HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE II. — 14 JUILLET - 6 OCTOBRE 1789.

CHAPITRE VI. — LE VETO.

 

 

Difficulté des subsistances. Combien la situation était pressante. — Le roi peut-il tout arrêter ? — Longue discussion du veto. — Projets secrets de la Cour. Y aura-t-il une Chambre ou deux ? — L'école anglaise. — L'Assemblée avait besoin d'être dissoute et renouvelée. — Elle était hétérogène, discordante, impuissante. — Discorde intérieure de Mirabeau, son impuissance. (Août-septembre 1789.)

 

La situation empirait. La France, entre deux systèmes, l'ancien, le nouveau, s'agitait sans avancer. Et elle avait faim.

Paris, il faut le dire, vivait par hasard. Sa subsistance, toujours incertaine, dépendait de tel arrivage, d'un convoi de la Beauce ou d'un bateau de Corbeil. La Ville, avec d'immenses sacrifices, abaissait le prix du pain ; il en résultait que toute la banlieue, à dix lieues à la ronde et plus, vendit se fournir à Paris. C'était tout un vaste pays qu'il s'agissait de nourrir. Les boulangers trouvaient leur compte à vendre sous main au paysan, et ensuite, quand le Parisien trouvait leur boutique vide, ils se rejetaient sur l'imprévoyance de l'administration qui n'approvisionnait pas Paris. L'incertitude du lendemain, les vaines alarmes, augmentaient encore les difficultés ; chacun se faisait des réserves, on entassait, on cachait. L'administration aux abois envoyait de tous côtés, achetait de gré ou de force. Parfois les farines en route étaient saisies, retenues au passage par les localités voisines qui avaient de pressants besoins. Versailles et Paris partageaient ; mais Versailles gardait, disait-on, le plus beau, faisait un pain supérieur. Grand sujet de jalousie. Un jour que ceux de Versailles avaient eu l'impudence de détourner chez eux un convoi destiné pour les Parisiens, Bailly, l'honnête et respectueux Bailly, écrivit à M. Necker que, si l'on ne restituait les farines, trente mille hommes iraient les chercher le lendemain. La peur le rendait hardi. Sa tête était en péril si les provisions manquaient. A minuit, souvent il n'avait encore que la moitié des farines nécessaires pour le marché du matin[1].

L'approvisionnement de Paris était une sorte de guerre. On envoyait la garde nationale pour protéger tel arrivage, assurer tel et tel achat ; on achetait à main armée. Gênés dans leur commerce, les fermiers ne voulaient pas battre, les meuniers ne voulaient pas moudre. Les spéculateurs étaient effrayés. Une brochure de Camille. Desmoulins désigna, menaça les frères Leleu, qui avaient le monopole des moulins royaux de Corbeil. Un autre, qui passait pour agent principal d'une compagnie d'accapareurs, se tua ou fut tué dans une forêt voisine de Paris. Sa mort entraîna sa banqueroute, immense, effroyable, de plus de cinquante millions. Il n'est pas invraisemblable que la cour, qui avait de grandes sommes placées chez lui, les retira brusquement pour solder une foule d'officiers qu'elle appelait à Versailles, peut-être pour emporter à Metz ; elle ne pouvait sans argent commencer la guerre civile.

C'était déjà une guerre contre Paris, et la pire peut-être, que de le retenir dans une, telle paix. Plus de travail, et la faim !

Je voyais, dit Bailly, de bons marchands, des merciers, des orfèvres, qui sollicitaient pour être admis parmi les mendiants qu'on occupait à Mont- martre à remuer de la terre. Qu'on juge de ce que je souffrais. Il ne souffrait pas assez. On le voit, dans ses Mémoires mêmes, trop occupé de petites vanités, de questions de préséance, de savoir par quelle forme honorifique commencera le sermon de la bénédiction des drapeaux, etc.

