HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE TROISIÈME. — 6 OCTOBRE 1789 - 14 JUILLET 1790.

CHAPITRE II. — RÉSISTANCES. - LE CLERGÉ (OCTOBRE-NOVEMBRE 1789).

 

 

Grandes misères. — Nécessité de reprendre les biens du clergé. — Il n'était pas propriétaire. — Réclamations des victimes du clergé : serfs du Jura, religieux et religieuses, protestants, juifs, comédiens.

 

Le sombre hiver où nous entrons ne fut pas atrocement froid comme celui de 1789. Dieu eut pitié de la France. Il n'y aurait eu nul moyen de résister et de vivre. La misère avait augmenté ; nulle industrie, nul travail. Les nobles, dès cette époque, émigrent ou du moins quittent leurs châteaux, la campagne trop peu sûre, viennent s'établir dans les villes, s'y tiennent renfermés, serrés, dans l'attente des événements ; plusieurs se préparent à fuir, font, leurs malles à petit bruit. S'ils agissent dans leurs domaines, c'est pour demander, non pour soulager ; ils ramassent à la hâte ce qu'on leur doit, l'arriéré des droits féodaux. Resserrement de l'argent, cessation du travail, entassement effroyable des mendiants dans les villes ; près de deux cent mille à Paris ! D'autres y viendraient par millions, si l'on n'obligeait les municipalités de garder les leurs. Chacune, pendant tout l'hiver, s'épuise à nourrir ses pauvres, jusqu'à tarir toutes ressources ; les riches, ne recevant plus, descendent presque au niveau des pauvres. Tous se plaignent, tous implorent l'Assemblée nationale. Que les choses continuent, il ne s'agira pour elle de rien moins que de nourrir tout le peuple.

Il ne faut pas que le peuple meure. Il a une ressource, après tout, un patrimoine en réserve, auquel il ne touche pas. C'est pour lui, pour le nourrir, que nos charitables aïeux s'épuisèrent en fondations pieuses, dotèrent du meilleur de leurs biens les dispensateurs de la charité, les ecclésiastiques. Ceux-ci ont si bien gardé, augmenté le bien des pauvres, qu'il a fini par comprendre le cinquième des terres du royaume, estimé quatre milliards.

Le peuple, ce pauvre si riche, vient aujourd'hui frapper à la porte de l'église, sa propre maison, demander part dans un bien qui lui appartient tout entier... Panem ! propter Deum !... Il serait dur de laisser ce propriétaire, ce fils de la maison, cet héritier légitime, mourir de faim sur le seuil.

Si vous êtes chrétiens, donnez ; les pauvres sont les membres du Christ. Si vous êtes citoyens, donnez ; le peuple, c'est la patrie vivante. Si vous êtes honnêtes gens, rendez. Car ce bien n'est qu'un dépôt.

Rendez... Et la nation va vous donner davantage. Il ne s'agit pas de vous jeter dans l'abîme, pour le combler. On ne vous demande pas que, nouveaux martyrs, vous vous immoliez pour le peuple. Il s'agit tout au contraire de venir à votre secours et de vous sauver vous-mêmes.

Pour comprendre cela, il faut savoir que le corps du Clergé, monstrueux de richesse par rapport à la nation, était aussi un monstre, en soi, d'injustice, d'inégalité. Ce corps, énorme à tête, crevant de graisse et de sang, était, dans ses membres inférieurs, maigre, sec famélique. Ici le prêtre avait un million de rentes, et là deux cents francs.

Dans le projet de l'Assemblée, qui ne parut qu'au printemps, tout cela était retourné. Les curés et vicaires de campagne devaient recevoir de l'État environ soixante millions, les évêques trois seulement. De là la religion perdue, Jésus en colère, la Vierge pleurant dans les églises du Midi, de la Vendée, toute la fantasmagorie nécessaire pour pousser les paysans à la révolte, aux massacres.

L'Assemblée voulait encore donner trente-trois millions de pensions aux moires et relieuses, douze millions de pensions aux ecclésiastiques isolés, etc. Elle eût porté le traitement général du clergé à la somme énorme de cent trente-trois millions ! qui par les extinctions se fût réduite à la moitié ; c'était faire largement les choses. Le moindre curé devait avoir (sans compter les logements, presbytères, jardins) au moins douze cents livres par an. Pour dire vrai, tout le Clergé (moins quelques centaines d'hommes) eût passé de la misère à l'aisance, en sorte que ce qu'on appela la spoliation du Clergé en était l'enrichissement.

