Le Roi et la reine entendus en leurs déclarations, 26-27 juin. — Défi de Bouillé, 19 juin. — Affiche républicaine de Payne et autres amis de Condorcet, 1er Juillet. — Tentatives des Orléanistes. — Mesures prises par l'Assemblée. — Les Jacobins. Pétion contre le Roi 8 juillet ; Brissot contre le Roi, 13 juillet. — Les comités de l'Assemblée pour le Roi, 13 juillet. — Mouvements des Cordeliers et Sociétés fraternelles. — Ruses des meneurs de l'Assemblée, 14 Juillet. — Agitation croissante pendant la semaine, du 10 au 17. Triomphe de Voltaire, fêtes, etc.Nous connaissons maintenant les acteurs, les influences privées et publiques ; reprenons le cours des faits. Il n'est pas difficile de suivre dans ces jours d'orage les mouvements de l'opinion, les pulsations plus ou moins vives de l'esprit public, les battements du cœur de la France. Au premier moment, 21 juin, on s'indigne, mais on respire. Voilà le grand embarras parti ! Au second, le 25 au soir, il revient captif, humilié, tombé du trône à l'état de sujet du dernier sujet. Grand silence, de colère et de reproche ; silence aussi de la pitié, qui prend les cœurs à leur insu. Mais, contre la pitié même, au troisième moment, réagit la défiance et la colère, quand les renards de l'Assemblée entreprennent d'escamoter et le crime et le coupable (en sorte qu'il ne resterait qu'un roi, tout blanc d'innocence), quand ils entreprennent d'effacer l'histoire, de biffer Varennes, de faire, par une chicane impuissante, ce miracle impossible à Dieu, que ce qui est fait n'ait pas été fait. Examinons-les à l'œuvre. Le 26, les comités de constitution et de législation criminelle proposent, par l'organe de Duport : Que ceux qui accompagnaient le Roi soient interrogés par les juges naturels, mais que le Roi et la reine soient entendus en leurs déclarations par trois commissaires de l'Assemblée nationale. Quelqu'un demandant que cette instruction fût renvoyée à la cour suprême d'Orléans, Duport répondit que ce n'était qu'une information première. Si c'est une information, répondirent Robespierre, Bouchotte et Buzot, vous ne pouvez la scinder, elle est une, et ne peut se faire par des autorités diverses. Le Roi n'est qu'un citoyen, un fonctionnaire, comptable à ce titre, soumis à la loi. A quoi Duport, reculant dans le vague des vieilles fictions, dit que le Roi n'était pas un citoyen, mais un pouvoir de l'État. Puis, maladroitement : Ce n'est pas ici une procédure qui se fasse directement contre le Roi ; il est de notre prudence de ne pas pénétrer dans l'avenir... Il ne s'agit pas encore ici d'une action criminelle, mais d'une action politique de l'Assemblée contre le Roi... Malouet éclatait d'indignation et gâtait encore plus les choses. Les légistes et gens d'affaires vinrent au secours, et, laissant là le système de Duport, trop difficile à défendre, ils sautèrent d'un pied sur l'autre. Chabroud, Dandré, dirent qu'il n'y avait rien de judiciaire, ni plainte, ni procédure ; qu'il s'agissait simplement de prendre des renseignements. Sur ce terrain nouveau, Barrère vint finement mettre une pierre pour les faire heurter : Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas plainte, qu'importe ? c'est un enlèvement ; les juges ordinaires peuvent entendre la personne victime de l'enlèvement. Mais Tronchet vint par-dessus, et, de son autorité supérieure et respectée, ferma la discussion sur le mot renseignements. L'Assemblée décrète, et nomme commissaires : Tronchet d'abord, à une majorité énorme, pour avoir coupé le fil ; puis, Dandré, qui l'a dévidé ; Duport enfin, quoiqu'il ait montré moins de finesse et de ruse. Les trois, vers sept heures du soir, allèrent jouer chez le Roi la comédie d'écouter, de recueillir gravement de sa bouche la déclaration qu'ils avaient, sans doute avec Barnave et Lameth, minutée et calculée. — Très-habile et très-bien faite, elle avait un défaut grave : c'était d'être en contradiction