Caractère général de l'Assemblée constituante. — Des services qu'elle a rendus au genre humain. — Déclaration de Pilnitz (27 août), qui tue les constitutionnels. — Le Roi accepte la Constitution (15 septembre). — Entrevues de la reine et de Barnave. — La force principale du royalisme était dans l'action du clergé sur le peuple. — Douceur de l'Assemblée à l'égard des prêtres qui refusent le serment. — Intrigues et menées violentes des prêtres réfractaires. — Le mécanique du fanatisme. — Sacrements furtifs, enterrements nocturnes. — Il n'eût pas été impossible d'ouvrir les yeux au paysan. — L'Assemblée eût dû préparer les esprits à recevoir et comprendre la loi. — L'intérêt se mêlait au fanatisme. — L'intérêt dut aussi soutenir la foi révolutionnaire. — Premier essor de la vente des biens nationaux. Huit cents millions en cinq mois (avril-août 91). — Foi des acquéreurs dans les destinées de la Révolution. — Ils fortifient les Sociétés Jacobines. — Le paysan sous-acquéreur devient la plus ferme base de la Révolution. — C'est l'ancien mouvement de la France, longtemps interrompu, qui recommença. — Note sur les écrivains qui essayent d'obscurcir ceci. — Solidité de la France des campagnes. — Fin de l'Assemblée constituante (30 septembre 91) ; son impuissance.Les fautes de l'Assemblée constituante, les voies sinueuses et coupables où s'engageaient ses meneurs, sa punition enfin et son triste abaissement, ne doivent point nous faire oublier, à nous postérité, qui jouissons de ses bienfaits, tout ce que cette grande Assemblée a rendu de services au genre humain. Quel livre il faudrait pour expliquer, apprécier ce corps immense des trois mille lois qu'elle a laissées !... Peut-être essaierons-nous d'en saisir l'esprit, quand nous pourrons les mettre en regard des lois analogues ou contraires de nos autres assemblées. Notons seulement, quant aux lois de la Constituante, que celles même qui sont abolies n'en restent pas moins instructives et fécondes. Cette grande Assemblée semble parler encore à toute la terre. Les solutions générales et philosophiques qu'elle donna à tant de questions sont toujours étudiées avec fruit, consultées avec respect de tous les peuples. Elle n'est pas restée le législateur du monde, elle en est toujours le docteur ; elle lui conserve, noblement formulés, les vœux du siècle philosophe, son amour du genre humain. Dans cette histoire trop rapide, je n'ai pu, sous ce rapport, rendre à l'Assemblée constituante ce qui lui est dû. J'ai été involontairement injuste envers elle, parlant des intrigues, et non des travaux, nommant toujours les chefs de partis, les meneurs fort attaquables, et ne disant rien de cette foule d'hommes éclairés, modestes, impartiaux, qui remplissaient les comités, ou dans l'Assemblée votaient avec intelligence et patriotisme, et tant de fois fixaient la majorité du côté de la raison. Une masse flottante d'environ trois à quatre cents députés, dont presque aucun n'a parlé, dont aucun ne marque comme opinion tranchée, a fait peut-être la force réelle de la Constituante, appuyant toujours les solutions élevées, nobles, clémentes, qui font rayonner dans ses lois le doux génie de l'humanité. Si l'Assemblée constituante était l'unique auteur des lois qu'elle a rédigées (malgré leurs défauts, leurs lacunes), ce ne serait pas une couronne que le genre humain lui devrait, mais un autel. Ses lois, il faut le dire, ne sont pas à elle seule. En réalité, elle a eu moins d'initiative qu'il ne semble. Organe d'une révolution ajournée très-longtemps, elle trouva les réformes mûres, les voies aplanies. Un monde d'équité, qui brûlait d'éclore, lui fut remis dans les mains par le grand XVIIIe siècle ; restait à lui donner forme. La mission de l'Assemblée était de traduire en lois, en formules impératives, tout ce que la philosophie venait d'écrire sous forme de raisonnement. Et celle-ci, la philosophie, sous quelle dictée avait-elle écrit elle-même ? Sous celle de la nature, sous celle du cœur de l'homme, étouffé depuis mille ans. En sorte que l'Assemblée constituante eut ce bonheur, cet honneur insigne, de faire que la voix de l'humanité fût enfin écrite, et devint la loi du monde. Elle ne fut pas indigne de ce rôle. Elle écrivit la sagesse de son époque, parfois elle la dépassa. Les légistes illustres qui rédigeaient pour elle furent, dans leur force logique, conduits à étendre par une déduction légitime la pensée philosophique du XVIIIe siècle ; ils ne furent pas seulement ses secrétaires et ses scribes, mais ses continuateurs. Oui, quand le genre humain dressera à ce siècle unique le monument qu'il lui doit ; quand au sommet de la pyramide siégeront ensemble Voltaire et Rousseau, Montesquieu, Buffon, sur la pente et jusqu'au bas siégeront aussi les grands esprits de la Constituante, et à côté d'eux les grandes forces de la Convention. Législateurs, organisateurs, administrateurs, ils ont, malgré toutes leurs fautes, laissé d'immortels exemples. Vienne ici la terre entière, qu'elle admire et qu'elle tremble, qu'elle s'instruise par leurs erreurs, par leur gloire et par leurs vertus ! Mais l'heure sonne, il faut qu'elle périsse, cette grande Constituante. Elle ne peut plus rien pour la France, rien pour elle-même ; il faut que la Convention nous vienne, d'abord sous le nom de Législative. Il faut que l'association jacobine couvre et défende la France. Il faut une conjuration contre la conspiration des prêtres et des rois. Le 27 août, à Pilnitz, l'Empereur et le roi de Prusse avaient écrit une note menaçante pour la France, vague d'abord. Puis Calonne était accouru. Sous son influence active, au souffle haineux des émigrés, les rois eux-mêmes prirent feu, et, sans bien s'en rendre compte, ils dépassèrent la mesure qu'ils s'étaient prescrite. Ils se laissèrent en traîner à ajouter cette phrasé au manifeste : Qu'ils donneraient ordre pour que leurs troupes fussent à portée de se mettre en activité. Ce fut un avantage pour la France d'être avertie ainsi. Les émigrés avec leur maladresse ordinaire sonnaient le tocsin avant l'heure. La lettre pacifique de la reine de France fut oubliée un moment de Léopold ; n'ayant encore nulle intention d'agir, il commit la faute de donner l'alarme. Ici, ce fut un coup de grâce pour les constitutionnels ; dans leur pénible travail de restaurer la royauté, ils furent frappés à mort par l'émigration. En présence de la guerre qu'on crut imminente, le bon sens national s'éloigna d'eux de plus en plus, les crut incapables ou perfides, dangereux de toute façon dans la crise qu'on voyait