HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE V. — JUIN—SEPTEMBRE 1791.

CHAPITRE X. — LA RÉVISION. - ALLIANCE MARQUÉE ENTRE LA GAUCHE ET LA DROITE. (AOÛT 1791).

 

 

Barnave et les constitutionnels voudraient regagner la droite (fin juillet). — Ils s'accordent avec Malouet. — Ils négocient avec Léopold. — La reine écrit à Léopold pour l'empêcher d'agir, 30 juillet. — La droite rompt l'entente de Malouet avec Barnave et Chapelier, 4 août. — La révision, timidement royaliste, 5-30 août. — La Constitution de 1791, ni bourgeoise, ni populaire. — Prodigieuse multiplication des Sociétés jacobines. — Solennel outrage de Robespierre aux constitutionnels, leur humiliation, 1er septembre.

 

Le constitutionnel Barnave, le royaliste Malouet, divisés sur beaucoup de choses, avaient un lien commun dans leur opinion sur les colonies : tous deux étaient favorables aux planteurs. Un jour que Barnave avait vivement défendu Malouet dans ce comité, il laissa partir tous les autres, retint Malouet seul à seul, et lui fit sa confession : J'ai dû souvent vous paraître bien jeune, lui dit-il ; mais, soyez-en sûr, en peu de mois, j'ai beaucoup vieilli... Puis, après un court silence, dans lequel il semblait rêver : Est-ce que vous ne voyez pas que, nous tous, députés de la gauche, sauf peut-être une douzaine d'ambitieux ou de fanatiques, nous désirons finir la Révolution ?... Nous sentons bien que nous n'y parviendrons qu'en donnant une forte base à l'autorité royale... Ah ! si le côté droit, au lieu d'irriter toujours la gauche eu repoussant tout ce qu'elle propose, secondait la révision !...

Cette ouverture signifiait que les constitutionnels, voyant se briser dans leurs mains la machine des Feuillants, voyant la fraction patriote du nouveau club déjà tournée vers la porte pour retourner aux Jacobins, se jetaient eux-mêmes à droite, s'adressaient aux royalistes.

Et quand je dis les constitutionnels, je parle surtout de Barnave. Lui seul semblait conserver la vie, l'entrain et l'espoir. Rien ne peut exprimer la lassitude des autres, leur ennui, leur dégoût, leur découragement. Ils attendaient impatiemment l'heure bénie qui allait les rendre au repos. Cette Assemblée, en deux ans et demi, avait vécu plusieurs siècles ; elle était, si j'ose dire, rassasiée d'elle-même, elle aspirait passionnément à sa fin. Lorsque Dandré lui proposa les nouvelles élections qui allaient la délivrer, elle se leva tout entière, et salua l'espoir de son anéantissement d'applaudissements frénétiques.

Une lettre confidentielle d'un homme sûr, très-instruit de la situation, lettre de M. de Gouvernet à M. de Bouillé, nous révèle cette circonstance romanesque que n'eût point deviné l'histoire : c'est que la vie de l'Assemblée, l'espoir de la monarchie, le désir de la sauver, s'étaient alors réfugiés, au milieu de l'abattement général, dans une tête de vingt-huit ans, celle de Barnave. La ligue, si peu homogène, qui avait rallié les quatre cinquièmes du côté gauche, marié deux ennemis, Lafayette et Lameth, détruit presque les Jacobins, c'était le plan de Barnave. — Et comment se jeta-t-il dans cette entreprise ? La même lettre dit expressément que ce fut le retour de Varennes, la reconnaissance qu'on lui témoigna, qui changèrent son cœur.

Grand changement, en vérité. Barnave ne semblait nullement un homme à se laisser mener par le cœur et l'imagination. Sa suffisance habituelle, sa parole noble, sèche et froide, n'étaient point du tout d'un rêveur. Il ne se piquait aucunement de thèses sentimentales, et donnait plutôt au sens opposé (par exemple, dans l'affaire des noirs). On ne trouve jamais, je crois, dans les discours de Barnave, le mot qui revient si souvent dans tous ceux des hommes de l'époque, depuis Louis XVI jusqu'à Robespierre : Ma sensibilité, mon cœur.

