HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE V. — JUIN—SEPTEMBRE 1791.

CHAPITRE IV. — LA SOCIÉTÉ EN 1791. LE SALON DE CONDORCET.

 

 

Deux religions se posent en face ; l'idole et l'idée. — Règle du sentiment, des femmes. — L'amour du réel et de l'idéal confondu. — Tendances élevées des femmes. — Elles se mêlent à la vie politique. — Genlis, Staël, Kéralio, de Gouges, etc. — Le salon Mme de Condorcet. Caractère de Condorcet ; noble Influence de sa femme sur lui. Son républicanisme. Juillet 1791. Sa situation double et contradictoire.

 

Presque en face des Tuileries, sur l'autre rive, en vue du pavillon de Flore et du salon royaliste de Mme de Lamballe, est le palais de la Monnaie. Là fut un autre salon, celui de M. de Condorcet, qu'un contemporain appelle le foyer de la république.

Ce salon européen de l'illustre secrétaire de l'Académie des sciences, du dernier des philosophes, vit en effet se concentrer, de tous les points du monde, la pensée républicaine du temps. Elle y fermenta, y prit corps et figure, y trouva ses formules. Pour l'initiative et l'idée première, elle appartenait, nous l'avons vu, dès 89, à Camille Desmoulins. En juin 91, Bonneville et les Cordeliers ont poussé le premier cri. Tout à l'heure, nous allons voir Mme Roland donner à l'idée républicaine la force morale de son âme stoïque, et son charme passionné.

Nous ne sommes pas de ceux qui s'exagèrent l'influence individuelle. Pour nous, le fond essentiel de l'histoire est dans la pensée populaire. La république, sans nul doute, flottait dans cette pensée. Presque tout le monde en France l'avait, à l'état négatif, sous cette forme : Le roi est désormais impossible. Beaucoup d'hommes l'avaient déjà sous la forme positive : La France désormais doit se gouverner elle même. Néanmoins, pour que cette idée, générale encore, arrivât à sa formule spéciale et applicable, il fallait qu'elle fermentât dans un foyer circonscrit, qu'elle y prit chaleur et lumière, que, du choc des discussions, partit l'étincelle.

Ici il faut que je m'arrête, et que j'envisage sérieusement la société du temps. Je laisserais cette histoire profondément obscure, si j'en donnais les actes extérieurs sans en dévoiler les mobiles. A juger seulement ces actes, à voir l'indécision des meneurs politiques, telle qu'on l'a pu voir tout à l'heure, qui soupçonnerait un monde si ardent, si passionné ?

Qu'on me reproche, si l'on veut, ce qu'on appellera une digression, et ce qui est en effet le cœur du sujet, et le fond du fond. La première condition de l'histoire, c'est la vérité. Je ne sais trop d'ailleurs si la construction sévèrement géométrique où se plaisent nos modernes est toujours conciliable avec le pro.- fondes exigences de la nature vivante. Ils vont par lignes droites et par angles droits ; la nature procède par courbes, en toute chose organique. Je vois aussi que mes maîtres, les fils aînés de la nature, les grands historiens de l'antiquité, au lieu de suivre servilement la droite voie géométrique du voyageur insouciant qui n'a pour but que d'arriver, au lieu de courir la surface aride, s'arrêtent par moments, au besoin même, se détournent, pour faire de puissantes et fécondes percées au fond de la terre. Moi aussi, j'y pénétrerai, j'y chercherai les eaux vives qui, remontant tout à l'heure, vont animer cette histoire[1].

Le caractère de 91, c'est que les partis y deviennent des religions. Deux religions se posent en face, l'idolâtrie dévote et royaliste, l'idéalité républicaine. Dans l'une, l'âme, irritée par le sentiment de la pitié même, rejetée violemment vers le passé qu'on lui dispute, s'acharne aux idoles de chair, aux dieux matériels qu'elle avait presque oubliés. Dans l'autre, l'âme se dresse et s'exalte au culte de l'idée pure ; plus d'idoles, nul autre objet de religion que l'idéal, la patrie, la liberté.