venir. Ils confirmèrent, dans la révision, le sacrifice qu'ils avaient fait déjà, leur exclusion de la députation et de toutes places. On le leur a reproché à tort ; ils n'étaient pas libres d'agir autrement. Ils se voyaient l'objet de la défiance universelle, hors d'état de faire aucun mal, aucun bien. La Constitution, présentée au Roi, fut acceptée de lui le 13 septembre. Les émigrés prétendaient que le Roi se déshonorait ; Burke écrivit à la reine qu'elle devait refuser et plutôt périr. Elle ressentit vivement la dureté de ces bous amis, de ces serviteurs fidèles, qui, eux-mêmes loin du danger, paisibles dans les salons de Londres ou de Vienne, voulaient qu'elle s'immolât et lui imposaient la mort. Ce n'était nullement l'avis de Léopold ni du prince de Kaunitz. Barnave et les constitutionnels suppliaient aussi le Roi d'accepter. Il le fit avec une remarquable réserve, déclarant qu'il ne voyait pas dans cette Constitution des moyens suffisants d'action ni d'unité : Puisque les opinions sont divisées sur cet objet, je consens que l'expérience en demeure à seul juge. C'était approuver sans approuver, se réserver d'attendre, témoin inerte et malveillant, les chocs que subirait la machine prête à se disjoindre. Il y eut des fêtes dans Paris. La famille royale fut promenée aux Tuileries, aux Champs-Élysées, au théâtre, reçue encore une fois d'une grande partie de la population avec joie et attendrissement. Joie inquiète, et mêlée d'alarmes. On lisait une même pensée sur tous les visages : Ah ! si la révolution finissait ! si nous pouvions voir enfin dans ce jour la fin de nos maux ! Loin de finir, tout commençait. Pendant que le roi et la reine, plus libres enfin, voyaient secrètement, consultaient Barnave, traitaient, en quelque sorte, avec la Révolution, les prêtres, par toute la France, au nom de Dieu, au nom du Roi, avaient organisé le premier acte de la guerre civile. Je ne sache rien dans l'histoire de plus triste que ces nocturnes entrevues de Barnave avec le roi et la reine, telles que les a racontées la femme de chambre qui ouvrait au député. Elle attendait des heures entières à une petite porte des entresols, la main sur la serrure ouverte. La reine, un jour, craignant que Barnave ne gardât moins le secret s'il le voyait partagé avec une femme de chambre, voulut se charger elle-même de ce poste, et reprit sa faction. Spectacle étrange de voir la reine de France attendre la nuit, la main au loquet !... Et qu'attendait-elle, hélas ! reine déchue ? elle attendait le secours de l'orateur non moins déchu, devenu impopulaire et qui ne pouvait plus rien. La mort attendait la mort, et le néant le néant[1]. La force du royalisme était ailleurs, dans l'embrasement fanatique que les prêtres, sur un vaste plan d'incendie, allumaient, attisaient partout. Vous auriez dit de la France comme d'une maison fermée qui brille en dedans ; l'incendie se trahit par places, avec des signes différents : ici, une fauve lueur, plus haut la fumée, là-bas l'étincelle. Dans la Bretagne, par exemple, les curés, presque tous nommés maires en 89, restaient maires de fait, magistrats de la révolution contre la révolution. Nul moyen d'organiser les municipalités nouvelles. Une force immense d'inertie, un vaste et farouche silence sur tout le pays, une attente manifeste. En Vendée, chaque seigneur s'était fait nommer commandant de la garde nationale, et son régisseur était souvent maire. Le dimanche, après la messe, les paysans leur demandaient : Quand commençons-nous ? On avait vu, justement en juin, vers l'époque du voyage de Varennes, nombre d'émigrés revenir, sur l'espoir d'un grand mouvement. L'un d'eux, le jeune et dévot Lescure, avait cru venir se battre pour le roi et la religion ; sa famille le maria. Il se trouva fort à point que la tante de madame de Lescure (depuis Larochejacquelein) avait envoyé de Rome une dispense nécessaire. La dispense disait que le mariage ne pouvait être célébré que par un prêtre qui eût refusé ou rétracté le serment. Ce fut l'un des premiers actes écrits dans lesquels le pape exprima sa décision. Nombre de prêtres qui avaient juré se rétractèrent sur-le-champ. Mais bien avant que le pape se fût ainsi déclaré, sa pensée était connue et comprise ; les agents du clergé agissaient avec adresse et mystère ; ils remuaient le peuple en dessous. Dans la Mayenne, par exemple, rien ne paraissait encore ; mais parfois, dans les clairières des bois, on trouvait de grands rassemblements de mille ou deux mille paysans. Pour quelle cause ? personne n'aurait su le dire. Le sabotier Jean Chouan ne sifflait pas encore ses oiseaux de nuit. Bernier ne prêchait pas encore la croisade dans l'Anjou. Cathelineau était encore un bon voiturier, honnête et dévot colporteur, qui doucement menait d'ensemble son petit commerce et les affaires du parti. Cependant, dans cette douceur, malgré les recommandations d'ajourner, d'attendre, il y avait des hommes impatients, des mains imprudentes, des vivacités irréfléchies. Près d'Angers, par exemple, un prêtre assermenté fut tué à coups de couteau. A Châlons, des furieux escaladèrent le presbytère, pour assassiner le curé. En Alsace, on n'employait pas le fer contre les prêtres citoyens ; on lâchait sur eux des dogues, pour les dévorer. Tous les soirs, dans les églises obscures, on chantait, cierges éteints, à une foule palpitante, le Miserere pour le Roi, avec un cantique où l'on promettait à Dieu de recevoir les intrus à coups de fusil. Le cantique, et tous les ordres auxquels obéissait le clergé d'Alsace venaient de l'autre bord du Rhin, où le cardinal-collier le fameux Rohan, devenu saint et martyr, sans danger, tout à son aise, travaillait la guerre civile. Fauchet, dans le Calvados, avait été cruellement puni de son effort insensé pour réconcilier la révolution et le christianisme ; sa parole éloquente ne trouva qu'insulte et risée. A Caen, l'audace des prêtres et des femmes, leurs fidèles alliées, alla à ce point que celles-ci, furieuses, en plein jour, dans une ville pleine de troupes et de gardes nationales, entreprirent de mettre à mort le curé de Saint-Jean, descendirent la corde de la lampe du chœur pour le pendre sur l'autel. Quelle était la persécution qui excitait de telles fureurs ? où donc était le tyran, le Néron, le Dioclétien, contre lequel on s'insurgeait ?... Les rôles étaient intervertis depuis le temps des martyrs ; les saints d'alors savaient mourir, mais ceux-ci savaient tuer. Il faut qu'on sache, 1° que l'Assemblée n'avait exigé nul serment des prêtres sans fonctions, qui faisaient