HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VI.

CHAPITRE PREMIER. — LE PREMIER ÉLAN DE LA GUERRE. L'OUVERTURE DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. (OCTOBRE 91).

 

 

Le premier élan de la guerre. — Hésitation des politiques et des militaires. — Le monde appelait la France. — Haine des rois pour la France. — Mme Lamballe en Angleterre. — L'Angleterre et l'Autriche voulaient endormir, énerver la France. — Suicide universel des rois au XVIIIe siècle. — L'intime pensée de l'Autriche, l'intime pensée de la reine. — Règne et chute de Barnave (sept.-nov. 91). — Violence intérieure du roi, de sa sœur et de sa fille. — Le Roi aimait peu l'émigration. - Il appartenait aux prêtres. — Leur puissance. — Les prêtres, menacés à Paris, tout-puissants en province. — La France comprend que le Roi, c'est l'ennemi. — Ouverture de l'Assemblée Législative. — Apparition des Girondins. — Discussion du trône et du fauteuil. — Discussion relative aux prêtres et aux émigrés. —Réponses hostiles des puissances. — Nouvelle du désastre de Saint-Domingue. — Nouvelle du massacre d'Avignon.

 

La pensée de ce livre, c'est la guerre, l'élan national contre l'ennemi du dedans, du dehors.

La nouvelle Assemblée, élue sous l'impression du danger public, devrait s'appeler, non la Législative, mais l'Assemblée de la guerre.

Le sujet propre du livre, c'est la découverte progressive de cette vérité trop certaine : Que le Roi, c'est l'ennemi, le centre (volontaire ou involontaire) de tous les ennemis, intérieurs, extérieurs.

Et le but où ce livre marche, c'est le salut de la France, au 10 août, par le renversement du trône.

La France qui lit, jase et discute, s'était déjà bien dépensée en paroles ; elle se souciait peu d'agir, elle aimait mieux ne pas voir les dangers de la situation ; ingénieuse à se tromper, elle parvenait à croire que la guerre ne viendrait pas.

Mais la France qui ne lit point (c'est à peu près tout le monde), celle qui parle moins, qui travaille, n'ayant pas les mêmes moyens de se faire illusion, n'imagina pas que la chose pût être mise en question ; elle croyait depuis longtemps à la guerre, elle y crut plus fermement encore, et s'y prépara. Depuis Varennes, elle demandait universellement des fusils ; au défaut, elle se mit, dès janvier, à forger des piques.

L'impression de la fuite du Roi, sa désertion à l'ennemi, ce grand fait, ce fait capital, d'une signification décisive, put s'obscurcir pour le public oisif et causeur qui se repaît chaque jour de petites nouveautés. Mais pour la grande France, travailleuse et silencieuse, le même fait resta tout nouveau, présent, menaçant. Cette France, en faisant sa moisson, son labour, n'eut rien autre chose en l'esprit, et si une pierre heurta le soc, arrêta parfois la charrue, ce fut toujours cette pierre dressée sur chaque sillon.

Ils n'étaient pas assez savants pour se dire : L'Empereur est un philanthrope, Catherine est philosophe, et autres vaines raisons, accidentelles et personnelles, qui ne changeaient rien à la nature des choses, aux nécessités profondes de la situation. Ce qu'ils savaient, c'est que la France se trouvait, par sa Révolution, seule de son espèce en ce monde, un miracle, un monstre, que l'on regardait avec terreur ; que cette créature nouvelle, entre les rois frémissants de haine et de peur, et les peuples à peine éveillés, se trouvait profondément seule, et devait regarder tout d'abord quelle défense elle avait en soi.

C'est justement ce qu'elle fit. Dès 89, au moment de sa naissance, elle sauta sur ses armes. Le premier instinct lui dit qu'elle avait un ennemi, quelque chose d'inconnu qui la menaçait ; elle l'appela les brigands, et se mit à chercher les brigands de village en village.

Eu 90, aux fédérations, dans son armement pacifique, elle commença à rêver la délivrance des peuples, leur fédération générale sur les trônes brisés des rois.

En 91, elle connut l'entente profonde du Roi et des rois de l'Europe. Elle comprit son double danger. Elle arma, à bon escient.

Car enfin (c'était là le raisonnement bien simple, mais sans réplique, du dernier des paysans), est-ce que les rois oublieront que nous avons mis la main sur la royauté, arrêté le Roi à Varennes ? est-ce qu'ils ne se sont pas trouvés tous captifs en Louis XVI ?... Le peuple, par toute la terre, est serf et prisonnier des rois ; le Roi, dans la France seule, est le prisonnier du peuple. Il n'y a pas de traité possible... Ils grondent encore sans mordre, comme le dogue qui va s'élancer ; bien sot qui voudrait attendre que le dogue le tint à la gorge.

A cette voix intérieure du bon sens répondit admirablement la déclaration de Pilnitz. Les rois disaient à la France :. Oui, vous ne vous trompez pas ; c'est bien là notre pensée. — Et cette déclaration ne circula pas dans les termes ambigus de la diplomatie ; elle courut la campagne, sous la forme insolente et provocante de la lettre de Bouillé. Elle tomba comme un défi ; comme tel, elle fut saluée d'une longue clameur de joie.

Eh ! c'est ce que nous demandions ! Tel fut le cri général. Marseille demandait, dès mars 91, à marcher au Rhin. En juin, tout le nord, tout l'est, de Givet jusqu'à Grenoble, se montre, en un même moment, hérissé d'acier. Le centre s'ébranle. A Arcis, sur dix mille mâles, trois mille partent. Dans tel village, Argenteuil par exemple, tous partent sans exception. L'embarras fut seulement qu'on ne savait où les diriger. Le mouvement n'en gagnait pas moins, comme les longues vibrations d'un immense tremblement de terre. La Gironde écrit qu'elle n'enverra pas, qu'elle ira ; elle s'engage à marcher tout entière, en corps de peuple, tous les mâles, quatre-vingt-dix mille hommes ; le commerce de Bordeaux que ruinait la Révolution, le vigneron qu'elle enrichissait, s'offraient unanimement.

Une chose suffit pour caractériser cette époque, un mot d'éternelle mémoire. Dans le décret du 28 décembre 91 qui organise les gardes nationaux volontaires et les engage pour un an, la peine dont on menace ceux qui quitteraient avant l'année, c'est que pendant dix ans, ils seront privés de l'honneur d'être soldats.

Voilà un peuple bien changé. Rien ne l'effrayait plus, avant la Révolution, que le service militaire. J'ai sous les yeux ce triste aveu de Quesnay (Encycl., art. Fermiers, pag. 537) : Que les fils de fermiers ont tellement l'horreur de la milice, qu'ils aiment mieux quitter les campagnes, et vont se cacher dans les villes.

Qu'est devenue maintenant la race timide et servile qui portait la tête si bas, la bête encore à quatre pattes ? Je ne peux plus la trouver. Aujourd'hui. ce sont des hommes.

Il n'y eut jamais un labour d'octobre comme celui de 91, celui où le laboureur, sérieusement averti par Varennes et par Pilnitz, songea pour la première fois, roula en esprit ses périls, et toutes les conquêtes de la Révolution qu'on voulait lui arracher. Son travail, animé d'une indignation guerrière, était déjà pour lui une campagne en esprit. Il labourait en soldat, imprimait à la charrue le pas militaire, et, touchant ses bêtes d'un plus sévère aiguillon, criait à l'une : Hu ! la Prusse ! à l'autre : Va donc, Autriche ! Le bœuf marchait comme un cheval, le soc allait âpre et rapide, le noir sillon fumait, plein de souffle et plein de vie.

C'est que cet homme ne supportait pas patiemment de se voir ainsi troublé dans sa possession récente, dans ce premier moment où la dignité humaine s'était éveillée en lui. Libre et foulant un champ libre, s'il frappait du pied, il sentait dessous une terre sans droit ni dime, qui déjà était à lui, ou serait à lui demain... Plus de seigneurs ! tous seigneurs ! tous rois, chacun sur sa terre, le vieux dicton réalisé : Pauvre homme, en sa maison, roi est.

Et en sa maison et dehors. Est-ce que la France entière n'est pas sa maison, maintenant ? Hier, il venait, tremblant, mendier la justice par-devant Messieurs, comme si c'était une grâce ; il lui fallait payer d'abord, puis l'on se moquait de lui. Lui-même aujourd'hui est juge, et il rend gratis la justice aux autres. Le voilà ce paysan, assesseur du juge de paix, membre du conseil municipal, l'un des treize cent mille nouveaux magistrats, électeur (il y en avait entre trois et quatre millions) s'il paye trois journées par an. Et qui ne les paiera pas, qui ne sera propriétaire, au prix où la terre se donne, s'offrant avec les délais si faciles, venant dire en quelque sorte : Prends-moi, tu paieras quand tu pourras. La première récolte suffisait souvent pour payer, ou la première coupe, ou quelques pierres qu'on revendait, ou quelque plomb pris d'un toit.

