Comment le parti français d'Avignon, en 90, sauva le Midi. — Du droit du pape. — Le règne des prêtres. — Irritation de la bourgeoisie. — Révolution du 11 juin 90. — Le parti français puni du service qu'il a rendu à la France. Avignon entreprend, pour la France, la conquête du Comtat. — Duprat. nover, et Mainvielle. — Leur première expédition à Carpentras (janvier 91), leur échec. — Meurtre de La Vinasse, avril 91. — Seconde expédition de Carpentras. — Jourdan coupe-tête. — La France envoie des médiateurs, mai 91. — Influence des dames d'Avignon sur eux. — Le médiateur Mulot est séduit. — Il est obligé de fuir Avignon. août. — Le peuple dégoûté de la Révolution. — L'Assemblée décrète la réunion, 15 sept. — Mulot relève le parti français royaliste. — Les papistes reprennent courage. — La Vierge fait des miracles. — Lescuyer assassiné dans l'église, 16 octobre 91.La fatale affaire d'Avignon, toute locale qu'elle parait, eut sur la Révolution en général, on va le voir, une très-grave influence. Il faut bien s'arrêter ici. Avignon fut le point où les deux principes, le vieux, le nouveau, se trouvant tout d'abord face à face et violemment contrastés, montrèrent, dès le commencement, l'horreur d'une lutte furieuse. Elle produisit d'avance, en petit, comme en un miroir magique, l'image des scènes sanglantes que la France allait présenter. Septembre était en ce miroir la Vendée et la Terreur. Et non-seulement Avignon, sur son étroit théâtre, montra et prédit ces horreurs, mais ce qui est terrible à dire, c'est qu'elle les autorisa d'avance, en quelque sorte, les conseilla de son exemple, donna, pour une grande partie des actes les plus barbares, un modèle que le crime inepte imita servilement. Avignon elle-même avait imité, et elle le fut à son tour. Nous expliquerons tout à l'heure cette génération du mal, sa hideuse fécondité. Mais avant de raconter les crimes de ce peuple infortuné, qui furent en partie ceux de sa situation, de la triste fatalité de ses précédents, il est bien juste de dire aussi tout ce que lui dut la France. On se rappelle que les premières tentatives de la contre-révolution furent faites en Languedoc, sur la trace, brûlante encore, des vieilles guerres religieuses. Des millions de catholiques se trouvant là en présence de quelque cent mille protestants, si l'on pouvait identifier la Révolution et le protestantisme, la Révolution, comme protestants, risquait fort d'être égorgée. Cette combinaison ingénieuse échoua par l'attitude des catholiques du Rhône, spécialement d'Avignon, qui, se montrant aussi révolutionnaires que les protestants du Languedoc, démentirent ce beau système ; la guerre resta toute politique, elle ne devint point une guerre religieuse ; elle fut violente et sanglante, mais sans pouvoir entièrement se greffer sur les vieilles racines maudites, 'qui se sont l'une sur l'autre enfouies dans la terre, des Albigeois à la Saint-Barthélemy, aux massacres des Cévennes. Si l'épilepsie fanatique, cette maladie éminemment contagieuse, qui dans la guerre des Cévennes, frappa tout un peuple, le fit délirer et prophétiser, si par malheur elle eût repris, nous aurions eu un spectacle étrange, horriblement fantastique, tel que la Terreur elle-même n'en a pas offert. En deux mots, la question s'embrouillait en Languedoc d'un élément très-obscur, infiniment dangereux. Le jour se fit sur le Rhône, un jour terrible, qui pourtant diminuait le péril. Le parti français d'Avignon se fit Français, il faut le dire, sans la France et malgré la France. Il lui rendit, en dépit d'elle, un service signalé. Il avait contre lui, généralement, les autorités royalistes, fayettistes, constitutionnelles. Il trouva en lui toutes ses ressources, naquit de lui-même, vécut de lui-même. Renié cruellement de la France, sans se rebuter, il se jetait dans les bras de cette mère, si peu sensible, qui le rejetait toujours. Il ne l'en servit pas moins d'un dévouement obstiné. Que serait-il arrivé, en juin 1790, si l'homme de Nîmes, Froment, qui avait semé partout sa traînée de poudre, qui, par Avignon et les Alpes se rattachait aux émigrés, que serait-il advenu s'il eût pu choisir son heure ? Avignon ne le permit pas. La contre-mine, allumée, éclata le long du Rhône. Froment fut obligé d'agir trop tôt, et à contretemps ; tout le Midi fut sauvé. Ce fut cet infortuné Lescuyer qui, dans ce jour mémorable, arracha des murs d'Avignon les décrets pontificaux. Lescuyer était un Français, un Picard, ardent, et avec cela réfléchi, plus capable d'idées suivies que ses furieux associés. Il n'était pas jeune. Établi depuis longtemps à Avignon en qualité de notaire, il n'avait aucun préjugé contre le gouvernement pontifical ; il adressa, dans une occasion publique, des vers spirituels au légat (1774). Mais, quand il connut l'horreur de ce gouvernement vénal, de la tyrannie des prêtres et des maîtresses des prêtres, de leurs agents italiens, de leurs courtiers de justice, qui vendaient aux débiteurs le droit de ne pas payer, qui même, à un prix convenu, s'engageaient à faire rendre telle ordonnance pour faire gagner tel procès ; quand il vit l'absence absolue de garantie, les procédures d'inquisition, la torture et l'estrapade, etc., alors, il retourna les yeux vers sa patrie la France, il appela le jour où la France, affranchie, affranchirait Avignon. Cent fois le parlement d'Aix avait rappelé à nos rois la nullité du titre des papes. Ce malheureux pays avait été, non vendu, mais donné par Jeanne de Naples, une toute jeune femme mineure, pour l'absolution d'un assassinat qu'avaient commis ses amants. Devenue majeure, elle réclama contre la cession, et affirma qu'elle avait été involontaire, arrachée à sa faiblesse. Qu'importait, d'ailleurs, cette vieille histoire ? Ce droit eût-il été bon, le pape devait encore le perdre, pour cause d'indignité. Dans quel état de corruption et de barbarie avait-il laissé ce peuple ? L'abominable guerre civile, dont l'expulsion du pape fut l'occasion, est elle-même une accusation contre lui. Cette Provence, jadis policée, cette terre adorée de Pétrarque, autrefois l'une des grandes écoles de la civilisation, qu'était-elle devenue dans les mains des prêtres ! Depuis longtemps Avignon avait la guerre en elle-même, avant qu'elle n'éclatât. Dans son peuple de trente mille âmes, il y avait deux Avignon, celle des prêtres, celle des commerçants. La première, avec ses cent églises, son palais du pape, ses cloches innombrables, la ville carillonnante, pour l'appeler comme Rabelais. La seconde, avec son Rhône, ses ouvriers en soierie, son transit considérable ; double passage, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin. La ville commerçante, en rapport avec le commerce protestant du Languedoc, avec Marseille et la mer, l'Italie, la France et le monde, recevait de tous les côtés un grand souffle qu'on lui défendait d'aspirer. Elle gisait, étouffée, asphyxiée, mourante. Ile infortunée au sein de la France, comme les morts de Virgile, elle regardait à l'autre bord, brûlant de désir et d'envie. La pire torture qu'ils éprouvaient, ces pauvres Français d'Avignon, c'était d'être une terre de prêtres, d'avoir le clergé pour seigneur. C'était polir eux un constant serrement de cœur de voir ces prêtres de cour, oisifs, élégants, hardis, rois du monde et des salons, sigisbées des belles dames, selon la mode italienne, maîtres chez la femme du peuple qui les recevait à genoux et baisait leur blanche main. L'original de ces prêtres italo-français du Comtat fut le bel abbé Maury, fils d'un cordonnier, plus aristocrate que les grands seigneurs ; Maury l'étonnant parleur, le libertin, l'entreprenant, orgueilleux comme un duc et pair, insolent comme un laquais. Le masque de ce Frontin reste précieux pour les artistes, comme type de l'impudence et de la fausse énergie. Nulle part ailleurs que dans les villes de prêtres on n'apprend à bien haïr. Le supplice de leur obéir créa dans Avignon un phénomène, qui ne s'est jamais vu peut-être au même degré : un noir enfer de haine, fort au-delà de tout ce qu'a rêvé Dante. Et chose étrange, cet enfer se trouva dans de jeunes cœurs. Sauf le notaire et un greffier, tous les meneurs ou acteurs principaux des Saint-Barthélemy d'Avignon furent des jeunes gens sortis de familles commerçantes. Il est rare de naître haineux, furieux : ceux-ci apportaient de loin, dans le souffle et dans le sang, dans le plus profond du cœur, le diabolique héritage des longues inimitiés. Au moment où ils virent en face éclater du sein de la France ce divin flambeau de justice qui jugeait leurs ennemis, ils crurent toutes leurs vieilles haines autorisées par la raison nouvelle, et, violemment épris de la ravissante lumière, ils se mirent à haïr encore en proportion de leur amour. Quel que fût le parti qui l'emportât, des amis de la liberté ou de la contre-révolution, on pouvait s'attendre à d'affreux forfaits. Les uns et les autres avaient un terrible instrument tout prêt dans la populace, mobile et barbare, une race métis et trouble, celto-grecque-arabe, avec un mélange italien. Nulle n'est plus inquiète, plus bruyante, plus turbulente. Ajoutez une organisation de confréries, de corporations, infiniment dangereuse, des bandes de mariniers, d'artisans, de portefaix, les plus violents des hommes. Et si cela ne suffit, les rudes vignerons de la montagne, race âpre et féroce, viendront frapper au besoin. Éléments vraiment indomptables, qu'on lâchait fort aisément ; mais qui les eût dirigés ? On dirige le Rhône encore, et les torrents qui déchirent les âpres vallées du Comtat ; mais les tourmentes subites qui tout à coup, noires et terribles flottent autour du Ventoux, qui pourra les arrêter ? Il faut, quand elles descendent, qu'elles hachent, brisent, déracinent, emportent tout devant elles. Dans un pays ainsi préparé, tout devait tourner en fureurs. Le beau moment de juin et juillet 90, celui des fédérations, à Avignon, fut marqué de sang. La ville, ralliée à la France, avait, pacifiquement, avec égards et respect, prié le légat de partir. Elle créait des magistrats ; elle fondait, dans la ferveur d'une foi jeune et touchante, son autel de la liberté. Une raillerie, une insulte, fit passer le peuple, en un moment, au plus épouvantable orage. Les papistes ayant la nuit pendu un mannequin décoré des trois couleurs, Avignon sembla se soulever de ses fondements ; on arracha de leurs maisons quatre papistes, soupçonnés de ce sacrilège (deux marquis, un bourgeois, un ouvrier) ; ils furent eux-mêmes pendus à la place du mannequin, avec des risées féroces (11 juin 1790). Les meneurs révolutionnaires, qu'ils le voulussent ou non, n'auraient jamais pu les soustraire à la vengeance du peuple. Leur situation était véritablement difficile, entre ce peuple, ingouvernable dans sa liberté nouvelle, et la France qu'ils appelaient et qui ne leur répondait pas. Elle les mettait dans cette alternative ou de périr, ou de se sauver par l'emploi de la violence, Ils se jetaient dans ses bras, et elle les renvoyait ou au crime, ou aux supplices. C'était la foire de Beaucaire ; tout le midi y était attiré par le commerce et par la fédération. Les libérateurs d'Avignon vinrent fraterniser avec ceux qu'ils appelaient leurs concitoyens, ceux qu'ils avaient si bien servis, par la diversion d'Avignon au moment terrible de Nîmes. Quel triste désappointement ! ils trouvèrent les autorités malveillantes, le peuple, tout occupé d'affaires, médiocrement sympathique, ouvrant l'oreille aux mensonges