trop évidente avec la protestation que le Roi avait laissée en partant. Le soin de sa sûreté, le désir de mettre à l'abri sa famille avaient décidé son départ ; il partait, pour revenir ; il n'avait nulle intelligence avec les puissances étrangères, nulle avec les émigrés. S'il avait été près de la frontière, c'était afin d'être plus à portée de s'opposer aux invasions qu'aurait pu faire l'étranger. Son voyage l'avait singulièrement instruit, éclairé ; il voyait bien que l'opinion générale était pour la constitution, et revenait converti... Ce qui faisait peu d'honneur à l'adresse des rédacteurs, ce qui passait toute mesure, c'était de faire dire au Roi : Que, voyant bien qu'on le croyait captif, et que cette opinion pouvait amener des troubles, il avait imaginé ce voyage comme un excellent moyen de détromper le public, de prouver sa liberté. Cela semblait dérisoire, et fut très-mal pris. Ce qui ne le fut pas moins, c'est que la reine, au lieu de répondre, fit dire aux commissaires de l'Assemblée nationale qu'elle était au bain, et qu'ils devaient repasser. Ainsi, elle se donnait une nuit de plus pour arranger sa déclaration. Arrivée depuis vingt-quatre heures, elle prenait, pour se mettre au bain, le moment où la nation, en ses délégués, venait attendre à sa porte ; elle lui faisait faire antichambre, constatant ainsi ce que le Roi avait dit lui-même : Qu'il devait bien être entendu qu'il ne s'agissait pas d'interrogatoire. C'était une libre conversation, une audience que la reine daignait accorder. Le Roi désirant partir, rien ne m'aurait empêchée de le suivre. Et ce qui m'y décidait, c'était l'assurance positive ne voulait point quitter le royaume. Les trois s'inclinèrent profondément, et s'en allèrent satisfaits. Le public ne le fut pas. Il se sentit mortifié qu'on pût le croire dupe d'une comédie si grossière. Les royalistes ne furent pas moins irrités que les autres, de voir le Roi et la reine dans les mains des constitutionnels. Tout en se lamentant sur la captivité du Roi, sur la désobéissance universelle, ils agirent eux-mêmes comme si le Roi n'eût point existé, sans s'informer de son avis, sans son autorisation. Les tètes chaudes du parti, d'Éprémesnil, un peu fol, Montlosier, jeune, ardent, aveugle dans sa loyauté, rédigèrent une violente protestation contre la suspension du Roi, une déclaration qu'ils ne prenaient plus part aux actes de l'Assemblée. Elle fut signée de deux cent quatre-vingt-dix députés. Malouet s'opposa en vain à cet acte insensé qui annulait les royalistes dans l'Assemblée nationale, au moment où cette Assemblée travaillait à relever le Roi. La passion, l'étourderie y eurent part, sans doute, mais vraisemblablement aussi la rage jalouse de voir le Roi se conduire par les avis de ceux qui avaient jusque-là combattu les royalistes. Les royalistes allaient, tête baissée, dans l'abîme,
emportant le Roi avec eux. Bouillé, par chevalerie, par dévouement, lui donne
encore un coup terrible. Dans une lettre prodigieusement insolente et ridicule,
il déclare à l'Assemblée : Que si l'on touche au
roi, à un cheveu de sa tête, lui, Bouillé, il amènera toutes les armées
étrangères ; qu'il ne restera pas pierre sur pierre dans Paris. (Rire inextinguible.) Bouillé seul est responsable ; le roi n'a rien fait que vouloir
suspendre la juste vengeance des rois, se porter médiateur entre eux et son
peuple. Alors eût été rétabli le règne de la raison à la lueur du flambeau
de la liberté... Il finissait cette lettre folle en disant aux
députés : Que leur châtiment servirait d'exemple,