Mais, ce n'est pas tout, mon ami, te voilà un homme public, un citoyen, un soldat, un électeur ; te voilà bien responsable. Sais-tu que tu as une conscience qu'il te faut interroger ? Sais-tu que ce grand nombre de magistrats, incessamment renouvelés, oblige tout le monde à son tour à devenir magistrat ? C'est là en effet, la grandeur de la Constitution de 91 ; laissant la puissance publique très-faible, il est vrai, serrant très-peu le lien politique, restreignant peu, contraignant peu, elle fait par cela même un appel immense à la moralité individuelle. Loi aimable et confiante, elle somme tous les hommes d'être bons et sages, elle compte sur eux. Par son imperfection même et par son silence, la loi dit à l'homme : N'as-tu pas, dans ta raison, déjà une loi intérieure ? Sers-t-en pour me suppléer, au besoin, et deviens ta loi !... Tu n'es plus un malheureux serf, qui peut renvoyer à son maure le soin de la chose publique ; elle est tienne, c'est ton affaire. A toi de la défendre et la gouverner ; à toi d'être, selon ta force, la providence de l'État.

Cet appel muet fut bien entendu. Ce ne fut pas moins que l'éveil de la conscience publique dans l'âme de l'individu. Une inquiète sollicitude de l'intérêt de la patrie, de celui du genre humain, remplit tous les cœurs. Tous se sentirent responsables pour la France, et elle -même pour le monde. Tous furent prêts à défendre, en la Révolution, au prix de leurs vies, le trésor commun de l'humanité.

Voilà la pensée, sainte et guerrière, des élections de 91. Elles furent le fait de la France, et non pas spécialement le résultat des intrigues jacobines, comme on l'a tant répété. Les résultats le montrent assez. L'Assemblée, comme la France, se déclara pour la guerre. Les jacobins (du moins la plupart d'entre eux, les meneurs) furent partisans de la paix.

Non, ni la presse, ni les clubs, n'eurent l'influence principale dans ce mouvement immense, tout naïf et tout spontané. S'il fut puissant, ce fut surtout chez le peuple qui ne lit pas, dans les populations dispersées, isolées par la nature de leurs travaux. Tous le trouvèrent en eux-mêmes, dans le sentiment de leur dignité nouvelle, dans leur jeune foi. La pensée qui roulait dans les carrefours des villes, elle surgit aussi du sillon, elle se retrouva la même dans le labour solitaire, et là peut-être n'ayant à qui s'exprimer, elle couva avec plus de force. Elle alla toujours fermentant, à mesure que les travaux cessèrent, et qu'on commença vers novembre, à se rassembler souvent sous le porche de l'église, ou bien le soir aux veillées. Quand on avait parlé deux fois, trois fois de ces choses, tel jeune homme disparaissait, puis tel autre. Ils s'en allaient, malgré la saison, sur la neige, se faire inscrire au district, pour partir le plus tôt possible. Pas d'armes, leur disait-on. Ils revenaient alors et se mettaient à en faire. En janvier 92, un district de la Dordogne députa à l'Assemblée pour déclarer qu'il avait forgé trois mille piques, et qu'il ne comprenait pas qu'on ne le fit pas partir.

Ainsi l'automne, ainsi l'hiver, roula par toute la France, contenu et comme à voix basse, un gigantesque Ça ira ! Chant vraiment national qui, changeant aisément de rythme, répondit toujours à merveille aux émotions de nos pères. Fraternel en 90, il avait remué le Champ-de-Mars, bâti l'Autel de la patrie. En 91, il tint compagnie aux jeunes volontaires qui, allant demander des armes, le chantaient pour s'encourager dans les mauvaises routes d'hiver. Si le sifflement des vents, le bruissement des clubs, ne vous empêchent d'entendre, vous distinguerez ces premières notes, basses et fortes, du chant héroïque. Il est déjà rapide, ce chant, tout gaillard et tout guerrier ; 92 y va joindre l'élan pressé de la colère. Tout à l'heure il éclatera avec le fracas des tempêtes.

Le monde commençait à l'entendre, depuis la fuite de Varennes, comme un vaste et profond murmure. L'Assemblée y fermait l'oreille. Les meneurs mêmes de la presse et des clubs n'en avaient pas l'intelligence ; plongés dans ce bruit général, prolongé, sourd et monotone, ils ne l'entendaient pas, justement parce qu'ils l'entendaient toujours. Ils ne devinaient nullement la grande chose, fatale, invincible, qui était au fond de ce bruit : l'ébranlement du grand océan révolutionnaire qui allait franchir son rivage.

Chose étrange et ridicule ! ils disputaient avec l'océan ! ils trouvaient de petites raisons à lui objecter. Ils se disaient gravement : L'arrêterons-nous ? ne l'arrêterons-nous pas ?... Ils pouvaient le retarder un moment peut-être, mais en accumulant les vagues, ils accumulaient les périls.

Les politiques disaient : Attendons, la situation intérieure n'est pas assez sûre... — Et les militaires disaient : Attendons, formons une armée ; on ne fait pas la guerre avec des hommes, mais bien avec des soldats...

L'Assemblée constituante qui rétablissait le Roi, et tâchait d'apaiser les rois, n'avait garde d'écouter le mouvement populaire. Elle eût craint ses défenseurs tout autant que l'ennemi. Le 21 juin, au jour du péril, elle avait décrété la levée de trois cent mille gardes nationaux ; mais dès le 23 juillet, elle les réduisit à 97.000. Ce nombre l'effrayant encore, elle prit un bon moyen pour le réduire, ce fut de renvoyer aux directoires de département le soin et la dépense d'équiper ceux qui ne pouvaient le faire eux-mêmes (4 septembre). Le 8, le ministre écrivit à l'Assemblée qu'il n'avait d'armes que pour les 45.000 volontaires qu'on envoyait à la frontière du Nord, et ceux-là même en obtenaient à grand' peine. Ils ne trouvaient à la frontière ni vivres ni gîtes. Les officiers aristocrates se moquaient de leur misère, de leur triste équipement ; les bretailleurs les défiaient ; en certains lieux, on parlait de mener des régiments contre eux, de les écharper.

La Législative elle-même montra beaucoup de lenteur ; elle ne se fit donner un projet d'organisation pour les volontaires que le 22 novembre, et ne rendit son décret que le 28 décembre.

Ces retards qui semblaient prudents étaient d'une haute imprudence. Plus on attendait, plus il était à craindre que le moment ne passât, moment sacré, irréparable, où la guerre n'eût pas été une guerre. Le monde alors, nous le savons maintenant par l'aveu de nos ennemis, le monde appelait la France. Pourquoi ? elle était pure encore. Quelques violences partielles avaient eu lieu. Mais l'Europe les regardait comme des crimes individuels, des excès locaux, tels que tout grand changement en entraîne toujours. Jusqu'aux massacres de septembre 92, ou n'intentait à la France nulle accusation nationale. Jamais révolution, on l'avouait, n'avait moins coûté de sang.

La France, en 91, apparaissait jeune et pure, comme la vierge de la liberté. Le monde était amoureux d'elle. Du Rhin, des Pays-Bas, des Alpes, des voix l'invoquaient, suppliantes. Elle n'avait qu'à mettre un pied hors des frontières, elle était reçue à genoux. Elle ne venait pas comme une nation, elle venait comme là Justice, comme la liaison éternelle, ne demandant rien aux hommes que de réaliser leurs meilleures pulsées, que de faire triompher leur droit.

Jour sacré de nôtre innocence, qui ne vous regrettera ? La France n'était pas encore entrée dans la violence, ni l'Europe dans la haine et l'envie. Tout cela va changer dès la fin de 92, et les peuples alors tourneront contre nous avec les rois. Mais, alors, en 91, sous l'apparence d'une guerre imminente, il y avait au fond, dans la grande âme européenne, une attendrissante concorde. Souvenir doux et amer ! Il a laissé une larme jusque dans les yeux secs de Gœthe, du grand moqueur, du grand douteur, qui lui-même s'intitule l'ami des tyrans. Cette larme, nous aussi ; nous l'aurons toujours au cœur ; elle nous revient souvent, éveillé ou endormi, avec un mortel regret pour la fortune de la France ; nous la retrouvons souvent au matin, cette larme, sur l'oreiller.

Les misérables défiances que nous avons vues de nos jours (l'Italie veut agir seule, — l'Allemagne veut agir seule), elles n'auraient tombé alors à personne dans l'esprit. La France ne faisait point un pas dans la liberté, qui ne pénétrât l'Allemagne d'amour et de joie. Elle disait, garrottée : Oh ! si la France venait ! Au fond du Nord, une invisible main écrivit ces mots sur la table de Gustave : Point de guerre avec la France. Tous savaient bien alors qu'elle faisait l'affaire de tous, qu'elle ne voulait la guerre qu'afin de fonder la paix. Ils se confiaient à elle. Et combien ils avaient raison ! Combien peu elle songeait à ses intérêts ! Elle n'en avait qu'un seul, le salut des nations. Hors ses annexes naturelles, Liège et la Savoie, deux peuples de même langue et qui sont nous-mêmes, la France ne voulait rien. Pour rien au monde, elle n'eût pris un pouce de terre aux autres. Personne, on l'ignore encore, n'est moins conquérant que la France, dans ces moments sacrés. Il faut du temps, des obstacles, la tentation du péril, pour qu'elle retombe aux intérêts et. devienne injuste.