Les femmes, moins gâtées que nous par les habitudes sophistiques et scolastiques, marchent bien loin devant les hommes dans ces deux religions. C'est une chose noble et touchante de voir parmi elles, non-seulement les pures, les irréprochables, mais les moins dignes même, suivre un noble élan vers le beau désintéressé, prendre la patrie pour amie de cœur, pour amant le droit éternel.

Les mœurs changent-elles alors ? non, mais l'amour a pris son vol vers les plus hautes pensées. La patrie, la liberté, le bonheur du genre humain, ont envahi le cœur des femmes. La vertu des temps romains, si elle n'est dans les mœurs, est dans l'imagination, dans l'âme, dans les nobles désirs. Elles regardent autour d'elles où sont les héros de Plutarque ; elles les veulent, elles les feront. Il ne suffit pas, pour leur plaire, de parler Rousseau et Mably. Vives et sincères, prenant les idées au sérieux, elles veulent que les paroles deviennent des actes. Toujours elles ont aimé la force. Elles comparent l'homme moderne à l'idéal de force antique qu'elles ont devant l'esprit. Rien peut-être n'a plus contribué que cette comparaison, cette exigence des femmes, à précipiter les hommes, à hâter le cours rapide de notre révolution.

Cette société était ardente ! Il nous semble, en y entrant, sentir une brûlante haleine.

Nous avons vu, de nos jours, des actes extraordinaires, d'admirables sacrifices, des foules d'hommes qui donnaient leurs vies ; et pourtant, toute les fois que je me retire du présent, que je retourne au passé, à l'histoire de la Révolution, j'y trouve bien plus de chaleur ; la température est tout autre. Quoi ? le globe aurait-il donc refroidi depuis ce temps ?

Des homme de ce temps-là m'avaient dit la différence, et je n'avais pas compris. A la longue, mesure que j'entrais dans le détail, n'étudiant pas seulement la mécanique législative, mais le mouvement des partis, non-seulement les partis, mais les hommes, les personnes, les biographies individuelles, j'ai bien senti alors la parole des vieillards.

La différence des deux temps se résume d'un mot : On aimait.

L'intérêt, l'ambition, les passions éternelles de l'homme étaient en jeu, comme aujourd'hui ; mais la part la plus forte encore était celle de l'amour. Prenez ce mot dans tous les sens, l'amour de l'idée, l'amour de la femme, l'amour de la patrie et du genre humain. Ils aimèrent et le beau qui passe, et le beau qui ne passe point : deux sentiments mêlés alors, comme l'or et le bronze, fondus dans l'airain de Corinthe[2]. Les femmes règnent, en 91, par le sentiment, par la passion, par la supériorité aussi, il faut le dire, de leur initiative. Jamais, ni avant ni après, elles n'eurent tant d'influence. Au XVIIIe siècle, sous les encyclopédistes, l'esprit a dominé dans la société ; plus tard, ce sera l'action, l'action meurtrière et terrible. En 91, le sentiment domine, et par conséquent la femme.

Le cœur de la France bat fort, à cette époque. L'émotion, depuis Rousseau, a été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse, époque d'attente inquiète, comme une heure avant l'orage, comme dans un jeune cœur l'amour vague, avant l'amant. Souffle immense, en 89, et tout cœur palpite... Puis 90, la Fédération, la fraternité, les larmes... En 91, la crise, le débat, la discussion passionnée. — Mais, partout, les femmes, partout la passion individuelle dans la passion publique ; le drame privé, le drame social vont se mêlant, s'enchevêtrant ; les deux fils se tissent ensemble ; hélas ! bien souvent, tout à l'heure, ensemble ils seront tranchés !