Les prélats firent une belle défense, héroïque. Il fallut s'y reprendre à trois fois, livrer trois batailles (octobre, décembre, avril), pour tirer d'eux ce qui n'était que justice et restitution. On put voir parfaitement ces hommes de Dieu avaient leur vie et leur cœur : la propriété ! Ils la défendirent, comme les premiers chrétiens avaient défendu la foi.

Les arguments leur manquaient, mais non pas la rhétorique. Tantôt ils se répandaient en prophéties menaçantes : Si vous touchez à une propriété sainte et sacrée entre toutes, toutes vont être en danger, le droit de propriété périt dans l'esprit du peuple... Le peuple va venir demain demander la loi agraire !... Un autre disait avec douceur : Quand on ruinerait le Clergé, on n'y gagnerait pas grand'chose ; le Clergé, hélas ! est si pauvre... endetté de plus ; ses biens, s'ils ne continuent d'être administrés par lui, ne payeront jamais ses dettes.

La discussion avait été ouverte le 10 octobre. Talleyrand, l'évêque d'Autun, qui avait fait les affaires du Clergé et maintenant voulait faire des affaires à ses dépens, cassa la glace le premier, se hasarda sur ce terrain glissant, d'un pied boiteux, évitant le fond même des questions, disant seulement : Que le Clergé n'était pas propriétaire, comme les autres propriétaires.

A quoi Mirabeau ajouta : Que la propriété était à la nation.

Les légistes de l'Assemblée prouvèrent surabondamment : 1°que le Clergé n'était pas propriétaire (pouvant user, non abuser) ; 2° qu'il n'était pas possesseur (le droit ecclésiastique lui défendant de posséder) ; 3° qu'il n'était pas même usufruitier, mais dépositaire, administrateur tout au plus et dispensateur.

Ce qui produisit plus d'effet que la dispute de mots, c'est qu'au moment où l'on mit la cognée au pied de l'arbre, des témoins muets comparurent, qui, sans déposer contre lui, montrèrent tout ce qu'il avait couvert, cet arbre funeste, d'injustice de barbarie, dans son ombre.

Le Clergé avait encore des serfs au temps de la Révolution. Tout le dix-huitième siècle avait passé, tous les libérateurs, et Rousseau, et Voltaire, dont la d'entière pensée fut l'affranchissement du Jura... Le prêtre avait encore des serfs.

La féodalité avait rougi d'elle-même. Elle avait, à divers titres, abdiqué ces droits honteux. Elle eu avait repoussé, non sans honneur, les derniers restes dans la grande nuit du 4 août... Le prêtre avait toujours des serfs.

Le 22 octobre, l'un d'eux, Jean Jacob, paysan mainmortable du Jura, vieillard vénérable, âgé de plus de cent vingt ans, fut amené par ses enfants et demanda la faveur de remercier l'Assemblée de ses décrets du 4 août. Grande.fut l'émotion. L'Assemblée nationale se leva tout entière devant ce doyen du genre humain, le fit asseoir et couvrir... Noble respect de la vieillesse, et réparation aussi pour le pauvre serf, pour une si longue injure aux droits de l'humanité. Celui-ci avait été serf un demi-siècle sous Louis XIV, et quatre-vingts ans depuis... Il l'était encore ; les décrets du 4 août n'étaient qu'à l'état de déclaration générale : rien d'exécuté. Le servage ne fut expressément aboli qu'en mars 1790 ; le vieillard mourut en décembre ; ainsi ce dernier des serfs ne vit pas la liberté.

Le même jour, 23 octobre, M. de Castellane, profitant de l'émotion de l'Assemblée, demanda qu'on visitât les trente-cinq prisons de Paris, celles de la France, qu'on ouvrît spécialement des prisons plus ignorées encore, plus profondes que les bastilles royales, les cachots ecclésiastiques. Il fallait bien, à la longue, qu'en ce jour de résurrection, le soleil perçât les mystères, que le bienfaisant rayon de la loi éclairât pour la première fois ces justices de ténèbres, ces basses-fosses, ces in-pace, où souvent, dans leurs furieuses haines de cloîtres, dans, leurs jalousies, leurs amours plus atroces que leurs haines, les moines enterraient leurs frères.

Hélas ! les couvents tout entiers, qu'était-ce que des in-pace, où les familles rejetaient, oubliaient tel de leurs membres qui était venu de trop et qu'on immolait aux autres ? Ceux-ci ne pouvaient pas, comme le serf du Jura, se traîner jusqu'aux pieds de l'Assemblée nationale, y demander la liberté, embrasser la tribune, au lieu d'autel... À grand'peine, de loin, et par lettre, pouvaient-ils, osaient-ils se plaindre.