de l'aristocratie. L'Assemblée constituante poussa l'indifférence pour eux jusqu'à la barbarie. Elle ménageait le pape dans la grande question du clergé, elle ménageait le Roi, les scrupules de sa conscience ; mais elle ne ménageait pas le sang et la vie de ceux qui venaient de se dévouer pour nous, de ceux qui donnaient au royaume la moitié de la Provence, qui lui restituaient le Rhône, lui assuraient le Midi. C'était alors le premier essai de réaction ; l'Assemblée remerciait Bouillé pour le massacre de Nancy. Elle ajourna l'affaire d'Avignon (28 août 90), et par là donna au parti anti-français un funeste encouragement, d'insolentes espérances. La réaction eut son cours. Le pape écrivit hardiment qu'il ordonnait d'annuler tout ce qui s'était fait dans le Comtat, de rétablir les privilèges des nobles et du clergé, de relever l'inquisition dans la plus grande rigueur. Ceci, daté du 6 octobre 90, du même jour où Louis XVI écrivait au roi d'Espagne sa première protestation, celle qu'il adressa ensuite à tous les rois de l'Europe. Avignon se trouvait dans une position intolérable, isolée, comme assiégée. A sa porte, à la distance qu'on peut voir du haut de ses tours, les petites villes, Lisle, Cavaillon, qui avaient un moment voulu arborer les armes françaises, reprenaient celles du pape. Le mot d'ordre leur était donné par la vieille rivale d'Avignon, l'orgueilleuse et imperceptible Carpentras, le nid de l'aristocratie. Les Avignonnais ayant fait sur Cavaillon une entreprise pour y relever le parti patriote, ils y trouvèrent quinze ou vingt maires de communes françaises, gentilshommes du voisinage, qui étaient là pour le pape et contre le parti français. Carpentras avait dans ses prisons les meilleurs amis de la France, qu'elle avait enlevés de Cavaillon et de Lisle. L'Assemblée constituante, suppliée d'intervenir, en octobre 90, avait envoyé à Avignon le régiment de Soissonnais et quelques dragons de Penthièvre. Ce fut un merveilleux encouragement pour l'aristocratie. Nos officiers pour la plupart, étaient de cœur pour elle. Carpentras crut, en ce moment, avoir mis garnison dans Avignon même. Elle fit, à Cavaillon, et partout, renouveler le serment au pape (20 décembre 90). Par représailles, Duprat et les autres chefs du parti français allèrent à Aix, à Toulon, à Marseille, demander appui. Ils se rendirent à Nîmes, et firent aux protestants les offres les plus tentantes, demandant à les établir, en masse, en grande colonie au sein de la ville papale. Ils furent écoutés froidement. Un riche marchand, toutefois, leur fit secrètement un don de quelques milliers de cartouches. Pour l'argent, ils en avaient, ayant commencé, dès octobre, à prendre l'argenterie des couvents et des églises. Ils tirèrent de fortes recrues des petites villes et de Carpentras même, d'où la minorité patriote était obligée de fuir. Ils en trouvèrent enfin jusque dans ce régiment français qui avait donné tant de confiance à l'aristocratie. Ils caressèrent, gagnèrent une partie des soldats, les rendirent favorables ou neutres. Tout cela fait, ils éclatèrent, reprirent leur hôtel-de-ville, leur arsenal, leurs portes. Les officiers aristocrates étaient trop peu surs des soldats pour oser livrer bataille. Ce n'est pas tout : avec une audace incroyable, la nuit du 10 janvier, sans s'inquiéter de ces officiers, ni des soldats fidèles au parti des officiers, ni d'une grande population encore papiste qu'ils laissaient dans Avignon, ils partirent pour ramener dans Cavaillon les patriotes de cette ville. Ils avaient avec eux cent soixante soldats français qui marchaient devant, afin que leur uniforme intimidât l'ennemi. Les hardis meneurs de l'entreprise, les chefs réels de l'armée, étaient deux jeunes gens, Duprat, de vingt-neuf ans, et Mainvielle, de vingt-cinq. Pour ménager les amours-propres, ils avaient pris pour général, selon les usages italiens, un étranger, le chevalier de Patrix, Catalan établi à Avignon. La ville, peu fortifiée, fut attaquée et défendue avec beaucoup de courage, d'obstination, d'acharnement. Elle fut prise et pillée. La terreur de ce pillage fut telle, dans Carpentras, qu'elle arbora sur-le-champ les armes françaises, comme une sorte de paratonnerre, sans toutefois changer de parti, sans relâcher les patriotes qu'elle avait dans ses prisons. Les Avignonnais étaient ivres de leur succès de Cavaillon. C'étaient donc eux, Français d'hier, non acceptés de la France, qui venaient de porter le premier coup à la contre-révolution. Ce grand mouvement de guerre qui commençait à agiter le royaume, il en était encore aux parades, aux vaines paroles ; mais ici, l'on agissait. Avec combien peu de ressources ! quels faibles moyens ! N'importe. La petite Rome du Rhône se mettait, pour son coup d'essai, à l'avant-garde du monde dans la guerre de la liberté. C'étaient des jeunes gens surtout, on n'a pas besoin de le dire, qui parlaient ainsi ; c'étaient spécialement les trois que nous avons déjà nommés. Duprat acné, Mainvielle et Rovère, trois hommes qui frappaient tout d'abord par la beauté, l'énergie, la facilité méridionale. Seulement ils avaient quelque chose d'étrange et de discordant. Tous trois, outre leur violent fanatisme, étaient furieux d'ambition, mais chacun à sa manière. Duprat, sous formes modérées, ex-secrétaire de M. de Montmorency, habitué à se contenir ; mais il avait un besoin terrible de pouvoir, une âme de tyran, impérieuse, au besoin atroce. Tout ce qu'il avait en dedans, les autres l'avaient en dehors. Rovère était le mouvement. Main-vielle, la tourmente et l'orage. Le premier, d'une figure noble et militaire, actif, intrigant, avait fait son chemin sous l'ancien régime ; garde du pape, il s'était dit des illustres Rovères d'Italie, avait