Le commencement fut beau. Les femmes, on l'a trop oublié, entrèrent dans les pensées de la liberté, sous l'influence de l'Émile, c'est-à-dire par l'éducation, par les espérances, les vœux de la maternité, par toutes les questions que l'enfant soulève dès sa naissance en un cœur de femme, que dis-je ? dans un cœur de fille, bien longtemps avant l'enfant : Ah ! qu'il soit heureux, cet enfant ! qu'il soit bon et grand ! qu'il soit libre !... Sainte liberté antique, qui fis les héros, mon fils vivra-t-il dans ton ombre ?... Voilà les pensées des femmes, et voilà pourquoi dans ces places, dans ces jardins où l'enfant joue sous les yeux de sa mère ou de sa sœur, vous les voyez rêver et lire... Quel est ce livre que la jeune fille, à votre approche, a si vite caché dans son sein ? Quelque roman ? l'Héloïse ? non, plutôt les Vies de Plutarque, ou le Contrat social.

Une légende anglaise circulait, qui avait donné à nos Françaises une grande émulation politique. Mistress Macaulay, l'éminent historien des Stuarts, avait inspiré au vieux ministre Williams tant d'admiration pour son génie et sa vertu, que, dans une église même, il avait consacré sa statue de marbre comme déesse de la Liberté.

Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent d'être la Macaulay de la France. La déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon. Elles dictent, corrigent, refont les discours qui, le lendemain, seront prononcés aux clubs, à l'Assemblée nationale. Elles les suivent, ces discours, vont les entendre aux tribunes ; elles siègent, juges passionnés, elles soutiennent de leur présence l'orateur faible ou timide. Qu'il se relève et regarde... N'est-ce pas là le fin sourire de Mme de Genlis, entre ses séduisantes filles, la princesse et Paméla ? Et cet œil noir, ardent de vie, n'est-ce pas Mme de Staël ? Comment faiblirait l'éloquence ?... Et le courage manquera-t-il devant Mme Roland ?

Parmi les femmes de lettres, nulle peut-être ne s'avança d'une ardeur plus impatiente qu'une petite dame bretonne, vive, spirituelle, ambitieuse, Mlle Kéralio. Elle avait été longtemps retenue dans une vie de labeur. Formée par un père homme de lettres et professeur à l'École-Militaire, elle avait beaucoup traduit, compilé, écrit même une grande histoire, celle de l'époque antérieure aux Stuarts de mistress Macaulay, l'histoire du règne d'Élisabeth. Elle épousa un patriote plus ardent que distingué, le cordelier Robert, et elle lui fit écrire, dès janvier 91 : Le Républicanisme adapté à la France. Elle figurait en première ligne sur l'autel de la patrie, dans la terrible scène du Champ-de-Mars que nous devons raconter.

Une autre femme de lettres, la brillante improvisatrice, Olympe de Gouges, qui, comme Lope de Véga, dictait une tragédie par jour, sans savoir, dit-elle, ni lire ni écrire, se déclara républicaine, sous l'impression de Varennes et de la trahison du Roi. Avant, elle était royaliste, et elle le redevint plus tard dans le péril de Louis XVI ; elle s'offrit à le défendre. Elle savait en faisant cet offre où cela devait la conduire. Elle-même avait dit celle belle parole, en réclamant les droits des femmes : Elles ont bien le droit de monter à la tribune, puisqu'elles ont le droit de monter à l'échafaud[3].

Cette ardente Languedocienne avait organisé plusieurs sociétés de femmes. Ces sociétés devenaient nombreuses. Au Cercle social, vaste réunion mêlée de femmes et d'hommes, une Hollandaise distinguée, Mme Palm-Ælder, demanda solennellement pour son sexe l'égalité politique. Elle fut soutenue, appuyée dans cette thèse par l'homme certainement le plus grave de l'époque, qui lui-même plus que personne trouvait dans la femme les inspirations de la liberté. Parlons-en avec détail.