que d'abord il avait eu pitié d'eux, mais, etc. Cette lettre était inappréciable pour les partisans de la République. Une insulte solennelle à la nation, le gant jeté à la France par les royalistes, c'est ce qu'ils pouvaient désirer. Sans perdre de temps, le lendemain matin, 1er juillet, une affiche hardie, simple et forte, fut placardée à la porte même de l'Assemblée ; cette affiche annonçait la publication du journal le Républicain, qu'une société de républicains allait publier. Cette pièce, courte, mais complète, disait toute la situation ; la voici, réduite à deux lignes : Nous venons d'éprouver que l'absence d'un roi nous vaut mieux que sa présence. — Il a déserté, abdiqué. — La nation ne rendra jamais sa confiance au parjure, au fuyard. — Sa fuite est-elle son fait ou celui d'autrui, qu'importe ? Fourbe ou idiot, il est toujours indigne. — Nous sommes libres de lui, et il l'est de nous ; c'est un simple individu, M. Louis de Bourbon. Pour sa sûreté, elle est certaine, la France ne se déshonorera pas. — La royauté est finie. Qu'est-ce qu'un office abandonné au hasard de la naissance, qui peut être rempli par un idiot ? N'est-ce pas un rien, un néant ? Cette pièce sortait du cercle de Condorcet, aussi bien que le pamphlet du Jeune mécanicien qui parut presque en même temps. L'un et l'autre exprimaient la pensée commune de cette société de théoriciens hardis. Condorcet, toutefois, n'avait tenu la plume que pour le pamphlet, moins compromettant ; mais l'affiche fut rédigée, en anglais d'abord, par un étranger, Thomas Payne, qui avait moins à craindre la responsabilité d'un acte si grave. Elle fut traduite par les-soins d'un de nos jeunes officiers qui avait fait la guerre d'Amérique, qui afficha hardiment aux portes de l'Assemblée, et signa : Du Châtelet. Payne avait en ce moment, à Paris, deux choses qui souvent vont ici d'ensemble, l'autorité et la vogue. Il trônait dans les salons. Les hommes les plus éminents, les plus jolies femmes lui faisaient la cour, recueillaient ses paroles, s'efforçaient de les comprendre. C'était un homme de cinquante à soixante ans ; il avait fait tous les métiers, fabricant, maître d'école, douanier, matelot, journaliste. Il n'avait pas moins de trois patries, l'Angleterre, l'Amérique et la France ; il n'en eut qu'une, à vrai dire, le droit, la justice. Invariable citoyen du droit, dès qu'il sentait l'injustice d'un côté de l'Océan, il passait de l'autre. La France gardera la mémoire de ce fils d'adoption. Il avait écrit pour l'Amérique son livre du Sens commun, le bréviaire des républicains ; et pour la France, il écrivit les Droits de l'homme, pour venger notre pays du livre de Burke. Brûlé à Londres en effigie, il fut nommé citoyen français par la Convention, il en devint membre. Payne semblait dur et fanatique. Ce fut un grand étonnement, au 21 janvier, quand il fit déclarer à la Convention qu'il ne pouvait voter la mort. La sienne faillit en suivre. Jeté en prison, et pensant qu'il n'avait pas de temps à perdre, il se mit à écrire : l'Âge de raison, un livre pour Dieu contre toutes les religions. Sauvé au 9 thermidor, il resta encore en France, mais il ne put endurer la France de Bonaparte, et il s'en alla mourir en Amérique. Revenons à son affiche. Malouet, arrivant le matin, la voit, la lit, est hors de lui-même. Il entre effaré, demande qu'on arrête les auteurs. Avant tout, lisons l'affiche, dit froidement Pétion. Chabroud et Chapelier, craignant l'effet et surtout que la lecture ne fût applaudie des tribunes, réclamèrent pour la liberté de la presse, et dirent qu'on devait mépriser l'œuvre d'un insensé, et qu'il fallait passer à l'ordre du jour. L'Assemblée passe en effet, comme indifférente, et reprend tranquillement les travaux du Code pénal. Mais elle se tient pour avertie. Le parti d'Orléans aussi comprit mieux, après la terrible affiche, qu'en présence du parti républicain, naissant, mais déjà si hardi, il fallait, si l'on pouvait, enlever la régence ; que plus tard, elle serait de moins en moins acceptée. Le difficile était de lancer la chose ; on jette d'abord un petit mot dans un journal secondaire. Là-dessus, étonnement, bien joué, du prince ; il écrit, magnanimement refuse ce quo personne ne lui offre. Et cependant, il se fait recevoir