La France avait ce sentiment en 91, le sentiment de sa virginité puissante ; elle marchait la tête haute, je cœur pur, sans intérêt personnel, elle se savait adorable, et dans la réalité, adorée des nations.

Elle jugeait parfaitement que l'amour des peuples lui assurait pour toujours l'invariable haine des rois, des rois même qui auraient pu trouver leur compte à la Révolution. Elle sentait, d'instinct, cette vérité, si peu connue des diplomates qui voient tout dans l'intérêt : Les hommes, même contre l'intérêt, suivent leur nature, leurs habitudes ; et les suivant, ils s'imaginent consulter l'utilité.

La seule différence qu'il y eût entre les rois, relativement à la Révolution, c'est que les uns auraient voulu l'égorger ; les autres, plus dangereux, arrivaient tout doucement pour l'étouffer, comme sous l'oreiller d'Othello.

Deux personnes haïrent la France nouvelle d'une haine profonde et féroce, la grande Catherine et M. Pitt.

On a beau dire que la première était trop loin pour prendre intérêt à la chose. Personne n'y mit plus de passion. Jusque-là cette femme allemande, usant, abusant du grand peuple russe[1], marchait sans contradiction. Brillante, spirituelle et rieuse, de l'assassinat de Pierre III aux massacres immenses d'Ismail et de Praga, qu'elle ordonna elle-même[2], elle allait riant de Dieu. La terrible Pasiphaé (dirai-je Pasiphaé, ou le Minotaure ?) qui eut une année pour amant, allait s'assouvissant sur tout peuple et sur tout homme. Il n'est besoin d'en rien dire, quand on a vu les portraits de cette vieille, sa grecque de cheveux blancs dressés vers le ciel, le sein nu, l'œil lubrique et dur, fixe vers la proie, l'insatiable 4blme qui ne dit jamais : Assez.

Elle se sentit, au 14 juillet 89, frappée à la face ; l'éloignement n'y lit rien, ni la séparation des intérêts. Elle sentit sa barrière au bout de l'Occident, et que la tyrannie mourait en ce monde, et que la liberté était son héritière. Elle commença de souffrir. Elle tenait à la Turquie, et elle allait dévorer la Pologne. Elle poussait les Allemands à l'ouest ; elle avait l'air de leur dire : Allez, je vous le permets ; je vous ai donné la France. Les forts ne rougissent point ; elle osa, dans une lettre effrontée, faire honte à Léopold de son inaction, de son mauvais cœur, lui demandant comment il pouvait délaisser sa sœur Marie-Antoinette. Pour un léger déplaisir fait à la sœur du roi de Prusse, ce prince chevaleresque avait envahi la Hollande ; n'était-ce pas un exemple qui dût faire rougir l'Empereur ?

Elle renvoya, sans l'ouvrir, la lettre par laquelle Louis XVI annonçait aux puissances qu'il acceptait la Constitution.

Elle envoya un ambassadeur aux émigrés de Coblentz. Elle flattait Gustave III de l'espoir qu'avec les subsides de l'Espagne et de la Sardaigne, elle lui donnerait une flotte, et le lancerait ainsi en Normandie, en Bretagne. Le 19 octobre, elle conclut avec lui un traité exprès pour cet armement.

M. Pitt et Léopold montraient moins d'impatience, Ce n'était pas que le premier hait moins la Révolution. De ses dunes, jetant sur la France un regard en apparence distrait, Pitt jouissait profondément. L'immense affaire de la conquête de l'Inde que faisait alors l'Angleterre ne lui permettait pas d'agir. Mais quelle jouissance intime, exquise et délicieuse n'était-ce pas pour cet Anglais, de voir, sans qu'il en eût la peine, descendre au fond de l'abîme le roi qui avait sauvé l'Amérique ! La reine avait une peur effroyable de M. Pitt : Je n'en parle pas, disait-elle naïvement, que je n'aie la petite mort. Elle envoya, en août, à Londres, Mme de Lamballe, pour intéresser et demander grâce. La reine comprenait si peu la grandeur de la Révolution, qu'elle était toujours tentée d'y voir une vengeance des Anglais, un complot du duc d'Orléans, soutenu par eux. Dans la réalité, la grande majorité des Anglais redevenait favorable à Louis XVI. L'influence du livre de Burke avait été immense sur eux. L'affaire de Varennes les toucha vivement. Les Anglais, dans leur loyalisme féodal et monarchique, s'indignaient de voir la France, non pas décapiter son roi, comme ils avaient fait du leur, mais, ce qui était plus fier, l'absoudre et lui pardonner. Cette indignation, en réalité, couvrait une crainte secrète : la France gravitait à la république, Que serait-ce de la vieille Europe, en présence de ce phénomène, une république colossale, jeune, audacieuse, qui voudrait faire le monde semblable à soi ? Les constitutionnels qui dirigeaient alors la reine, se faisaient fort, près des Anglais, d'empêcher cet événement. L'amie de la reine venait dire à l'Angleterre que toute l'ambition de la France était de la copier ; que la révolution française, amendée et repentante, allait, dans la Révision, marcher en arrière, et rapprocher sa constitution de l'éternel modèle, la sage constitution anglaise. Pitt répondit à ces avances, avec une sincérité farouche, que certes l'Angleterre ne souffrirait pas que la France devint république, qu'elle sauverait la monarchie. Rien au monde ne put lui faire dire qu'il sauverait le monarque.

Ce qui convenait à l'Angleterre, ainsi qu'à l'Autriche, c'était que la France fût faible, impuissante, flottante dans l'état bâtard d'une monarchie quasi-anglaise. Sous un despote, elle était forte ; et république, elle était forte. Avec l'unité de principe, la simplicité de gouvernement, elle devenait formidable. C'est ce qui faisait croire aux constitutionnels (Barnave le dit expressément) que la France constitutionnelle comme ils la voulaient, tout occupée à l'intérieur de chercher un balancement impossible, entre la vieille fiction royale et la réalité nouvelle, entre la vie et le songe, serait tolérée de l'Europe. Et il aurait fallu âtre bien méchant en effet pour se fâcher contre un vieux jeune peuple imbécile, qui serait resté bégayant, dans un radotage éternel, oscillant et branlant la tête, dans les limbes des petits enfants.

Cela allait à M. Pitt. Et cela ne pouvait déplaire à la vieille Autriche, au vieux prince de Kaunitz, âgé de quatre-vingt-deux ans, et plus jeune encore que son maitre, Léopold, qui en avait quarante-quatre. Celui-ci, déjà caduc, parmi son sérail italien, qu'il avait transporté à Vienne, n'avait qu'un vœu, jouir encore, en dépit de la nature. Il avait quelques moisi à vivre et les mettait à profit, réveillant, usant ses facultés défaillantes par des excitants meurtriers qu'il se fabriquait lui-même. Tel empereur, tel empire. L'Autriche aussi était malade, et si, dans sa dernière crise, elle s'était remise sur pied, elle le devait à l'usage d'excitants non moins funestes.

L'acharnement au plaisir n'est pas un trait particulier à Léopold. Il est commun à tous les princes du XVIIIe siècle. Partagés entre des idées contradictoires, moitié philosophes, moitié rétrogrades, fatigués du divorce qui travaillait leur esprit, ils se détournaient volontiers des idées, et cherchaient dans l'abus des sens l'oubli, la mort anticipée. De là les étranges caprices de Frédéric et de Gustave, renouvelés de l'antiquité, de là les trois cents religieuses du roi de Portugal, le Parc-aux-Cerfs de Louis XV, les trois cent cinquante-quatre bâtards d'Auguste de Saxe, etc., etc. Le gouvernement d'un seul devenant de plus en plus contre nature en Europe, n'étant même qu'une fiction (le roi moderne, c'est la Bureaucratie), qu'auraient fait la plupart des princes de leur énergie personnelle ? On leur disait encore qu'ils étaient dieux ; mais cette divinité, l'exerçant peu dans l'action, ils allaient incessamment la chercher dans la passion, dans l'épilepsie du plaisir. Le XVIIIe siècle, observé dans les mœurs de ses rois et la destruction de Corps et de cœur qu'ils s'infligeaient eux-mêmes, peut être considéré comme le suicide de la monarchie.