Le dernier des philosophes du grand XVIIIe siècle, celui qui survivait à tous pour voir leurs théories lancées dans le champ des réalités, était M. de Condorcet, secrétaire de l'Académie des sciences, le successeur de d'Alembert, le dernier correspondant de Voltaire, l'ami de Turgot. Son salon était le centre naturel de l'Europe pensante. Toute nation, comme toute science, avait là sa place. Tous les étrangers distingués, après avoir reçu les théories de la France, venaient là en chercher, en discuter l'application. C'étaient l'Américain Thomas Payne, l'Anglais Williams, l'Écossais Mackintosh, le Genevois Dumont, l'Allemand Anacharsis Clootz ; ce dernier, nullement en rapport avec un tel salon, mais en 91 tous y venaient, tous y étaient confondus. Dans un coin immuablement était l'ami assidu, le médecin Cabanis, maladif et mélancolique, qui avait transporté à. cette maison le tendre, le profond attachement qu'il avait eu pour Mirabeau.

Parmi ces illustres penseurs planait la noble et virginale figure de Mme Condorcet, que Raphaël aurait prise pour type de la métaphysique. Elle était toute lumière ; tout semblait s'éclairer, s'épurer sous son regard. Elle avait été chanoinesse, et paraissait moins encore une dame qu'une noble demoiselle. Elle avait alors vingt-sept ans (vingt-deux de moins que son mari). Elle venait décrire ses Lettres sur la Sympathie, livre d'analyse fine et délicate, où, sous le voile d'une extrême réserve, on sent néanmoins souvent la mélancolie d'un jeune cœur auquel quelque chose a manqué[4]. On a supposé vainement qu'elle eût ambitionné les honneurs, la faveur de la cour, et que son dépit la jeta dans la Révolution. Rien de plus loin d'un tel caractère.

Ce qui est moins invraisemblable, c'est ce qu'on a dit aussi : qu'avant d'épouser Condorcet, elle lui aurait déclaré qu'elle n'avait point le cœur libre ; elle aimait et sans espoir. Le sage accueillit cet aveu avec une bonté paternelle ; il le respecta. Deux ans entiers, selon la même tradition, ils vécurent comme deux esprits. Ce ne fut qu'en 89, au beau moment de juillet, que Mme Condorcet vit tout ce qu'il y avait de passion dans cet homme froid en apparence ; elle commença d'aimer le grand citoyen, l'âme tendre et profonde qui couvait, comme son propre bonheur, l'espoir du bonheur de l'espèce humaine. Elle le trouva jeune, de l'éternelle jeunesse de cette grande idée, de ce beau désir. L'unique enfant qu'ils aient eu naquit neuf mois après la prise de la Bastille, en avril 90.

Condorcet, âgé alors de quarante-neuf ans, se retrouvait jeune, en effet, de ces grands événements ; il commençait une vie nouvelle, la troisième. Il avait eu celle du mathématicien avec d'Alembert, la vie critique avec Voltaire. Et maintenant, il s'embarquait sur l'océan de la vie politique. Il avait rêvé le progrès ; aujourd'hui, il allait le faire, ou du moins s'y dévouer. Toute sa vie avait offert une remarquable alliance entre deux facultés rarement unies, la ferme raison et la foi infinie à l'avenir. Ferme contre Voltaire même, quand il le trouva injuste[5], ami des Économistes sans aveuglement pour eux, il se maintint de même indépendant à l'égard de la Gironde. On lit encore avec admiration son plaidoyer pour Paris contre le préjugé des provinces, qui fut celui des Girondins.