membre des Jacobins, se met en vue, et se pose. L'un d'eux, faisant feu avant l'ordre, demande si naturellement le prince ne doit pas présider le conseil de régence. Le 1er juillet, Laclos va plus loin, il veut un régent, il établit la déchéance Le 3, Réal prouve que le duc est légalement gardien du dauphin. Le 4, Laclos voudrait qu'on réimprimât, qu'on distribuât le décret sur la régence. La masse des Jacobins, non orléanistes, écarte la proposition. Il ne se décourage pas ; dans son journal il prouve longuement et lourdement, qu'il faut créer un pouvoir nouveau, un protecteur ? non, le mot a été gâté par Cromwell, mais bien un modérateur. Une grande polémique s'engagea à ce sujet dans la presse, deux duels philosophiques, sur la thèse de la royauté, entre Laclos et Brissot, entre Sieyès et Thomas Payne. Celui-ci défie Sieyès, à toutes les armes possibles, lui donne tous les avantages, ne demandant que cinquante pages, et lui permettant un volume, se faisant fort d'établir que la monarchie n'est rien qu'une absence de système. Sieyès déclina le combat avec un mépris peu caché. Il croyait n'en avoir pas besoin. L'Assemblée nationale voyait venir la lutte et s'y préparait. Déterminée à relever la royauté, elle prend trois sortes de mesures. Elle affecte d'abord une attitude révolutionnaire ; elle fait des règlements pour favoriser la division et subdivision des biens nationaux. Elle menace les émigrés ; s'ils ne rentrent dans un mois, malheur à eux !... Seulement, la pénalité est minime et ridicule ; leurs biens sont imposés au triple. L'Assemblée est prise aussi d'un accès inattendu de bonne volonté pour le pauvre ; elle fait des petits assignats pour faciliter le paiement des ouvriers. Elle vote plusieurs millions pour les hôpitaux ; elle fait venir la municipalité de Paris, lui ordonne de distribuer des secours, de commencer des travaux, d'aider les ouvriers étrangers à sortir de la ville. En même temps, au pas de course, on lit, on vote des lois de police, qui, sous ce simple titre, police municipale, tranchent les plus grandes questions ; un article, par exemple, défend aux clubs de s'assembler, à moins d'avertir d'avance du jour de réunion. Les habitants de chaque maison sont tenus de donner leur nom, âge, profession, etc. Des pénalités graves sont prononcées contre les voies de fait, les simples paroles ; la calomnie peut être punie de deux années de prison. Tout cela se votait fort vite, à peu près sans discussion. Les séances publiques, si longues jadis, étaient devenues très-courtes ; vers trois ou quatre heures, tout était fini ; et encore, pour remplir ces courtes séances, on suppléait par des affaires étrangères à la grande question, guerre, administration, finances. Les tribunes, ardentes, inquiètes, remplies d'une foule avide, ne voyaient, n'apprenaient rien ; la foule retournait affamée. Tout le fort de la besogne politique se brassait souterrainement dans les comités. Barnave avoue dans ses mémoires qu'il y vivait entièrement. Les comités de législation, de constitution, des recherches, de diplomatie, etc., allaient dans un même sens ; ils constituaient la véritable Assemblée. Là s'élaboraient les éléments de la grande et terrible discussion de l'inviolabilité royale, qu'on ne pouvait cependant étrangler à huis-clos, qu'il fallait bien tout à l'heure soutenir en pleine lumière ; aussi la préparait-on avec d'autant plus de soin, on arrêtait d'avance les points convenus, on distribuait les rôles. Ce qui faisait tort à ce bel accord, c'est que Pétion était membre du comité de législation. Il porta, le 8, aux Jacobins, cette question délicate et sacro-sainte, la mania familièrement, avec une simplicité rude, distinguant l'inviolabilité politique dont jouit le Roi dans les actes dont les ministres répondent, et l'inviolabilité que l'on voudrait étendre à ses actes personnels. Quant aux dangers de destituer le roi et d'avoir les rois