L'Autriche, qui politiquement est un monstre, mi Janus de races et d'idées, l'Autriche dévote et philosophe, imposait à ses princes une fatalité d'hypocrisie, un masque pesant, qu'ils étaient d'autant plus pressés de déposer en cachette. Le mortel ennui les plongeait au mortel abîme des sens. Quelque décence à la surface ; mais un trait permanent trahit le dessous, un signe éminemment sensuel, la lèvre autrichienne. La prude Marie-Thérèse se révéla dans ses enfants, contenue et gracieuse encore dans Marie-Antoinette, libertine en Léopold, hardie, débordée dans la reine de Naples, dans sa bacchanale au pied du Vésuve.

L'Autriche, énervée ainsi, ne pouvait conseiller à la reine, par la voix du vieux Kaunitz, rien autre chose que la politique expectante que lui conseillaient Barnave et les constitutionnels. L'intention, à coup sûr, était différente ; mais les mots étaient les mêmes. Barnave, je pense, était loyal ; il ne croyait pas que la France pût supporter un gouvernement plus démocratique. Il n'avait pas pour idéal une constitution tout anglaise, ne voulant point de chambre haute, ni confier aux mains du Roi le pouvoir qu'il a en Angleterre de dissoudre l'Assemblée. C'est ainsi qu'il s'en explique lui-même dans ses derniers écrits, qui ont l'autorité d'un testament de mort.

Que voulaient Kaunitz et Léopold ? Nous le savons maintenant. D'abord, tenir la France bien fermée d'un bon cordon sanitaire, qui irait se resserrant, l'environner peu à peu d'un mur épais de baïonnettes, d'un cercle de fer, c'est leur mot. Pendant ce temps, le Roi à l'intérieur exécuterait à la lettre le constitution, de manière à bien montrer qu'elle était inexécutable. La constitution étouffée par cette littéralité même, exécutée au sens propre, comme le patient par le bourreau, les Français s'en dégoûteraient : ils ont la tête légère. Ils se feraient quelque autre mode ; la liberté passerait (comme le café et Racine, selon Mme Sévigné). C'était tout de gagner du temps, de laisser la France se refroidir et s'ennuyer d'une révolution impossible, de lui faire perdre le premier moment de la furie française, qui est toujours dangereux. Fascinée alors de négociations captieuses, menaçantes tour à tour, éblouie et comme hébétée des tours, passes et détours que joueraient autour d'elle les singes de la diplomatie, elle tomberait tête en bas, comme un oiseau étourdi dans les pattes des renards. Engourdie, peureuse, énervée d§ corruption et de mensonges, elle finirait par se laisser faire. Et alors, insinuaient finement les Kaunitz et les Mercy, on pourra faire davantage. La révolution de Pologne sera écrasée alors, la Russie, ayant la proie dans les dents, ne mordra pas l'Allemagne. L'empereur et le roi de Prusse seront bien à même d'agir plus directement.

Ceci fait comprendre à merveille les contradictions apparentes. La reine, à Kaunitz, à Barnave, rependait également : Oui. Tous deux disaient Constitution. Seulement, pour le second, la constitution était le but où la France devait s'asseoir dans la liberté ; pour Kaunitz, c'était le circuit par lequel elle devait se promener, se fatiguer pour arriver, lasse et rendue, au repos du despotisme.

Cette équivoque explique tout. Le ministère de la marine se trouvant vacant, la cour choisit pour ministre un contre-révolutionnaire hypocrite, Bertrand de Molleville ; et le Roi, la reine, à sa première audience, lui déclarèrent qu'il fallait suivre la constitution, rien que la constitution. Dumouriez ayant cependant envoyé un mémoire au Roi dans ce sens, le mémoire fut mal reçu. Le frère de Mme Campan, agent français à Pétersbourg, écrivant à sa sœur qu'il était vraiment constitutionnel, la reine, qui vit la lettre, dit que ce jeune homme était égaré, que sa sœur devait lui répondre avec d'adroits ménagements. La pensée réelle de la cour, ici trahie par un mot, se révéla par un acte : lorsqu'en juillet, l'Assemblée songeait à envoyer des commissaires dans les provinces avant les élections, le jacobin Buzot s'y opposa, et l'on eut le surprenant spectacle de voir Buzot appuyé par l'homme de la cour, Dandré. Plus tard, aux élections municipales, le constitutionnel Lafayette se présentant en concurrence du jacobin Pétion, la reine dit aux royalistes de voter pour le jacobin, pour celui dont la violence devait pousser la Révolution plus vite à son terme, en fatiguer bientôt la France.

Cela eut lieu en novembre, et c'est le terme où Barnave dut comprendre enfin, où il dut pénétrer le vrai sens des paroles qu'elle lui donnait. Elle n'avait osé le revoir qu'au 13 septembre, le jour de l'acceptation. Depuis elle le reçut, mais toujours avec mystère, de nuit souvent, se tenant elle-même à la porte pour ouvrir, ainsi que nous l'avons dit. Louis XVI était toujours en tiers ? On est tenté de le croire ; la femme de chambre toutefois ne le dit point expressément. Septembre, octobre, en tout deux mois, ce fut le règne de Barnave, qu'il a payé de sa vie. En novembre, convaincue du peu d'action qu'il conservait sur l'opinion et sur l'Assemblée, la reine ne le ménagea plus, ni les constitutionnels ; elle fit voter les royalistes contre eux, contre ceux qu'appuyait Barnave. Courte faveur, retirée brusquement,. sans égards ni respect humain ; il retourna, brisé, dans son désert de Grenoble.

Le Roi, malgré son éducation jésuitique et la duplicité ordinaire aux princes, avait un fonds d'honnêteté qui l'empêchait de bien comprendre le plan, trop ingénieux, de détruire la Révolution par la Révolution même. La seule personne qu'il aimât, la reine, pavait sur lui qu'une influence extérieure, superficielle en quelque sorte. De cœur, il appartenait aux prêtres, ainsi que Mme Élisabeth. On pouvait bien tirer de lui quelques mensonges politiques, quelques faux dehors, lui faire faire gauchement quelques pas dans l'imitation de la royauté constitutionnelle ; au fond, il était toujours le roi d'avant 89. Il avait ses rapports directs avec l'émigration, avec les puissante. En 90, il avait Flachslanden, à Turin, auprès du comte d'Artois. Jusqu'en juin 91, Breteuil négociait pour lui avec l'Empereur et les autres princes. En juillet, quoiqu'il eut donné ses pouvoirs écrits à Monsieur, il ne s'en rapportait pas aux agents de Monsieur ; il tenait près du roi de Prusse, à côté de l'ambassadeur constitutionnel, son ministre, à lui, le vicomte de Caraman. Ces agents, la plupart fort indiscrets, étaient connus de tout le monde ; si bien qu'en 90, M. de Ségur, nommé à l'ambassade de Vienne, déclara que M. de Breteuil ayant déjà dans Ce poste la confiance personnelle du Roi, il ne pouvait accepter.

Louis XVI n'avait nullement l'adresse que sa situation aurait demandée. Allemand et de la maison de Saxe par sa mère, il n'avait pas seulement l'obésité sanguine de cette maison, il tenait aussi de sa race de violentes échappées de brusquerie allemande ; sa sœur les avait aussi et plus fréquentes, étant moins habituée à se contenir, plus naïve et plus sincère.

Le plan modéré, constitutionnel de Dumouriez, un autre d'un secrétaire de Mirabeau, ne réussirent pas auprès du Roi. Il accueillit au contraire un discours hautain, véhément, que l'américain Morris avait fait pour lui, et que Bergasse avait corrigé pour le style ; il n'osa pas s'en servir, mais il fit dire à l'auteur qu'il en ferait plus tard la règle de sa conduite. Chose bizarre, Morris, homme d'affaires et banquier, plus tard ministre des États-Unis, homme, ce semble, positif et grave, fit communiquer cette pièce à une enfant, Madame, fille du Roi, âgée de treize ou quatorze ans. Passionnée, violente, hautaine, vivement impressionnée de l'humiliation de sa famille, et surtout depuis Varennes, cette enfant devait exercer déjà quelque influence sur son père et sur sa tante, auxquels elle ressemblait bien plus qu'à sa mère.

Cette préférence diverse pour les moyens de ruse ou de violence, qui se prononçait au sein de la famille royale, le combat des influences intérieures, les plans contradictoires qu'on apportait du dehors, tiraillaient l'âme du Roi, lui brouillaient l'esprit. Il sentait bien d'ailleurs qu'il y avait en sa conscience tel point délicat où il lui deviendrait impossible dé feindre davantage, et alors, sans doute, il serait brisé. Lui-même il en jugeait ainsi. Le 8 août 91, il disait à M. de Montmorin, qui le redit à blottis : Je sais bien que je suis perdu. Tout ce qu'on fera maintenant, qu'on le fasse pour mon fils.

