Qui fut coupable du massacre ? — Impression de l'événement aux Tuileries.—Terreur des Jacobins, 17 juillet. — Mme Roland offre asile à Robespierre. —Hésitation et fausses mesures des constitutionnels. — Démentie humiliante des jacobins, 18 juillet. — Ils restent maures du local et de la correspondance. — Les Feuillants e lent eus-liernes, 17-25 juillet. — Réorganisation des jacobins, sous l'influence de Robespierre. — Adresses menaçantes des villes à l'Assemblée, fin juillet. — Elle renonce à saisir le gouvernement par ses commissaires envoyés dans les provinces, 10 juillet.Bailly, qui, parti du pont, avait à traverser la moitié du Champ-de-Mars, n'arriva au milieu, devant la garde soldée, qu'après l'affreuse exécution, et dit : Qu'il était vivement affecté de voir que des imprudents avaient fait feu. Un journal, qui du reste lui est très-hostile, témoigne de cette parole. Dans le procès-verbal, fait le soir à la municipalité, la chose est présentée de même, comme une imprudence, un désordre advenu malgré les autorités, et sans leur signal[1]. Douze morts furent portés à l'hôpital du Gros-Caillou, et l'on prétend qu'on en jeta la nuit beaucoup dans la Seine. Les journaux vont jusqu'à dire, avec une évidente exagération, qu'on en jeta quinze cents. Les douze, dont nous avons les noms, signalements et costumes, sont tous gens obscurs, de pauvres gens de la classe ouvrière : un jeune garçon que son père reconnut le lendemain, une femme du peuple, de cinquante à soixante ans, pauvrement vêtue, lente et lourde, qui ne put pas se sauver, etc. Quelle fut la part de chacun dans ce malheur et ce crime ? — Ni Bailly, ni Lafayette, n'ordonna le feu. — On abusa visiblement de l'ordre général, donné en partant, de dissiper l'attroupement par la force, s'il y avait résistance. Cet ordre supposait de plus un signal qu'on n'attendit pas. Qui précipita le feu ? qui poussa la garde soldée ? qui la détourna des glacis d'où volaient les pierres, pour la faire tirer sur l'autel inoffensif, sur la pétition antiroyaliste ? — Le bon sens suffit pour répondre : ceux qui y avaient intérêt, c'est-à-dire les royalistes, les nobles ou clients des nobles, qui se trouvaient là comme officiers de la garde nationale, ou comme volontaires amateurs, dans cette chasse aux républicains, un chevalier de Malte, par exemple, qui s'en vante dans les journaux, quelques jours après. Des trois corps qui entrèrent dans le Champ-de-Mars, un seul tira, celui du centre, formé presque en totalité par la garde soldée. Du côté de la rivière,. la garde nationale, conduite par Bailly, tira en l'air ou à poudre, quoiqu'on ait tiré sur elle à balle et blessé un homme. Du côté de l'École militaire, la garde nationale, loin de tirer, recueillit, protégea ceux qui fuyaient. Ce dernier corps, nous l'avons dit, était celui du Marais et du faubourg Saint-Antoine. En sortant du Champ-de-Mars, il rencontra d'autres corps de la garde nationale, qui, par d'unanimes acclamations, le remercièrent et le bénirent, pour sou humanité. Le deuil, on peut le dire, fut général pour ce triste événement. Les uns y déploraient le sang versé, les autres, le coup mortel peut-être qu'avait reçu la liberté. Un garde national, du bataillon de Saint-Nicolas (M. Provant), se brilla la cervelle, laissant ces mots sur sa table : J'ai juré de mourir libre, la liberté est perdue, je meurs. Un bataillon seulement de la garde soldée n'avait pas tiré ; c'était celui qui, se trouvant près de l'École-Militaire, était tenu en respect par une masse infiniment plus nombreuse de gardes nationaux. La presse révolutionnaire profita de celte circonstance pour féliciter la garde soldée, lui faire croire à son innocence, la retenir dans le bon parti. En