une bonne moitié du clergé. Moines, chanoines, bénéficiers simples, abbés de toutes les espèces, ils touchaient leurs pensions ; l'État ne leur demandait rien. 2°. Le serment qu'on demandait aux prêtres en fonction n'était nullement un serment spécial à la constitution civile du clergé, mais un serment général d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir la Constitution. Ce serment, purement civique, était celui que l'État peut demander à tout fonctionnaire, celui que la Patrie a droit d'exiger de tout citoyen. Il est vrai que sous ces mots généraux : La Loi, la Constitution, la constitution civile du clergé était comprise implicitement, ainsi que toute autre loi. Qu'ordonnait cette constitution du clergé ? rien de relatif au dogme, rien autre chose qu'une meilleure division des diocèses, et le rétablissement de l'élection dans l'Église[2], le retour à la forme antique. L'opposition du pape et du clergé était celle de la nouveauté contre l'antiquité chrétienne que l'Assemblée renouvelait. Et cette Assemblée, ce tyran, quelle torture infligeait-elle aux prêtres qui refusaient le serment civique, qui déclaraient ne point vouloir obéir aux lois ? La peine unique était d'être payés sans rien faire, elle leur conservait leur traitement ; oisifs et malveillants, elle ne les pensionnait pas moins. Ce n'est pas tout, par un respect excessif pour la liberté des consciences, elle laissait à ces ennemis de la loi l'accès de l'autel, elle leur tenait toujours ouverte l'Église qu'ils avaient voulu quitter, leur permettait d'y dire la messe, de sorte que les ignorants, les simples, les esclaves de l'habitude, ne fussent point troublés de scrupule, et pussent chaque matin entendre leur prêtre maudire la loi qui le payait, et la trop clémente Assemblée. Il faut le dire, les prêtres citoyens montrèrent, pendant longtemps, à l'égard de ceux qui prêchaient contre eux l'émeute et le meurtre, une patience plus qu'évangélique. Non-seulement, ils leurs ouvraient l'Église, mais partageaient avec eux les ornements, les vêtements sacerdotaux. Le savant et modeste d'Expilly, évêque de Quimper, les encouragea lui-même à continuer le culte.' Grégoire, à Blois, les couvrait d'une protection magnanime. Un autre évêque, nous le verrons tout à l'heure, les défendit à l'Assemblée législative avec une admirable charité. Un de ces vrais prêtres de Dieu écrivait, le 12 septembre, pour prévenir les mesures de rigueur que l'on craignait dans l'Ouest : Les plaies de la religion saignent... Point de violence, je vous prie. La douceur et l'instruction sont les armes de la vérité. Ces vertus devaient être inutiles. Il fallait que l'opposition des deux systèmes apparût dans tout son jour. Quelle que soit l'élasticité du christianisme à suivre extérieurement les formes de la liberté, son principe intime, immuable, c'est celui de l'autorité. Le fond du fond, en sa légende, c'est la liberté perdue dans la grâce, le libre arbitre de l'homme et la justice de Dieu noyés en même temps dans le sang de Jésus-Christ[3]. L'Église de 91 s'avouait nettement ce qu'elle était, le représentant de l'autorité, l'adversaire de la liberté. Et comme telle, elle demandait aussi le rétablissement complet de l'autorité royale. On surprit, on imprima, une lettre de Pie VI, où, croyant Louis XVI échappé, il le félicitait de rentrer dans la plénitude du pouvoir absolu. C'était le crime de l'Assemblée d'avoir méconnu à la fois les deux lieutenants de Dieu, ses vicaires, le roi et le pape, d'avoir nié sous les deux formes l'infaillibilité papale et royale, la double incarnation, pontificale et monarchique. Là était le fond de la question, question une, identique, si bien que ceux qui travaillaient le mieux pour le roi étaient encore ceux qui croyaient ne travailler que pour les prêtres. Rien ne peut donner une idée de la sourde et violente persécution dont la Révolution, qui semblait mat-tresse, était réellement victime. C'est alors que l'on put voir combien le domaine de l'action légale est resserré, en comparaison des mille activités diverses qui échappent aux regards, aux prévisions de la loi. La société royaliste et dévote semblait en tout et partout dire tacitement au partisan des idées nouvelles : Eh ! bien, qu'elles te protègent !... La loi est pour toi, garde-la ! — Au travailleur sans ouvrage : A toi la loi, mon ami ! puisse la loi te nourrir. — Au pauvre : Que la loi t'assiste ! — Au marchand : Que la loi achète ! Elle te laisse mourir ? eh ! biens, meurs. Que de mariages, tout prêts, furent violemment rompus ! que de familles brouillées à mort ! et combien de fois l'histoire renouvelée des Montaigu et des Capulet, l'éternel obstacle des haines entre Roméo et Juliette !.... Les mariages étaient des divorces. La femme, au milieu de la nuit, s'en allait pieds nus, fuyait le lit, que dis-je ? le toit conjugal. Les enfants en larmes avaient beau courir après.... Le dimanche, elle s'en allait, pendant que l'église était tout ouverte, chercher à deux ou trois lieues son église à elle, une grange, une lande, où devant quelque vieille croix le prêtre rebelle disait sa messe de haine. On ne peut pas se figurer combien l'imagination de ces pauvres créatures devenait exaltée, parfois furieuse, au souffle du démon du désert. Dans je ne sais quel village de Périgord, une bande de ces femmes, un matin, s'arme de haches, court à une des églises supprimées, brise les portes, sonne le tocsin. La garde nationale accourut, les désarma ; on les traita doucement ; sur treize qu'on avait arrêtées, douze étaient enceintes. Une instruction habile (du 31 mai 91), qui de la Vendée, courut toute la France, enseignait aux prêtres la mécanique du fanatisme pour brouiller les tètes, pour faire des folles et des fous. Cette instruction fut colportée partout discrètement par les sœurs grises du pays, les Filles de la sagesse, dangereux agents, qui, d'hôpital en hôpital, et tout en soignant les malades, répandaient cette horrible maladie de la guerre civile. Le point principal de l'instruction était d'établir un sévère cordon sanitaire entre les assermentés et les non assermentés, une séparation qui donnât au peuple peur de gagner la peste spirituelle. C'était aux enterrements surtout que la mise en scène était dramatique. Dans la maison mortuaire, portes, croisées, volets fermés, le saint prêtre entrait vers le soir, disait la prière des morts, bénissait le défunt au milieu de la famille à genoux. Celle-ci, on le lui permettait, portait le mort à l'église ; pleine de répugnance et d'horreur, elle s'arrêtait avant