à combattre : S'ils en ont envie, dit-il, ils y seront bien mieux disposés si le Roi est rétabli, s'ils voient replacer dans la main de leur ami les forces de la France qui les auraient combattus. Certes, cela était clair. Cette franchise rendit force à la minorité des Jacobins qui était contre le Roi. La presse fut enhardie. Brissot, jusque-là très-prudent, et dont les lenteurs suspectes étaient déjà accusées de Camille Desmoulins, de Mme Roland, de bien d'autres, Brissot éclata, brûla ses vaisseaux, vint aux Jacobins, traita la même question, mais dans une étendue, une lumière, un éclat extraordinaire ; il enleva un moment cette société, généralement contraire à son opinion, et qui, de plus, l'aimait peu lui-même. Il déclara d'abord qu'il se tenait dans le cercle tracé par Pétion, qu'il examinerait seulement : Si le Roi devait, pouvait être jugé, ajournant la question de savoir, en cas de destitution, quel gouvernement suppléerait. S'accommodant habilement aux scrupules des Jacobins, au nom même de leur société (Amis de la constitution) : Nous sommes tous d'accord, dit Brissot ; nous voulons la constitution. Le mot vague de républicains ne fait rien ici. Ceux qui sont contraires à ce mot, que craignent-ils ? l'anarchie ; ceux qu'on appelle républicains ne la redoutent pas moins ; les uns et les-autres craignent et la turbulence des démocraties de l'antiquité, et la division de la France en républiques fédérées ; ils veulent également l'unité de la patrie. Après ces paroles rassurantes, et sans s'expliquer autrement sur le sens du mot république, il arrive à la question : Le Roi doit-il être jugé ? Son argumentation, identique à celle de Pétion, à celle des orateurs qui parlèrent plus tard, Robespierre, Grégoire et autres, serait forte, s'ils déclaraient franchement qu'ils rejettent la royauté comme une institution barbare, une absurde religion ; elle est faible, parce qu'ils hésitent, reculent, ne vont point jusqu'au bout de leur principe, n'osent donner la conclusion qui est au fond de leurs paroles. Dans la seconde partie, qui lui est propre, celle où il examine ce que pourrait faire l'Europe si le Roi était jugé, Brissot est tout autrement fort. Là, il nage en pleine révolution, avec une liberté, une aisance vraiment remarquables ; il fait preuve de connaissances infiniment étendues ; il est plein de faits, de choses ; et tout cela emporté dans un tourbillon rapide qui ressemble à l'éloquence. Il frappe, en passant, des portraits vifs et satiriques, des puissances de l'Europe, des rois et des peuples, les montre tous faibles, un seul excepté : la France. La France n'a rien à craindre, et c'est aux autres à trembler. Ah ! si les rois de l'Europe entendent bien leurs intérêts, qu'ils se gardent de nous attaquer ; qu'ils s'éloignent plutôt, qu'ils s'isolent... qu'ils tâchent, en allégeant le joug, de faire oublier à leurs peuples la constitution française et de détourner leurs regards du spectacle de la liberté ! Un souffle passa sur l'Assemblée, le souffle ardent de la Gironde, ressenti pour la première fois. Ce ne furent pas des applaudissements, dit Mme Roland qui était présente, ce furent des cris, des transports. Trois fois, l'Assemblée entraînée s'est levée tout entière, les bras étendus, les chapeaux en l'air, dans un enthousiasme inexprimable. Périsse à jamais quiconque a ressenti ou partagé ces grands mouvements, et qui pourrait encore reprendre des fers ! Quelque légitime que pût être cet enthousiasme, le brillant discours de Brissot, comme celui de Pétion, comme tous ceux qu'on fit en ce sens, péchait en un point. Il supposait qu'on pouvait isoler deux questions inséparables, celle du procès du Roi, et celle du gouvernement qui pouvait le remplacer. Brissot affectait de croire ce qu'il était impossible qu'il crût en effet, à savoir qu'on pouvait frapper le Roi sans frapper la royauté ; que cette institution, jugée elle-même