HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE II. — 14 JUILLET - 6 OCTOBRE 1789.

CHAPITRE VII. — LA PRESSE.

 

 

Agitation de Paris pour la question du veto, 30 août. — État de la presse. — Multiplication des journaux. — Tendances de la presse. — Elle est encore royaliste. Loustalot, rédacteur des Révolutions de Paris. — Sa proposition, 31 août ; repoussée à l'Hôtel de Ville. — Complot de la Cour, connu de La Fayette et de tout le inonde. — Opposition naissante de la garde nationale et du peuple. — Conduite incertaine de l'Assemblée. — Volney lui propose de se dissoudre, 18 septembre. Impuissance de Necker, de l'Assemblée, de la Cour, du duc d'Orléans. — La presse même impuissante.

 

Nous venons de voir deux choses la situation était intolérable, l'Assemblée était incapable d'y porter remède.

Un mouvement populaire trancherait-il la difficulté ? Cela ne pouvait avoir lieu qu'autant qu'il serait vraiment le mouvement du peuple, spontané, vaste, unanime, comme fut le 14 juillet.

La fermentation était grande, l'agitation vive, mais partielle encore. Dès le premier jour que la question du veto fut posée (le dimanche 30 août), Paris tout entier prit l'alarme, le veto absolu apparut comme l'anéantissement de la souveraineté du peuple. Toutefois, le Palais-Royal seul se mit en avant. On y décida d'aller à Versailles, d'avertir l'Assemblée qu'on voyait clans son sein une ligue pour le veto, qu'on en connaissait les membres, que, s'ils n'y renonçaient, Paris allait se mettre en marche. Quelques centaines d'hommes partirent en effet à dix heures du soir ; à leur téta s'était mis un homme aveugle, violent, recommandable à la foule par sa force corporelle, sa voix de stentor, le marquis de Saint-Huruge. Emprisonné sous l'Ancien-Régime à la requête de sa femme, jolie, galante, et qui avait du crédit, Saint-Huruge, on le comprend, était d'avance un ennemi furieux de l'Ancien-Régime, un champion ardent de  la Révolution. Aux Champs-Élysées, sa troupe, déjà fort diminuée, rencontra des gardes nationaux envoyés par La Fayette, qui lui, barrèrent le passage.

Le Palais-Royal dépêcha, coup sur coup, trois ou quatre députations à la Ville pour obtenir de passer. On voulait faire l'émeute légalement et du consentement de l'autorité. H est superflu de dire que celle-ci ne consentit pas.

Cependant une autre tentative, tout autrement sérieuse, se faisait au Palais-Royal. Celle ci, quel qu'en fût le succès, devait avoir du moins le résultat général de mettre la grande question du jour en discussion dans tout le peuple ; elle ne pouvait plus être dès lors brusquement décidée, enlevée par surprise à Versailles ; Paris regardait l'Assemblée, la veillait, et par, la presse, et par son assemblée à lui, la grande assemblée parisienne, une, quoique divisée en ses soixante districts.

L'auteur de la proposition était un jeune journaliste. Avant de la rapporter, nous devons donner une idée du mouvement qui se faisait dans la presse.

Ce réveil subit d'un peuple appelé tout à coup à prendre connaissance de ses droits, à décider de son sort, avait absorbé toute l'activité du temps dans le journalisme. Les esprits les plus spéculatifs avaient été entraînés sur le terrain de la pratique. Toute science, toute littérature fit halte ; la vie politique fut tout.

A chaque grand moment de 1789, une éruption de journaux :

1° En mai et juin, à l'ouverture des États généraux, vous en voyez naître une foule. Mirabeau fait le Courrier de Provence ; Gorsas, le Courrier de Versailles ; Brissot, le Patriote français ; Barère, Point du jour, etc.

2° La veille du 14 juillet apparaît, de tous les journaux, le plus populaire les Révolutions de Paris, rédigées par Loustalot.