le seuil, et dès que les prêtres constitutionnels venaient pour introduire le corps, les parents fuyaient en larmes, laissant avec désespoir leur mort livré aux prières maudites. Plus tard, l'instruction secrète ne leur permit plus même de l'amener à l'église.. Si l'ancien curé ne peut l'enterrer, dit-elle, que les parents ou amis l'enterrent en secret.. Dangereuse autorisation, impie et sauvage ! L'affreuse scène d'Young, obligé d'enterrer lui-même sa fille, pendant la nuit, d'emporter le corps glacé dans ses bras tremblants, de creuser pour elle la fosse, de jeter la terre sur elle (ô douleur !), cette scène se renouvela bien des fois dans les landes et dans les bois de l'Ouest.... Et elle se renouvelait avec un surcroît d'horreur. Ils tremblaient, ces hommes simples, que le pauvre mort, ainsi mis en terre par des mains laïques et sans sacrement, ne fut à jamais perdu pour l'éternité, et que, par delà cette nuit, ne s'ouvrit pour l'âme infortunée la nuit de la damnation. Qui accuser de ces horreurs ? La dureté de la loi ? l'intolérance de l'Assemblée ? Nullement. Elle n'avait imposé aucun sacrifice des croyances religieuses. Non, ce n'est pas l'intolérance qu'on peut reprocher à cette grande Assemblée. Ce qu'on doit blâmer en elle, c'est d'avoir, en donnant la loi, négligé tous les moyens d'éducation, de publicité, qui pouvaient la faire comprendre, qui pouvaient, dans l'esprit des populations, dissiper la nuit d'ignorance, de malentendus, qu'on épaississait à plaisir, éclaircir les fatales équivoques qui furent partout l'arme du clergé. La plus ordinaire était de confondre les deux sens du mot constitution, de supposer que le serment civique d'obéissance à la Constitution de l'État était un serment religieux d'obéir à la constitution civile du clergé. En confondant habilement les deux choses, le clergé accusait l'Assemblée d'une barbare intolérance. Aujourd'hui encore, beaucoup de personnes ne savent pas distinguer, et font de ce mot mal compris un grief essentiel contre la Révolution. Les paysans de la Vendée et des Deux-Sèvres furent bien surpris, lorsque la chose leur fut expliquée par les commissaires civils en mission, MM. Gensonné et Gallois, en juillet et août 91. Ces pauvres gens n'étaient nullement sourds à la voix de la raison. Ils furent tout heureux d'entendre les commissaires leur répéter les instructions de l'Assemblée : La loi ne veut nullement tyranniser les consciences ; chacun est le maître d'entendre la messe qui lui convient, d'aller au prêtre qui a sa confiance. Tous sont égaux devant la loi ; elle ne leur impose d'autre obligation que de supporter mutuellement la différence de leurs opinions religieuses, et de vivre en paix. Ces paroles attendrirent la foule honnête et confiante ; ils avouèrent avec repentir les infractions à la loi qu'ils pouvaient se reprocher, promirent de respecter le prêtre autorisé par l'État, et quittèrent les commissaires civils l'âme remplie de paix et de bonheur, se félicitant de les avoir vus. Hélas ! ce peuple excellent ne demandait que des lumières. Ce sera un reproche éternel, au clergé, de l'avoir barbarement environné de ténèbres, de lui avoir donné pour une question religieuse une question extérieure au dogme, toute de discipline et de politique, d'avoir torturé ces pauvres âmes crédules, endurci, dépravé par la haine une des meilleures populations, de l'avoir rendue meurtrière et barbare ! Et c'est un reproche aussi pour l'Assemblée constituante de n'avoir pas su qu'un système de législation est toujours impuissant, si l'on ne place à côté un système d'éducation. Je parle, on le comprend assez, de l'éducation des hommes, autant et plus que de celle des enfants. L'Assemblée constituante, dernière expression du XVIIIe siècle, et dominée comme lui par une tendance abstraite et scolastique, s'est trop payée de formules, et n'a pas eu notion de tous les intermédiaires qui séparent l'abstraction de la vie. Elle a toujours visé au général, à l'absolu ; elle a été dépourvue entièrement de cette qualité essentielle du législateur que j'appellerais volontiers le sens éducatif. Ce sens donne l'appréciation des degrés, des moyens variés, par lesquels on peut rendre la population apte à recevoir la loi. Sans ces moyens préalables, celle-ci ne fait que révolter les âmes ; la loi ne peut rien sans la foi, elle la suppose. Mais la foi, qui la sème, la prépare et la fait d'avance ? c'est l'éducation. Qu'il me soit permis de reproduire ici ce que j'ai dit et imprimé dans mon Cours (3 et 10 février 1848). Nos législateurs regardèrent l'éducation comme un complément des lois, ajournèrent à la fin de la révolution cette fondation dernière ; c'était justement la première par où il fallait commencer. — Le symbole politique, la Déclaration des droits étant une fois posés, il fallait, pour base aux lois, mettre dessous des hommes vivants, faire des hommes, fonder, constituer le nouvel esprit par tous les moyens différents, assemblées populaires, journaux, écoles, spectacles, fêtes, augmenter la révolution dans leur cœur, créer ainsi dans tout le peuple le sujet vivant de la loi, en sorte que la loi ne devançât pas la pensée populaire, qu'elle n'arrivât point, comme une étrangère, inconnue et incomprise, qu'elle trouvât la maison prête, le foyer tout allumé, l'impatiente hospitalité des cœurs prêts à la recevoir. La loi, n'étant nullement préparée, nullement acceptée d'avance, sembla, cette fois encore, comme les anciennes lois qu'elle remplaçait, tomber dure-. ment d'en haut. Cette loi, tout humaine qu'elle fût, se présenta comme un joug, une nécessité, aux populations surprises. Elle voulut entrer de force dans un terrain où elle n'avait pas préalablement ouvert le sillon ; elle resta à la surface. Non-seulement elle resta stérile, mais elle opéra justement le contraire de ce qu'elle se proposait. Non-seulement il n'y eut pas d'éducation, mais il y eut une contre-éducation, une éducation en sens inverse, qui eut deux effets déplorables. Ces âmes crédules, effarouchées par les terreurs du monde à venir, devinrent inhumaines, en proportion de leurs craintes. Elles s'endurcirent, comptèrent pour rien la vie de l'homme, l'effusion du sang. La mort ! ce n'était pas assez pour se venger d'un ennemi qui faisait courir aux âmes la chance d'un enfer éternel ! Puis, l'exaltation fanatique, qui semblait devoir rendre les consciences scrupuleuses et méticuleuses, eut, au contraire, l'effet bizarre de leur ôter tout scrupule, leur faisant perdre de vue les motifs intéressés, personnels, qui les rendaient