Il jugeait beaucoup mieux que la reine de l'impuissance des constitutionnels, et considérait la constitution de 91 comme l'anéantissement de la monarchie. Une circonstance d'étiquette, en apparence peu grave, lui représenta sa propre pensée d'une manière si expressive qu'il ne put se contenir ; son cœur déborda. Le jour de l'acceptation de la Constitution, 13 septembre 91, le président (c'était Thouret), se levant pour prononcer son discours et voyant que le Roi l'écoutait assis, crut devoir s'asseoir. Thouret était, comme on sait, un homme fort modéré, mais, dans cette grave circonstance qui n'était pas moins qu'une sorte de contrat entre le Roi et le peuple, il avait voulu, par ce signe, constater l'égalité des deux parties contractantes.

Au retour de la séance, dit Mme Campan, la reine salua les dames avec précipitation, et rentra fort émue. Le Roi arriva chez elle par l'intérieur ; il était pâle, ses traits extrêmement altérés. La reine fit un cri d'étonnement en le voyant ainsi. Je crus qu'il se trouvait mal. Mais quelle fut ma douleur quand je l'entendis s'écrier, en se jetant dans son fauteuil et mettant le mouchoir sur ses yeux : Tout est perdu... Ah ! Madame ! Et vous avez été témoin de cette humiliation !... Quoi ! vous êtes venue en France pour voir... Ces paroles étaient coupées par ses sanglots. La reine se jeta à genoux devant lui, et le serra dans ses bras. — Une demi-heure après, la reine me fit appeler. Elle faisait demander M. de Goguelat pour lui annoncer qu'il partirait, la nuit même, pour Vienne. Le Roi venait d'écrire à l'Empereur. La reine ne voyait plus d'espoir dans l'intérieur, etc.

Ce jour même (13 sept.), ou le lendemain, la reine revit Barnave pour la première fois depuis le retour de Varennes. Son courage fut un peu relevé. Elle replaça quelque espérance dans l'influence que les chefs de la Constituante auraient sur l'Assemblée nouvelle.

Qu'avait écrit Louis XVI à l'Empereur ? On peut le deviner sans peine : l'expression de son dépit, le récit de son humiliation, l'outrage fait à la royauté.

Ainsi, avant que ne partit la notification officielle où le Roi annonçait son acceptation, partait la lettre personnelle qui en était le démenti. L'Europe était avertie de ce qu'elle devait penser de la comédie constitutionnelle ; dans l'acte même du contrat solennel entre le Roi et le peuple, elle trouvait l'injure prétendue qui rendait le contrat nul. Il ne faut pas s'étonner si les puissances firent des réponses insolentes et dérisoires, ou du moins affectèrent de répondre personnellement à Louis XVI, nullement à la France.

Le Roi s'adressait aux rois plus qu'aux émigrés. Il se fiait peu à ses frères. Il connaissait bien, surtout depuis l'affaire de Favras, l'ambition personnelle de Monsieur, les conseils qu'il recevait de faire prononcer la déchéance de Louis XVI. Ce fut à Monsieur, comme régent de France, que l'impératrice de Russie envoya un ministre, en octobre 91. Ce qui peut-être blessait le Roi encore plus, c'était la légèreté cruelle des émigrés, qui, hors de France, en sûreté, avaient plaisanté du malheur de Varennes, chansonné le cocher Fersen. Ces plaisanteries revenaient au Roi par les journaux de Paris.

Les émigrés ne se contentaient pas de l'avoir abandonné ; ils augmentaient ses périls par leurs démarches irréfléchies. Ils demandèrent ainsi, brusquement, à l'étourdie, au général patriote qui commandait à Strasbourg, qu'il leur livrât cette place. L'intérêt du Roi était que les maladroits champions de sa cause, qui, sans souci de son danger, prétendaient travailler pour lui, fussent éloignés de la frontière. Ce fut, je crois, sincèrement qu'il signa la lettre que ses ministres, Duport-Dutertre et Montmorin, écrivaient en son nom pour rappeler les émigrés, et celle où il priait les puissances de dissoudre l'armée de l'émigration (14 octobre 91).

Le point réel où le Roi était dans un désaccord profond, irréconciliable avec la Révolution, c'était la question des prêtres. La vente des biens ecclésiastiques, la réunion d'Avignon, le serment civique exigé, c'étaient là trois questions qui lui pesaient sur le cœur. Très-probablement, si l'on savait l'histoire de sa conscience, de ses confessions, de ses communions, on saurait qu'il avait plus de mal encore avec ses directeurs qu'avec toute l'Assemblée et toute la Révolution. Comment lui mesurait-on la faculté de tromper, de mentir, sur tel ou tel point ? A quel prix payait-il au confessionnal la duplicité de ses démarches quasi-révolutionnaires ? Tout ce qu'on sait, c'est qu'au moins sur l'article des biens des prêtres, sur celui de la répression des prêtres rebelles, les prêtres étaient inflexibles auprès de leur pénitent.

L'Assemblée constituante avait pourtant fait plusieurs choses pour les regagner. Son dernier acte fut d'assurer la pension de ceux qui n'auraient aucun traitement public. Ses mesures, à l'égard des réfractaires, furent très-généreuses. Un grand nombre d'églises leur étaient ouvertes pour y dire librement la messe ; dans une seule paroisse de Paris, celle de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, il y en avait sept. Le clergé constitutionnel les recevait parfaitement dans ses églises. II ne tenait qu'à eux d'accepter le partage, comme il a eu lieu si longtemps sur le Rhin, entre deux communions bien autrement différentes, les protestants et les catholiques, une même église étant desservie à des heures différentes par les uns et par les autres. Pourquoi donc ici, où c'étaient des catholiques des deux parts, divisés, non sur le dogme, mais sur une question de police et de discipline, pourquoi ce divorce obstiné ? Les prêtres citoyens du moins n'en furent pas coupables ; plusieurs poussèrent aux dernières limites la déférence fraternelle, l'abnégation et l'humilité. On vit à Caen le curé constitutionnel offrir de servir la messe au réfractaire, et celui-ci, abusant de l'humilité de son rival, le tenir ainsi à ses pieds, le montrer avec insolence, donner cet acte chrétien comme une pénitence, une expiation.

Les prêtres réfractaires, étroitement liés avec le roi, avec l'émigration, avec les nobles non émigrés, avec les magistrats constitutionnels et fayettistes, qui avaient pour eux d'infinis égards, tenaient le haut du pavé. Leur attitude était celle d'un grand parti poli-que, et elle ne trompait pas. Ils étaient, en réalité, le cœur et la force, toute la force populaire de la contre-révolution.

Redoutables dans les campagnes, ils étaient faibles à Paris. Paris, ruiné par le départ des nobles et des riches, Paris, sans travail ni ressources, à l'entrée d'un cruel hiver, imputait l'interminable durée de la révolution à la résistance des prêtres. Il commençait à les regarder comme des ennemis publics. Le faubourg de la famine, le pauvre quartier Saint-Marceau, perdit le premier patience. On attendit aux portes d'un couvent, pour les insulter, les dévotes qui allaient aux sermons des réfractaires. La municipalité réprima ces désordres, en exigeant toutefois que le culte réfractaire eût lieu dans les églises ordinaires, et non dans les chapelles des couvents, que l'imagination du peuple envisageait comme les mystérieux foyers de la contre-révolution. Le directoire du département, au contraire, somma la municipalité, au nom de la tolérance religieuse, de laisser aux prêtres rebelles la plus complète liberté de tenir leurs conciliabules partout où il leur plairait. Le jeune poète André Chénier, organe en ceci des Feuillants, des royalistes en général, réclama aussi la tolérance au nom de la philosophie. Il fut égalé, dépassé par l'évêque constitutionnel Torné, qui plaida pour ses ennemis devant l'assemblée législative, avec une charité vraiment magnanime.

A ces apôtres de la tolérance, il y avait malheureusement une réponse à faire ; non un argument, mais un fait. Si les rebelles voulaient de la tolérance à Paris, ils n'en voulaient pas en France. Ils entendaient, non pas être tolérés, mais régner et persécuter. Ils exerçaient une sorte de terreur sur les prêtres constitutionnels. Toutes les nuits on tirait des coups de fusil autour de leurs presbytères, et parfois dans leurs fenêtres. Le i6 octobre, en Beaujolais, le nouveau curé d'un village vit l'ancien, à la tête de cinq cents montagnards qu'il avait été chercher, envahir l'église et le chasser de l'autel. Ce vaillant prêtre s'empara de la caisse des pauvres que le curé constitutionnel avait mise dans les mains de la municipalité. Beaucoup de prêtres effrayés, des magistrats municipaux même, donnaient leur démission. Ces derniers n'avaient aucun moyen d'assurer la paix publique, parmi ces foules furieuses qui confondaient le nouveau clergé et ses défenseurs dans les mêmes menaces de mort. Dans tels villages de l'Ouest, les paysans commençaient à désarmer les gardes nationaux qui tenaient pour le clergé constitutionnel. Trois villes, dans la Vendée, se voyaient comme assiégées par ces paysans fanatiques, dont les anciens prêtres étaient en quelque sorte les capitaines et les généraux.

Il n'était pas facile de ne rien faire, comme le demandaient froidement les Sieyès et les Chénier, lorsque les voies de fait avaient commencé, lorsque les prétendus victimes commençaient la guerre civile.