Une religieuse écrivit, le 28 octobre, timidement, dans des termes généraux, ne demandant rien, pour elle, mais priant l'Assemblée de statuer sur les vœux ecclésiastiques. L'Assemblée n'ose encore prendre un parti ; elle se contenta suspendre l'émission des vœux, de fermer ainsi l'entrée aux nouvelles victimes. Combien elle se serait hâtée d'ouvrir les portes aux tristes habitant des cloîtres, si elle eût su l'état d'ennui désespéré où ils étaient parvenus ! J'ai, dit ailleurs, comment toute culture, toute vie avait été peu à peu retirée aux pauvres religieuses, comment les défiances du Clergé leur ôtaient tout aliment. Elles se mouraient, à la lettre, n'ayant rien de vital à respirer, la religion leur manquant autant et plus que le monde... La mort, l'ennui, le vide, rien aujourd'hui, rien demain, rien le matin, rien le soir. Un confesseur libertin et parfois quelque libertinage. Ou bien elles se jetaient brusquement de l'autre côté, du cloître à Voltaire, à Rousseau, en pleine révolution. J'en ai vu de bien incrédules. Peu se faisaient une foi, mais celles-là l'avaient forte et la suivaient dans la flamme... Témoin Mlle Corday, nourrie au cloître[1] de Plutarque et d'Émile, sous les voûtes de Mathilde et e Guillaume-le-Conquérant,

Ce fut comme une revue de tous les infortunés ; tous les revenants du Moyen-âge apparurent à leur tour, en face du Clergé, l'universel oppresseur. Les juifs  vinrent. Souffletés annuellement à Toulouse ou pendes entre deux chiens, ils vinrent modestement demander s'ils étaient hommes. Ancêtres du christianisme, si durement traités par leur fils, ils l'étaient aussi en un sens de la Révolution française ; celle-ci, comme réaction du droit, devait s'incliner devant ce droit austère, où Moïse a pressenti le futur triomphe du juste.

Autre victime des préjugés religieux, le pauvre peuple des comédiens eut aussi sa réclamation. Préjugés barbares ! Les deux premiers hommes de la France et de l'Angleterre, l'auteur d'Othello, l'auteur de Tartufe, n'étaient-ce pas des comédiens ? Le grand homme qui parla pour eux à l'Assemblée nationale ; Mirabeau, fut un comédien : L'action, l'action, l'action ! c'est tout l'orateur, a dit Démosthène.

L'Assemblée ne décida rien pour les comédiens, rien pour les juifs. A l'occasion de ceux-ci, elle ouvrit aux non-catholiques l'accès des emplois civils. Elle rappela des pays étrangers nos frères infortunés, les protestants, chassés par les barbares directeurs de Louis XIV ; elle promit de leur rendre tout ce qu'on pourrait de leurs biens. Plusieurs revinrent au bout d'un siècle d'exil ; peu retrouvèrent leur fortune. Cette population innocente, injustement bannie, ne trouva point le milliard si légèrement accordé à la coupable émigration[2].

Ce qu'ils trouvèrent, ce fut l'égalité, la réhabilitation la plus honorable, la France rendue à la justice, la France ressuscitée, les leurs au premier rang de l'Assemblée, Rabaut, Barnave à la tribune. Trop juste réaction, ces deux protestants illustres étaient membres du comité ecclésiastique et jugeaient leurs anciens juges, réglaient le sort de ceux qui bannirent, rouèrent ou brûlèrent leurs pères. Pour vengeance, ils proposèrent de voter cent trente-trois millions pour le Clergé catholique.

Rabaut Saint-Étienne était, comme on sait, fils du vieux docteur, du persévérant apôtre, du glorieux martyr des Cévennes, qui, cinquante années durant, ne connut d'autre toit que la feuillée et le ciel, poursuivi comme un bandit, passant les hivers sur la neige à côté des loups, sans arme que sa plume, dont il écrivait ses sermons au milieu des bois. Son fils, après avoir travaillé bien des années à l'œuvre de la liberté religieuse, eut le bonheur de la voter. C'est lui aussi qui proposa et fit proclamer l'unité, l'indivisibilité de la France (9 août 1791)... Noble proposition, que tous sans doute auraient faite, mais qui devait sortir du cœur de nos protestants, si longtemps, si cruellement divorcés de la patrie.

L'Assemblée porta Rabaut à la présidence, et il eut l'insigne joie d'écrire à son père octogénaire cette parole de réhabilitation solennelle, d'honneur pour les proscrits : Le président de l'Assemblée nationale est à vos pieds.

 

 

 



[1] À l'Abbaye-aux-Dames de Caen. (Voir les Biographies de Paul Delasalle, Louis Dubois, etc.)

[2] Distinguons néanmoins. Il y a l'émigration de la haine qui va chercher l'étranger, et l'émigration, trop excusable, de la peur.