3° La veille des 5 et 6 octobre, éclatent l'Ami du peuple (Marat), les Annales patriotiques (Carra et Mercier). Bientôt après, le Courrier de Brabant, de Camille Desmoulins, le plus spirituel de tous, à coup sûr ; puis l'un des plus violents, l'Orateur du peuple (Fréron).

Le caractère général de ce grand mouvement, et qui le rend admirable, c'est que, malgré les nuances, il y a presque unanimité. Sauf un seul journal qui tranche, la presse offre l'image d'un vaste concile, où chacun parle à son tour, où tous sont préoccupés du but commun, évitent toute hostilité.

La presse, à ce premier âge, luttant contre le pouvoir central, a généralement la tendance de fortifier les pouvoirs locaux, d'exagérer les droits de la commune contre l'État. Si l'on pouvait déjà employer le langage du temps qui va venir, on dirait qu'a cette époque tous semblent fédéralistes. Mirabeau l'est tout autant que Brissot ou La Fayette. Cela va jusqu'à admettre l'indépendance des provinces, si la liberté devient impossible pour la France entière. Mirabeau se résignerait à être comte de Provence ; il le dit en propres termes.

Avec tout cela, la presse qui lutte contre le roi est généralement royaliste. Nous n'étions pas alors, dit plus tard Camille Desmoulins, dix républicains en France. Il ne faut pas se méprendre sur la portée réelle de tel ou tel mot hardi. En 1788, le violent d'Espreménil avait dit : Il faut débourbonnailler la France. Mais c'était seulement pour faire roi le Parlement.

Mirabeau qui devait épuiser toutes les contradictions, fit traduire, imprimer sous son nom en 1789, au moment meure où il prenait la défense de la royauté, le violent petit livre de Milton contre les rois. Ses amis le supprimèrent.

Deux hommes prêchaient la république : l'un des plus féconds écrivains de l'époque, l'infatigable Brissot, et le brillant, l'éloquent, le hardi Camille. Son livre La France libre contient une petite histoire, violemment satirique de la monarchie. Il y montre que ce principe d'ordre et de stabilité a été, en pratique, un perpétuel désordre. La royauté héréditaire, pour se racheter de tant d'inconvénients qui lui sont visiblement inhérents, a un mot qui répond à tout : la paix, le maintien de la. paix ; ce qui n'empêche pas que, par les minorités, les querelles de successions, elle n'ait tenu la France dans une guerre a peu près perpétuelle guerres des Anglais, guerres d'Italie, guerres de la succession d'Espagne[1], etc.

Robespierre a dit que la république s'était glissée, sans qu'on s'en doutât, entre les partis. Il est plus exact de dire que la royauté elle-même l'a introduite, y a poussé les esprits. Si les hommes renoncent à se gouverner eux-mêmes, c'est que la royauté se présente comme une simplification qui facilite, aplanit, dispense de vertu et d'effort. Mais quoi ! si elle est l'obstacle ?... On peut affirmer hardiment que la royauté enseigna la république, qu'elle entraîna la France, qui en était éloignée, s'en défiait ou n'y pensait pas.

Pour revenir, le premier des journalistes de l'époque n'était, ni Mirabeau, ni Camille Desmoulins, ni Brissot, ni Condorcet, ni Mercier, ni Carra, ni Gorsas, ni Marat, ni Barère. Tous publiaient des journaux, et quelques-uns à grand nombre. Mirabeau tirait à dix mille son fameux Courrier de Provence.

Et les Révolutions de Paris se sont (pour quelques numéros) tirées jusqu'à deux cent mille. C'est la plus grande publicité qu'on ait jamais obtenue.

Le rédacteur ne signait pas. L'imprimeur signait Prudhomme. Ce nom est devenu l'un des plus connus du monde. Le rédacteur inconnu était Loustalot.