On n'en est que plus étonné de le voir, en 91, si tard dans la Révolution, suivre (dirai-je avec espoir ? ou avec une ardeur désespérée ?) le leurre qui avait pu tromper Mirabeau au début, et quand la situation était tout entière. Le plan de Barnave n'était nul autre que celui de Mirabeau : Arrêter la Révolution, sauver la royauté, gouverner avec la reine.

Barnave avait quitté la reine à la porte des Tuileries le 25 juillet au soir, et il ne la revit qu'après le 13 septembre, lorsque le Roi eut accepté la Constitution. H en était resté aux entretiens de Meaux, il voyait la reine confiante et docile, ne voulant être sauvée que par la constitution, par l'Assemblée et Barnave. Bien des choses s'étaient passées depuis ce temps, et dans l'Europe, et dans l'âme de la reine, que le jeune orateur ignorait parfaitement.

Il ne savait pas qu'elle avait agi dans un sens contraire.

Fersen, nous l'avons dit, droit en arrivant de Paris ; avait remis à Monsieur le pouvoir verbal du Roi, pouvoir qui lui fut envoyé écrit, authentique, le 7 juillet.

Sans même attendre ceci, le 6, l'empereur Léopold, frère de Marie-Antoinette, avait écrit, fait circuler, une note à toutes les puissances pour menacer la France et délivrer Louis XVI.

La Prusse, poussée par les princes, était bien autrement animée que Léopold. La Russie et la Suède montraient encore plus d'indignation, d'impatience que la Prusse.

Le 25 juillet, eurent lieu les conférences entre la Prusse et l'Autriche, et là Léopold, contrairement à ce que faisait attendre sa note du 6 juillet, montra des vues pacifiques. Il avait sur les bras sa guerre avec la Turquie, qu'il ne finit qu'au mois d'août. Il avait, à sa porte, la nouvelle révolution de Pologne, l'attente d'une grande guerre du Nord, la probabilité d'une invasion russe en Pologne, peut-être la nécessité de s'enrichir encore par un troisième partage que la Russie imposerait. Celle-ci était alors acharnée sur une autre proie, la Turquie. Les conférences de la Prusse et de l'Autriche avaient pour but principal de bien faire entendre à la Russie que, tant qu'elle n'aurait pas lâché les Turcs, les puissances allemandes resteraient immobiles sous les armes à la regarder, et ne s'en iraient pas courir les aventures à la croisade de France.

Donc, pour le moment, Léopold ne pouvait être que pacifique à notre égard. Malgré la Russie, la Suède et la Prusse, qui auraient voulu l'embarrasser dans les affaires d'Occident, il ne bougeait point. Ses généraux, fort instruits, lui disaient d'ailleurs que ce n'était point une petite affaire de s'engager dans un tel royaume, dans ces masses profondes d'une population innombrable, exaltée par le fanatisme de la liberté. A quoi Léopold ajoutait un sentiment personnel : il craignait pour la vie du Roi et de la reine ; à la première nouvelle de l'invasion autrichienne, sa sœur risquait de périr.

Sauver la reine, était l'idée qu'on devait naturel-ment supposer à son frère Léopold. Et c'était bien aussi l'idée de Barnave, celle des constitutionnels, de sauver la reine et la royauté. Sans avoir encore négocié avec l'Empereur, ils se sentaient réunis avec lui dans cet intérêt commun. Ils ne désespéraient pas, malgré l'attitude menaçante de la Diète germanique qui ordonnait l'armement, d'éviter la guerre européenne ; heureuse ou non, la guerre eût été leur ruine, le triomphe de leurs ennemis.