réalité, c'était elle qui, seule, ou presque seule, avait exécuté le massacre. Ce ménagement politique pour un corps qu'on redoutait eut pour effet de rejeter tout l'odieux de l'affaire sur la garde nationale, qui pourtant, du côté du pont, avait ménagé le peuple, et, du côté de l'École, l'avait couvert et sauvé. Si l'on eût osé faire une enquête sérieuse sur l'événement, je crois qu'on eût trouvé les gardes soldés pour exécuteurs, et les royalistes pour instigateurs. On s'en garda bien. Pourquoi ? Parce qu'à ce moment même les constitutionnels, alliés des royalistes pour relever la royauté, auraient voulu plutôt ensevelir au fond de la terre un acte si malencontreux, si funeste à leurs desseins. Des deux côtés, véritablement, on dirait qu'il y eût une entente coupable pour obscurcir et embrouiller[2]. L'examen, la comparaison la plus sérieuse des actes et des témoignages, le contrôle des uns par les autres, ont pu seuls cribler les faits, écarter les mensonges hardis de tel et tel contemporain, et nous amener aux résultats plus que vraisemblables, j'ose dire à peu près certains, que nous venons d'indiquer. Voyons quel fut dans Paris l'effet de l'événement. La terrible fusillade, trop bien entendue, avait serré tous les cœurs. Tous, de quelque parti qu'ils fussent, eurent un pressentiment funèbre, une sorte de frissonnement, comme si, du ciel déchiré, une lueur des futures guerres sociales leur eût apparu. Mais nulle part l'effet de terreur ne fut plus grand qu'en deux endroits, aux Tuileries, aux Jacobins. Aux premiers coups, la reine reçut le contrecoup au cœur ; elle sentit que ses imprudents amis venaient d'ouvrir un gouffre sanglant qui ne se refermerait plus. Et les Jacobins comprirent que c'était sur eux, délaissés, réduits à un si petit nombre, que leurs rivaux, les Feuillants, allaient faire porter la responsabilité de tout ce qui avait pu provoquer la terrible exécution. Ils envoyèrent à l'instant aux informations. Leurs envoyés, aux Champs-Élysées, rencontrèrent une femme éplorée, puis une foule confuse de peuple qui fuyait à toutes jambes. On leur dit qu'il y avait bien des morts, qu'on avait tiré avant la troisième sommation, etc. Sans perdre de temps, la Société, pour désarmer l'autorité, déclara qu'elle désavouait les imprimés faux ou falsifiés qu'on lui avait attribués, qu'elle jurait de nouveau fidélité à la Constitution, soumission aux décrets de l'Assemblée. Cependant, on entendait un grand bruit dans la rue Saint-Honoré ; c'étaient les gardes soldés qui revenaient, fort échauffés, du Champ-de-Mars, et qui, passant devant les Jacobins, criaient qu'on leur donnât l'ordre d'abattre la salle à coups de canon. Au-dedans, l'alerte est vive. La salle est investie ! crie-t-on. Grand trouble, grande confusion, peur extrême et ridicule. Un des membres perdit la tête, au point de sauter, pour se sauver, dans la tribune des femmes. Mme Roland y était, qui lui en fit honte, et l'obligea d'en sortir comme il y était venu. Cependant des soldats étaient mis aux portes ; on fermait les grilles, pour empêcher d'entrer ceux qui se présenteraient ; on laissait sortir les autres. Mm Roland sortit des dernières. La rue était pleine de foule ; plusieurs riaient, huaient les sortants ; quelques autres applaudissaient. Robespierre fut reconnu, applaudi de certains groupes, honneur bien compromettant dans un pareil jour. Il descendait la rue pour gagner le faubourg Saint-Honoré et sans doute se réfugier chez Pétion qui y demeurait, lorsqu'en face de l'Assomption quelques personnes crièrent de nouveau : Vive Robespierre ! On assure même qu'un homme se serait avisé de dire : S'il faut un roi, pourquoi pas lui ?... Il était sage évidemment de ne pas aller