Et l'Assemblée nationale rie souffrait pas assez non plus des souffrances du peuple. Autrement elle eût moins traîné dans l'éternel débat de sa scolastique politique. Elle eût compris qu'elle devait hâter le mouvement des réformes, écarter tous les obstacles, abréger ce mortel passage où la France restait entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau. Tout le monde voyait la question, l'Assemblée ne la voyait pas. Avec des intentions généralement bonnes et de grandes lumières, elle semblait peu sentir la situation. Retardée par les résistances royalistes, aristocratiques, qu'elle portait dans son sein, elle l'était encore par les habitudes de barreau ou d'académie que conservaient ses plus illustres membres, gens de lettres ou avocats.

Il fallait d'abord, à tout prix, sans parlage et sans retard, insister et obtenir la sanction des décrets du 4 août, enterrer le monde féodal ; il fallait de ces décrets généraux déduire des lois politiques, et les lois administratives qui détermineraient l'application des premières — c'est-à-dire organiser, armer la Révolution, lui donner la forme et la force, en faire un être vivant. Comme tel, elle devenait moins dangereuse qu'en la laissant flottante, débordée, vague et terrible, comme un élément, comme l'inondation, l'incendie.

Il fallait se hâter surtout. Ce fut pour Paris un coup de foudre, quand on y sut que l'Assemblée s'occupait seulement de savoir si elle reconnaîtrait au roi le droit absolu d'empêcher (veto absolu) ou le droit d'ajourner, suspendre deux ans, quatre ans ou six ans... Pour des maux si pressants, mortels, cette perspective était le désespoir même, une damnation sans appel... Quatre ans, six ans, bon Dieu ! pour des gens qui ne savaient pas s'ils vivraient le lendemain.

Loin d'avancer, l'Assemblée visiblement reculait. Elle fit deux choix rétrogrades et tristement significatifs. Elle nomma président l'évêque de Langres, La Luzerne, partisan du veto, puis Mounier, cette fois encore, un partisan du veto.

On s'est moqué de la chaleur que le peuple mit dans cette question. Plusieurs, dit-on, croyaient que le veto était une personne ou un impôt[2]. — Il n'y a de risible en ceci que les moqueurs. Oui, le veto valait un impôt, s'il empêchait les réformes, la diminution de l'impôt. Oui, le veto était éminemment personnel ; un homme disait : J'empêche, sans raison, tout était dit.

M. Desèze crut plaider habilement pour cette cause, en disant qu'il s'agissait non d'une personne, mais d'une volonté permanente, plus fixe qu'aucune assemblée.

Permanente ? Selon l'influence des courtisans, des confesseurs, des maîtresses, des passions, des intérêts. En la supposant permanente, cette volonté peut être très personnelle, très oppressive, si lorsque tout change autour d'elle, elle ne change ni ne s'améliore. Que sera-ce si une même politique, un même intérêt passe, avec le sang et la tradition, dans toute une dynastie ?

Les cahiers, écrits dans des circonstances tout autres, accordaient au roi la sanction et le refus de sanction. La France s'était fiée au pouvoir royal contre les privilégiés. Aujourd'hui que ce pouvoir était leur auxiliaire, fallait-41 suivre les cahiers ?... Autant relever la Bastille.

L'ancre de salut qui restait aux privilégiés, c'était le veto royal. Ils serraient le roi, embrassaient le roi dans leur naufrage, voulant qu'il suivit leur sort, qu'il fût sauvé ou bien noyé avec eux.

L'Assemblée discuta la question, comme s'il s'était agi d'un pur combat de systèmes. Paris y sentait moins une question qu'une crise, la grande crise et la cause totale de la Révolution, qu'il fallait sauver ou perdre : être ou n'être pas, rien de moins.

Et Paris seul avait raison. Les révélations de l'histoire, les aveux du parti de la cour nous autorisent maintenant à le prononcer. Le 14 juillet n'avait rien changé ; le vrai ministre était Breteuil, le confident de la reine. Necker n'était là que pour la montre. La reine regardait toujours vers la fuite, vers la guerre civile ; son cœur était à Metz, au camp de Bouillé. L'épée de Bouillé, c'était le seul veto qui lui plût.