souvent hostiles à la Révolution ; en sorte qu'ils crurent la haïr d'une haine désintéressée, non pour tel tort matériel qu'elle leur faisait, mais uniquement pour Dieu. Le Vendéen, par exemple, qui plaçait chez son seigneur tout l'argent qu'il retirait de l'élève des bestiaux, qui voyait son noble débiteur ou ruiné ou émigré, prenait son fusil ; pourquoi ? pour cette perte d'argent ? non, mais (disait-il) pour qu'on lui rendit ses bons prêtres. Le Breton, qui comptait placer dans le clergé un ou plusieurs de ses enfants, avait bien contre la Révolution un motif temporel de haine ; mais sa sombre exaltation religieuse lui persuadait qu'il n'en voulait à l'ordre nouveau que pour l'outrage fait à l'Église, pour son Dieu en fuite, exilé aux landes désertes et sans abri que le ciel. Voilà comment l'esprit de résistance, ne se connaissant pas bien lui-même, était mêlé fortement de fanatisme et d'intérêt. Un seul de ces deux mobiles aurait pu céder ; le fanatisme eût disparu à. la longue devant les lumières nouvelles, l'intérêt parfois peut-être se fût immolé à la conscience. Mais, ainsi mêlés, confondus, se trompant mutuellement, se donnant le change, ils étaient indestructibles. L'enthousiasme révolutionnaire semblait devoir moins durer que le fanatisme catholique et royaliste. Il avait pour objet des idées nouvelles, et ne se liait pas comme l'autre à tout un système d'habitudes et de routines, anciennement envieilli dans l'homme, passé dans la vie, dans le sang. Plusieurs générations déjà, plusieurs classes d'esprits divers (et dans l'Assemblée nationale, et dans la nation tout entière), avaient eu leurs moments d'enthousiasme plus ou moins longs, et puis elles étalent retombées. Plusieurs persistaient sans doute, des hommes d'ardeur inextinguible, d'indomptable fermeté, et ceux-là devaient glorieusement persister jusqu'à la fin. Toutefois de tels caractères sont toujours en petit nombre. Une révolution qui s'appuierait uniquement sur une élite héroïque serait certes bien compromise. fallait que la Révolution, si elle voulait durer, s'appuyât, comme faisait la Contre-révolution, non exclusivement sur les sentiments, qui sont si mobiles en l'homme, mais sur l'engagement fixe des intérêts, sur la destinée des familles compromises par leur fortune dans la cause révolutionnaire, décidément et sans retour. C'est à quoi l'Assemblée constituante avait visé par la vente des biens nationaux. Ces biens d'abord étaient censés acquis de l'État par les municipalités, qui les revendaient aux particuliers. Mais l'opération se faisait avec une extrême lenteur. Au commencement, on avait, peut-être dans l'idée malveillante d'éloigner les acquéreurs, mis en vente d'énormes immeubles, comme les bâtiments des couvents, peu propres aux usages des particuliers. Ce ne fut que plus tard qu'on vendit les parties les plus vendables, les plus désirées, les bois et les terres. En général, le paysan, craintif et rusé, ne voulait point
acheter directement de la commune. Il allait, avec un voisin ou plusieurs,
trouver quelque procureur de l'endroit, un homme d'affaires, parfois
ex-intendant ou régisseur : Eh bien ! Monsieur un
tel, pourquoi n'achetez-vous pas ?... Achetez
donc ! Nous voilà, tous, qui sommes prêts à racheter de vous quelques
morceaux de cette terre. Ce qui, traduit librement, selon l'idée réelle du paysan, signifiait : Achetez. Si les émigrés reviennent, vous serez pendu. Mais l'on ne pourra pas pendre la foule des sous-acquéreurs. Et ce sera un grand hasard si l'on peut reprendre à des bandes si nombreuses un bien disséminé en parcelles imperceptibles. L'ex-intendant ou régisseur ne répondait rien, il hochait la tête. Généralement, il achetait, sans se trop hâter de revendre ; il voulait voir venir les choses. Si la Révolution triomphait, il gardait ou vendait, détaillait et faisait fortune ; et si c'était la Contre-révolution qui prévalût, il avait son excuse prête : J'ai acheté le bien pour le sauver, pour le conserver à sou maître légitime. Mais les hommes plus hardis, plus indépendants, et c'était le plus grand nombre, les hommes lancés sans retour dans la Révolution, n'hésitaient pas à jouer tout sur ce coup de dé. Une seule chose les arrêtait, c'est que, malgré toutes les facilités que donnait aux acquéreurs l'Assemblée nationale, le terme des premiers paiements était rapproché ; ils n'avaient pas le temps de faire les trois opérations qu'ils avaient en vue : acheter, trouver des sous-acquéreurs, leur revendre et déjà recevoir d'eux quelque portion du prix qui pût aider l'acquéreur au premier paiement. C'était un sujet de joie pour les contre-révolutionnaires de voir que la grande opération, avec tant de facilités offertes, traînait, avortait. Un jour qu'ils disaient à Mirabeau : Vous ne les vendrez jamais, vos biens nationaux... on assure qu'il leur répliqua : Eh ! bien, nous les donnerons. Au 24 mars 1791, il ne s'eu était encore vendu que pour cent quatre-vingt millions à peu près. L'Assemblée avait donné un délai aux acquéreurs jusqu'en mai. Délai insuffisant ; elle le sentit, le 27 avril, et elle étendit le délai de huit mois entiers, jusqu'en janvier 92. Cette mesure habile eut un effet incalculable ; aucune à cette époque ne contribua davantage à sauver, à affermir la Révolution. En cinq mois, chose prodigieuse ! la vente fut de huit cent millions ; en sorte que le 26 août, le comité, dans son rapport à l'Assemblée, déclare qu'on a adjugé, en tout, des biens nationaux pour la valeur d'un MILLIARD ! Aucun des avantages offerts jusque-là ne les faisait acheter. Ils étaient affranchis de toute hypothèque légale, francs de toute redevance, de tout droit de mutation, libres de toutes dettes, rentes constituées, fondations. Tout cela n'avait pas suffi pour donner l'essor à la vente. La mainmorte, ce charme fatal qui tant de siècles rendit ces biens morts en effet, inertes, souvent improductifs[4], semblait peser sur eux encore. Une chose rompit le charme, leur rendit le mouvement, les fit partir, s'écouler, circuler de main en Main ; ce fut le délai de neuf mois, lequel entraînait la facilité de sous-vendre et de détailler, donnait le temps de tirer déjà quelque chose des sous-acquéreurs, etc. La déclaration de Pilnitz, la solennelle menace des rois à la Révolution, est datée du 27 août 1791. Et le 26 du même mois, le rapport du comité d'aliénation, annonçant ce fait si grave que la vente a pris l'essor, qu'elle est déjà d'un milliard, fait prévoir que la Révolution est maintenant lancée sans retour, qu'elle ne sera pas violente seulement, mais