Les philosophes, uniquement préoccupés de Paris, ne voyaient en ce parti que quelques prêtres isolés, quelques pauvres femmes crédules. Pour celui qui voyait la France, ce grand parti sacerdotal, ravivé de sa longue mort par la haine de la révolution, effrayait par sa violence, par la puissance et la variété de ses moyens. Il trônait dans la chaumière, il trônait aux Tuileries. Il exploitait le Roi de deux manières à la fois, comme pénitent au confessionnal, comme martyr, comme légende, dans les prédications populaires. C'est en larmoyant toujours sur le pauvre Roi, le bon Roi, le saint Roi, qu'il saisissait le cœur des femmes, opposant au règne de la justice et de la révolution une révolte, la plus redoutable : la révolte de la pitié.

C'est par l'intime union du roi et du prêtre que la France finit par comprendre que le roi c'était l'ennemi.

Ennemi de nature, de tempérament, par accès brusques et colériques. Nous l'avons vu, le jour même où il accepta la constitution, lorsque l'Assemblée venait, par le massacre du Champ-de-Mars et par la révision, de relever le trône en s'immolant elle-même, le Roi pleura pour l'étiquette, et le soir, ab irato, écrivit à l'Empereur.

Ennemi d'éducation et de croyance. Le Roi, élevé par la Vauguyon, le chef du parti jésuite, eut toujours, et de plus en plus à mesure qu'il fut malheureux, son cœur dans la main des prêtres.

Enfin, fatalement ennemi, comme centre naturel, involontaire et nécessaire, de tous les ennemis de la liberté. Sa situation le posait comme tel, invinciblement ; quoi qu'il dit ou fit, absent on présent, il était le chef obligé de la contre-révolution. Louis XVI, sans vouloir suivre les plans de l'émigration, était avec elle à Coblentz. Louis XVI était en Vendée, dans tous les sermons des prêtres, et partout ailleurs où le fanatisme dressait ses machines. Dans tous les conseils des prêtres ou des nobles, absent, il n'en siégeait pas moins ; c'était pour lui, par lui, ce fatal martyr de la royauté, que tous les rois de l'Europe rêvaient d'exterminer la France.

Jamais il n'y eût assemblée plus jeune que la Législative. Une grande partie des députés n'avait pas encore vingt-six ans. Ceux qui venaient de voir sortir la Constituante, qui l'avaient encore dans les yeux, harmonique et variée d'âges, de positions, de costumes, furent saisis, presque effrayés, à l'entrée de cette assemblée nouvelle. Elle apparut comme un bataillon uniforme d'hommes presque du même âge, de même classe, de même langue et de même habit. C'était comme l'invasion d'une génération entièrement jeune et sans vieillards, l'avènement de la jeunesse, qui, bruyante, allait chasser l'âge mûr, détrôner la tradition. Plus de cheveux blancs ; une France nouvelle siège ici en cheveux noirs.

Sauf Condorcet, Brissot, quelques autres, ils sont inconnus. Où sont ces grandes lumières de la Constituante, ces figures historiques qui se sont associées pour toujours dans la mémoire des hommes au premier souvenir de la liberté ? les Mirabeau ? les Sieyès ? les Duport ? les Robespierre ? les Cazalès ? Leurs places, bien connues, ont beau être remplies maintenant ; elles n'en semblent pas moins vides. Nous n'essaierons pas, pour leurs successeurs, de les caractériser d'avance, comme individus. Leur air impatient, inquiet, la difficulté qu'ils ont de tenir en place, nous répondent qu'ils ne tarderont pas à se révéler par leurs actes. Qu'il suffise, pour le moment, de montrer là-bas, en masse, la phalange serrée des avocats de la Gironde.

Un témoin fort respectable, nullement enthousiaste, Allemand de naissance, diplomate pendant cinquante ans, M. de Reinhart, nous a raconté qu'en septembre 91, il était venu de Bordeaux à Paris par une voiture publique qui amenait les Girondins. C'étaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Ducos, les Fonfrède, etc., la fameuse pléiade en qui se personnifia le génie de la nouvelle assemblée. L'Allemand, fort cultivé, très-instruit des choses et des hommes, observait ses compagnons et il en était charmé. C'étaient des hommes pleins d'énergie et de grâce, d'une jeunesse admirable, d'une verve extraordinaire, d'un dévouement sans bornes aux idées. Avec cela, il vit bien vite qu'ils étaient fort ignorants, d'une étrange inexpérience, légers, parleurs et batailleurs, dominés (ce qui diminuait en eux l'invention et l'initiative) par les habitudes du barreau. Et toutefois, le charme était tel qu'il ne se sépara pas d'eux. Dès lors, disait-il, je pris la France pour patrie, et j'y suis resté. Je n'en tirai pas davantage ; la voix du vieillard changea quelque peu, il se tut, et regarda d'un autre côté. Je respectai ce silence d'un homme infiniment réservé ; mais je ne pus m'empêcher de croire qu'il se défiait de son cœur et craignait de sortir de sa froideur obligée, sous l'impression puissante de ce trop poignant souvenir.

Jeunesse aimable et généreuse qui devait vivre si peu !... La plupart d'entre eux étaient nés pour les arts de la paix, pour les douces et brillantes muses. Mais ce temps était la guerre même. Eux, qui arrivaient alors à la vie politique, ils naissaient d'un souffle de guerre. La Gironde, qui parlait alors de marcher tout entière au combat, les envoyait comme avant-garde. La situation leur donna je ne sais quoi d'inquiet, de trouble, d'aveuglément polémique, qui les jeta dans bien des fautes, et les diminuerait beaucoup dans l'histoire, s'ils ne se relevaient majestueux des grandes ombres de la mort.

Si l'on veut mesurer l'intervalle entre la nouvelle Assemblée et l'ancienne, qu'on observe une seule chose : ici, plus de côté droit. La droite aristocratique a disparu tout entière. L'Assemblée semble d'accord contre l'aristocratie ; elle arrive spécialement animée contre les nobles et les prêtres, son mandat est précisément d'annuler leurs résistances. Quant au Roi, on va le voir, elle est encore flottante, peu sympathique, il est vrai, pour le roi des prêtres et des nobles, irritable à son égard, sans avoir contre lui de plan déterminé de guerre. Au reste, la royauté, même avant d'être attaquée, a baissé encore depuis la Constituante. Les seuls défenseurs qu'ait le Roi dans l'Assemblée législative l'appellent habituellement le Pouvoir exécutif, oubliant eux-mêmes la part qu'il a au pouvoir législatif, avouant tacitement que l'Assemblée, seul représentant du peuple souverain, a seule aussi le droit de faire les lois auxquelles obéira le peuple.

Le premier coup d'œil de l'Assemblée sur la salle où elle entrait ne lui fut point agréable. On avait d'avance, et sans attendre qu'elle eût un avis là-dessus, réservé deux grandes tribunes où devaient siéger seuls les députés sortants de la Constituante. On remarqua amèrement qu'ils semblaient une chambre haute, pour dominer l'Assemblée. On se demanda quel était ce comité censorial qui se tenait là pour juger, noter les actes et les paroles, diriger par des signaux, intimider par des regards, que sait-on ? se charger peut-être, en cas de doute, d'interpréter la Constitution, avec l'autorité de ceux-mêmes qui l'avaient faite. Un tel comité eût, au besoin, appuyé d'une protestation le veto royal, donné au Roi un faux droit d'agir contre l'Assemblée. Les Constituants eux-mêmes fortifièrent ces hypothèses en manifestant dans une question grave leur dissentiment du haut de leurs tribunes. Ils firent si bien que l'Assemblée décréta qu'il n'y aurait point de privilège, que toute tribune serait ouverte au public. Devant l'invasion d'une foule turbulente et familière, l'ombre intimidée de la Constituante s'évanouit et ne reparut plus.

Son œuvre cependant, la fameuse Constitution, faisait, le 4 octobre, son entrée solennelle dans l'Assemblée législative, entourée, gardée de douze députés des plus âgés, les douze vieillards de l'Apocalypse. Camus, l'archiviste, n'avait pas même voulu leur confier ce trésor ; il ne le lâchait pas, le tenait dans ses pieuses mains ; il l'apporta à la tribune, le montra au peuple comme un autre Moïse.

A ce moment les curieux observent malicieusement comment l'Assemblée va juger la Constitution, que plusieurs de ses membres ont attaquée, et qu'elle va briser tout à l'heure. Elle jure froidement, tristement, et n'en hait que davantage la puissance défunte qui lui arrache encore cette cérémonie peu sincère.