On eût pu croire que l'Assemblée ne s'était point aperçue qu'il y eût une révolution. La plupart des discours auraient servi aussi bien pour un autre siècle, un autre peuple. Un seul restera, celui de Sieyès, qui repoussa le veto. Il établit parfaitement que le vrai remède aux empiétements réciproques des pouvoirs n'était pas.de constituer ainsi arbitre et juge le pouvoir exécutif, mais de faire appel au pouvoir constituant qui est dans le peuple. Une assemblée peut se tromper ; mais combien le dépositaire inamovible d'un pouvoir héréditaire n'a-t-il pas plus de chances de se tromper, sans le savoir ou sciemment, de suivre un intérêt à part, de dynastie, de famille ?

Il définit le veto une simple lettre de cachet lancée par un individu contre la volonté générale.

Une chose de bon sens fut dite par un autre député, c'est que, si l'Assemblée était divisée en deux chambres, chacune ayant un veto, on avait peu à craindre l'abus du pouvoir législatif ; par conséquent, il n'était pas nécessaire de lui opposer une nouvelle barrière en donnant le veto au roi.

Il y eut cinq cents voix pour une chambre unique ; la division en deux chambres ne put obtenir cent voix. La foule des nobles qui n'avaient pas chance d'entrer dans la chambre haute, se garda bien de créer pour les grands seigneurs une pairie à l'anglaise.

Les raisonnements des anglomanes, présentés, alors avec talent par Lally, Mounier, etc., plus tard reproduits obstinément par Mme de Staël, Benjamin Constant et tant d'autres, avaient été d'avance mis en poudre par Sieyès dans un chapitre de son livre du Tiers-état. Chose vraiment admirable ! Ce puissant logicien, par la force de son esprit, n'ayant point vu l'Angleterre, connaissant peu son histoire, avait obtenu déjà les résultats que nous donne l'étude minutieuse de son présent et de son passé[3]. Il avait vu parfaitement que-cette fameuse balance des trois pouvoirs, qui, si elle était réelle, produirait l'immobilité, est une pure comédie, une mystification, au profit d'un des pouvoirs (aristocratique en Angleterre, monarchique en France). L'Angleterre a toujours été, est, sera une aristocratie. L'art de cette aristocratie, ce qui a perpétué son pouvoir, ce n'est pas de faire part au peuple, mais de trouver à son action un champ extérieur, de lui ouvrir des débouchés[4] ; c'est ainsi qu'elle a répandu l'Angleterre sûr tout le globe.

Pour le veto, l'avis de Necker qu'il adressa à l'Assemblée, celui auquel du reste elle s'arrêtait d'elle-même, fut d'accorder le veto du roi, le veto suspensif, le droit d'ajourner jusqu'à la seconde législature qui suivrait celle qui proposait la loi.

Cette Assemblée était mûre pour la dissolution. Née avant la grande révolution qui venait de s'opérer, elle était profondément hétérogène inorganique, comme le chaos de l'Ancien-Régime d'où elle sortie. Malgré le nom d'Assemblée nationale dont la baptisa Sieyès, elle restait féodale, elle n'était autre chose que les anciens États généraux. Des siècles avaient passé sur elle, du 5 mai au 31 août. Élue dans la forme antique et selon le droit barbare, elle représentait deux ou trois cent mille nobles ou prêtres autant que la nation. En les réunissant à soi, le Tiers s'était affaibli et énervé. À chaque instant, sans même le bien sentir, il composait avec eux. Il ne prenait guère de mesures qui ne fussent des moyens termes, bâtards, impuissants, dangereux. Les privilégiés qui travaillaient au dehors avec la cour pour défaire la Révolution, l'entravaient plus sûrement encore au sein de l'Assemblée même.

Cette Assemblée, toute pleine qu'elle était de talents, de lumières, n'en était pas moins monstrueuse par l'incurable désaccord de ses éléments. Quelle fécondité, quelle génération peut-on espérer d'un monstre ?