fait un riche mariage, acheté un marquisat ; la révolution venue, il avait prouvé que son grand-père était boucher. Aidé d'abord des Girondins, il quitta bientôt la Gironde ; ardent Montagnard, puis Thermidorien et zélé réactionnaire, il fut victime en fructidor de ses variations rapides, et alla mourir au désert de Sinamary. Des trois le plus jeune, Mainvielle, était peut-être le plus sincère, le plus violemment convaincu. En revanche, c'était le plus furieux. Il était très-beau, d'une molle figure de femme, et il faisait peur. Bouleversé à chaque instant par son orage intérieur, on reconnaissait en lui un homme tragique et fatal, un de ceux qu'une violence innée semble vouer aux furies. Cruel par accès, il ne portait pas le signe ignoble de la barbarie ; sa tête avait plutôt la beauté des Euménides. Mainvielle n'exprimait que trop la jeunesse d'Avignon. Fils d'un riche marchand de soie, nourri dans les mœurs galantes et féroces de son étrange pays, il avait, pour achever de brouiller son âme trouble, deux amours, tous deux adultères, la femme de son ami Duprat, et la Révolution française, dont il fut l'un des plus funestes, des plus illégitimes amants. Du moins, il mourut pour elle, avec un bonheur frénétique, le jour où périt la Gironde. Dans ce temps où tout le monde mourait en héros, il effraya l'assistance par la sauvage ardeur dont il chanta la Marseillaise sur la guillotine et sous le couteau. Tels furent les trois audacieux qui, sans ressources, n'ayant ni finances ni armée, entreprirent de conquérir le Comtat au profit de la France. Ils appelèrent le ban et l'arrière-ban des proscrits du parti français qui de toute la province refluaient vers Avignon, et ils réunirent jusqu'à 6.000 hommes. D'argent, ils n'eurent que celui qu'ils avaient pu tirer de l'argenterie des couvents. Si Lescuyer et les autres qui réglaient le matériel parvinrent à leur équiper tellement quellement cette armée, il est bien visible que, loin de profiter du pillage, comme on le leur a reproché, ils durent faire, la plupart, des sacrifices personnels, et combattre de leur fortune aussi bien que de leur vie. Ils partirent en plein janvier, Patrix et Mainvielle en tête, celui-ci sur un fougueux cheval blanc, qui semblait souffler la victoire. Toutes les femmes sur les portes, les dames aux fenêtres, regardant défiler cette armée bizarre, mêlée d'hommes de toutes sortes ; fort peu d'uniformes ; tel brillant, tel en guenilles. Beaucoup de sourires aux fenêtres et de blancs mouchoirs agités, peu de vœux sincères. Le 20, près de Carpentras, l'armée rencontra les magistrats français d'Orange, qui, par humanité, peut-être aussi par sympathie pour la ville aristocrate, essayaient d'intervenir. Il était bien tard. Mainvielle s'opposa à la conférence avec beaucoup de hauteur, d'impatience ; il brûlait d'en venir aux mains. A peine en vue de Carpentras, on mit les canons en batterie, et l'on tira quelques coups. Mais, voici que, du Ventoux, descendent des nuages noirs, le vent, la pluie et la grêle, une pluie froide et glacée, une grêle acérée, violente. Ces bandes peu aguerries, gens de ville pour la plupart, commencent à s'étonner. Ils courent chercher des abris, et finissent par tomber dans un désordre complet. Ce n'est point un rapide orage d'été, c'est une longue tempête d'hiver ; les plaines sont inondées, les torrents grossis. Peu à peu, en grelottant, nos gens reviennent à toutes jambes. Qui avait vaincu ? la Vierge. C'est-elle, les dames de Carpentras l'assurèrent ainsi, qui, sensible à leurs prières, se chargea seule de répondre à cette farouche armée, et sans arme qu'un peu de pluie jetée aux visages, les renvoya pour être chansonnés des femmes et des petits enfants. Une table de bronze éternisa la mémoire de ce miracle ; une fête votive put reproduire d'année en année le triomphe de la Vierge, l'humiliante déconfiture des sacrilèges d'Avignon. Ceux-ci, rentrés à petit bruit, eurent cruellement à souffrir de la joie des aristocrates. On n'osait les railler en face ; mais, de loin, mille petites flèches leur étaient lancées qui leur revenaient par voies indirectes. Les demi-sourires des femmes, les plaisanteries que des amis charitables s'empressent toujours de rapporter à ceux qui en sont l'objet, les remplissaient de fureur. Ils commencèrent à se sentir tout entourés d'ennemis ; pleins de défiance et de crainte, ils se tournèrent vers leur adversaire naturel, le clergé, exigèrent de lui le serment civique. Mais leur échec de Carpentras les avait fait baisser dans l'opinion. Le fanatisme, enhardi, tenta un coup désespéré qui, s'il restait impuni, brisait le parti français. Les magistrats patriotes de la ville de Vaison, Anselme et La Villasse, leur avaient demandé d'envoyer d'Avignon un cure' constitutionnel, l'ancien ayant émigré. Ce fut l'arrêt de leur mort. On lança les paysans ; l'assemblée aristocratique les autorisa au crime. Ils s'emparèrent de Vaison, égorgèrent dans leurs maisons La Villasse et Anselme (23 avril 91). Cet assassinat, autorisé, légalisé, cet essai pour terroriser les magistrats patriotes, fut pour tout le Rhône un coup électrique. Le maire d'Arles, Antonelle, noble patriote, militaire philosophe, qui avait quitté les lettres pour se précipiter dans la Révolution, vint s'offrir aux Avignonnais avec des troupes et du canon ; il monta en chaire à la cathédrale, et somma le peuple de venger le sang de ses magistrats, indignement égorgés. Duprat et Mainvielle partirent immédiatement d'Avignon, avec trois mille hommes, sans argent, sans vivres, se fiant au brigandage, aux contributions forcées. Mais, quelque diligence qu'ils fissent, Carpentras était préparée. On n'avait pas résolu le meurtre de La Villasse sans se mettre d'abord