Le Roi débuta avec l'Assemblée par une étrange maladresse. Quand on alla lui demander l'heure où il recevrait la députation, il ne répondit pas lui-même, mais par un ministre ; il fit dire qu'il ne recevrait pas de suite, mais à trois heures. A la députation, il dit qu'il n'irait pas de suite à l'Assemblée, mais qu'il attendrait trois jours. L'Assemblée crut voir dans ces retards affectés une insolente tentative de la cour pour constater la supériorité de celui des deux pouvoirs qui ferait attendre l'autre. Plusieurs députés, entre autres Couthon, demandèrent et firent décréter que l'on supprimerait le titre de Majesté ; qu'on s'en tiendrait au titre de Roi des Français ; qu'à l'entrée du Roi on se lèverait, mais qu'ensuite on pourrait s'asseoir et se couvrir ; enfin, qu'au bureau il y aurait sur la même ligne deux fauteuils semblables, et que celui du Roi serait à la gauche du président. C'était supprimer le trône et subordonner le Roi.

Le ciel eût tombé sur la terre que les constitutionnels n'auraient pas été plus frappés qu'ils ne le furent par cette suppression du trône. Ils étaient devenus des gardiens plus inquiets de la royauté que les royalistes eux-mêmes.

Les banquiers, non moins effrayés, traduisirent leurs craintes par une baisse énorme de fonds. C'était du quartier de la Banque, du bataillon des Filles Saint-Thomas qu'étaient sortis la plupart des gardes nationaux qui, joints à la garde soldée, avaient tiré au Champ-de-Mars ; ces gardes nationaux étaient des agioteurs ou des fournisseurs du château, des gens de la maison du Roi, des officiers nobles. Tous ces gens-là fort compromis, commençaient à craindre. Le 9 octobre, l'armée parisienne, qui faisait leur force, venait de perdre son chef, celui qui depuis si longtemps en était l'âme et l'unité morale ; je parle de Lafayette. Aux termes de la loi nouvelle, il avait dû donner sa démission ; il n'y avait plus de commandant général ; chacun des six chefs de division commandait à tour de rôle.

Royalistes et Fayettistes, tous alarmés, s'agitaient, se multipliaient, travaillaient Paris, au point de faire croire qu'il allait se faire dans l'opinion une vraie réaction royaliste. Plusieurs même y étaient trompés dans la presse, dans les hommes qui observaient de plus près d'où soufflait le vent populaire. Hébert, l'infâme Père Duchêne, cet excrément du journalisme, toujours bassement occupé à chercher, à servir toute mauvaise passion du peuple, crut qu'il tournait au royalisme, et se mit pendant quelques jours à royaliser sa feuille, jurant, sacrant contre l'émeute. Que dis-je ? par une indigne capucinade, cet athée parlait de Dieu, menaçait les méchants de Dieu et de l'autre monde.

L'Assemblée, naïve encore, se trompa aussi, crut Paris plus royaliste qu'il n'était en réalité, craignit d'avoir été trop loin. Toute la nuit du 5 au 6, les députés, pris un à un, entourés, priés, séduits, par les femmes, par les intrigants, par les hommes de réputation et d'autorité, leurs aillés de la Constituante, furent tournés et convertis. On leur dit que le Roi, si l'on maintenait le décret, n'ouvrirait point la session, qu'il enverrait ses ministres. Fallait-il, devant l'Europe, laisser paraître d'une manière si éclatante la discorde des pouvoirs publics ? L'Assemblée, toute changée au matin, défit son œuvre de la veille. Elle ne rapporta pas le décret, mais en décréta l'ajournement.

Grande joie chez les royalistes, insolente. Ils passent tout à coup de la crainte à la menace. Royou, dans l'Ami du Roi, fit ressortir avec dédain l'inconséquence de l'Assemblée, lui donna une leçon dont elle profita depuis : Toute autorité qui mollit est perdue. On ne peut ni respecter ni craindre un pouvoir qui retire aujourd'hui la loi qu'il a faite hier.

Ce fol esprit de provocation ne s'en tint pas aux paroles. Il y avait alors dans les officiers nobles de la garde nationale, dans la garde constitutionnelle du Roi qu'on travaillait à former, beaucoup de bretteurs, de gens qui, sûrs de leur adresse, allaient insultant tout le monde. La cour aimait beaucoup cette espèce d'hommes, qui lui faisaient chaque jour une infinité d'ennemis. L'un d'eux, un M. d'Ermigny, officier de la garde nationale, fit un acte infiniment grave. Le 7, jour de la séance royale, au matin, il entre dans la salle : il y avait encore peu de députés ; il marche au hasard vers l'un d'eux, Goupilleau, qui, le 6, s'était prononcé nettement dans la question du trône. Il lui met le poing sous le nez, et dit : Nous vous connaissons bien... Prenez garde ! Si vous continuez, je vous fais hacher à coups de baïonnettes !... Des huissiers accourent, indignés ; mais le président, Pastoret, ne s'indigne pas ; il refuse la parole au député insulté, qui veut dénoncer le fait. Plusieurs députés insistent ; d'Ermigny, cité à la barre, en est quitte pour quelques excuses.

Cependant les royalistes, fort nombreux dans les tribunes, repaissaient leurs yeux et leur cœur de ce trône disputé, que l'Assemblée leur paraissait avoir concédé à la peur, et qui leur semblait le symbole prophétique de la défaite prochaine de la Révolution. Ils applaudissaient ce morceau de bois, sans s'inquiéter si leur joie ne devait pas être prise par l'Assemblée pour une nouvelle insulte. Un député y répondit. Le paralytique Couthon, montrant une vigueur d'initiative que son état impotent et sa figure douce ne faisaient nullement attendre, souleva la question la plus personnelle au Roi ; celle qui lui touchait au cœur, autant et plus que le trône ; il demanda et obtint qu'on examinât bientôt les mesures à prendre à l'égard des prêtres, relativement à la terreur que les prêtres réfractaires faisaient peser sur le clergé soumis à la loi.

Le Roi entre. D'unanimes applaudissements s'élèvent. L'Assemblée crie : Vive le Roi ! Les royalistes des tribunes, pour faire dépit à l'Assemblée, crient : Vive Sa Majesté ! Dans un discours touchant, habile, ouvrage de Duport-Dutertre, le Roi énumérait les lois nouvelles que l'Assemblée allait donner à la France, dans l'esprit de la Constitution. Il supposait la Révolution finie. Mais lui-même, comme roi des prêtres, comme chef volontaire ou involontaire de l'émigration, de tous les ennemis de la France, il était justement l'obstacle contre lequel la Révolution devait poursuivre sa lutte, si elle ne voulait périr.

L'Assemblée, toute jeune encore, ne s'expliquait pas bien ceci ; elle ne prévoyait rien de ce qu'elle allait faire elle-même. Elle fut émue, tout entière, quand le président, Pastoret, faisant allusion à un mot du Roi qui disait avoir besoin d'être aimé : Et nous aussi, nous avons besoin, Sire, d'être aimés de vous.

Même impression le soir, au théâtre où le Roi alla avec sa famille ; il fut applaudi par des hommes de tous les partis, et beaucoup pleuraient. Lui-même versa des larmes.

Les faits sont les faits cependant ; les difficultés de la situation restaient tout entières. Le rapport, sage et modéré, de MM. Gallois et Gensonné, sur les troubles religieux de la Vendée, fit, par sa modération même, une impression profonde (9 octobre). Nul soupçon d'exagération. Le rapport avait été écrit, en grande partie, sous l'inspiration d'un politique très-clairvoyant, le général Dumouriez, qui commandait dans l'Ouest, homme d'autant plus tolérant, qu'il était très-indifférent aux questions religieuses. De son avis, les deux commissaires avaient modifié la décision sévère des directoires de ces départements, qui ordonnaient aux prêtres réfractaires de quitter les villages qu'ils troublaient et de se rendre au chef-lieu.

Ce rapport ouvrit les yeux de la France. Elle se vit amenée par le fanatisme au bord de la guerre civile.

Les premières mesures proposées furent néanmoins assez douces. Fauchet demanda seulement que l'État cessât de payer les prêtres qui déclaraient ne point vouloir obéir à la loi de l'État, en donnant toutefois des pensions et des secours à ceux des réfractaires qui seraient vieux ou infirmes. L'Assemblée arrivait si neuve encore, si attachée aux principes absolus, que plusieurs des députés les plus révolutionnaires, le jeune et généreux Ducos, entre autres, réclamèrent contre Fauchet, au nom de la tolérance. Mais personne ne le fit avec plus de chaleur que l'évêque constitutionnel Tomé, qui, justifiant ses ennemis, autant qu'il était en lui, déclara C que leur refus même tenait à de grandes vertus, » qu'il fallait moins s'en prendre à eux qu'à la mauvaise volonté du pouvoir exécutif, qui, sous main, encourageait les résistances. Ce dernier mot était exact. On en eut bientôt les preuves pour le Calvados, où le ministre Delessart avait encouragé vivement les adversaires de Fauchet à travailler contre lui.