Ce grand esprit était toujours présent, éveillé, maître de lui-même. Sa porte était toujours ouverte, quelque travail abstrait qu'il fit. Dans un salon, dans une foule, il pensait toujours ; il n'avait nulle distraction. Il parlait peu, entendait tout, profitait de tout ; jamais il n'a rien oublié. Toute personne spéciale qui l'interrogeait le trouvait plus spécial encore clans la chose qui l'occupait. Les femmes étaient étonnées, effrayées de voir qu'il savait jusqu'à l'histoire de leurs modes[6], et très-haut en remontant, et dans le plus grand détail. Il paraissait très-froid, ne s'épanchait jamais[7]. Ses amis ne savaient son amitié que par l'extrême ardeur qu'il mettait secrètement à leur rendre des services. C'est un volcan sous la neige, disait d'Alembert. Jeune, dit-on, il avait aimé, et n'espérant rien, il fut un moment tout près du suicide. Âgé alors et bien mûr, mais au fond non moins ardent, il avait pour sa Sophie un amour contenu, immense, de ces passions profondes d'autant plus qu'elles sont tardives, plus profondes que la vie même, et qu'ou ne peut pas sonder.

Sophie en était très-digne. Sans parler de l'admiration universelle des hommes du temps, je dirai un fait, mais grand, mais sacré. Quand l'infortuné Condorcet, traqué comme une bête fauve, enfermé dans un asile peu sûr, se dévorait lui-même le cœur des pensées du présent, écrivait son apologie, son testament politique, sa femme lui donna le sublime conseil de laisser là ces vaines luttes, de remettre avec confiance sa mémoire à la postérité, et paisiblement d'écrire l'Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain. Il l'écouta, il écrivit ce noble livre de science infinie, d'amour sans bornes pour les hommes, d'espoir exalté, se consolant de sa mort prochaine par le plus touchant des rêves : Que dans le progrès des sciences on pourra supprimer la mort !

Noble époque ! et qu'elles furent dignes d'être aimées, ces femmes, dignes d'être confondues par l'homme avec l'idéal même, la patrie et la vertu !...

Qui ne se rappelle encore ce déjeuner funèbre, où pour la dernière fois les amis de Camille Desmoulins le prièrent d'arrêter son Vieux Cordelier, d'ajourner sa demande du Comité de la clémence ? Sa Lucile, s'oubliant comme épouse et comme mère, lui jette les bras au col : Laissez-le, dit-elle, laissez, qu'il suive sa destinée !

Ainsi, elles ont glorieusement consacré le mariage et l'amour, soulevant le front fatigué de l'homme en présence de la mort, lui versant la vie encore, l'introduisant dans l'immortalité...

Elles aussi, elles y seront toujours. Toujours les hommes qui viendront regretteront de ne point les avoir vues. ces femmes héroïques et charmantes. Elles restent associées, en nous, aux plus nobles rêves du cœur, types et regret d'amour éternel !

Il y avait comme une ombre de cette tragique destinée dans les traits et l'expression de Condorcet. Avec une contenance timide (comme celle du savant, toujours solitaire au milieu des hommes), il avait quelque chose de triste, de patient, de résigné. Le haut du visage était beau. Les yeux, nobles et doux, pleins d'une idéalité sérieuse, semblaient regarder au fond de l'avenir. Et cependant son front, vaste à contenir toute science, semblait un magasin immense, un trésor complet du passé.

L'homme était, il faut le dire, plus vaste que fort. On le pressentait à sa bouche, un peu molle et faible, un peu retombante. L'universalité, qui disperse l'esprit sur tout objet, est une cause d'énervation. Ajoutez qu'il avait passé sa vie dans le XVIIIe siècle, et qu'il en portait le poids. Il en avait traversé toutes les disputes, les grandeurs et les petitesses. Il en avait fatalement les contradictions. Neveu d'un évêque tout jésuite, élevé en partie par ses soins, il devait beaucoup aussi au patronage des Larochefoucauld. Quoique pauvre, il était noble, titré, marquis de Condorcet. Naissance, position, relations, beaucoup de choses le rattachaient à l'ancien régime. Sa maison, son salon, sa femme, présentaient le même contraste.

Mme de Condorcet, née Grouchy. d'abord chanoinesse, élève enthousiaste de Rousseau et de la Révolution, sortie de sa position demi-ecclésiastique pour présider un salon qui était le centre des libres penseurs, semblait une noble religieuse de la philosophie.