implicitement dans le jugement de l'homme, scrutée, mise à jour dans ses défauts intrinsèques, survivrait à cette épreuve. Il y avait là un défaut de franchise et d'audace, un reste d'hésitation qu'on retrouve dans les discours des principaux meneurs de l'opinion, dans celui que Condorcet fit au Cercle social, dans celui que Robespierre fit aux Jacobins. Le 13 enfin, l'Assemblée aborde la formidable question ; les tribunes soigneusement garnies de gens sûrs, entrés d'avance avec des billets spéciaux, les avenues pleines de royalistes inquiets, de gentilshommes que la foule appelait les chevaliers du poignard. Sur la proposition d'un membre, on ferma les Tuileries. Le rapport solennel qui allait décider de la monarchie, rapport fait au nom de cinq comités, fut présenté par un M. Muguet, député inconnu, de la bande des Lameth. Rien d'habile ni de politique, une plaidoirie d'avocat, qui ne connaît rien hors des textes : 1° La fuite du Roi n'est pas un cas prévu dans la Constitution ; il n'y a rien d'écrit là-dessus ; 2° mais son inviolabilité est écrite, elle est dans la Constitution. Et alors, ayant trouvé moyen de lâcher le grand coupable, le rapport se dédommage en tombant sur les petits, sur les serviteurs qui ont obéi. Il faut un coupable principal, ce sera Bouillé ; les autres seront les complices, Fersen, Mme de Tourzel, les courriers, les domestiques. Robespierre demanda en vain qu'on distribuât ce rapport, et qu'on ajournât la discussion. On refusa sèchement. Toute l'Assemblée était visiblement d'accord pour avancer, abréger ; les pieds lui brûlaient ; elle avait hâte de voter, et de voter pour le Roi. Le soir, aux Jacobins, Robespierre, avec un notable prudence, établit qu'on aurait tort de l'accuser de républicanisme ; que république et monarchie, au jugement de bien des gens, étaient des mots vides de sens... Qu'il n'était ni républicain ni monarchiste... On peut être libre avec un monarque comme avec un sénat, etc., etc. Les Cordeliers Danton, Legendre, venus le soir aux Jacobins, ne restèrent pas dans ce vague ; ils touchèrent la question même. Danton demanda comment l'Assemblée pouvait prendre sur elle de prononcer, lorsque peut-être son jugement serait réformé par celui de la nation. Legendre fut violent contre le Roi, ne ménagea rien ; il menaça les comités : S'ils voyaient la masse, dit-il, les comités reviendraient à la raison ; ils conviendraient que, si je parle, c'est pour leur salut. Voilà le premier mot de Terreur dans les Jacobins. Des constitutionnels sortent indignés. A leur place, entrent des députations populaires, la société Fraternelle des Halles, la société des Deux sexes qui siégeait sous la salle des Jacobins ; elles apportent des adresses. Un jeune chirurgien, fort connu, aboyeur et charlatan, lit à la tribune une lettre qu'il vient d'écrire au Palais-Royal pour trois cents personnes. Un évêque député, électrisé par le jeune homme, jure à la tribune de combattre aussi l'avis des comités. L'évêque et le chirurgien se jettent dans les bras l'un de Cependant, le même soir, à l'autre bout de Paris, au fond du Marais, aux Minimes, une société fraternelle d'hommes et femmes, succursale des Cordeliers, rédigeait une autre adresse, audacieuse, menaçante pour l'Assemblée, adresse visiblement calquée sur l'opinion de Danton. Elle était signée Le peuple. Celui qui tenait la plume, Tallien, un tout jeune clerc, était un homme à Danton et sa mauvaise doublure. La parole furieuse de Tallien, sa fausse énergie, plaisait fort aux hommes, et les femmes croyaient volontiers un orateur de vingt ans. Le 14, à l'Assemblée, les discours remarquables furent ceux de Duport et de Robespierre. Duport, écouté même des tribunes, dans un silence sombre. Robespierre fut ingénieux et neuf, sur un sujet traité de tant de manières. Il dit, avec une aigre douceur, qu'il apportait les paroles de l'humanité, y aurait une lâche et cruelle injustice