Pour traiter avec l'Empereur, il fallait avant tout être maitre ici, écraser la puissance des clubs, ou bien se l'approprier et s'en rendre maître. Les constitutionnels avaient préféré le second moyen, ils avaient cru le trouver dans la création des Feuillants. Mais voilà que les Feuillants leur manquaient, leur échappaient. Perdant cette force qui leur était propre, il leur restait de demander la force à. leurs ennemis, à ceux qu'ils avaient persécutés et détruits, je veux dire aux royalistes. Ceux-ci voudraient-ils pardonner ? auraient-ils bien l'intelligence de saisir cette dernière planche jetée sur l'abîme où les constitutionnels voulaient les sauver avec eux ? Cela était fort douteux. Il était bien plus probable qu'obstinés dans leurs rancunes, et désirant moins encore être sauvés que vengés, ils rejetteraient du pied cette planche de sauvetage, et que tous, constitutionnels et royalistes, s'en iraient ensemble au gouffre profond.

Tel était le moment de crise où Barnave, où le parti constitutionnel, triomphant en apparence depuis l'affaire du Champ-de-Mars, s'adressa à l'homme qu'il avait toujours repoussé, raillé, à l'homme invariablement hué de la gauche et des tribunes, au royaliste Malouet. C'était le fort qui semblait demander la force au faible, le vainqueur agonisant qui tendait la main au vaincu, et criait merci.

Malouet ne ferma nullement l'oreille aux propositions de Barnave. Mais Chapelier qui survint, mais Duport que Malouet alla voir ensuite, firent de graves difficultés. La lettre citée plus haut affirme pourtant que la partie fut liée entre Chapelier et Malouet pour jouer d'accord la comédie de la révision. Malouet devait attaquer la Constitution, en démontrer les vices : Et vous, disait-il, vous me répondrez, vous m'accablerez de votre indignation ; vous défendrez les petites choses ; quant aux grandes, qui touchent vraiment l'intérêt monarchique, vous direz que vous n'aviez pas besoin des observations de M. Malouet, que vous entendiez bien en proposer la réforme. Et vous la proposerez.

Comment pouvaient-ils supposer que cette étrange parade tromperait les yeux du public ? Ils comptaient apparemment sur l'indifférence, l'insouciance l'abattement général. H y avait en effet de grands signes de lassitude. L'Assemblée Nationale elle-même semblait s'abandonner ; elle ne comptait habituellement pas plus de cent cinquante membres présents ; au jour le plus critique, au lendemain du 17 juillet, elle ne vit siéger dans son sein que deux cent cinquante-trois députés. Les autres étaient ou déjà partis, ou bien toujours enfermés au fond des bureaux. Plusieurs, on l'assurait, abattus, corrompus par le découragement même, passaient les nuits et les jours dans les maisons de filles et de jeu ; l'évêque d'Autun, Chapelier, d'autres encore, étaient, à tort ou à droit, accusés d'y avoir élu domicile.

Laclos, Prud'homme, assurent, dans leurs journaux de juillet, que les sections, les assemblées primaires, étaient devenues désertes. Beaucoup d'hommes, évidemment, étaient déjà las de la vie publique. En récompense, il faut ajouter que ceux qui persévéraient devenaient plus violents. Si les assemblées légales étaient peu fréquentées, c'est que la vie et l'ardeur se concentraient tout entières dans les sociétés jacobines.

Pour revenir, Barnave, heureux d'avoir ménagé cette entente entre les principaux acteurs de la révision, ne désespérait plus de rendre force à la royauté. Les constitutionnels, dociles à son impulsion, chargèrent M. de Noailles, notre ambassadeur à Vienne, d'en avertir Léopold ; et pour mieux le persuader, ils obtinrent de la reine même qu'elle écrirait à son frère, le prierait de ne point agir.

Étrange contradiction ! Pendant que Monsieur, armé des pouvoirs que la cour des Tuileries lui avait envoyés le ? juillet, pressait la Prusse d'armer, de se mettre en mouvement, la reine écrivait, le 30, à l'Autriche, de ne point armer, de ne point bouger, de se confier, comme elle, au zèle que les constitutionnels de France montraient alors pour la restauration de la royauté.