ferme et profonde, qu'elle ne touche pas la surface du pays, mais le fond et le tréfond ; quoi que veuillent ou fassent les rois, elle sera à jamais irrévocable, invincible. Car enfin que signifiait cette vente ? Qu'une foule d'hommes venaient d'engager leur fortune dans la cause révolutionnaire ; plus que leur fortune peut-être, leur vie ; et plus encore que leur vie, la destinée de leurs familles. Ce n'était pas une chose sans péril, en 91, pour eux et les leurs, d'acheter ces biens. Les sarcasmes, les injures, les menaces secrètes, ne manquaient point à l'acquéreur. Il en souffrait moins dans les grandes villes, où l'on connaît peu son voisin ; mais dans les petites, sa situation était presque intolérable. La superstition, la haine, la malice universelle l'enfermait, pour ainsi dire, dans un cercle maudit. Tout ce qui pouvait lui arriver de fâcheux était un châtiment du ciel. Son enfant était malade ? Châtiment. Sa femme avortait ? Châtiment. S'il avait quelque accident, tout le monde en louait Dieu. Dans une ville éloignée de trente et quelques lieues de Paris, la flèche de la cathédrale branlait depuis longtemps, au grand péril des maisons voisines ; un maçon l'achète pour la démolir ; peu après il tombe d'un échafaudage et se tue, la ville en fait des feux de joie. Au milieu de la malveillance universelle, les acquéreurs se rapprochaient les uns des autres, et se tenaient fortement. Cela seul, d'avoir acquis des biens de la nation, c'était un signe certain, auquel les amis de la Révolution se reconnaissaient, ceux qui avaient embarqué leur bien et leur vie sur le vaisseau de la République, se remettant à sa fortune, voulant prospérer avec elle, ou avec elle périr. Le choc du 21 juin, l'affaire de Varennes, les menaces de l'étranger, éprouvèrent leur foi robuste aux destinées de la Révolution. Ils ne bronchèrent pas, ne sourcillèrent pas. Le 21 même, on l'a vu, ils achetèrent, et fort cher, trois maisons du chapitre de Notre-Dame de Paris. Ainsi, les Romains assiégés mirent eu vente, et vendirent aussi cher qu'en pleine paix, le champ sur lequel Annibal était campé aux portes de Rome. Les meneurs de l'Assemblée, dans le mouvement royaliste qu'ils s'efforçaient de lui imprimer, virent sans doute avec inquiétude cet élan populaire des ventes, que leur révélait à l'improviste le rapport du 26 août. Le comité d'aliénation, qui avait fait ce rapport, s'en effraya lui-même, recula devant son succès. Il déclara abdiquer ses fonctions et demanda qu'elles fussent transférées au pouvoir exécutif. Proposition naïvement contre-révolutionnaire. Confier à un roi dévot le soin de vendre les biens du clergé, en charger un ministère inactif et paralytique, c'était annoncer assez qu'on ne se souciait nullement désormais d'accélérer l'opération. Ce pas subitement rétrograde du comité, de l'Assemblée, leur effort pour s'arrêter court ou tirer à reculons, qu'indique-t-il ? La frayeur. Ils auront rencontré quelque objet terrible ; sur la route où ils cheminaient en sécurité, ils ont vu se dresser contre eux la pointe de l'invisible glaive. Leur frayeur s'explique d'un mot : les jacobins se font acquéreurs, les acquéreurs se font jacobins. Et dans quel progrès rapide s'opère cette double action !.... Rapprochons les chiffres. D'avril en août, vente de biens nationaux pour huit cent millions. La vente totale est d'un milliard. En août et septembre, création de six cents nouvelles sociétés jacobines. Ajoutez les quatre cents anciennes, elles sont, dit-on, mille eu tout, à la fin de septembre. Et ces sociétés sont moins redoutables encore par leur multiplication que par leur nouveau caractère. Elles perdent ce qu'elles avaient d'abord, si j'ose dire, d'académique, de vaguement philosophique ; elles deviennent sérieuses, âpres, violemment tendues vers le but. Elles rejettent les modérés, les demi-révolutionnaires, les hommes déjà las de la Révolution. Et à leur place, elles mettent deux classes d'hommes très-ardents. Des hommes d'affaires et d'intérêt, engagés à mort dans cette dangereuse exploitation des biens nationaux, se relevaient à leurs propres yeux par le fanatisme, surveillaient d'un œil de lynx la trame embrouillée de la Révolution, mettaient au service de la cause des idées l'âpreté persévérante du spéculateur en péril. D'autre part, de purs, d'ardents patriotes, en qui les idées avaient précédé l'intérêt et le dominèrent toujours, subissaient les conditions hors desquelles la Révolution eût péri. Contre l'immense et ténébreuse intrigue des prêtres, ils acceptaient la nécessité de l'inquisition jacobine, — et en même temps l'autre moyeu de salut, l'acquisition des biens ecclésiastiques. Acheter, diviser, subdiviser les biens du clergé, c'était faire à la contre-révolution la plus mortelle guerre. Beaucoup achetaient avec fureur, et se croyaient d'autant meilleurs citoyens, qu'ils achetaient davantage. Le danger de l'opération les séduisait, et l'odieux même qu'on s'efforçait d'y jeter. Ils voulaient périr, s'il le fallait, avec la Révolution, et ils s'y enrichissaient ; ils se précipitaient, nouveaux Curtius, au gouffre de la fortune. Plusieurs achetaient par devoir. L'honnête et austère Cambon établit, en 96, qu'entré aux affaires avec 6.000 livres de rente, il en sort avec 3.000. Il avait cru faire acte de patriote en achetant un domaine national, près de Montpellier. Il se maria à Paris, et il épousa une femme dont la dot était aussi un bien national. Ainsi se formait une base solide pour le système nouveau, une masse d'hommes liés par le dogme et par l'intérêt, fondant leur patriotisme dans la terre et dans l'idée, ayant leur double vie dans la Révolution, tout en elle et rien hors d'elle. Noyau fixe et ferme, autour duquel l'homme d'imagination, l'homme de sensibilité, l'enthousiaste mobile, allaient et venaient. Tel était six mois fanatique, tel un an ; tel s'arrêtait, et tel autre allait plus loin. Ceux-ci flottaient comme la vague ; mais ceux-là étaient le vaisseau. Ils savaient bien qu'ils n'avaient pas d'autre port que celui où aborderait la Révolution. De là, l'ensemble qu'ils montrèrent, leur docilité extrême pour ceux qui prirent le gouvernail. Ce grand corps, hétérogène, mené à la fois par la passion, l'exaltation, l'intérêt, n'en fut pas moins, dans sa violence, étonnamment disciplinable. L'individu s'y conduisit comme fait, dans la tempête, celui qui est là pour sa vie et veut se sauver ; il croit tout, fait tout, ne discute point la manœuvre, ne raisonne pas avec le pilote. Le moment précis où nous sommes, l'automne de 