plus loin. Par bonheur, un menuisier, nommé Duplay, qui demeurait en face et se tenait sur sa porte, vint à lui, le saisit vivement par la main, et, avec une rude bonhomie, le poussa dans sa maison. Le maître de la maison était Mme Duplay, femme très-vive, énergique, qui le reçut, le caressa, l'enveloppa, comme un fils ou comme un frère, comme le meilleur des patriotes, un martyr de la liberté. L'homme, la femme, la famille, l'entourent, le voilà, prisonnier ; on ferme la porte. Il ne s'en ira pas chez lui à cette heure, dans un jour pareil, au fond du Marais, dans ce quartier si désert, perdu, dangereux ; il serait assassiné. Il faut qu'il soupe, qu'il couche ; son lit est tout préparé. Le mari le veut, la femme l'ordonne ; les demoiselles Duplay, sans rien dire, priaient aussi de leurs beaux yeux. Robespierre, malgré sa réserve naturelle, vit bien qu'il fallait accepter. Le lendemain il voulut partir, mais son impérieuse hôtesse ne le permit pas. Il finit par demeurer dans cette famille, élut domicile chez le menuisier, sentant que sa popularité ne pouvait qu'y gagner beaucoup. Fortuit ou non, l'événement eut sur la destinée du plus calculé des hommes une notable influence. Pendant qu'il soupait paisiblement chez Duplay, Mme Roland le cherchait chez lui. On répandait le bruit qu'il allait être arrêté. Par un noble mouvement, elle partit le soir avec son mari, alla chez Robespierre au fond du Marais, pour lui offrir un asile. Déjà elle avait reçu Robert et sa femme, plus directement compromis. Quoiqu'il fût prés de minuit, avant de rentrer chez eux, rue Guénégaud, les Roland allèrent chez Buzot, qui demeurait assez près, quai des Théatins (quai Voltaire) ; ils le conjurèrent d'aller aux Feuillants, d'y défendre Robespierre, avant qu'on y dressât son acte d'accusation, qu'eût sans doute voté l'Assemblée. L'ardent intérêt de Mme Roland put donner un peu de jalousie à Buzot, l'un de ses plus passionnés admirateurs ; cependant sa générosité naturelle ne lui permit pas d'hésiter. : Je le défendrai à l'Assemblée, dit-il ; quant aux Feuillants, Grégoire y est, et il parlera pour lui. Il ne cacha pas l'opinion peu favorable qu'il avait de Robespierre, dit qu'il le trouvait au fond ambitieux, égoïste : Il songe trop à lui-même pour aimer la liberté. On se trompait en réalité sur l'audace des vainqueurs. On leur attribuait une préméditation, un plan, un calcul, qui leur étaient étrangers. Cette nuit même, ils étaient aux Feuillants, et dans les bureaux de l'Assemblée, consternés du pas sanglant qu'ils venaient de faire, au profit des royalistes. Un pas de plus, ils se trouvaient, eux, les constitutionnels, avoir brisé la constitution, la révolution, eux-mêmes. Ce pas, Dandré, ingénument, simplement, leur conseillait de le faire ; c'était de fermer les clubs. L'avis un moment prévalut. On cloua la porte des Cordeliers ; on garda celle des Jacobins. Mais Duport, mais Lafayette, réclamèrent au nom des principes. Duport, qui primitivement avait fondé les Jacobins, qui croyait les avoir transférés aux Feuillants, et qui comptait toujours, par cette puissante machine, ramener l'opinion, déclarait ne vouloir nulle force que celle de la raison et de la parole. Le sang versé embarrassait. Pour atténuer l'effet, on supposa une romanesque conspiration, sans la moindre vraisemblance, qu'auraient formée des étrangers, Rotondo, le maitre de langues, un banquier juif, Éphraïm, l'innocent orateur du Cercle social, Mme Palm Ælder, et quelques autres encore. Le peuple était impeccable ; le bon, l'honnête, le digne peuple de Paris, ne pouvait être accusé ; des étrangers seuls avaient pu, etc., etc. Visiblement on craignait de rencontrer juste. On aimait mieux frapper à