La lettre, longue, insinuante, habile, fort éloignée de ce que ferait attendre le caractère ordinairement impétueux de la reine, est très-bien calculée pour lui sauver le reproche de versatilité qu'on eût pu faire à ces deux actes contradictoires du 7 et du 30. Cette pièce si politique a été, sinon dictée, au moins préparée, minutée pour le fond par les habiles, Barnave et les amis de Barnave. Et pourtant, dans la confiance toute nouvelle que la reine leur témoigne, elle se réserve encore contre eux la possibilité de dire plus tard qu'elle n'a pas été libre ; elle met en tête de sa lettre ce petit mot qui, au besoin, annulerait tout le reste : On désire que je vous écrive, et l'on se charge de vous faire parvenir ma lettre, car pour moi je n'ai aucun moyen de vous donner des nouvelles de ma santé.

Le parti royaliste, ni en France, ni hors de France, ne marchait avec le roi. Ce moment où le roi et la reine se confiaient à. l'Assemblée était précisément celui où les émigrés agissaient le plus vivement pour armer l'étranger, où les prêtres non émigrés commençaient à travailler le peuple avec une entente habile, sur un plan systématique qui semblait devoir organiser sur la France une Vendée universelle. En juillet, on apprit que les Deux-Sèvres, que l'Alsace, que Châlons-sur-Marne, allaient prendre feu. En août, le Pas-de Calais, le Nord et le Calvados annonçaient la guerre civile. Cette dernière nouvelle tomba justement dans l'Assemblée le 4 août, la veille de la révision, au milieu de l'arrangement à peine conclu entre Chapelier et Malouet. Un député proposa, pour le Nord, que les prêtres qui refusaient le serment d'obéissance à la loi fussent éloignés du département. A ce mot tout le côté droit se lève. M. de Foucaud crie joyeusement : Pillage ! incendie ! guerre civile ! Tous sortent, l'abbé Maury faisant à l'Assemblée une révérence profonde, comme pour la remercier de donner pour l'appel aux armes une si belle occasion.

Barnave et Chapelier essayèrent sur-le-champ de marcher sur l'étincelle, ils se déclarèrent contre la mesure de rigueur qu'on voulait appliquer aux prêtres, la firent rejeter. Le côté droit rentra aux séances suivantes ; on avait lieu de le croire apaisé. Mais, le 8 août, au jour même où s'ouvraient les débats de la révision, d'Éprémesnil, au nom de ses collègues, déclara qu'ils persistaient dans toutes leurs protestations. Chacun d'eux se leva et dit fermement : Je le déclare.

Ainsi fut brisé le pacte plus politique qu'honorable que Barnave avait espéré de faire conclure tacitement entre la droite et les constitutionnels. Malouet, comme il était convenu, entama la critique de la Constitution avec beaucoup de finesse et de force. Mais Chapelier l'interrompit. Délié du traité secret par la nouvelle protestation du côté droit, il soutint que Malouet devait parler, non sur le fond, mais seulement sur l'ordre établi entre les divers titres de la Constitution.

L'arrangement, la fusion nécessaire pour faire un corps de tant de lois éparses, avaient embarrassé longtemps les comités de constitution et de révision. Ce fut, dit-on, un ami de Lafayette, Ramond, depuis membre de la Législative, qui leur proposa l'ordre auquel ils finirent par s'arrêter ; ordre savant, habile, trop habile, qui, sous prétexte de fondre, absorbait, faisait disparaître beaucoup d'articles que l'Assemblée avait votés. De là, une vive aigreur entre les constitutionnels eux-mêmes. L'Assemblée plus d'une fois vota contre ses comités. Un député ayant dénoncé les omissions graves que les vrais amis de la liberté croyaient apercevoir, un orage s'éleva, et Barnave s'exaspéra au point d'offrir sa démission.

La révision devint un spectacle pitoyable. Cette noble Assemblée qui, malgré toutes ses fautes, n'en reste pas moins si grande dans l'histoire, offrit cet enseignement à l'humanité que, vivre au delà de sa vie, c'est une chance terrible de honte, d'inconséquence, de démenti à soi-même.

