, je riais comme une folle. Ils craignaient que l'affaire n'eût pas lieu ; quoique je n'en fusse pas du tout sûre, je leur disais, comme si je le savais bien, je leur disais qu'elle aurait lieu. Mais peut-on rire ainsi ? me disait Mme Danton. — Hélas ! lui dis-je, cela me présage que je verserai bien des larmes ce soir. — Il faisait beau ; nous fûmes quelques tours dans la rue ; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes passèrent en criant : Vive la nation ! Puis des troupes à cheval, enfin des troupes immenses. La peur me prit ; je dis à Danton : Allons-nous-en. Elle rit de ma peur ; mais, à force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis à sa mère : Adieu, vous ne tarderez pas l'entendre sonner le tocsin... Arrivés chez elle, je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. Ô Dieu ! je m'enfonçai dans l'alcôve ; je me cachai avec mes deux mains, et me mis à pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut à Camille que je ne voulais pas qu'il se mêlât dans tout cela, je guettai le moment où je pouvais lui parler sans être entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'était exposé. Fréron avait l'air déterminé à périr. Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'à mourir. — Chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la dernière fois. J'allai me fourrer dans le salon qui était sans lumière, pour ne point voir tous ces apprêts... Nos patriotes partirent ; je fus m'asseoir près d'un lit, accablée, anéantie, m'assoupissant parfois ; et, lorsque je voulais parler, je déraisonnais. Danton vint se coucher, il n'avait pas l'air fort empressé, il ne sortit presque point. Minuit approchait ; on vint le chercher plusieurs fois ; enfin il partit pour la commune. Le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baignée de larmes, à genoux sur la fenêtre, cachée dans mon mouchoir, j'écoutais le son de cette fatale cloche... Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles ; je crus m'apercevoir que leur projet était d'aller aux Tuileries ; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'évanouir. Mme Robert demandait son mari à tout le monde. S'il périt, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement ! si mon mari périt, je suis femme à le poignarder... Camille revint à une heure ; il s'endormit sur mon épaule... Mme Danton semblait se préparer à la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle écoute, pâlit, se laisse aller, et s'évanouit...

Qu'allons-nous devenir, ô mon pauvre Camille ? je n'ai plus la force de respirer... Mon Dieu ! s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi... Nous voulons être libres ; ô Dieu, qu'il en coûte !...

 

FIN DU TROISIÈME TOME

 

 

 



[1] Une précieuse miniature de Lucile existe dans la collection du regrettable colonel Maurin que nous venons de perdre. Cette collection, que l'État devrait acquérir, sera peut-être vendue en détail. Je prie, dans ce cas, l'acquéreur de la miniature de la donner au Musée (en attendant le Musée révolutionnaire qu'on devrait former). Cette chose appartient à la France, moins encore comme objet d'art, que pour sa valeur historique. Lucile, dans ce portrait, est une jolie femme d'une classe peu élevée (Lucile Duplessis Laridon). Jolie ? oui, mais surtout mutine, un petit Desmoulins en femme. Son charmant petit visage, ému, orageux, fantasque, a le souffle de la France libre. Le génie a passé là, on le sent, l'amour d'un homme de génie. Elle l'aima, jusqu'à vouloir mourir avec lui. — Et pourtant, eut-il tout entier, sans  réserve, ce cœur si dévoué ? Qui l'affirmerait ? Elle était ardemment aimée d'un homme bien inférieur. Elle est bien trouble, en ce portrait ; la vie est là bien entamée, le teint est obscur, peu net... Pauvre Lucile, j'en ai peur, tu as trop bu à cette coupe, la Révolution est en toi. Je crois te sentir ici dans un nœud inextricable... Hélas ! comme il va être, en nœud, par la mort, vivement coupé !