côté. Le lendemain, lundi 18, l'Assemblée fort peu nombreuse (en tout 253 membres) écouta le rapport du maire de Paris. Ce rapport était un extrait de celui qui avait été fait le soir à l'Hôtel-de-Ville, extrait peu fidèle. Il est probable que les royalistes avaient bien travaillé le bonhomme dans la nuit, l'avaient encouragé à se compromettre, décidé à prendre une part de la responsabilité qui, véritablement, ne devait pas porter sur lui. Ici, l'affaire n'est plus un désordre, comme dans le rapport primitif ; c'est une juste répression. Le nouveau rapport s'attache à faire croire que le massacre a été provoqué, et pour cela il rapproche deux choses fort éloignées et parfaitement distinctes, l'assassinat du matin et le carnage du soir ; le premier, commis à sept heures par la populace du Gros-Caillou ; le second, exécuté douze heures après sur des gens qui la plupart ne savaient pas même ce qui s'était fait le matin. Mais dans cette séance même, où le président, Charles de Lameth, félicite Bailly, sans regret sur le sang versé, où Barnave, se battant les flancs, donne le coup de trompette pour célébrer la victoire ; à ce moment de triomphe, les vainqueurs voudraient avancer ; d'eux-mêmes, ils ont peur, ils reculent. Au premier mot pour profiter de l'avantage, ils trahissent leur hésitation. Regnault de Saint-Jean-d'Angély voulait que l'Assemblée votât trois ans de fers pour quiconque aurait provoqué au meurtre, la prison et des poursuites contre ceux qui, par des écrits ou autrement, auraient provoqué la désobéissance aux lois. — Pétion montra que dès lors c'en était fait de la liberté de la presse. — Alors Regnault s'effaça, amoindrit sa proposition ; il demanda, l'Assemblée vota l'addition d'un mot au mot provoqué : Formellement provoqué. Ce simple mot ajouté donnait les moyens d'éluder la loi, et la rendait impuissante. Si l'Assemblée voulait obtenir un résultat sérieux, il fallait que le comité des recherches fût autorisé par elle, et poussât lui-même l'enquête. Il s'abstint, fit renvoyer la chose aux tribunaux, qui agirent peu, tard et mal. Premièrement, ils se gardèrent bien de sonder la part que les agents royalistes devaient avoir à l'affaire ; seulement ils décrétèrent deux journalistes, Suleau, et Royou, l'Ami du Roi, frappant ainsi les écrivains, les parleurs, non les acteurs. Et quant aux républicains, que les juges ne ménageaient pas, ils procédèrent cependant contre eux avec lenteur et gaucherie[3]. Ils attendirent au 20 juillet pour faire chercher Fréron, au 4 août pour saisir l'imprimerie de Marat, au 9 pour donner ordre d'arrêter Danton, Legendre, Santerre, Brune et Momoro. Les Jacobins, qui n'avaient nullement prévu l'hésitation de leurs ennemis, se croyaient perdus, le 18 juillet. Ils firent une démarche étrange qui eût pu les perdre en effet dans l'opinion ; ils se mirent, pour ainsi dire, à plat ventre, rampèrent devant l'Assemblée. Robespierre rédigea pour eux une adresse, étonnante d'humilité, qu'ils adoptèrent, envoyèrent. Cette Assemblée nationale, que lui-même, le 21 juin, il avait proclamée un repaire de traîtres, il la loue de ses généreux efforts, de sa sagesse, de sa fermeté, de la vigilance, de sa justice impartiale et incorruptible. Il lui rappelle sa Déclaration des droits, sa gloire et le souvenir des grandes actions qui ont signalé sa carrière : Vous la finirez comme vous l'avez commencée, et vous rentrerez dans le sein de vos Concitoyens, dignes de vous-mêmes. Pour nous, nous terminerons cette adresse par une profession de foi dont la vérité nous donne le droit de compter sur votre estime, sur votre confiance, sur votre appui : Respect pour l'Assemblée, fidélité à la constitution, etc. Les Jacobins signèrent, envoyèrent