Surprise en flagrant délit d'aristocratie et de royalisme, tantôt par omission, et tantôt par commission, elle constata tristement son envie timide de rétrograder, et le manque de courage qui l'empêchait d'aller en arrière tout aussi bien qu'en avant. L'audace qui parut par moments dans quelques discours de Barnave n'eut pas un heureux succès. Robespierre envisageant le Roi comme simple fonctionnaire, et lui refusant le titre de représentant de la nation, Barnave soutint que le fonctionnaire ne pouvait qu'agir pour la nation, mais que le représentant de plus pouvait vouloir pour elle. De là, il déduisait l'inviolabilité du représentant royal. Cette distinction, trop claire, eut précisément le tort de mettre la question à nu, compromit la royauté, rendit les esprits irréconciliables avec un pouvoir qui voulait à la place de la nation.

La volonté royale, à vrai dire, était bien impuissante dans la Constitution de 91. Elle n'avait guère d'action que négative ; elle ne pouvait que pour empêcher. Le veto suspensif dont elle armait le Roi pouvait suspendre trois ans l'exécution des décrets ; puissance irritante, provocante, qui devait infailliblement amener des explosions. A cela près, la royauté restait une majestueuse inutilité[1], un de ces meubles antiques, magnifiques et surannés, que l'on garde dans une maison moderne, par je ne sais quel souvenir, mais qui gênent, occupent une vaste place inutile, et que l'on se décidera un matin à loger au garde-meuble.

L'Assemblée avait ôté l'action au Roi, et ne l'avait pas donnée au peuple. Le principe à u mouvement manquait partout dans cette vaste machine ; l'agitation était partout, nulle part Faction.

La Constitution était-elle essentiellement bourgeoise, comme on l'a tant répété il On ne peut le dire. La condition d'élection à laquelle on s'arrêta, 250 fr. de revenu, était tout-à-fait illusoire, si l'on voulait fonder un gouvernement bourgeois. Le républicain Buzot s'en moqua lui-même, et dit : A votre point de vue, ce n'est pas 250 fr. de revenu que vous deviez exiger, mais 250 fr. de contribution. C'eût été alors en effet une vraie base bourgeoise, analogue aux lois électorales qui ont régné de 1815 à 1848.

Les électeurs à 250 fr. de revenu, avec l'adoucissement qu'on donna encore à la loi en faveur des fermiers, étaient dans un nombre immense. Les citoyens actifs (électeurs des électeurs, payant trois journées de travail) étaient entre trois et quatre millions.

Les seuls citoyens actifs étaient gardes nationaux ; encore une distinction irritante, de plus, à peu près inutile ; la différence était légère entre celui qui payait trois jours de travail et celui qui ne payait rien ; le premier donnait-il beaucoup plus de garanties que l'autre ? qui pouvait le décider ?

Visiblement l'Assemblée, pendant la révision, se survivait à elle-même, chaque jour moindre de nombre, plus petite d'aspect et de dignité. Elle tarissait misérablement. Ses penseurs illustres se taisaient ou parlaient peu. Généralement, ils laissaient l'initiative à un homme de troisième ordre, homme d'affaires et d'expédients, politique industrieux, Dandré, dont tout l'art était d'employer les formes jacobines à servir la royauté. Pour mieux désorienter le public, il attaquait volontiers les royalistes jusqu'à appuyer un jour la proposition de déclarer déchus les trois cents qui protestaient. Sa figure triviale, son costume soigneusement négligé, aidaient à l'illusion. Cependant un je ne sais quoi d'un Frontin de comédie qu'il portait sur son visage (c'est à son ami Dumont que nous devons ce portrait) révélait l'habile acteur. Parfois, il lui échappait des paroles inconséquentes ; accusé de tel libelle, il avouait que du moins il aurait voulu le faire. Parfois il outrait son rôle ; pendant la révision, en septembre, il s'associa à une maison de commerce, croyant se rendre populaire, et s'intitula : Dandré, épicier. Cela ne plut à personne ; on y vit avec raison une imitation maladroite du moyen que Mirabeau aurait employé en 88 (selon une tradition fausse, mais généralement répandue), ouvrant boutique à Marseille, et mettant dessus : Mirabeau, teinturier.