Loustalot, mort à vingt-neuf ans en 1790, était un sérieux jeune homme, honnête, laborieux. Médiocre écrivain, mais grave, d'une gravité passionnée, son originalité réelle, c'est de contraster avec la légèreté des journalistes du temps. On sent, dans sa violence même, un effort pour être juste. — C'est lui que préféra le peuple.

Il n'en était pas digne. Il donna, au début de la Révolution, plus d'une preuve de modération courageuse. Lorsque les Gardes-françaises furent délivrés par le peuple, il dit qu'il n'y avait qu'une solution à l'affaire que les prisonniers se remissent eux-mêmes en prison, et que les électeurs, l'Assemblée nationale, exigeassent la grâce du roi. Lorsqu'une méprise populaire mit en péril le bon La Salle, le brave commandant de la Ville, Loustalot prit sa défense, le justifia, lui ramena les esprits. Dans l'affaire des domestiques qui voulaient qu'on chassât les Savoyards, il se montra ferme et sévère autant que judicieux.

Vrai journaliste, il était l'homme du jour, non celui du lendemain. Lorsque Camille Desmoulins publie son livre de La France libre, où il supprime le roi, Loustalot, tout en le louant, lui trouve de l'exagération, l'appelle une tête exaltée.

Marat, peu connu alors, avait violemment attaqué Bailly dans l'Ami du peuple, et comme fonctionnaire et comme homme. Loustalot le défendit.

Il envisageait le journalisme comme une fonction publique, une sorte de magistrature. Nulle tendance aux abstractions. Il vit uniquement dans la foule, en sent les besoins, les souffrances ; il s'occupe avant tout des subsistances, de la grande question du moment, le pain. Il propose des machines pour moudre le blé plus vite. Il va voir les infortunés qu'on fait travailler à Montmartre. Ces malheureux qui, à force de misère, n'ont presque plus figure humaine, cette déplorable armée de fantômes ou de squelettes qui font peur plus que pitié, Loustalot trouve un cœur pour eux, des paroles touchantes et d'une compassion douloureuse.

Paris ne pouvait rester ainsi. Il fallait relever la royauté absolue ou fonder la liberté.

Le lundi matin, 31 août, Loustalot, trouvant les esprits plus calmes que le dimanche soit, harangua le Palais-Royal. Il dit que le remède n'était pas d'aller à Versailles et fit une proposition moins violente, plus hardie. C'était d'aller à la Ville, d'obtenir la convocation des districts, et dans ces assemblées de poser ces questions : 1° Paris croit-il que le roi ait droit d'empêcher ? 2° Paris confirme-t-il, révoque-t-il ses députés ? 3° Si l'on nommé des députés, auront-ils un mandat spécial pour refuser le veto ? 4° Si l'on confirme les anciens, ne peut-on obtenir de l'Assemblée qu'elle ajourne la discussion ?

La mesure proposée, éminemment révolutionnaire, illégale (inconstitutionnelle, s'il y eût eu constitution), répondait cependant si profondément au besoin du moment qu'elle fut quelques jours après reproduite, pour sa partie principale, la dissolution de l'Assemblée, dans l'Assemblée elle-même, par un de ses membres les plus éminents.

Loustalot et la députation du Palais-Royal furent très mal reçus, leur proposition repoussée à l'Hôtel de Ville, et le lendemain accusée dans l'Assemblée. Une lettre de menaces qu'avait reçue le président, sous le nom de Saint-Huruge (qui pourtant la soutint fausse), acheva d'irriter les esprits. On fit arrêter Saint-Huruge, et la garde nationale profita d'un moment de tumulte pour fermer le café de Foy. Les réunions du Palais-Royal furent défendues, dissipées par l'autorité municipale.

Ce qui est piquant, c'est que l'exécuteur de ces mesures, M. de La Fayette, à cette époque, et toujours, était républicain de cœur. Toute sa vie il rêva la république et servit la royauté. Une royauté démocratique ou démocratie royale lui apparaissait comme une transition nécessaire. Pour en revenir, il ne lui fallut pas moins de deux expériences.