à l'Assemblée cette triste palinodie ; mais ils se gardèrent bien de l'insérer au journal de leurs Débats. Ce fut Brissot qui, le 24, leur joua le mauvais tour de la publier. litait-ce indiscrétion ? ou bien croyait-il avilir le rédacteur, Robespierre, avec lequel, dès cette époque, il sympathisait très-peu[4] ? L'humilité sauva les Jacobins, l'orgueil perdit les Feuillants. Eu réalité, ces derniers étaient très-forts. Ils avaient emmené de l'ancien club à peu près tous les députés, non pas seulement les modérés, les constitutionnels, mais de très-fervents Jacobins, comme Merlin de Douai, Dubois-Crancé, etc. Intimement unis à l'Assemblée nationale, établis dans ses bureaux même, ils participaient à sa majesté. Les Feuillants qu'ils occupaient (rue Saint-Honoré, en face de la place Vendôme) était un local immense et magnifique, splendide fondation d'Henri III, successivement agrandie par ses successeurs. Le couvent formait un carré énorme, qui communiquait par un couloir avec le Manège, et de là avec les Tuileries, la terrasse des Feuillants. Et pourtant c'était une faute d'avoir quitté l'ancien local. Celui-ci avait ce qui achalande les vieilles boutiques renommées : il était sombre, laid, mesquin. Sans ostentation, sans emphase, il ne montrait rien qu'une porte basse et un passage assez sale, sur la rue Saint-Honoré. La maison était une réforme des Jacobins ; le couvent était triste et pauvre. La bibliothèque, où d'abord s'était tenu le club avant de passer dans l'église, n'avait guère d'autre ornement qu'un curieux petit tableau qui rendait sensible aux yeux le secret mystère de l'association janséniste, le mécanisme ingénieux dont elle s'était servie pour faire circuler, malgré la police, les Nouvelles ecclésiastiques, sans jamais être surprise. L'église n'avait aucun monument important, sauf le tombeau de Campanella, une sorte de Robespierre moine, un Babeuf ecclésiastique, qui était venu s'y réfugier au XVIIe siècle. On disait que le cardinal de Richelieu, quand il se sentait mollir et risquait d'être homme, venait là et reprenait, près du Calabrais farouche, quelque chose du bronze italien. Les modernes Jacobins qui s'assemblaient dans cette église, et n'y étaient que locataires[5], avaient laissé ces vieux tombeaux. Ils étaient là pêle-mêle avec les morts. D'autres morts, les derniers moines du couvent, assistaient au club (en 89 et 90), comme les derniers Cordeliers au club qui se tenait chez eux. Tout cela composait un ensemble bizarre qui avait pour toujours saisi les tètes, rempli les souvenirs, les imaginations : le puissant genius loci, transformé par la Révolution, vivait là, on le sentait. Quis Deus ? incertum est ; habitat Deus. Les Jacobins disaient aux voyageurs, aux provinciaux, avec le ton mystérieux d'une dévotion bizarre : C'est la Société-mère ! Là s'étaient tenus en effet les premiers sabbats (mot propre à l'argot jacobin) d'où sortirent les premières émeutes. Là, dans son mémorable duel avec Duport et Lameth, Mirabeau vint tonner, mourir. Et pendant que la chapelle roulait ses grandes voix dans ses voûtes, un autre bruit ; strident, barbare, venait s'y mêler parfois, qui parlait d'en bas, de l'église inférieure, où des sociétés ouvrières, des clubs de femmes du peuple, se débattaient violemment. Ce n'était pas là un local vulgaire qu'on pût impunément quitter. Ce qui prouve que les Feuillants n'étaient point des politiques, c'est qu'ils ne l'aient point senti. Ils pouvaient tout, le 17, ils étaient l'Assemblée elle-même. Ils auraient dû à tout prix ou détruire, ou occuper le' lieu, et cela, le soir, sans autre délai, profiter de la terreur de leurs ennemis. Ils s'en avisèrent au matin. Feydel, successeur de Laclos dans