à ne frapper que les faibles, qu'il se ferait plutôt l'avocat de Bouillé et de Fersen. Tout cela, à l'adresse des tribunes et du dehors. L'Assemblée endurait toute parole en ce sens, plus qu'elle ne l'écoutait. Les constitutionnels, qui la sentaient tout entière d'intelligence avec eux, attendaient l'occasion de la compromettre par quelque mesure qui d'avance engageât son jugement. Prieur de la Marne ayant cru les embarrasser en leur demandant ce qu'ils feraient si, l'Assemblée mettant le Roi hors de cause, on venait demander qu'il fût rétabli dans tout son pouvoir... Desmeuniers saisit effrontément cette prise, pour engager l'Assemblée, au profit du Roi. Il fit du royalisme habile en langage jacobin, parla contre l'inviolabilité absolue du Roi, dit : Que certes le corps constituant avait eu bien le droit de suspendre le pouvoir royal, et que la suspension ne serait pas levée jusqu'à ce que la constitution fût terminée. — Dandré, un autre tartufe, abonda en ce sens, fut dur pour la royauté, dur en paroles, pour mieux faire avaler la chose au public désorienté. — Alors, Desmeuniers reprenant avec naturel : Puisqu'on me demande (personne n'avait demandé) de rédiger mon explication en projet de décret, voici un projet : 1° La suspension durera jusqu'à ce que le Roi accepte la constitution ; 2° s'il n'acceptait, l'Assemblée le déclarerait déchu. Mais Grégoire dit brutalement : Soyez tranquilles, il acceptera, jurera, tant que vous voudrez. — Et Robespierre : Un tel décret déciderait d'avance qu'il ne sera pas jugé... — Les compères, surpris trop visiblement en flagrant délit, n'osèrent insister pour l'instant. L'Assemblée ne vota pas. En revanche, elle refusait d'entendre la pétition signée Le peuple. Barnave insista bravement pour qu'elle fût lue le lendemain, ajoutant ces paroles menaçantes qui disaient assez qu'on était en force : Ne nous laissons pas influencer par une opinion factice... La loi n'a qu'à placer son signal, on verra s'y rallier les bons citoyens. Ce mot, pris alors au sens général, fut mieux entendu, lorsqu'au dimanche suivant l'autorité, pour signal, déploya le drapeau rouge. L'agitation de Paris allait augmentant. Le hasard avait voulu que, du dimanche au dimanche, du 10 au 17, la population, pour des causes diverses, fût tenue toujours sur pied, toujours en émoi. Ceux qui ont l'expérience de cette ville savent bien qu'en pareil cas l'agitation prolongée va croissant, et qu'infailliblement elle tend à l'explosion. Le dimanche 10, la foule alla au-devant du convoi triomphal de Voltaire ; mais le mauvais temps l'empêcha de traverser Paris ; il s'arrêta à la barrière Charenton. La fête n'eut lieu que le lundi, avec un concours incroyable de peuple. Au quai Voltaire, devant l'hôtel où mourut le grand homme, on fit halte ; on chanta des chœurs à sa gloire ; la famille des Calas, sa fille adoptive, Mme de Villette, vinrent, les yeux mouillés de larmes, couronner le cercueil. Beaucoup, dans cette foule émue, reportaient les yeux en face, sur les Tuileries, sur le pavillon de Flore, morne, fermé et muet, hostile à la fête, et confondaient dans leur haine le fanatisme et la royauté. Et ce n'était pas sans cause. On apprenait par un rapport lu à l'Assemblée que les prêtres, dans plusieurs provinces, rassemblaient le peuple le soir, lui faisaient chanter le Miserere pour le Roi, poussaient à la guerre civile. Voltaire monte à son Panthéon. Mais, le lendemain 13, autre fête, la Révolution même jouée à Notre-Dame dans un drame sacré, la Prise de la Bastille, à grands chœurs, à grand orchestre. Le 1 4, sans respirer, le fameux anniversaire appelle la foule à la Bastille, d'où partent les corps constitués, pour aller, par les boulevards, au Champ-de-Mars ; l'évêque de Paris y dit la messe sur l'autel de la patrie. Le temps était magnifique, la foule remplissait les rues, Paris était illuminé le soir, et les tètes de plus en plus agitées. |