La cour amusait Necker et l'Assemblée. Elle ne trompait pas La Fayette. Et pourtant il la servait, il lui contenait Paris. L'horreur des premières violences populaires, du sang versé, le faisait reculer devant l'idée d'un nouveau 14 juillet. Mais la guerre civile que la cour préparait eût-elle moins coûté de sang ? Grave et délicate question pour l'ami de l'humanité.

Il savait tout. Le 13 septembre, recevant chez lui à dîner le vieil amiral d'Estaing, commandant de la garde nationale de Versailles, il lui apprit les nouvelles de Versailles qu'il ignorait. Ce brave homme, qui se croyait bien avant dans la confidence du roi et de la reine, sut qu'on était revenu au fatal projet de mener le roi à Metz, c'est-à-dire de commencer la guerre civile, que Breteuil préparait tout de concert avec l'ambassadeur d'Autriche, qu'on rapprochait de Versailles les mousquetaires, les gendarmes, neuf mille hommes de la Maison du Roi, dont les deux tiers gentilshommes, qu'on s'emparerait de Montargis, où l'on serait joint par un homme d'exécution, le baron de Vioménil ; celui-ci, qui avait fait presque toutes les guerres du siècle, récemment celle d'Amérique, s'était jeté violemment dans la contre- révolution, peut-être par jalousie de La Fayette, qui dans la Révolution semblait avoir le premier rôle. Dix-huit régiments, spécialement les carabiniers n'avaient pas prêté serment. C'était assez pour fermer toutes les routes de Paris, couper ses convois, l'affamer. On ne manquait plus d'argent ; on en avait ramassé, retiré de tous côtés ; on croyait être sûr d'avoir un million cinq cent mille francs par mois. Le Clergé suppléerait le reste ; un procureur de bénédictins répondait à lui seul de cent mille écus.

Le vieil amiral écrivit le lundi 14 à la reine : J'ai toujours dormi la veille d'un combat naval, mais depuis la terrible révélation je n'ai pas pu fermer l'œil... En la recevant à table de M. de La Fayette, il frémissait qu'un seul domestique ne l'entendit : Je lui ai observé qu'un mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. A quoi La Fayette avec son flegme américain, aurait répondu qu'il y aurait avantage qu'un seul mourût pour le salut de tous. — La seule tête en péril eût été celle de la reine.

L'ambassadeur d'Espagne en dit autant à d'Estaing ; il savait tout d'un homme considérable à qui l'on avait proposé de signer une liste d'association que la cour faisait circuler.

Ainsi, ce profond secret, ce mystère courait les salons le 13, du 14 au 16 les rues. Le 16, les grenadiers des Gardes-françaises, devenus garde nationale soldée, déclarèrent voulaient aller à Versailles reprendre leur ancien service, garder, le château, le roi. Le 22, le grand complot était imprimé dans les Révolutions de Paris. Toute la France le lisait.

M. de La Fayette, qui se croyait fort, trop fort, ce sont ses propres termes, voulait d'une part contenir la cour en lui faisant peur de Paris, et d'autre part contenir Paris, en réprimer l'agitation par ses gardes nationales. Il usait, abusait de leur zèle pour faire taire les colporteurs, imposer silence au Palais-Royal, empêcher les attroupements ; il faisait une petite guerre de police, de vexations à une foule soulevée par les craintes qu'il avait lui-même connaissait le complot, et il dissipait, arrêtait ceux qui parlaient du complot. Il fit si bien qu'il créa la plus funeste opposition entre la garde nationale et le peuple. On commença à remarquer que les chefs, les officiers, étaient des nobles, des riches, des gens considérables. Les gardes nationaux, en général, réduits en nombre, fiers de leur uniforme, de leurs armes nouvelles pour eux, apparurent au peuple comme une aristocratie. Bourgeois, marchands, ils souffraient beaucoup du trouble, ne recevaient rien de leurs biens ruraux, ne gagnaient rien ; ils étaient chaque jour appelés, fatigués et surmenés ; chaque jour ils voulaient en finir, et ils témoignaient leur impatience par quelque acte qui mettait la foule contre eux. Une fois ils tirèrent le sabre contre un rassemblement de perruquiers, et il y eut du sang de répandu. Une autre fois ils arrêtèrent des gens qui se permettaient de plaisanter sur la garde nationale ; une fille dit qu'elle s'en moquait ils la prirent et la fouettèrent.