la rédaction du journal, vint avec lui réclamer le local et la
correspondance. Ils alléguaient que les Feuillants, spécialement Duport et
Lameth, étaient les fondateurs du club, que tout le comité de correspondance (du moins vingt-cinq membres sur trente)
avait passé de leur côté. Ils étaient venus de bonne heure, espérant
probablement enlever la chose dans la solitude et le découragement des
Jacobins, avant l'arrivée de Pétion et Grégoire, croyant peut-être aussi que
Robespierre, menacé, n'oserait venir. Les Jacobins déclarèrent vouloir les
attendre. Ils arrivent. Pétion, qui venait de tâter l'Assemblée nationale,
qui avait obtenu qu'elle énervât sa loi répressive, c'est-à-dire qu'elle
reculât au jour même de la victoire, Pétion n'hésita pas à répondre pour les
députés Jacobins qu'ils étaient, autant que les autres, fondateurs du club,
qu'ils garderaient la correspondance et resteraient là ; qu'au reste, il
allait faire, auprès des Feuillants, une démarche de conciliation. Il y alla,
en effet, et reçut cette fière réponse qu'ils ne
recevraient de Jacobins que ceux qui se conformeraient à leurs nouveaux
règlements. Les Feuillants se montraient bien plus orgueilleux qu'habiles. Leur premier acte, l'adresse du 17 aux sociétés affiliées, avait été en tout sens impolitique et malencontreuse ; adresse mal datée, du jour du massacre ; mal signée, du nom de Salles qui avait défendu le Roi ; mal envoyée, sous le couvert du ministre, et suspecte par cela seul ; enfin, pour que rien n'y manquât, mal approuvée, si l'on peut dire ; elle le fut immédiatement de Châlons-sur-Marne, la ville royaliste qui avait si bien reçu le Roi au retour. Dans cette adresse, les Feuillants donnaient pour principal motif de la séparation qu'ils voulaient se borner à préparer les travaux de l'Assemblée, ne rien faire que discuter, sans rien arrêter par les suffrages ; en un mot, parler sans conclure, sans résoudre, sans agir, laisser agir l'Assemblée seule. Ils étaient bien sûrs de déplaire. Le temps avait soif d'agir ; il s'élançait vers l'avenir. Et l'on proposait de s'en tenir à une Assemblée in extremis qui déjà était le passé ! Le 23, les Feuillants se portèrent à eux-mêmes le coup fatal, ils se marquèrent du signe de mort, celui de l'inégalité, se posant comme une assemblée distinguée, privilégiée, où l'on n'entrait point, si l'on n'était citoyen actif (électeur des électeurs). Beaucoup d'entre eux s'opposèrent à cette déclaration, et n'étant point écoutés, ils n'attendirent plus dès lors qu'une occasion pour retourner aux Jacobins. Ceux-ci relevaient la tête. Leur attitude changea le 24. Les Feuillants apportant leur réponse aux Jacobins : Ne lisons point, dit Robespierre, avant d'avoir déclaré que la véritable Société des Amis de la constitution est celle qui siège ici. Précaution d'autant plus sage, que la réponse des Feuillants se trouva n'être rien autre chose qu'une nouvelle invitation de se soumettre au règlement aristocratique qu'ils venaient de se donner. Loin de là, les Jacobins entreprirent d'épurer leur société, et de rejeter aux Feuillants les timides et les incertains qui allaient, venaient d'une société à l'autre. La voix honnête et respectée de Pétion proposa l'épuration. Un comité primitif de douze membres (dont six députés) devait former le noyau de la société, composé de soixante membres, lesquels soixante épureraient, élimineraient, présenteraient les candidats purs et dignes. Cette combinaison, en réalité, remettait aux deux membres importants et influents, Pétion et Robespierre, le pouvoir quasi-dictatorial de refaire les Jacobins. Je dis deux, à tort ; Pétion, insouciant, indolent de sa nature, était infiniment peu propre à ce travail d'inquisition sur