91, c'est le moment décisif où la grande association des acquéreurs et des patriotes va agir sur les campagnes. Moment grave. En 90, le paysan a reçu le premier bienfait révolutionnaire, l'abolition des dîmes et des droits seigneuriaux, reçu avec une joie vive et une réserve. En 91, la Révolution vient à lui, et lui offre les biens de l'Église. — Il hésite ici, regarde ; sa femme a peur, et n'en dort pas ; un dialogue entre eux s'engage le jour et la nuit. Lui, ce brave laboureur, bien plus scrupuleux en général qu'on ne croit, il n'eût jamais pris de lui-même ; il l'a bien montré, bon Dieu ! par sa longue et miraculeuse patience pendant tant de siècles ! Mais, enfin, ici il raisonne, il comprend que ce bien, donné jadis pour le pauvre à l'Église, peut (en tout ce que ne réclame pas l'entretien de l'Église) faire retour au pauvre, si la loi le veut ainsi. Retour non gratuit d'ailleurs ; ce bien ne se donne pas, il se vend, et le prix sert au plus sacré des usages, à combler le déficit, à remplir les engagements de l'État, à défendre et sauver la France. Ceci n'est point un acte tout nouveau et inouï. C'est le recommencement légitime du grand mouvement, parti du plus profond du moyen âge : Le persévérant achat de la terre par celui qui la travaille, l'hymen sacré, légitime, de la terre et du laboureur. Je dis légitime. Ah ! que ce mot est ici d'une propriété profonde !... Jamais il n'a demandé que cette terre lui vint gratis ; constamment, par des efforts obstinés et surhumains, il l'a gagné de son épargne, cet objet de tous ses vœux, de sa passion fidèle. Il a mis à l'obtenir la constance du patriarche, servant sept ans pour Lia, pour Rachel sept ans encore. Ce progrès vers l'acquisition honnête et légitime de la propriété a été, nous l'avons remarqué ailleurs, barbarement rompu plusieurs fois, au XVIe siècle, par les seigneurs de la seconde féodalité, au XVIIe par les seigneurs d'antichambre. Grâce à Dieu, la Révolution, la bonne mère du paysan, vient de rompre la barrière, le grand mouvement recommence, et il ne s'arrêtera plus. En 1738, un philosophe français, ayant consulté à ce sujet plusieurs intendants, remarque que dans nos provinces les journaliers ont presque toujours un jardin ou quelque morceau de vigne ou de terre. Eh ! bien, le premier but de la Révolution, c'est de l'étendre, ce jardin, de le leur continuer ; c'est d'en faciliter l'acquisition à l'honnête travailleur[5]. C'est par là qu'elle est à la fuis la bienfaitrice, l'amie et le sauveur de tous, n'agitant passagèrement le monde que pour y fonder la paix. En invitant le paysan à l'acquisition, en le mariant à la terre, la Révolution lui fonda la vie encore d'autre sorte. La manière la plus générale, la plus naturelle, dont il se procura l'argent nécessaire, ce fut de chercher une dot et de prendre femme. Le mariage est l'occasion unique où le jeune paysan oblige le vieux à ouvrir son épargne, à chercher quelque écu caché. C'est là le commencement d'un grand nombre de familles agricoles ; commencement respectable, puisqu'il fut fondé par la foi que le paysan mit dans la Révolution, dans la solidité du gage qu'elle lui livrait. Et voilà comment elle est devenue, notre Révolution, solide, durable, éternelle ; ralentie plusieurs fois, elle reprend toujours, continue son mouvement. C'est qu'elle ne s'assit pas seulement sur le sol mobile des villes, qui monte et qui baisse, qui bâtit et démolit. Elle s'engagea dans la terre et dans l'homme de la terre. Là est la France durable, moins brillante et moins inquiète, mais solide, la France en soi. Nous changeons, elle ne change pas. Ses races sont les mêmes depuis bien des siècles ; ses idées semblent les mêmes ; ce qui est plus vrai, c'est qu'elles avancent par un travail insensible et latent, comme se fait tout changement dans les grandes forces de la nature, non surexcitées par la passion qui use et dévore. Cette France, dans cent ans, dans mille ans, sera toujours entière et forte ; elle ira comme aujourd'hui, songeant et labourant sa terre, lorsque depuis longtemps nous autres, population éphémère des villes, nous aurons enfoui dans l'oubli nos systèmes et nos ossements. Un mot, un dernier mot sur l'Assemblée constituante. Nous l'avions presque oubliée. Elle semble, en ces derniers moments, s'oublier, s'abandonner elle-même. Elle déclare ajourner les deux fondations profondes, essentielles, sans lesquelles son œuvre politique reste en l'air, branlante, prête à choir demain : l'Éducation, — la Loi civile. Elle n'ose prendre aucun parti à l'égard des prêtres, et n'écoute même pas le rapport, instructif et sage, que ses commissaires viennent lui faire sur la Vendée. Elle fait, contre le pape, ce que nos rois ont fait plusieurs fois ; elle réunit Avignon (13 septembre). Nous y reviendrons tout à l'heure. Dans son avant-dernière séance (29 septembre), elle veut sévir contre les clubs. Elle leur défend les pétitions en nom collectif, leur permet de discuter, t sans prétendre inspection sur les autorités légales. Vaine défense ; ces autorités, hésitantes et impuissantes, à l'image de l'Assemblée, n'opposaient nulle résistance aux ennemis de la Révolution ; il fallait la laisser périr, ou bien la laisser sauver par les clubs. L'instruction, réservée, timide, pleine d'éloges pour les clubs, qu'on joint au décret, exprime le vœu qu'ils n'aient point de correspondance, que leurs actes ne sortent point de leur enceinte. Mais le décret n'ose dire qu'il leur défend les affiliations. Or, c'était justement alors que s'affiliaient ensemble les mille sociétés jacobines, dont six cents venaient de naître ! Ainsi l'Assemblée n'ose rien de décisif contre les deux grandes conjurations qui divisent la France, celle des prêtres, celle des jacobins. Elle se tait sur la première, gronde l'autre bien doucement, la menace eu la flattant, timidement, à voix basse. Elle parle déjà, ce semble, de la faible voix des morts. Le 30 septembre, le Roi ayant clos la session en exprimant le vain regret qu'elle ne pût durer encore, le président, Thouret, adressa cette parole au peuple assistant : L'Assemblée constituante déclare qu'elle termine ses séances, et qu'elle a rempli sa mission. |
[1] Et le pis, c'est que Barnave, qui se dévouait pour la reine, se défiait d'elle et craignait sa duplicité ; il exigeait qu'elle lui montrât toutes ses lettres (V. Mme Campan). Avait-il tort ? Je ne le sais. Le roi de Suède, qui probablement savait bien la pensée des Tuileries, écrit peu après à Bouillé (décembre) que tout ce qu'on veut, c'est d'endormir l'Assemblée.