Le peuple s'irritait jusqu'à élever contre la garde nationale la plus étrange accusation, celle de favoriser la cour, d'être du complot de Versailles.

La. Fayette n'était pas double, mais sa position l'était. Il empêcha les grenadiers d'aller reprendre à Versailles la garde du roi, et il avertit le ministre Saint-Priest (17 septembre). Sa lettre fut mise à profit. On la montra à la municipalité de Versailles, lui faisant jurer le secret, et l'on obtint qu'elle demanderait qu'on fit venir le régiment de Flandre. On sollicita la même démarche d'une partie de la garde nationale de Versailles, la majorité refusa. Ce régiment fort suspect, parce que jusque-là il refusait de prêter le nouveau serment, arrive avec ses canons, ses caissons et ses bagages ; il entre à grand bruit dans Versailles. En même temps le château retenait les gardes du corps qui avaient fait leur service, afin d'avoir double nombre.

Une foule d'officiers de tout grade arrivaient chaque jour en poste, comme faisait l'ancienne noblesse à la veille d'une bataille, craignant de manquer le jour.

Paris s'inquiète. Les Gardes-françaises s'indignent ; on les avait tâtés, travaillés, sans autre résultât que de les mettre en défiance. Bailly ne put se dispenser de parler à l'Hôtel de Ville. Une députation fut envoyée, le bon vieux Dussaulx en tête, pour porter au roi les alarmes de Paris.

La conduite de l'Assemblée, pendant ce temps, est étrange. Tantôt elle semble dormir et tantôt se réveiller en' sursaut. Aujourd'hui telle est violente, demain modérée, timide.

Un matin, le 12 septembre, elle se souvient du 4 août, de la grande révolution sociale qu'elle a votée. Il y avait cinq semaines que les décrets étaient rendus, la France entière en parlait avec joie, les appliquait, l'Assemblée n'en disait mot. Le 12, à l'occasion d'un projet d'arrêté où le comité de judicature demandait qu'on rendit force aux lois, conformément à une décision du 4 août, un député de Franche-Comté brise la glace et dit : On travaille pour empêcher la promulgation de ces décrets du 4 août ; on prétend qu'ils ne paraîtront pas. Il est temps qu'on les voie munis du sceau royal... Le peuple attend...

Ce mot fut pris vivement. L'Assemblée se réveilla. L'orateur des modérés, des royalistes constitutionnels, Malouet (chose surprenante), appuya la proposition d'autres aussi ; malgré l'abbé Maury, on décida que les décrets du 4 août seraient présentés à la sanction du roi.

Ce mouvement subit, cette disposition agressive des modérés même, porte à croire que les membres les plus influents n'ignoraient pas ce que La Fayette, ce que l'ambassadeur d'Espagne et bien d'autres disaient dans Paris.

L'Assemblée parut le lendemain étonnée de sa vigueur. Plusieurs songèrent que la cour ne laisserait jamais le roi sanctionner les décrets du 4 août et prévirent que son refus provoquerait un mouvement terrible, un second accès de Révolution. Mirabeau, Chapelier et d'autres soutinrent que ces décrets, n'étant pas proprement des lois, mais des principes de constitution, n'avaient pas besoin de la sanction royal la promulgation suffisait. Avis hardi et timide hardi, on se passait du roi timide, on le dispensait d'examiner, de sanctionner, de refuser plus de refus, plus de collision. Les choses se seraient décidées par le fait, selon que chaque parti dominait dans telle ou telle province. Ici on eût appliqué les décisions du 4 août, comme décrétées par l'Assemblée. Là on les aurait éludées, comme non sanctionnées par le roi.