les personnes, à. l'examen minutieux des biographies, des précédents, des tendances, des intérêts de chacun. Le seul Robespierre était apte à. cela, et avec lui peut-être un autre membre de ce comité épurateur, Royer, évêque de l'Ain. On peut dire, sans se tromper de beaucoup, que Robespierre reconstitua l'instrument terrible de la société jacobine dont il allait se servir. Des sociétés de provinces, quatre seulement s'étaient expressément séparées des Jacobins ; encore, une se rétracta. Dès le 22 juillet, Meaux, Versailles, Amiens, déclarèrent ne vouloir correspondre qu'avec eux. Onze autres villes les imitèrent avant le 31 juillet, Marseille dès le 27, avec la plus vive énergie. Dans la terne séance, les Cordeliers vinrent protester de leur attachement aux Jacobins, ainsi que les Sociétés fraternelles. Les constitutionnels, naguère vainqueurs, en étaient à se défendre. Plusieurs adresses audacieuses, lancées des provinces, leur reprochaient amèrement de tolérer dans l'Assemblée nationale les trois cents royalistes qui avaient protesté. Coup sur coup, Montauban, Issoire, Riom, Clermont, vinrent leur lancer cette pierre. L'adresse de Clermont fut apportée et probablement rédigée par l'ami de Mme Roland, M. Bancal des Issarts, envoyé tout exprès par sa ville. Elle fut écrite le 19 juillet, évidemment au moment où l'on apprit la décision du 16 qui engageait l'Assemblée en faveur du Roi. Nul doute qu'une lettre ardente de Mme Roland à Bancal n'eût contribué aussi à exalter celui-ci au delà de son caractère ordinaire. C'est la lettre où elle lui racontait le prodigieux succès obtenu par Brissot aux Jacobins. Cette lettre, émue et fiévreuse, se terminait par trois lignes d'un pressentiment mélancolique : Je finirai de vivre quand il plaira à la nature ; mon dernier souffle sera encore le souffle de l'espérance pour les générations qui vont nous succéder. Elle se sentait devenir malade, et, en effet, elle tomba. L'excès de la fatigue, la continuité des émotions, l'affreux coup du 17 surtout, la firent succomber ; elle désespéra un moment de la liberté. Elle écrivait, le 20, à Bancal que tout était fini, que les Jacobins ne pourraient jamais se soutenir, qu'il était inutile qu'il vint à Paris, etc. Mais la puissante impulsion qu'elle avait donnée[6] ne s'arrêtait pas ainsi. Au moment même, Bancal allait partir, il tenait la violente adresse des Jacobins de Clermont, qui semble précisément écrite de la main et de la plume de Roland. Il crut ses premiers conseils, ne tint compte des seconds, vola à Paris, se présenta lui-même aux portes de l'Assemblée, le brûlant papier à la main. Cette adresse, grave dans sa violence, magistrale, tombant d'en-haut, du peuple souverain sur ses délégués, les tançait d'avoir deux fois trompé l'espoir de la nation en ajournant la convocation des assemblées électorales ; trois fois même, ayant promis que la constitution serait finie le 14, et ne tenant point parole. Elle, annonçait à l'Assemblée que, si, dans la quinzaine, son décret pour suspendre les élections n'était pas révoqué, on y aviserait sans elle. Bancal ne put passer les portes ; on ne l'admit point à la barre. Son compatriote Biauzat, député d'Auvergne, censura l'adresse avec violence et mépris, cherchant à salir le caractère même de celui qui l'apportait. Il obtint qu'elle serait renvoyée au comité des recherches, qui ferait enquête et poursuites, s'il y avait lieu. Loin de s'effrayer, Bancal adressa, le lendemain, à l'Assemblée, une apologie très-ferme, et osa lui demander une réparation publique. Le soir, aux Jacobins, il offrit mille exemplaires de la pétition de Clermont, cinq cents pour eux, cinq cents pour être envoyés aux Sociétés affiliées. Les Jacobins