[2] Relativement à l'élection, la véritable pensée du clergé d'alors, plus sincère que celui d'aujourd'hui, est parfaitement exprimée dans l'article Pie VI, de la Biographie universelle de Michaud, t. XXXIV, p. 340 : La constitution civile du clergé livrait à tout ce qu'il y a de plus vil et de plus abject dans l'ordre social l'élection de ce qu'il y a de plus élevé et de plus pur dans le sacerdoce.
[3] MM. de Maistre et de Bonald ont solidement établi qu'il n'y a nul accord possible entre la liberté et l'Église, entre la révolution et le christianisme. V. aussi notre introduction, t. I de cette histoire.
[4] Le soin intelligent avec lequel le clergé faisait cultiver certaines vignes de luxe, tel et tel clos célèbres, a donné à ses cultures une réputation bien peu méritée. L'administration ecclésiastique avait à la fois deux défauts qui semblent s'exclure : la mobilité et l'inertie. — La mobilité : les mutations continuelles de bénéfices et le changement de bénéficiers mettaient dans l'existence du fermier une incertitude fâcheuse ; la mutation, en certains cas, pouvait le déposséder inopinément. — L'inertie : l'activité, le progrès, n'étaient nullement encouragés par un corps dont les revenus dépassaient infiniment les besoins ; les constructions immenses, et souvent sans utilité, que tirent, au XXIIIe siècle, les corporations monastiques, montrent que, positivement et à la lettre, elles ne savaient plus que faire de leurs revenus. Dans plusieurs, le nombre des moines était réduit presque à rien ; Saint-Vandrille, par exemple, fondé pour mille moines, n'en nourrissait plus que quatre. Comment s'étonner si l'administration de ces maisons était inerte et négligente, les cultures peu encouragées ? etc.
[5] Les raisonnements de MM. Leroux, Proudhon et autres, ne changent rien aux faits, exacts et certains, que j'ai donnés dans mon livre Le Peuple (chapitre des Paysans) ; tout le monde peut observer et vérifier ces faits. Grèce à Dieu, la France n'est point une Irlande. Ces écrivains ne connaissent nullement la France. Ceux même qui con-Battraient vraiment la boutique et l'atelier, ne connoteraient encore de la France que l'élément mobile et changeant, ce qui passe et varie sans cesse à la surface du pays ; ils n'en connaîtraient pas l'élément fixe, qui ne passe point. Ceux-ci, placés toujours au point de vue des villes et du produit net, ne savent point le parti qu'on tire du produit brut dans nos campagnes ; ils n'entendent rien au ménage du paysan, à ce petit jardin dont nous parlions tout à l'heure ; ils le comptent pour rien da tout, et je crois facilement que s'il était dans leurs mains, ils ne donnerait pas grand'chose, qu'avec eux la France mourrait de faim, en réalité, comme ils le démontrent si bien. — Il est à désirer que l'Europe ne s'arrête point à ces dangereuses exagérations sur nos misères, nos discordes et nos impuissances ; elle nous prendrait en grand mépris. Qu'elle n'en croie personne, mais qu'elle observe elle-même ; elle verra que la France n'a jamais été plus forte. L'étranger lit volontiers ces livres terribles, il aime à les croire sur parole, et nous plaint charitablement de cette guerre sociale dont il imagine que nous sommes universellement travaillés. Regardez sans prévention : vous la voyez, cette guerre, dangereuse sans doute parce qu'elle existe sur des points fort dangereux, à Paris, à Lyon ; mais enfin, après tout, elle est concentrée dans trois ou quatre villes ; et encore dans la minorité de ces villes, minorité minime, relativement à l'énorme population de la France, un point dans l'océan du peuple. La masse compacte et paisible où ce petit nombre s'agite le regarde avec étonnement, et généralement ne sait pas très-bien la cause de cette agitation. — Rien de plus léger que la manière dont on a traité ces questions si graves. On a bâti jusqu'aux nues des Babels de raisonnement sur telle donnée incertaine, sur tel chiffre hypothétique. Tout un système est sorti, par exemple, d'un chiffre conjectural sur le nombre probable des propriétaires et la proportion dans laquelle serait répartie la propriété, proportion qu'il est impossible de connaître exactement, dans l'état présent de la statistique. Un autre chiffre hasardé (les douze milliards d'hypothèques dont serait grevée la propriété foncière) a été vivement saisi par les ardents prédicateurs du désespoir et de la haine, répété, affirmé, comme une chose hors de doute, une espèce d'axiome. le n'avais jamais pu l'accepter ainsi. Je savais qu'une grande partie des hypothèques inscrites sont éteintes. Quiconque conne la campagne sait parfaitement la lenteur et la répugnance avec laquelle le paysan tire l'argent de sa poche pour une chose qui ne doit lui rien rapporter, la radiation d'une hypothèque ; à plus forte raison, s'il ne peut la faire effacer par son notaire sans lui solder en même temps telle dette, tel compte général, qu'il a presque toujours avec lui. Le paysan reste chez lui, et attend patiemment que, par le bénéfice du temps, l'hypothèque soit périmée d'elle-même ; elle reste inscrite, elle est recueillie, comme réelle et sérieuse, par la statistique, quoiqu'elle n'exprime plus rien ; elle entre dans ce monstrueux calcul de douze milliards. Ajoutez les hypothèques pour les femmes et les mineurs, qui sont innombrables, hypothèques de garantie, et non point de dette. Ce mois même, septembre 1848, le ministre des finances a affirmé, comme résultat d'un état officiel, dressé dans ses bureaux, que la dette hypothécaire (au profit de prêteurs) se réduisait en réalité à trois milliards sept cent millions, déduction faite des inscriptions au profit des vendeurs. Dans la même séance, un ancien ministre du dernier gouvernement, ne faisant pas cette déduction, a porté la dette hypothécaire à quatre milliards cinq cent millions. Quoi qu'il en soit, ce qui est sûr, c'est que si le chiffre des douze milliards était exact, avec l'énormité malheureusement incontestable de l'impôt, avec les surcharges de toute sorte, les unes réelles, les autres imaginaires, qu'énumèrent les sombres poêles de l'enfer social, la terre de France, depuis longtemps, ne pourrait plus être cultivée, elle serait un désert.