Le 15, on vota par acclamation l'inviolabilité royale, l'hérédité, comme pour rendre le roi favorable. On n'en reçut pas moins de lui une réponse équivoque, dilatoire, relativement au 4 août. Il ne sanctionnait rien, il dissertait, blâmait ceci, goûtait cela, n'admettait presque aucun article qu'avec modification. Le tout dans le style de Necker, empreint de sa gaucherie, de sa tergiversation, de ses moyens termes. La cour, qui préparait tout autre chose, crut apparemment occuper le tapis par cette réponse sans réponse. L'Assemblée s'agita fort. Chapelier, Mirabeau, Robespierre, Pétion, d'autres ordinairement moins ardents, affirmèrent qu'en demandant la sanction pour ces articles constitutifs, l'Assemblée n'attendait qu'une promulgation pure et simple. Grands débats... Et de là une motion inattendue, mais fort sage de Volney : Cette Assemblée est trop divergente d'intérêts, de passions... Fixons les conditions nouvelles de l'élection et retirons-nous. Applaudissements, mais rien de plus. Mirabeau objecte que l'Assemblée a juré de ne point se séparer avant d'avoir fait la constitution.

Le 21, le roi, pressé de promulguer ; sortit des ambages ; la cour apparemment se croyait plus forte. Il répondit que la promulgation n'appartenait qu'à des lois revêtues des formes qui en procurent l'exécution (il voulait dire sanctionnées), qu'il allait ordonner la publication, qu'il ne doutait pas que les lois que décréterait l'Assemblée ne fussent telles qu'il pût leur accorder la sanction.

Le 24, Necker vint faire sa confession à l'Assemblée. Le premier emprunt, trente millions, n'en avait donné que deux. Le second, de quatre-vingts, n'en avait donné que dix. Le général de la finance, comme les amis de Necker l'appelaient dans leurs pamphlets, n'avait pu rien faire ; le crédit, qu'il croyait gouverner, ramener, n'en avait pas moins péri... Il venait en appeler au dévouement de la nation. Le seul remède était qu'elle s'exécutât elle-même[2], que chacun se taxât au quart de son revenu.

Necker avait fini son rôle. Après avoir essayé de tout moyen raisonnable, il s'en remettait à la foi, au miracle, au vague espoir qu'un peuple incapable de payer moins allait pouvoir payer plus, qu'il se taxerait lui-même à l'impôt monstrueux du quart de son revenu. Le financier chimérique, pour dernier mot de son bilan, pour fond de la caisse, apportait une utopie que le bon abbé de Saint-Pierre n'eût pas proposée.

L'impuissant croit volontiers l'impossible ; hors d'état, d'agir lui-même, il s'imagine que le hasard, l'imprévu, l'inconnu, agiront pour lui. L'Assemblée, non moins impuissante que le ministre, partagea sa crédulité. Un merveilleux discours de Mirabeau vainquit tous ses doutes, l'emporta hors d'elle-même. Il lui montra la banqueroute, la hideuse banqueroute, ouvrant son, gouffre sous elle, prête à l'engloutir, et elle, et la France... Elle vota... Si la mesure eût été sérieuse, si l'argent était venu, l'effet eût été bizarre Necker eût réussi à relever ceux qui devaient chasser Necker, l'Assemblée eût soldé la guerre pour dissoudre l'Assemblée.

L'impossible, le contradictoire, l'impasse en tous sens, c'est le fond de la situation, pour tout homme et pour tout parti. Disons tout d'un mot : Nul ne peut.