n'acceptèrent pas ces derniers cinq cents, craignant sans doute, par ce pas hardi, de s'aliéner la masse des Feuillants qui songeaient à leur revenir. Ceux-ci en effet se brisaient en deux moitiés, tout à l'heure. Il était impossible que des Feuillants comme Merlin ou Dubois-Crancé marchassent avec des Feuillants tels que Barnave et les Lameth. Nous ignorons malheureusement leurs débats intérieurs ; mais ils ne se révèlent que trop à l'Assemblée nationale. Le 30, sur la plus grave des questions, ils faiblissent, ils s'éparpillent, la majorité leur échappe, le pouvoir aussi pour toujours ; car c'était la question même du pouvoir qui s'agitait. L'Assemblée, après Varennes, avait envoyé quelques commissaires dans les départements frontières, pour les surveiller et les raffermir. Le bon effet de cette mesure faisait qu'on songeait à l'étendre. C'est-à-dire que l'Assemblée, qui jusque-là parlait, ordonnait de loin, voulait cette fois agir de près, se transporter, eu la personne de ses membres les plus énergiques, sur tous les points du territoire, se montrer partout, et dans cette ubiquité, saisir, serrer d'une main forte la France, avant qu'elle échappât. La vieille Constituante, quasi-expirée, rêvait de faire ce que fit à grand'peine la jeune Convention dans l'accroissement prodigieux de force que lui donnaient encore le péril et la fureur. Tard, bien tard, cette puissance essentiellement législative, cette grande fabrique de lois, se mettait à gouverner, à voyager, à agir. Elle était un peu cassée, pour gouverner à cheval. Buzot demanda qu'on cessât d'envoyer des commissaires, la présence de tous les députés étant nécessaire, disait-il, au moment de la révision. Dandré, organe en ceci des défiances de la Cour pour les constitutionnels, au grand étonnement de tous, appuya Buzot. La Cour donna ainsi la main aux républicains pour briser son dernier espoir, annuler l'action de l'Assemblée. Celle-ci, lasse d'elle-même, vota sans difficulté comme on voulait qu'elle votât ; elle renonça au mouvement, se rassit pour une heure encore, impatiente qu'elle était de jeter un dernier regard sur son œuvre, la Constitution, et de n'être plus. |
[1] Le corps municipal employait loua ses efforts pour faire cesser le feu, et M. le commandant-général, qui était plus avancé dans le Champ-de-Mars, était accouru pour rétablir l'ordre. Procès-verbal conservé aux Archives de la Seine.
[2] Lafayette, dans ses Mémoires (où il parle, en vérité, d'une manière trop dégagée d'un si cruel événement), suppose que deux chasseurs furent tués ayant le massacre ; il est constaté qu'ils le furent après, dans la soirée ou dans la nuit. Il n'y eut, avant le massacre, que deux personnes blessées, un aide-de-camp du général, et le dragon près de Bailly.
[3] D'où il résulte que la petite terreur des constitutionnels ne fut que ridicule. Le 18 juillet, Mme Robert, en grandes plumes, M. Robert, en habit bleu céleste, etc., traversaient Paris pour aller dîner chez Mme Roland.
[4] En août, Robespierre se relève assez habilement par une longue Adresse aux Français, de cinquante pages, expliquant pourquoi il ne s'est pas déclaré plus promptement pour la république : Quant au monarque, je n'ai point partagé l'effroi que le titre de roi inspire à presque tous les peuples libres, etc.
[5] Une partie des bâtiments du couvent était louée, sous-louée à d'autres personnes, à des royalistes entre autres, comme l'historien Beaulieu, qui prenaient un sombre plaisir il épier leurs ennemis, à les tenir sous leurs regards malveillants et curieux, à les maudire à toute heure.
[6] Elle avoue (Lettres à Bancal, p. 272) qu'une grande partie des adresses républicaines des provinces s'étaient écrites, à Paris, chez elle.