Ces parades misérables qui ne trompaient point le public, cet abandon que l'Assemblée faisait d'elle-même à tel intrigant royaliste, rejetaient toute la France du côté des Jacobins. Au commencement de septembre, le secrétaire des Feuillants, Antoine, demande à rentrer ; à la fin du mois, leur président, Bouche ; une foule d'autres les imitent. Le duc de Chartres y vient chercher une double couronne civique, pour deux hommes, à qui, dit-on, il a sauvé la vie. La société de Paris redevient plus nombreuse que jamais, Mais ce qui est véritablement surprenant, effrayant, c'est l'accroissement subit des sociétés de provinces, leur immense multiplication. En juillet, il y avait quatre cents sociétés, — en septembre, dit-on, il y en eut mille ! — Des anciennes, trois cents correspondaient également avec les Jacobins et les Feuillants, cent avec les seuls Jacobins. Et les six cents nouvelles, à qui demandent-elles l'affiliation ? aux Jacobins seuls. Ceux-ci sont évidemment vainqueurs, maîtres de la situation, de l'avenir.

Cet immense mouvement de la France, qui semble se précipiter dans une association, ressort à. la société-mère des Jacobins de Paris. Mais cette société, renouvelée, sous quelle influence a-t-elle été récemment recomposée ? Nous l'avons vu, sous celle de Robespierre. C'est une société tout autre, plus ardente, plus jeune, où les hommes considérables, les penseurs, les raisonneurs sont moins nombreux à coup sûr. En récompense, les hommes de passion, de sensibilité, les artistes, les journalistes, la plupart de second ordre, y dominent maintenant. Cette société, tête ardente de l'immense société jacobine répandue sur la France, ira de plus en plus pensant, raisonnant par un seul homme ; j'aperçois au sommet de ce prodigieux édifice de mille associations la tête pâle de Robespierre.

Il a maintenant élu domicile à la porte de l'Assemblée, et il semble en faire le siège. Si vous ne le trouvez aux Jacobins, il est à coup sûr en face de l'Assomption, chez Duplay, le menuisier. Voyez-vous cette porte basse, cette cour humide et sombre, où l'on rabote et l'on scie ; au-dessus, au premier étage, dans une chambre mansardée, Mlle Duplay possède le meilleur des patriotes... Ah ! quel est le bon citoyen qui, passant devant cette porte, ne sentira mouiller ses yeux !... Les bonnes femmes l'attendent dans la rue ; elles sont trop heureuses de le voir un moment ce pauvre cher Robespierre, quand il sort propre et décent, dans son neuf habit rayé[2]. Ses lunettes témoignent qu'avant l'âge, il a déjà usé ses yeux pour le service du peuple... Que ne peut-on baiser les basques de son habit ! On le suit du moins... Il marche, sans reconnaître personne, sec, de pureté civique, et droit, comme la vertu.

Que nous voilà déjà loin du 18 juillet, de cette adresse rampante par laquelle Robespierre a sauvé les Jacobins ! Nous avons atteint le 1er septembre. La révision est terminée. Il s'agit de savoir comment la Constitution sera présentée à l'acceptation du Roi, comment on constatera qu'à ce moment le Roi est libre. L'Assemblée lui permettra-telle de modifier, d'accepter sous condition ? Robespierre apporte un discours bien calculé pour foudroyer l'Assemblée dans sou parti dominant, pour l'outrager et l'écraser dans l'homme le plus éminent du parti, Adrien Duport. Cet outrage solennel est une chose politique, pour constater la défaite ; un parti vaincu n'est jamais vaincu, aux yeux de la plupart des hommes, que quand il peut être impunément outragé, quand il tombe dans le mépris.

On doit être content sans doute, dit Robespierre, de tous les changements essentiels qu'on a obtenus de nous. Si on peut encore attaquer, modifier, une Constitution arrêtée deux fois, que nous reste-t-il faire que de reprendre ou nos fers ou nos armes ?... Applaudissement violent des tribunes. La gauche s'agite et murmure. — M. le président, continue Robespierre, je vous prie de dire à M. Duport de ne pas m'insulter... Il se trouvait justement que Duport n'avait rien dit ; ses voisins en témoignèrent. Probablement, Robespierre avait d'avance arrêté de le nommer, afin de faire tomber sur ce nom tout le poids de la diatribe qu'il balançait alors à la tribune, comme la pierre d'une fronde, au moment de la lancer.