La crise de juin 91 devait décider Condorcet, elle l'appelait à se prononcer. Il lui fallait choisir entre ses relations, ses précédents d'une part, et de l'autre ses idées. Quant aux intérêts, ils étaient nuls avec un tel homme. Le seul peut-être auquel il eût été sensible, c'est que, la République abaissant toute grandeur de convention et rehaussant d'autant les supériorités naturelles, sa Sophie se fût trouvée reine.

M. de Larochefoucauld, son intime ami, ne désespérait pas de neutraliser son républicanisme, comme celui de Lafayette. Il croyait avoir bon marché du savant modeste, de l'homme doux et timide, que sa famille d'ailleurs avait autrefois protégé. On allait jusqu'à affirmer, répandre dans le public que Condorcet partageait les idées royalistes de Sieyès. On le compromettait ainsi, et en même temps on lui offrait comme tentation la perspective d'être nommé gouverneur du dauphin.

Ces bruits le décidèrent probablement à se déclarer plus tôt qu'il n'aurait fait peut-être. Le 1er juillet, il fit annoncer par la Bouche-de-fer qu'il parlerait au Cercle social sur la République. il attendit jusqu'au 12, et ne le fit qu'avec certaine réserve. Dans un discours ingénieux, il réfutait plusieurs des objections banales qu'on fait à la République, ajoutant toutefois ces paroles qui étonnèrent fort : Si pourtant le peuple se réserve d'appeler une Convention pour prononcer si l'on conserve le trône, si l'hérédité continue pour un petit nombre d'années entre deux Conventions, la royauté, en ce cas, n'est pas essentiellement contraire aux droits des citoyens... Il faisait allusion au bruit qui courait, qu'on devait le nommer gouverneur du dauphin, et disait qu'en ce cas il lui apprendrait surtout à savoir se passer du trône.

Cette apparence d'indécision ne plut pas beaucoup aux républicains, et choqua les royalistes. Ceux-ci furent bien plus blessés encore, quand on répandit dans Paris un pamphlet spirituel, moqueur, écrit d'une main si grave. Condorcet y fut probablement l'écho et le secrétaire de la jeune société qui fréquentait son salon. Le pamphlet était une Lettre d'un jeune mécanicien, qui, pour une somme modique, s'engageait à faire un excellent roi constitutionnel. Ce roi, disait-il, s'acquitterait à merveille des fonctions de la royauté, marcherait aux cérémonies, siégerait convenablement, irait à la messe, et même, au moyen de certain ressort, prendrait des mains du président de l'Assemblée la liste des ministres que désignerait la majorité... Mon roi ne serait pas dangereux pour la liberté ; et cependant en le réparant avec soin, il serait éternel, ce qui est encore plus beau que d'être héréditaire. On pourrait même le déclarer inviolable, sans injustice, et le dire infaillible, sans absurdité.

Chose remarquable. Cet homme mûr et grave, qui s'embarquait par une plaisanterie sur l'océan de la Révolution, ne se dissimulait nullement les chances qu'il allait courir. Plein de foi dans l'avenir lointain de l'espèce humaine, il en avait moins pour le présent, ne se faisait nulle illusion sur la situation, en voyait très-bien les dangers. Il les craignait, non pour lui-même (il donnait volontiers sa vie), mais pour cette femme adorée, pour ce jeune enfant né à peine du moment sacré de juillet. Depuis plusieurs mois, il s'était secrètement informé du port par lequel il pourrait, au besoin, faire échapper sa famille, et s'était arrêté à celui de Saint-Valery.