L'Assemblée ne peut. Discordante d'éléments et de principes, elle était de soi incapable ; mais elle lé devient bien plus en présence de l'émeute, au bruit tout nouveau de la presse qui couvre sa voix. Elle se serrerait volontiers contre le pouvoir royal qu'elle a démoli ; mais les ruines en sont hostiles, elles ne demandent qu'à écraser l'Assemblée. Ainsi Paris lui fait peur, et le château lui fait peur. Après le refus du roi, elle n'ose point s'indigner, de peur d'ajouter l'indignation de Paris. Sauf la responsabilité des ministres qu'elle décrète, elle ne fait rien qui soit en rapport avec la situation ; la division départementale, le droit criminel, s'agitent dans le désert ; la salle prend de l'écho ; à peine six cents membres viennent, et c'est pour donner la présidence à l'homme de la balance immobile, Mounier, celui qui exprime le mieux toutes les difficultés d'agir et la paralysie commune.

La cour peut-elle quelque chose ? Elle le croit en ce moment. Elle voit le Clergé et la Noblesse qui se rallient autour d'elle. Elle voit le duc d'Orléans peu soutenu dans l'Assemblée[3] ; elle le voit, à Paris, dépensant beaucoup d'argent et gagnant peu de terrain ; sa popularité est primée par La Fayette.

Tous ignorent la situation, tous méconnaissent la force générale des choses et rapportent les événements à telle ou telle personne, s'exagérant ridiculement, la puissance individuelle. Selon ses haines ou ses amours, la passion croit des miracles, croit des monstres, croit des héros. La cour accuse de tout Orléans ou La Fayette. La Fayette lui-même, ferme et froid de sa nature, devient imaginatif ; il n'est pas loin de croire aussi que tout le désordre est l'œuvre du Palais-Royal. Un visionnaire s'élève dans la presse, Marat, crédule, aveugle furieux, qui va promener l'accusation au hasard de ses rêves, désignant l'un aujourd'hui et demain l'autre à la mord ; il commence par affirmer que toute la famine est l'œuvre d'un homme, que Necker achète partout les blés pour que Paris n'en ait pas.

Marat commence toutefois, il agit peu encore ; il tranche avec toute la presse. La presse accuse, mais vaguement, elle se plaint, elle s'indigne, comme le peuple, sans trop savoir ce qu'il faut faire. Elle voit bien en général qu'il y aura un second accès de révolution. Mais comment ? Dans quel but précis ? Elle ne saurait bien le dire. Pour l'indication des remèdes, la presse, ce jeune pouvoir, devenu si grand tout à coup dans l'impuissance des autres, la presse même est impuissante.

Elle fait peu dans les jours qui précèdent le 5 octobre, l'Assemblée fait peu, et l'Hôtel de Ville fait peu... Pourtant tout le monde sent bien qu'une grande chose va venir. Mirabeau, recevant un jour son libraire de Versailles, renvoie ses trois secrétaires, ferme la porte et lui dit : Mon cher Blaisot, vous verra bientôt ici de grands malheurs, du sang... J'ai voulu, par amitié, vous prévenir. N'ayez pas peur au reste il n'y a pas de danger pour les braves gens comme vous.

 

 

 



[1] Sismondi a montré par un calcul exact, sur une période de cinq cents ans, combien les guerres avaient été plus fréquentes et plus longues dans les monarchies héréditaires que dans les monarchies électives ; c'est l'effet naturel des minorités, querelles de successions, etc. (Sismondi, Études sur les constitutions des peuples libres, I, 214-221.)

[2] Necker, toujours généreux pour lui-même, dépassait le quart ; il se taxa à 100.000 francs.

[3] En réglant la succession, l'Assemblée a ménagé son rival le roi d'Espagne, déclarant ne rien préjuger sur les renonciations des Bourbons d'Espagne à la couronne de France.