en défense. Toute l'aristocratie française, royaliste et fayettiste, semblait s'être entendue ici pour faire éprouver au parti français d'Avignon un honteux échec. Ce n'étaient pas des secours officiels qu'avait reçus Carpentras. Tout avait été hasard ; c'est par hasard que des officiers français, allant en Italie, s'arrêtèrent à Carpentras ; par hasard, que des artilleurs de Valence vinrent servir les pièces ; par hasard, des fondeurs lorrains vinrent fondre de l'artillerie. Il en était venu aussi de Provence, que Carpentras disait avoir achetée. Celle des Avignonnais, mal servie par des artilleurs novices, ne fit aucun mal à la place. La population assiégée, quand elle vit l'innocence de ces boulets impuissants, allait avec des risées les ramasser dans la campagne. Pour comble d'humiliation, des femmes avaient pris les armes, une dame noble du Dauphiné entre autres ; de sorte que les infortunés Avignonnais entendaient dire que les femmes suffisaient pour leur résister. L'inexpérience et l'indiscipline expliquaient assez ce revers. Duprat et Mainvielle l'attribuaient à la trahison. Ils soupçonnaient le chevalier Patrix, ce Catalan qu'ils avaient fait général. Il avait fait évader un prisonnier considérable. Lui-même, ils le firent tuer. Ils le remplacèrent par un homme illettré, grossier, tout-à-fait à eux. Pour conduire ces bandes mal disciplinées, mêlées de portefaix, de paysans, de déserteurs français, il fallait un homme du peuple. Ils choisirent un certain Mathieu Jouve, qui se faisait appeler Jourdan. C'était un Français, né dans un des plus rudes pays de la France, pays de glace et de feu ; terre volcanique, éternellement rasée par la bise, les hauteurs quasi-désertes qui entourent le Puy-en-Velay. Il avait été d'abord muletier, puis soldat, puis cabaretier à Paris. Transplanté à Avignon, il y vendait de la garance. Bavard et vantard, il faisait croire au petit peuple que c'était lui qui avait coupé la tête au gouverneur de la Bastille, puis coupé encore la tête aux gardes-du-corps du 6 octobre. A force de le lui entendre dire, on l'appelait Jourdan coupe-tête. La sienne était fort burlesque, par un mélange singulier de bonhomie et de férocité. Entre autres singularités, cet homme, très-cruel dès qu'il avait vu le sang, n'en avait pas moins les larmes faciles ; il s'attendrissait sans peine, parfois pleurait comme un enfant. Le siège fut changé eu blocus. L'armée vécut comme elle put, par des contributions forcées. Pour tout ce qu'elle prenait, elle donnait des bons à payer sur les biens nationaux d'Avignon. Il y eut d'affreux désordres. Après une petite bataille où les Avignonnais vainquirent, le malheureux village de Sarrians, qui s'était défendu contre eux, fut traité comme il l'eût été par des Caraïbes. Des femmes suivaient l'armée qui se faisaient gloire de manger de la chair humaine. Ces atrocités rendirent force au parti papiste. Il créa, à Sainte-Cécile, une assemblée fédérative des communes, en face de celle que le parti français avait formée à Mignon. Celle-ci, chassée d'Avignon même par une réaction violente, se trouva errante, siégeant, tantôt à l'armée, tantôt à Sorgues ou à Cavaillon. Pour comble, l'Assemblée constituante, réactionnaire elle-même, déclara, le 4 mai, qu'elle n'acceptait pas Avignon. Ceci semblait le coup de grâce. La France exterminait d'un mot ceux qui s'étaient perdus pour elle. L'armée qui bloquait Carpentras se révolta contre ses chefs, réclama sa solde ; Jourdan montra les caisses vides et pleura devant ses soldats. Tout était perdu ; déjà de soi-disant constitutionnels d'Avignon avaient, dans leur club des Amis de la Constitution, déclaré les chefs du parti français traîtres à la patrie. Tout ce parti n'avait qu'une chose à attendre, d'être partout massacré. Une scène immense d'assassinats allait s'ouvrir, par le décret de la Constituante. Elle-même frémit devant son œuvre, recula. Le 24 mai, elle accorda, par humanité, l'envoi de quelques troupes et de trois médiateurs, pour désarmer les partis. Les médiateurs n'étaient nullement les hommes imposants qui, jetés dans cette tempête, en auraient dominé les flots. C'étaient trois hommes de lettres, écrivains agréables de l'ancien régime, connus par des productions légères et galantes : l'un par ses Amours d'Essex, l'autre par ses Poésies fugitives, l'abbé par une traduction gracieuse de Daphnis et Chloé. Loin de pouvoir rien arrêter, ils furent emportés, comme paille, dans le brillant tourbillon. Les dames d'Avignon les saisirent sans difficulté et s'en emparèrent. Sans être belles, comme celles d'Arles, elles sont diaboliquement vives, adroites et jolies. Nulle part, ni en France ni en Italie, la physionomie n'est si expressive, la passion si impétueuse. Ce sont les fille du Rhône ; elles en ont tous les tourbillons ; comme lui, elles sont à la fois tyranniques et capricieuses. Ce sont les filles de l'air, du vent qui rase la ville, ce vent fixe à l'agitation, mais tantôt vif, sec, agaçant et crispant les nerfs, tantôt lourd, fiévreux, portant avec lui un trouble passionné. Une tête étrangère résiste peu au triple vertige des eaux, du vent, des regards ardents et mobiles. Une chose aussi l'enivre et l'hébète, c'est ce qu'on entend toujours aux rues d'Avignon, l'éternel zou ! zou ! qui siffle, et ce sifflement, ce bruit de vertige, imité par l'homme du peuple, c'est pour lui le cri de l'émeute, le signal de mort. Les dames Duprat et Mainvielle (celle-ci choisie plus tard pour déesse de la liberté) exercèrent, dit-on, sur tels des médiateurs une influence irrésistible, les rallièrent à leur devoir, à l'intérêt de la France et de la révolution. L'abbé Mulot, qui venait dans des intentions non moins bonnes, dévia bientôt de l'autre côté. C'était