 

 

 



[1] Et c'est ici le moment. Ce n'est pas en 92, dans le terrible élan de l'action, que je pourrai m'arrêter ; la poussière du combat qui s'élève alors m'empêcherait de bien voir. Le salons politiques, celui de Mme de Sue, celui de Condorcet, rayonnent en 91. C'est alors que commence la toute-puissante action de Mme Roland ; elle aura son avènement en 92, et vers la fin de cette année elle sera dépassée. Donc, parlons-en aujourd'hui ; saisissons-les vite au passage, le jour même où ils se montrent, ces pauvres acteurs d'un jour ; ce serait déjà tard demain ; je vois à l'horizon de grandes ombres.

[2] A mesure qu'on entrera dans une analyse plus sérieuse de l'histoire de ces temps, on découvrira la part souvent secrète, mais immense, que le cœur a eue dans la destinée des hommes d'alors, quel que fut leur caractère. Pas un d'eux ne fait exception, depuis Necker jusqu'à Robespierre. Cette génération raisonneuse atteste toujours les idées, mais les affections la gouvernent avec tout autant de puissance. L'exemple le moins contestable où ce caractère général du temps éclate en pleine lumière, est celui de Necker. Quand Necker, au jour de son triomphe, à la croisée de l'Hôtel-de-Ville, parut entre Mme Necker et son enthousiaste fille, belle d'amour filial, qui lui baisait les mains et s'évanouit de bonheur, cette scène fit rire et pleurer ; on y vit sa vie tout entière. Ce financier avait fait un mariage d'amour, qui resta tel jusqu'à la mort. Il avait épousé une demoiselle pauvre, simple gouvernante vaudoise, un ange de pureté et de charité. Un tel mariage, une telle fille, ardente alors pour la liberté, c'est sans nul doute la cause principale qui mena d'abord Necker si loin dans la voie révolutionnaire, jusqu'au suffrage universel, mesure hardie par delà son caractère, et peu conforme à ses doctrines. Les femmes le poussèrent ainsi. Puis les femmes le retardèrent. Le salon de Mme de Staël, ses attachements intimes, furent de plus en plus constitutionnels, antirépublicains.

[3] Qui se souviendra des galanteries, des ridicules de cette femme charmante, en présence de sa destinée ?... Elle flotta toute sa vie à la merci de son cœur ; mais ce cœur était bon et généreux. Elle n'avait que le nécessaire, et pour l'impôt patriotique elle donna le quart de son revenu et le produit d'un de ses drames. Bernardin de Saint-Pierre lui écrit : Vous êtes un ange de paix. On frémit au souvenir des insultes que lui firent les barbares de la Terreur. Au tribunal révolutionnaire, chose effroyable, elle fut reniée de son fils. Elle dit sur l'échafaud : Enfants de la patrie, vous vengerez ma mort !

[4] Le touchant petit livre écrit avant la Révolution a été publié après, en 98 ; il participe des deux époques. Les lettres sont adressées à Cabanis, le beau-frère de l'aimable auteur, l'ami inconsolable, le confident de la blessure profonde. Elle sont achevées dans ce pâle Élysée d'Auteuil, plein de regrets, d'ombres aimées. Elles parlent bas, ces lettres ; la sourdine est mise aux cordes sensibles. Dans une si grande réserve, néanmoins, on ne distingue pas toujours, parmi les allusions, ce qui est des premiers chagrins de la jeune fille, ou des regrets de la veuve. Est-ce à Condorcet, est-ce à Cabanis que s'adresse ce passage délicat, ému, qui allait être éloquent, mais elle s'arrête à temps : Le réparateur et le guide de notre bonheur....

[5] Lorsque Voltaire voulait qu'on préférât d'Aguesseau à Montesquieu.

[6] Voir le portrait de Condorcet, par Mlle Lespinasse, t. XII des Œuvres complètes, publiées par Mme Condorcet O'Connor, avec une Notice de M. Arago, des notes de M. Génin, etc.

[7] Sous ces formes sèches et froides, il avait une sensibilité profonde, universelle, qui embrassait toute la nature. Voir dans son testament (t. XII des Œuvres), adressé à sa fille, sa touchante réclamation en faveur des animaux.