Voilà ce que disait le bon sens, la froide raison. Les modérés, qui sembleraient devoir conserver une vue plus nette, moins trouble, ne virent rien ici. La passion vit mieux, chose étrange ; elle sentit que tout était danger, obstacles dans cette situation double, et, elle s'efforça d'en sortir. Mais, comme passion et violence elle inspirait une défiance infinie, rencontrait des obstacles immenses ; elle redoublait de violences. pour les surmonter, et ce redoublement créait de nouveaux obstacles.

Le monstre du temps, je veux dire la discorde des deux principes, leur impuissance à créer rien de vital, il faut, pour le bien sentir, le voir en un homme. L'unité de la personne, la haute unité de facultés qu'on appelle le génie, ne servent de rien, si, dans cet homme et ce génie, les idées se battent entre elles, si les principes et les doctrines ont en lui leur guerre acharnée.

Je ne sache pas un spectacle plus triste pour la nature humaine que celui qu'offre ici. Mirabeau. Il parle à Versailles pour le veto absolu, mais en termes si obscurs qu'on ne sait pas bien d'abord si c'est pour ou contre. Le même jour, à Paris, ses amis soutiennent, au Palais-Royal, qu'il a combattu le veto. Il inspirait tant d'attachement personnel aux jeunes gens qui l'entouraient qu'ils n'hésitèrent pas à mentir hardiment pour le sauver. Je l'aimais comme une maîtresse, dit Camille Desmoulins. On sait qu'un des secrétaires de Mirabeau voulut se tuer à sa mort.

Les menteurs, exagérant, comme il arrive, le mensonge pour mieux se faire croire, affirmèrent qu'à la sortie de l'Assemblée il avait été attendu, suivi, blessé, qu'il avait reçu un coup d'épée... Tout le Palais-Royal s'écrie qu'il faut voter une garde de deux cents hommes pour ce pauvre Mirabeau.

Dans cet étrange discours[5], il avait soutenu le vieux sophisme que la sanction royale était une garantie de la liberté, que le roi était une sorte de tribun du peuple, son représentant. — Un représentant irrévocable, irresponsable, et qui ne rend jamais compte.

Il était sincèrement royaliste et, comme tel, ne se fit pas scrupule de recevoir plus tard une pension pour tenir table ouverte aux députés. Il se disait qu'après tout il ne défendait que sa propre conviction. Une chose, il faut l'avouer, le corrompait plus que l'argent, celle qu'on eût le moins devinée dans cet homme si fier d'attitude et de langage ; et quelle chose ? Il avait peur.

Peur de la Révolution qui montait, qui grandissait... Il voyait ce jeune géant qui le dominait, qui tout à l'heure l'emportait, comme un autre homme... Et alors il se rejetait vers ce que l'on appelait l'ordre ancien, vrai désordre et vrai chaos... Dans cette lutte impossible, il fut sauvé par la mort.

 

 

 



[1] Mémoires de Bailly, passim.

[2] Ferrières, Molleville, Beaulieu, etc.

[3] Son passé dans mon Histoire de France, où je la rencontre à chaque instant, son présent dans le beau livre de Léon Faucher. (Voir surtout la fin du second volume.) Les Anglais eux-mêmes (Bentham, Bulwer, Senior, etc.) conviennent aujourd'hui que leur fameuse balance des trois pouvoirs n'est qu'un thème d'écoliers.

[4] L'Angleterre serait morte, si elle n'eût, de siècle en siècle, trouvé à son mal intérieur (l'injustice aristocratique) un dérivatif extérieur :

Aux seizième et dix-septième siècles, l'Amérique du Nord et la spoliation de l'Espagne ; au dix-huitième, la spoliation de la France, la conquête de l'Inde ; au dix-neuvième, un nouvel essor colonial et l'immense développement manufacturier.

[5] Il l'avait reçu tout fait d'un rêveur nommé Caseaux. Il ne l'avait pas même lu. Le lisant à la tribune, il le trouva si mauvais qu'il lui en vint une sueur froide ; il en passa la moitié. (Ét. Dumont, Souvenirs, p. 155.)