un homme faible et doux, de cette génération plus passionnée que forte des électeurs de 89, un collègue des Bailly, des Fauchet, des Bancal, etc. Il connaissait, aimait déjà un jeune homme d'Avignon, fils d'un imprimeur de cette ville, qui était venu à Paris se perfectionner dans son art. Ce jeune homme ou cet enfant, charmant de cœur et de figure, s'empara de Mulot au débarquer, et le mena chez sa mère. Mme Niel, c'était son nom, jeune encore, aussi belle que son fils, était, dans son imprimerie, une dame tout à fait de cour, élégante et gracieuse ; toute la noblesse d'Avignon ayant émigré, Mme Niel et quelques autres de sa classe se trouvaient l'aristocratie. Le pauvre abbé Mulot crut voir Laure et se crut Pétrarque. Mais cette Laure, plus impérieuse, plus passionnée que l'ancienne, une Laure toute politique, était violemment royaliste. Elle était naturellement reine, il lui fallait une cour. Mme Niel exerça une domination souveraine sur tous les nouveaux venus, non-seulement sur l'ordonnateur, mais sur les exécuteurs, je veux dire sur les officiers, plus ou moins aristocrates, qui amenaient les troupes françaises. Une municipalité royaliste fut constituée sous cette influence. Le point capital de la situation était de savoir si, dans l'extrême pénurie où se trouvait la ville, abandonnée de tous les gens riches, on toucherait aux biens ecclésiastiques. Les médiateurs licenciaient l'armée de Vaucluse, mais il fallait la payer. Ce licenciement, brusque, immédiat, ressemblait à l'ingratitude ; brigands ou non, ces gens-là avaient combattu pour la France. On les renvoyait dispersés chez eux, et presque partout ils étaient reçus à coups de fusil. Faute de solde, il leur avait bien fallu vivre de pillages, de violences ; voilà qu'on leur demandait compte. Les vengeances exercées sur eux furent atroces ; elles ont été obscures : on ne sait pas le nombre des morts. Ce qui porte à le croire très-grand, c'est que dans un seul village il y eut onze hommes de tués. La garde nationale d'Aix fut si indignée de voir égorger impunément les alliés de la France, qu'elle vint en masse à ce village, exhuma les corps et força les aristocrates de leur demander pardon à genoux. Ces gens, repoussés de partout, refluèrent dans Avignon. Lescuyer, Duprat se retrouvèrent maîtres. La municipalité leur refusait le paiement des troupes, qui ne pouvait s'opérer que par la vente des ornements d'église, des cloches, des biens ecclésiastiques La foule furieuse des soldats s'empara de la municipalité, la jeta prisonnière dans le palais des papes, avec la dame Niel et son fils, en tout une quarantaine de personnes. Mulot, obligé de sortir d'Avignon, réclama en vain pour eux. Il parla comme médiateur, il pria comme homme, demanda comme justice, ou comme faveur, qu'on les lui rendit. Dans le pressentiment sinistre qui le torturait, il alla jusqu'à avouer l'intérêt passionné qu'il portait à tels des captifs : Quoi ! disait-il dans sa lettre, je n'aurais eu qu'un ami en arrivant à Avignon, et je le verrais dans les fers ! Douze prisonniers lui furent rendus, des étrangers, des indifférents ; on garda les autres, la mère surtout et le fils. La municipalité nouvelle procéda à la grande et nécessaire opération de la vente des biens d'Église. On décida que les petites communautés, où il y avait moins de six religieux, seraient tout d'abord supprimées, que toutes donneraient état de leurs biens. On commença à fondre les cloches, à réunir les ornements d'église, à les mettre en vente. Ces opérations étaient menée par Duprat et les violents à grand bruit, sans ménagement pour les croyances du peuple. Lescuyer leur remontrait en vain qu'il fallait procéder d'une manière régulière et dans les formes légales. Il ne voulait rien que la Loi. Ce fut en son nom qu'il se présenta au chapitre d'Avignon, somma les chanoines d'élire un chef constitutionnel du Clergé, et leur déféra le serment civique, qu'ils ne voulurent point prêter. Tout annonçait un orage. L'opinion populaire avait tout à fait changé. La solitude et l'abandon de la ville, la cessation du commerce et des travaux, la misère croissante, l'attente d'un rude hiver, assombrissaient Avignon. Comment, disaient-ils, s'étonner si l'on meurt de faim maintenant, quand les églises sont violées, le saint-sacrement arraché de l'autel et vendu aux juifs !... Ce qui les blessait le plus, c'était de voir briser les cloches ; il n'y avait pas un coup de marteau frappé sur elles qui ne frappât au cœur des femmes ; la ville, tout à coup muette, leur semblait condamnée de Dieu. La position du parti français, réduit à un petit nombre, devenait fort dangereuse. Il fit un nouvel effort près du Conseil de Louis XVI ; les ministres proposèrent la réunion à l'Assemblée constituante. Le rapporteur, Menou, la demanda. Au nom de l'humanité... n'exposez pas, dit-il, cent cinquante mille individus à s'égorger en maudissant la France. La réunion fut décrétée le 13 septembre, et le Roi la sanctionna le lendemain. Comment s'était-il décidé à ce sacrilège énorme d'accepter la terre papale, c'est ce qui n'est pas expliqué. Un article du décret accordait indemnité au pape pour ses domaines utiles, mais non pour la souveraineté. Très probablement on fit entendre au Roi que, le décret de réunion entraînant la dissolution de l'armée de Jourdan qui tyrannisait le pays, le parti français apparaitrait dans sa minorité minime, la masse délivrée rétracterait le vote en faveur de la France qu'on lui avait extorqué et rétablirait le pape. La Cour était si bien informée qu'elle comptait qu'une fois quitte de la Constituante, elle allait avoir dans la Législative une Assemblée royaliste, qu'elle mènerait aisément. Cette Assemblée n'aurait garde de repousser Avignon, qui, au