Je ne présume pas, dit-il, qu'il existe dans cette Assemblée un homme assez lâche pour transiger avec la Cour sur un article de notre Constitution... — Et il regardait Duport ; les royalistes le regardent aussi, heureux et ravis. Quarante ans encore après, Montlosier tressaille de joie, en contant cette fête d'opprobre dont jouit le côté droit, dans l'avilissement de Duport.

Il reprit : Assez perfide pour faire proposer par la Cour des changements nouveaux que la pudeur ne lui permettrait pas de proposer lui-même. —Toute la salle, toutes les tribunes, portèrent d'un regard sur Duport ce mot de perfide, et tous applaudirent.

Assez ennemi de la patrie pour décréditer la Constitution parce qu'elle bornerait sa cupidité. Nouveaux applaudissements.

Assez impudent pour avouer qu'il n'a cherché dans la Révolution qu'un moyen de s'agrandir. — La droite riait aux larmes.

Non, dit-il, je ne le crois pas. Je ne veux regarder tel écrit, tel discours qui présenterait ce sens que comme l'explosion passagère du dépit, déjà expié par le repentir.... Et alors élevant la voix : Je demande que chacun de nous jure que jamais il ne composera sur aucun article, avec le pouvoir exécutif, sous peine d'être déclaré traître à la patrie.

Duport, Barnave et Lameth restèrent cloués à leur banc sous cette parole de plomb. Elle tombait, assénée d'une lourdeur extraordinaire, avec la clameur d'en haut, les cris des tribunes, avec les dérisions infernales des royalistes, comme la joie des damnés, se disant les uns aux autres ; Mort à nous ! mais mort à vous !... Et le plus tragique encore, c'était l'assentiment tacite de presque toute l'Assemblée, qui, par une malveillance naturelle à qui va périr, s'amusait à voir ses chefs périr d'abord, étouffer sans pouvoir pousser un cri.

C'est ainsi qu'eux-mêmes, six mois auparavant ils avaient tué Mirabeau. Aujourd'hui, c'était leur tour.

Mirabeau n'eut pas cette fin désespérée et muette. Ceux-ci, il faut le dire, expiraient sous une bien autre pression. Ils auraient trouvé une voix, ces vaincus, si Robespierre seul, si l'Assemblée seule, avec les tribunes, eût pesé sur eux... En réalité, ce qui les écrasait, leur ôtait la voix et l'haleine, la respiration, la vie, c'était une puissance extérieure qu'on ne voyait pas, puissance énorme, inéluctable ; c'était ce boa constrictor, ce prodigieux serpent des mille sociétés jacobines, qui d'un bout de la France à l'autre, roulant ses anneaux, venait les serrer ensemble sur l'Assemblée défaillante, et sur ce banc même, à cette place, tordait et retordait son nœud. Ils n'avaient garde de bouger ; à cette pression extérieure s'ajoutait ce qui ôte les forces dernières, le vertige, la fascination. Leur ennemi avait beau jeu pour examiner froidement où et comment il lui convenait de leur enfoncer le poignard.

En Duport périrent les constitutionnels ; en ceux-ci périt l'Assemblée. Ce discours et ce silence d'étouffement, d'asphyxie, semble appartenir déjà à l'histoire de la Terreur.

 

 

 



[1] Camille Desmoulins dit très-bien : On a laissé à la France le nom de monarchie, pour ne pas effaroucher ce qui est cagot, idiot, rampant, animal d'habitude ; mais, à part cinq ou six décrets, contradictoires avec les autres, on nous a constitués en république.

[2] C'est vers cette époque, si je ne me trompe, que l'habit olive, le premier habit (au dire de M. Villiers, qui logeait d'abord avec Robespierre), doit avoir un successeur. En quittant sa solitude, changeant de quartier, de maison, il prit vraisemblablement l'habit rayé qu'on portait beaucoup alors, et qu'on voit dans tous ses portraits.