Voilà le début de la guerre intérieure ; l'affaire des prêtres en était le côté le plus redoutable. La question de la guerre extérieure se posa en même temps, d'abord à l'occasion des mesures à prendre contre les émigrés. L'émigration, pour laquelle on demandait la tolérance aussi bien que pour les prêtres, prenait, comme eux, l'offensive ; une offensive qui, pour n'être pas toujours directe, n'en était que plus irritante. Les émigrés faisaient par tout le royaume un vaste travail d'embauchage, essayant de gagner les troupes, recrutant parmi les nobles de gré ou de force, menaçant les gentilshommes ou leurs clients, qui ne partaient pas. Les routes étaient couvertes de voitures qui allaient à la frontière, emportant des masses d'argent réalisées à tout prix. La frontière était bordée de ce peuple d'émigrés qui s'agitaient sur l'autre rive, appelaient ou faisaient signe, se créaient des intelligences, tâtaient les places fortes, frétillaient d'entrer. Les ministres de Louis XVI, les administrations centrales ou départementales fermaient les yeux ou aidaient. Telle administration financière, par exemple, multipliait, entassait ses employés les plus actifs sur la frontière même, les approchant de la tentation, les tenant prêt ou à passer ou à recevoir les émigrés qui passeraient et à leur prêter main-forte.

La France était comme un malheureux qu'on tient immobile, pendant qu'une nuée d'insectes le harcèle, cherchant la partie tendre à l'aiguillon, l'inquiète, le chatouille et l'agace. le hue ici et là boit sa vie et pompe son sang.

Brissot entama la question (20 octobre 91) d'une manière élevée, humaine, qui donne, même aujourd'hui, le principe selon lequel l'histoire doit la juger encore. Il demanda qu'on distinguât entre l'émigration de la haine et l'émigration de la peur, qu'on eût de l'indulgence pour celle-ci, de la sévérité pour l'autre. Il déclara, conformément aux idées de Mirabeau, qu'on ne pouvait enfermer les citoyens dans le royaume, qu'il fallait laisser les portes ouvertes. Il rejeta également toute mesure de confiscation. Seulement, il demanda que l'on fit cesser l'abus ridicule de payer encore des traitements à des gens armés contre nous, à un Condé, à un Lambesc, à un Charles de Lorraine, etc., etc. Il proposa d'exécuter le décret de la Constituante qui mettait sur les biens des émigrés triple imposition. H voulait qu'on frappât surtout les émigrés fonctionnaires, les chefs, les grands coupables ; il parlait des frères du Roi.

Puis, derrière les émigrés, il atteignit leurs protecteurs, les rois de l'Europe, montra l'orage à l'horizon : l'alliance imprévue, monstrueuse, de la Prusse et de l'Autriche, tout à coup amies ; la Russie insolente, violente, défendant à notre ambassadeur de se montrer dans les rues, envoyant un ministre russe à nos fuyards de Coblentz ; les petits princes flattant les grands avec des outrages à la France ; Berne punissant une ville pour avoir chanté les airs de la Révolution ; Genève armant ses remparts, dirigeant contre nous la gueule de ses canons ; l'évêque de Liège ne daignant recevoir un ambassadeur français.

Brissot ne dit pas tout encore sur la haine furieuse des puissances contre la Révolution. Il ne dit pas qu'à Venise on trouva un matin sur la place un homme étranglé, la nuit, par ordre du Conseil des Dix, avec ce laconique écriteau : Étranglé comme franc-maçon. En Espagne, un pauvre émigré français, royaliste, mais voltairien, fut saisi par l'Inquisition, comme philosophe et déiste. Il était déjà revêtu de l'horrible San benito ; un voulait lui arracher une honteuse confession, contraire à sa conscience. L'infortuné aima mieux se donner la mort. Nous tenons ce fait lamentable d'un agent des inquisiteurs, qui vit, entendit, écrivit tout, du greffier même, Llorente (1791).

Brissot indiqua avec précision ce que voulaient nos ennemis, le genre de mort qu'ils réservaient à la Révolution : le fer ? non, mais l'étouffement, la médiation armée, pour parler le doux langage de la diplomatie. Et il ajouta, avec la même netteté, que l'on nous prierait, l'épée à la main, de nous faire Anglais, d'accepter la constitution anglaise, leurs pairs, leur chambre haute, leurs vieilleries aristocratiques. Qu'on lise aujourd'hui les Mémoires, alors inédits, soit des ministres étrangers, soit de nos constitutionnels ; on y apprend peu de choses qui n'aient été devinées par la pénétration de Brissot, dans ce remarquable discours.

Eh bien ! dit-il, si les choses en viennent là vous n'avez pas à balancer, il faut attaquer vous-mêmes. Un applaudissement immense partit des tribunes et de la majorité de l'Assemblée.

Les événements se chargèrent d'applaudir et confirmer avec une bien autre force. Des désastres, des mécomptes, des mouvements audacieux de la contre-révolution venaient, de moment en moment, frapper l'Assemblée, et, comme autant de messagers de guerre, jeter le gant à la France.

Vers la tin d'octobre, on apprit comment toutes les puissances avaient reçu la lettre du Roi qui annonçait son acceptation. Pas une ne parut croire à sa sincérité. La Russie et la Suède renvoyèrent la dépêche, non ouverte, et, le 29, elles conclurent un traité pour un armement naval, une descente sur nos côtes. L'Espagne répondit qu'elle ne répondrait pas, ne recevrait rien de la France. L'Empereur, et d'après lui la Prusse, se montrèrent peut-être plus menaçants en réalité sous forme plus douce (23 octobre) ; la menace pour la France, la douceur pour Louis XVI : Nous désirons, disait l'Empereur, que l'on prévienne la nécessité de prendre des précautions sérieuses contre le retour des choses qui donnaient lieu à de tristes augures.... Quelles précautions ? Il éclaircissait ce mot obscur, dans une circulaire aux puissances, où il les avertissait qu'il fallait rester en observation, et déclarer à Paris que la coalition subsistait.

Il ne convenait pas aux rois d'attaquer encore. Ils attendaient que la guerre civile ouvrit la France et la livrât. Deux faits effroyables que l'Assemblée apprit coup sur coup, vers la fin du même mois, pouvaient leur en donner l'espoir.

On vit, pour ainsi parler, une affreuse colonne de flammes s'élever sur l'Océan. Saint-Domingue était en feu.

Digne fruit des tergiversations de la Constituante, qui, dans cette question terrible, flottant du droit à l'utilité, semblait n'avoir montré la liberté aux malheureux Noirs que pour la leur retirer ensuite et ne leur laisser que le désespoir. Un mulâtre, un jeune homme héroïque, Ogé, député des hommes de couleur près de l'Assemblée, ayant emporté de France les premiers décrets, les décrets libérateurs, avait sommé le gouverneur d'appliquer la loi. Poursuivi, livré par les autorités de la partie espagnole de Saint-Domingue, il fut barbarement roué vif. Une sorte de Terreur suivit ; les planteurs multiplièrent les supplices. Une nuit, soixante mille nègres se révoltent, commencent le carnage et l'incendie, la plus épouvantable guerre de sauvages qu'on ait vue jamais.

L'autre événement, moins grave matériellement, mais terrible, tout près de nous, contagieux pour le Midi, et qui pouvait commencer l'éruption d'un vaste volcan, fut la tragédie d'Avignon.

La contre-révolution venait d'y frapper le coup le plus audacieux. Le dimanche (16 octobre 91), elle fit assommer par la populace, au pied de l'autel, Lescuyer, un Français, le chef du parti français contre les papistes. Le crime de cet homme, nullement violent, et le plus modéré de son parti, était d'avoir commencé la vente des biens des couvents, et, comme magistrat, demandé aux prêtres le serment civique. Un miracle de la Vierge avait poussé le peuple à cet acte horrible. Les hommes lui avaient écrasé le ventre à coups de bâton. Les femmes, pour punir ses blasphèmes, avaient festonné, découpé, ses lèvres à coups de ciseaux. Les papistes s'étaient un moment rendus maîtres des portes de la ville. Mais le parti révolutionnaire ayant repris le dessus avait, la nuit même, vengé Lescuyer par le massacre de soixante personnes, qui furent égorgées au palais des papes, et jetées au fond de la tour de la Glacière.

La contre-révolution, vaincue à Avignon, avait néanmoins tiré de sa tentative impuissante un grand avantage, celui d'avoir poussé à bout le parti révolutionnaire, de sorte qu'aveuglé et furieux, par ces représailles horribles, il se rendit exécrable.

 

 

 



[1] Grand peuple ! pauvre peuple !.... On plaint toujours la Pologne ; pourquoi ne plaint-on pas la Russie ! Cette race bonne et douce, docile, plus tendre aux affections domestiques qu'aucune nation du monde, est barbarement menée depuis un siècle par le béton allemand ; elle obéit à l'étranger (tout comme la Pologne), à une dynastie allemande, à la bureaucratie militaire de l'Allemagne, éminemment dure et pédantesque. Nul mystère plus sombre, plus triste pour celui qui interroge les voies de la Providence !

[2] C'est l'excuse que donnent les biographes de Souwarow : Il suivit les ordres exprès de sa cour.