nom de son indépendance nationale et de la souveraineté du peuple, redemanderait son maître ; le décret de réunion serait aisément révoqué. C'était là le roman des prêtres, et celui du Roi, sans nul doute, il n'était pas invraisemblable. Le peuple d'Avignon, sous le pape, ne payait aucun impôt ; par vexation, extorsion, à peu près comme en Turquie, on rançonnait, non le peuple, mais les riches, ceux qui avaient. Le commerce, serré et gêné, étouffait entre les douanes de France ; mais cela même empêchant les denrées de se vendre hors du pays, les faisant consommer sur place, mettait tous les vivres à vil prix. Pour un sol ou deux, m'ont dit les vieillards, on avait pain, vin et viande. Tout cela était cruellement changé, depuis la révolution. ta culture se trouvant presque interrompue par la guerre civile, les vivres s'écoulant au dehors, la cherté était grande. Le peuple, on pouvait le prévoir, allait comme Israël au désert regretter les oignons d'Égypte ; il aimerait mieux retourner en arrière, et renoncer pour toujours à cette terre promise de la liberté qu'il lui fallait acheter par l'abstinence et le jeûne. Que fallait-il faire ? rien qu'attendre, envoyer peu de troupes, et les plus aristocrates, empêcher surtout les directoires des départements voisins de laisser partir les vaillantes gardes nationales de Marseille, d'Aix et de Nîmes, qui ne demandaient qu'à soutenir les patriotes d'Avignon. Ces directoires agirent parfaitement dans la pensée de la cour. Les commissaires nommés pour exécuter le décret furent retenus à Paris. Des médiateurs anciens, deux revinrent, Verninac, Lescène ; un seul resta, le royaliste, l'abbé Mulot, qui, ayant laissé aux prisons du palais des papes un trop cher otage, voulait à tout prix l'en tirer. Mulot ne pouvait agir directement sur Avignon. Il ne disposait pas des troupes. Les officiers étaient aristocrates, ainsi qu'une partie des soldats, surtout les hussards ; mais le général était jacobin. Il lui fallait une occasion pour forcer celui-ci d'agir, pour frapper, au nom de la France, un coup assez fort, qui terrifiât les patriotes, encourageât contre eux le petit peuple d'Avignon, et délivrât les prisonniers. L'occasion se présenta le jour même où l'on reçut nouvelle de la réunion. La petite ville de Sorgues, frappée de rudes contributions par les patriotes, en avait égorgé, mutilé plusieurs. Elle avait été désarmée, et le parti patriote y avait repris le dessus. A la nouvelle de la réunion, les papistes de Sorgues, sûrs désormais de l'appui de nos troupes aristocrates, voulurent reprendre leurs armes. L'abbé Mulot, appelé par eux, obligea le général d'envoyer des troupes ; une mêlée s'ensuivit, nos troupes tirèrent et tuèrent entre autres un officier municipal du parti des patriotes, qui se sauvait sur son toit. L'abbé Mulot, vainqueur à Sorgues, ne résista pas à la tentation d'instruire la belle prisonnière du coup de vigueur qu'il avait frappé. Il lui écrivit ce billet : Nous venons de porter le coup que nous devions porter au nom de la France ; j'en attends tout ; n'en voulez point à l'ami de votre fils. Ce dernier mot était écrit sans doute pour que, si le billet était surpris en chemin, on n'accusât point Mu- Niel d'avoir conseillé cette répression violente. Peut-être aussi cette dame, qui avait bien plus que l'abbé d'esprit et de sens, l'avait-elle détourné d'un acte odieux, danger e u x, qui ne la délivrait point, irritait ses ennemis et pouvait la perdre. Le parti réellement fort dans Avignon, le parti papiste, celui des confréries et du petit peuple, travaillait à part, par ses voies à lui, et n'obéissait nullement au signal des royalistes constitutionnels, tels que les Niel et Mulot. Le fatal billet fut surpris. Les patriotes d'Avignon écrivirent au médiateur des reproches amers, ces paroles entre autres, ironiquement copiées de son billet même : Nous ne croyons pas que vous vouliez porter, au nom de la France, un coup dans le seul dessein de délivrer celui que vous croyez votre ami. Autre imprudence encore plus grave. Un autre admirateur de Mme Niel, M. de Clarenthal, capitaine de hussards, hasarda de lui écrire : Du calme, ma belle dame, du secret, et voilà tout. Armez-vous de patience, leur règne ne sera plus long ; ils jouent de leur reste, ils seront punis. Ces menaces surprises par les meneurs d'Avignon les rendaient d'autant plus furieux, qu'elles n'étaient que trop vraisemblables. Le parti français, réduit à un petit nombre[1], à ses soldats licenciés qui restaient pour se faire payer, était assis sur un volcan. Ce n'était pas seulement Mulot et les royalistes constitutionnels qu'il avait à craindre, mais bien les papistes. Les premiers, sans trop s'entendre avec les seconds, leur rendaient pourtant le service d'empêcher les patriotes des départements voisins de venir à leur secours. Les prêtres, enhardis de se retrouver peu à peu à la tête d'un grand peuple, commençaient à conter ou faire des miracles. Ils contèrent d'abord ceci : un patriote, enlevant d'une église un ange d'argent, lui cassa le bras ; sa femme peu après accouche d'un enfant sans bras. Les esprits ainsi préparés, on fit jouer le grand ressort. La Vierge, depuis 89, se montrait fort aristocrate. Dès 90, elle s'était mise à pleurer, dans une église de la rue du Bac. Vers la fin de 91, elle commença d'apparaître derrière un vieux chêne, au fond du Bocage vendéen. Tout juste à la même époque, elle effraya le peuple d'Avignon d'un signe terrible : son image, dans l'église des Cordeliers, se mit à rougir, ses yeux s'allumèrent de pourpre sanglante, elle semblait entrer en fureur. Les femmes y venaient en foule, peureuses et curieuses, pour voir, et elles n'osaient regarder. Les hommes, moins superstitieux, auraient peut-être laissé la Vierge rougir à son aise. Mais un bruit se répandit qui les émut davantage. Un grand coffre d'argenterie d'église avait passé dans la ville. On le dit ; on le répéta, et ce ne fut plus un coffre, ce furent dix-huit malles toutes pleines, qui, la nuit, avaient été transportées hors de la ville. Et que contenaient ces malles ? Les effets du Mont-de-piété, que le parti français, disait-on, allait emporter avec lui. L'effet fut extraordinaire. Ces pauvres gens qui, dans une si grande misère, avaient engagé tout ce qu'ils avaient, petits joyaux, meubles, guenilles, se crurent ruinés. Il n'y a qu'une chose à faire, leur dit-on, c'est de s'emparer des portes de la ville et des canons qui s'y trouvent, d'arrêter, s'ils veulent sortir, Lescuyer, Duprat, Mainvielle et tous nos voleurs. C'était le dimanche matin (16 octobre), une foule de paysans étaient venus dans Avignon, tous armés ; on ne marchait pas autrement dans ces campagnes. La chose fut faite à l'instant, les portes occupées ; les royalistes constitutionnels, profitant de ce grand mouvement papiste, prirent les clefs de la ville et coururent à Sorgues les porter à l'abbé Mulot, supposant apparemment qu'il allait leur donner des troupes. La foule cependant affluait aux Cordeliers, femmes et hommes, artisans des confréries, portefaix et paysans, les blancs et les rouges, tous criant qu'ils ne s'en iraient jamais tant que la municipalité, son secrétaire Lescuyer, ne leur auraient rendu compte. Il y avait dans l'église douze ou quinze soldats de l'armée de Jourdan, qui avaient cru probablement empêcher le trouble, qui regardaient et ne bougeaient ; leur vie tenait à un fil. La foule en envoya quatre peur appréhender Lescuyer, le forcer de venir ; on le trouva dans la rue, qui allait se réfugier à la municipalité, et on l'amena au peuple. Il monta en chaire, ferme et froid d'abord : Mes frères, dit-il avec courage, j'ai cru la Révolution nécessaire ; j'ai agi de tout mon pouvoir... Il allait confesser sa foi. Peut-être sa contenance digne, sa probité visible en son visage, en ses paroles, aurait ramené les esprits. Mais on l'arracha de la chaire, et dès lors il était perdu. Jeté à la meute aboyante, on le tira vers la Vierge, vers l'autel, pour qu'il y tombât comme un bœuf à assommer aux pieds de l'idole. Le cri meurtrier d'Avignon, le fatal zou ! zou ! sifflait de toute l'église sur le malheureux. Il arriva vivant au chœur, et là se dégagea encore ; il s'assit, pâle, dans une stalle ; quelqu'un qui voulait le sauver lui donna de quoi écrire. Suspendre la rupture des cloches, ouvrir et montrer le Mont-de-piété, satisfaire le peuple, c'était le sens du billet. Mais jamais on ne put le lire ; ceux qui voulaient sa mort le couvraient de leurs huées. Un voyageur, un étranger, un gentilhomme breton, M. de Rosily, allant, dit-on à Marseille[2], était entré dans l'église avec la foule. Il essaya, avec un extrême péril, de sauver le malheureux. Il se jeta devant lui : Messieurs, au nom de la loi !... Mais on ne l'entendait plus... Au nom de l'honneur, de l'humanité !... Les sabres se tournaient vers lui ; d'autres le couchaient en joue ; d'autres le tiraient pour le pendre. — On ne le sauva qu'en disant qu'il était juste de tuer Lescuyer d'abord. Le pauvre Lescuyer, misérable objet du débat, n'espérant rien et voyant son avocat même en si grand danger, se lève brusquement de la stalle, court à l'autel... Un homme compatissant lui montrait derrière une porte où s'échapper. Mais, à ce moment, un ouvrier taffetassier lui assène un coup si roide, que le bâton fut brisé et vola en deux. Il tomba juste où on voulait, au marchepied de l'autel. Le trompette de la ville entrait, au moment même, sonnait pour faire faire silence, publier une proclamation. Le formidable zou ! zou ! crié par des milliers d'hommes fit taire la trompette. Cette foule énorme, serrée sur un point, était comme suspendue sur le corps gisant : les hommes lui écrasaient le ventre à coups de pieds, à coups de pierres ; les femmes, de leurs ciseaux, pour qu'il expiât ses blasphèmes, découpèrent, avec une rage atroce, les lèvres qui les avaient prononcés. Dans cette torture épouvantable, une voix faible sortit encore de ce je ne sais quoi sanglant qui n'avait plus forme humaine ; il priait humblement qu'on lui accordât la mort. Un terrible éclat de rire s'éleva, et on ne le toucha plus, pour qu'il savourât la mort tout entière. |
[1] Et c'est ce qui prouve invinciblement que Duprat et autres chefs du parti violent ne furent point les auteurs du meurtre de Lescuyer, comme les meurtriers papistes les en accusent effrontément, leur renvoyant leur propre crime. Jouer un tel jeu, dans l'état de faiblesse extrême où se trouvait le parti français (qui ne put, on va le voir, réunir au moment du danger que 350 hommes dans une ville de 30.000 âmes), risquer, dis-je, une telle chose, c'était courir volontairement une chance presque infaillible de mort. Cette histoire a toujours été arrangée par les ennemis du parti français, comme Commin, Soullier, etc. M. André lui-même, qui affecte souvent les dehors de l'impartialité, adopte et copie, les yeux fermés, les traditions mensongères de la contre-révolution.
[2] Ce Breton du Morbihan, qui se trouve là par hasard, allant à Marseille, comme au siège de Carpentras les officiers français se trouvent là par hasard, en passant vers l'Italie, était-il un agent des prêtres et nobles de la Bretagne, lequel toutefois, prévoyant l'effet terrible de la mort de Lescuyer, voulait, en le sauvant, sauver son propre parti ? — ou bien sa présence fut-elle vraiment fortuite, son intervention un pur effet d'une humanité généreuse ? — Il est impossible de voir clair dans cette question obscure.